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30/10/2008

Michel Ragon, "Un si bel espoir"

Michel Ragon place l’action de ce roman dans le Paris du Second Empire, celui des grands travaux d’Haussmann, celui de l’argent et des fortunes vite faites. Je ne suis pas un fanatique des romans historiques, mais il se fait que j’aime bien la petite musique qui émane toujours de l’écriture de Ragon. Ici, il met en scène un architecte issu du peuple, rempli d’idées avant-gardistes et plein d’idéal. Tout de suite, le problème est posé, celui de l’appartenance sociale. Sortant des milieux défavorisés, c’est par son seul talent qu’il parvient à obtenir son diplôme, mais il demeure rejeté par les autres étudiants, tous bourgeois, qui ne voient pas en lui un des leurs. Dans la vie active, il en sera de même. Tous les beaux projets architecturaux qu’il avance seront refusés à tous les concours, mais réalisés aussitôt par les concurrents qui pillent ses travaux sans vergogne. Notre architecte restera pauvre et méprisé dans une société où l’argent et les relations familiales comptent davantage que le vrai talent (rien n’a changé, donc). Sa compagne et son seul ami le quitteront pour jouer le jeu, se faire appuyer politiquement et devenir scandaleusement riches.

Derrière ce faste de la haute société, se trouve le peuple, que l’on veut cacher. Haussmann rase les vieux quartiers populeux et insalubres, repousse les miséreux dans des banlieues plus éloignées et trace ses grands boulevards (ceux que nous connaissons aujourd’hui : Sébastopol, St Michel, etc.) en ligne droite, pour permettre aux charges de cavalerie d’être plus efficaces en cas d’émeutes.

Ces émeutes, qu’on sentait depuis trop longtemps contenues, elles éclatent avec la fin de l’Empire et c’est l’épisode de la Commune. On devine bien que Ragon est proche de cette colère, mais il trace des événements un tableau objectif (montrant l’illusion d’une telle démarche, le manque de préparation, l’incohérence du commandement) sans occulter non plus les tirs des Versaillais, ces soldats français que les Prussiens (qui assiégeaient Paris) ont laissés passer pour aller rétablir l’ordre dans un bain de sang.

La répression qui suivra la chute de la Commune sera terrible et notre héros, l’architecte, finira ses jours déporté en Nouvelle Calédonie.

Au-delà de l’histoire racontée, c’est donc la tendresse de Michel Ragon pour les gens simples et miséreux que l’on retrouve (tiens, n’est-il pas lui aussi issu d’un milieu modeste et n’est-il pas devenu docteur d’Etat ès lettres alors qu’il travaillait manuellement à quatorze ans ? Sans oublier qu’il fut un grand critique des mouvements architecturaux modernes). Tendresse par ailleurs doublée de révolte quand il croise le chemin des riches ou des parvenus qui méprisent et qui affament ces gens simples.

Notons aussi que Michel Ragon fut proche des milieux libertaires et anarchistes. Mais nous en reparlerons une autre fois, car ce point est trop important pour nous contenter de seulement le citer.

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27/10/2008

Le regard poétique

Dans un ancien article (il y a tout juste un an), je me demandais si le fait de lire et d’écrire devait être considéré comme « une échappatoire, une percée décisive contre la bêtise ambiante » ou au contraire comme une « fuite en avant, un refuge, voire une régression ? » et j’ajoutais : « Un être normalement constitué a-t-il besoin de ce jeu qui consiste à vivre ou à créer des mondes imaginaires ? Un homme (une femme) adulte, en pleine maturité, est supposé(e) agir sur le monde qui l’entoure et non pas se complaire dans la fiction ou la poésie. »

Je n’ai toujours pas trouvé la réponse, encore qu’il me semble de plus en plus évident qu’écrire nous offre la possibilité d’accéder à autre chose, à un « je ne sais quoi » qui permet de rompre avec la banalité quotidienne. En ce sens, en mettant le doigt sur ce qui est vraiment important (du moins pour nous), la lecture comme l’écriture transcendent donc nos vies. Elles appartiennent donc bien de plein droit à notre existence et valent bien d’autres activités plus « concrètes », plus centrées sur les affaires du monde.

Mais si je reviens à ce vieil article et à la question qu’il posait, c’est que je viens de trouver chez Jaccottet un questionnement similaire :

On aura vu, dit-il, inopinément, à la dérobée, autre chose.
« On a commencé à le voir, adolescent ; si, après tant d’années (…), on le voit encore, est-ce pour n’avoir pas assez mûri, ou au contraire parce qu’on aurait tout de suite vu juste, de sorte qu’il faudrait inlassablement, jusqu’au bout, y revenir ?
Du moins quiconque écrit ou lit encore ce qu’on appelle de la poésie nourrit-il des intuitions analogues; tellement intempestives qu’il se prend quelquefois pour un dérisoire survivant. »
Philippe Jaccottet, Après beaucoup d’années, Poésie Gallimard, pages 189-190

Ainsi donc ce poète considère que c’était son premier regard d’adolescent qui était le bon, lorsqu’il a appréhendé le monde autrement et qu’il a tenté de synthétiser son expérience dans des poèmes. On sent aussi chez lui, lorsqu’il vieillit, comme une fatigue un peu lasse et il avoue parfois ne plus parvenir à s’extasier comme par le passé. Quand il parle comme cela, ce n’est pas, cependant, pour remettre en cause l’essence de son activité de poète mais bien pour regretter de n’avoir plus la force de pénétrer dans le secret des choses ni celle de relater le côté indicible du monde. Il approuve donc toujours dans l’absolu la démarche poétique mais avoue ne plus pouvoir se maintenir en permanence dans cet univers. Enfin, c’est lui qui le dit, car les poèmes qu’il continue à nous donner sont toujours remplis de ce mystère indicible qu’il semble être un des seuls à percevoir.




20:32 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : littérature

22/10/2008

Automne (3)

IMG_1114.JPG Feuilly 19.10.08


Texte fictif et de pure imagination, est-il besoin de le rappeler?


Mon amour,

Je t’écris cette lettre qui ne partira pas et qui restera dans mon tiroir. Je la conserverai précieusement sous clef et la relirai de temps en temps, en souvenir de nous et des agréables moments que nous avons passés ensemble. Il vaut mieux que tu ne la lises pas, car la nostalgie qui s’en dégage prouve que je t’aime encore, ce qui me met dans une position délicate. Il n’est jamais facile de dire à quelqu’un qu’on l’aime encore, tu en conviendras. De toute façon, je voudrais même te l’envoyer, cette lettre, que je ne pourrais pas, car j’ignore quelle est ta nouvelle adresse.

Voilà, je voulais juste te dire que je suis repassé par hasard par la petite place où nous avions l’habitude de discuter très longuement. Tu me diras qu’il n’y a jamais de hasard et c’est vrai, évidemment. Il se pourrait bien, en effet, que mes pas aient été guidés comme malgré eux vers cet endroit, où tant de paroles furent échangées, tant de promesses aussi, même si bien peu furent tenues. Les mots que nous avons prononcés sont pourtant encore gravés dans ma mémoire comme s’ils avaient été dits hier. En fait, c’était aux premiers beaux jours du mois de mai que nous avions commencé à nous rencontrer. Souviens-toi, nous étions encore des inconnus l’un pour l’autre à ce moment-là. Depuis lors, nous le sommes malheureusement redevenus.

Le vieux banc est toujours à sa place, sous le grand hêtre qui te plaisait tant, mais les oiseaux ne chantent plus et les bourgeons ont laissé la place aux feuilles jaunissantes. Les arbres sont dans toute leur splendeur et si tu passes non loin de là, tu devrais faire un détour, cela en vaut la peine. Quand le soleil donne sur le feuillage, on se croirait dans une grotte tapissée d’or et les rayons obliques qui pénètrent maintenant jusqu’au sol jouent sur les feuilles éparpillées à terre. C’est de toute beauté.


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C’est de toute beauté, mais c’est triste aussi car tu n’es plus là. Et je me dis que ces feuilles qui t’ont connue, toi et ton sourire troublant, vont disparaître à leur tour comme tu as disparu. Quelque part, elles constituaient pour moi comme des témoins discrets de nos rencontres. Tu te rends compte qu’elles ont assisté à toutes nos conversations et qu’elles connaissaient par cœur la couleur de tes yeux et la douce rêverie de ton regard ! Et les voilà anéanties, desséchées, emportées par le vent et foulées au pied. Encore quelques jours, au mieux quelques semaines, et elles auront disparu. Que restera-t-il, alors, de notre amour ? Il aura vécu et ne connaîtra aucun printemps.

J’ignore où tu es partie, mon coeur et j’ignore même pourquoi tu es partie. Pourtant, quand on se retrouvait sur ce banc, il me semblait que tout était possible et que l’avenir était devant nous. Plus tard, dans ta chambre, c’était même devenu d’une évidence étonnante, tant la complicité de nos corps semblait ne jamais devoir cesser. Et ce voyage, t’en souvient-il ? Quand les jardins du Calife ne fleurissaient que pour nous… J’avais subrepticement cueilli une rose du parterre odorant et te l’avais offerte, comme on offre un parfum défendu. Puis le soir était descendu sur l’Alhambra, lentement. Nous nous étions si bien cachés que nous nous sommes retrouvés enfermés dans l’enceinte sacrée et toute la nuit nous avons parcouru le palais des Mille et une Nuits. A la fin, tu t’es arrêtée, épuisée. Tu t’es assise sur le rebord d’une fontaine et comme Shéhérazade, tu as commencé à raconter une histoire étrange, l’histoire de ta vie. L’aube se levait sur l’Albaicin, en contrebas, que tu parlais encore. Tu m’as souri, délivrée d’un lourd fardeau et tu t’es enfouie vers les portes qu’on venait d’ouvrir. Quand on s’est retrouvés, très tard dans la journée, on s’est juré un amour éternel. Tu te souviens ?

Et bien cet amour éternel, je le contemple ici. Assis sur ce banc froid, je regarde les feuilles joncher le gazon. Le vent les emporte ou les assemble en tas, au gré de son caprice. Il me semble être ces feuilles, privées de volonté, soumises au hasard et occupées à mourir.
Je t’aime mon amour.


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13:22 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (37) | Tags : poésie

21/10/2008

Automne (2)

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Feuilly 19.10.08


J’avais aimé ce jour où les bourgeons recouvrirent les branches de l’hiver. J’avais beaucoup aimé.

J’avais aimé aussi les giboulées d’avril, les orages de mai et même les brouillards nocturnes quand s’avança la lune rousse .

En plein juillet j’ai adoré le chant des cigales dans les forêts de chênes-lièges, les nuits torrides du Sud et le vert des châtaigniers.

Quand vint septembre, j’ai aimé le bruit de la pluie sur les vieux toits et les bourrasques de l’équinoxe. Puis les oiseaux migrateurs prirent leur envol et je les ai regardés former de grands « V » dans les ciels nuageux et entamer leur improbable voyage en lançant de grands cris.

J’ai adoré tout cela. Aujourd’hui, je te regarde, feuille jaune qui tombe en spirale. Qu’emportes-tu dans ta chute ? Quelle mémoire avec toi va mourir ? Tu fus belle pourtant dans ta jeunesse. Te voilà plus belle encore, parée de mille feux et pourtant tu vas disparaître et tu le sais. Pendant quelques jours encore, emportée sur le sol au gré du vent, tu tourbillonneras une dernière fois, jaune et féerique, avant que de mourir définitivement. Sous la pluie glacée, tu te décomposeras lentement, nous rappelant pendant des semaines que rien n’a de sens si ce n’est cette boue fangeuse et triste dans laquelle tu auras disparu. Comment dès lors, encore aimer l’automne ?


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00:11 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : poésie, automne

20/10/2008

Automne

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Feuilly, 19.10.08



L’automne est une saison de contrastes, aussi bien dans l’alternance des verts et des jaunes que dans la manière dont nous regardons cette saison, tantôt éblouis et admiratifs, tantôt nostalgiques et un peu tristes.

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Certains retardataires refusent l’inéluctable et affichent une dernière fois des couleurs qui se veulent optimistes mais nous savons tous que c’est un combat d’arrière-garde:

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Car le bel automne est là et bien là:

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Tel qu'en lui-même...

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Splendeur, affirmation de soi, éblouissement, dans la belle lumière d'octobre.


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Mais demain, que se passera-t-il demain?

01:07 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (10)

16/10/2008

Le chercheur d'étoiles

J’étais parti à la recherche d’une étoile qui n'aurait pas été morte.
On dit qu’il en existe encore quelques-unes, là bas, bien loin, quelque part entre la constellation du Centaure et celle d’Orion.
J’étais donc parti et je cherchais.
Ce fut un beau voyage, un bien beau voyage.

J’ai traversé des contrées étranges, des plaines immenses, des forêts enchantées et j’ai même vu des montagnes qui montaient jusqu’aux cieux. J’ai connu les pluies de l’hiver, quelque part dans un port de l’Atlantique et des climats torrides, plus au Sud, sur la terre calcinée de la vieille Castille. Là-bas, il y avait des châteaux fantastiques, dressés sur des pitons rocheux, des champs de blé vastes comme la mer et la poussière des siècles, emportée par le vent, dans la chaleur de midi.

J’ai dormi à Venise, la belle cité qui dans l’eau se mire et cherche en vain dans un miroir le reflet de ce qu’elle fut. J’ai traversé Vérone, mais il était trop tard, Juliette déjà reposait dans son tombeau de marbre. J’ai vu Florence, ses dômes et ses musées et même San Gimignano, la ville aux mille tours, perdue dans son Moyen-Age.

Je cherchais toujours et je ne trouvais point.

Parfois je demandais aux personnes rencontrées si par hasard elles n’avaient pas croisé la route d’une étoile qui ne serait point morte, une étoile avec deux grands yeux songeurs et une belle chevelure de feu, comme ces longues traînées qu’on voit parfois la nuit au milieu du mois d’août.
Mais, personne n’avait rien vu, ni fille ni étoile et encore moins des traînées de feu. La nuit est noire répondaient-ils et les étoiles sont mortes depuis longtemps. Néanmoins je continuais à chercher.

Cela a pris du temps. Tellement de temps qu’entre-temps j’ai vieilli et qu’un beau jour je me suis retrouvé à mon point de départ. La vie déjà était finie et je n’avais pas trouvé l’étoile. Peut-être était-elle morte pendant que je la cherchais. Peut-être n’avait-elle jamais existé, si ce n’est dans mon imagination. Pourtant, il me semblait… Parfois je lève encore les yeux vers le ciel, entre le Centaure et Orion et je crois l’apercevoir. Mais à fixer ainsi la nuit trop longtemps mes yeux picotent et ma vue se brouille. L’âge sans doute. Probablement.
Tout me semble flou alors et je ne distingue plus rien.

Cela ne fait rien, ce fut quand même un bien beau voyage.
Restent les souvenirs.
Et le désir.

"Feuilly"

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18:16 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : poésie

15/10/2008

Quand les Normands encerclaient Paris

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C’est le 14 octobre 1066 que le duc de Normandie Guillaume le Bâtard remporte la victoire d’ Hastings. C’est par cette bataille que la langue française va se répandre en Angleterre et va donc influencer la langue anglaise, comme on l’a déjà dit ici.

Il est intéressant de souligner que Guillaume, de par ses ancêtres, n’était pas français à proprement parler puisqu’il descendait en fait de Rollon, un chef viking qui s'était établi 150 ans plus tôt à l'embouchure de la Seine. Belle ironie de l’Histoire, donc, qui a fait que ce soit à un «étranger » qu’incomba la tâche d’aller diffuser notre langue outre-manche. Voilà une leçon que certains feraient bien de retenir.

L’origine de cet ancêtre, Rollon, n’est pas très claire. Certains le disent danois, d’autres norvégien. Ce qui semble plus sûr, c’est qu’il s’est attaqué aux côtes de la Mer du Nord et de la Manche. Il aurait ainsi ravagé la Frise ainsi que l’embouchure du Rhin et de l’Escaut. On situe son arrivée dans la « Francia » vers 876. Il s’installe à l’embouchure de la Seine qu’il remonte en organisant des pillages. Ainsi, il aurait participé au fameux siège de Paris de 885-886.

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Statue de Rollon à Falaise









Cela faisait cinquante ans que la région comprise entre Paris et la mer connaissait ces attaques des hommes venus du Nord. Les faubourgs de Paris avaient d’ailleurs déjà été attaqués plusieurs fois, mais jamais l’île fortifiée de la cité. Cette fois-ci, cependant, les Vikings demandent l’autorisation de remonter la Seine plus en amont. Si cette faveur leur est accordée, la ville ne subira aucun dommage. Gauzlin, l’évêque de Paris, refuse et c’est le début des affrontements. Les remparts tiennent bon et les assaillants subissent de lourdes pertes. Pour se venger, ils pillent la région et décident de faire le siège de la capitale du royaume franc, lequel durera un an. A la fin, ayant reçu une importante somme d’argent de la part de l’évêque, Les vikings s’en vont conquérir la région de Bayeux.

La faiblesse des rois carolingiens à s’opposer efficacement aux Vikings leur sera fatale. En effet, le roi Charles III le Gros, qui revient de Germanie avec son armée (un peu tard), préfère à son tour payer une grosse somme d’argent plutôt que d’affronter militairement les envahisseurs. Il aurait même consenti à ce qu’ils remontent la Seine, contribuant ainsi à la mise à sac de la Bourgogne. Conséquence : il sera destitué peu après et les seigneurs français élisent comme roi le comte Eudes (le fils de Robert le Fort), qui lui s’était fait remarquer par ses prouesses pendant le siège de Paris.

Mais revenons à Rollon, qui semble donc bien avoir participé à ce fameux siège. Ce qui est sûr, c’est qu’il a conquis Bayeux et qu’il a pillé la Bourgogne. On sait qu’il a épousé (de force, ce qui nous fait réfléchir sur la triste destinée des femmes en temps de guerre) une certaine Poppa, fille du comte Béranger de Bayeux, que Rollon tua de ses propres mains. Il s’installe et commence à développer des alliances avec les autorités franques en place. On peut donc estimer que vers 910, il n’est plus le simple chef d’une bande de pillards, mais un seigneur établi sur ses terres.

Cela ne l’empêche pas de continuer de guerroyer, mais vers 910 il échoue à prendre Chartres. C’est à ce moment que Charles le Simple (roi carolingien de la Francie occidentale) négocie avec lui le traité de Saint-Clair-sur-Epte (911), qui permet à Rollon de s’installer définitivement dans une partie de la Neustrie (autour de Rouen). La condition de la cession de ces terres (le futur duché de Normandie) était que Rollon empêche l’arrivée d’autres envahisseurs nordiques. Le roi carolingien agit donc comme avaient agi avant lui les derniers empereurs romains. Eux aussi avaient dû accepter l’installation de barbares à leurs frontières et même sur leurs territoires et eux aussi avaient demandé en échange que les nouveaux venus garantissent les frontières de l’empire, que les légions romaines ou gallo-romaines ne parvenaient plus à défendre.

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Pour bien montrer qu’il a changé de camp, Rollon se fait baptiser en 912. Il rétablit même la vie monastique et les moines qui avaient fui la contrée reviennent avec leurs reliques. Maintenant, sur le plan politique, la question est de savoir s’il se comporte en prince chrétien ou en chef barbare. On pourrait aussi se demander quelle langue on parlait à cette époque dans le duché de Normandie et qui la parlait. On peut supposer que la population locale (gallo-romaine) n’avait pas disparu (ou était revenue à la fin des conflits) et qu’elle continuait à s’exprimer dans son patois local qui commençait à se distinguer du latin. L’aristocratie elle, devait être d’origine viking et parlait probablement une langue nordique. Tout ce que l’on sait, c’est que Rollon partage les terres entre « ses chevaliers et des étrangers » (faut-il comprendre entre les chefs Vikings et d’anciens nobles gallo-romains ?) Par ailleurs, la toponymie actuelle de la Normandie prouve bien une présence importante des peuples nordiques dans cette région. Il est clair aussi que le patois roman qui était parlé en Normandie a subi directement l’influence de ces parlers germaniques (voir plus tard, le français parlé par un écrivain comme Wace, qui cumule tout de même un certain nombre de traits spécifiques à sa région, tout comme les textes picards d’ailleurs, qui auront eux aussi leurs particularités propres, qui les distinguent du parler d’Ile de France.)

C’est donc ce patois roman teinté de germanismes que Guillaume, ce descendant des Vikings, va exporter vers l’Angleterre. Ce « français », qui sera parlé pendant quelques siècles par l’aristocratie anglaise, va à son tour influencer la langue anglaise parlée elle par le peuple. Comme quoi l’histoire est un éternel recommencement.

On sait par ailleurs que de nombreux anglicismes actuels réintroduisent dans notre langue des mots dont l’origine remonte en fait à cet ancien patois roman de Normandie alors qu’ils avaient disparu entre-temps en français de France.

Exemples :
- budget de l'ancien français « bougette » (petite bourse portée à la ceinture)
- caddie (de l'ancien français « cadet », chariot tiré à bras utilisé pour transporter de menus objets.
· challenge, de l'ancien français « chalenge ou chalonge » : contestation en justice ou par les armes, dispute.
· gentleman, partiellement de l'ancien français « gentil », homme d'ascendance noble
· humour (ancien français: « humeur », substance aqueuse.
· marketing ancien français: marchié, marchiet (accord, marché, lieu de marché)
· record (de l'ancien français: « record », souvenir; recorder: se rappeler, réciter par cœur.
· Etc. etc



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11/10/2008

"Chez Bonclou" de Bertrand Redonnet

On sait qu’il est toujours très difficile de trouver un éditeur qui veuille bien s’intéresser à votre cas. Avec Internet, il existe maintenant des sites qui proposent des textes d’écrivains connus ou moins connus, textes qu’il suffit alors de télécharger, soit gratuitement comme chez Feedbooks, soit en payant comme chez Publie.net.

Jean-Jacques Nuel avait parlé sur son blogue de son expérience chez Feedbooks (ici et ici). Quant à Publie.net, il suffit d’aller voir le site de François Bon pour comprendre de quoi il s’agit.

Mais mon propos aujourd’hui n’est pas d’analyser les avantages et les inconvénients de ce système d’édition électronique mais plutôt de parler d’un des textes que l’on peut y trouver, à savoir «Chez Bonclou et autres toponymes » de Bertrand Redonnet.

Pour les habitués de ce blogue, Bertrand n’est pas un inconnu puisqu’il vient régulièrement déposer des commentaires et que l’on trouve son site en lien ici à droite. Dès lors, je ne puis prétendre à une critique objective car il est toujours difficile de juger le texte d’une personne que l’on connaît (même si c’est par l’intermédiaire d’Internet) et dont on apprécie par ailleurs les qualités. Mais cela ne fait rien, Baudelaire lui-même ne revendiquait-il pas une critique d’humeur, forcément partiale, mais qui avait l’avantage de dire clairement ce que l’on pensait ? De son côté, un auteur préfère souvent une critique sincère qui prouve qu’on a lu son texte avec attention plutôt que des phrases toutes faites comme on en trouve trop souvent dans la presse, lesquelles ne visent qu’à faire vendre un livre que le journaliste a à peine effleuré. Rien de semblable ici, donc, mais un regard qu’on sait déjà amical avant que ne commence la lecture.

Ce texte, qui fait 118 pages tel qu’il est proposé (en grands caractères assez espacés pour faciliter la lecture à l’écran) mais qui en ferait environ une bonne soixante selon la présentation classique, parle de toponymie. Sujet érudit, me direz-vous ? Et bien non. Il ne faut point chercher ici un dictionnaire exhaustif des noms de lieu de votre région ni même espérer y trouver des arguments scientifiques prouvant que tel nom de village ou de lieu-dit provient bien d’un étymon latin et non d’un étymon celte. C’est qu’il ne s’agit point du travail d’un savant philologue mais d’un poète des mots (ou d’un poète tout court). L’auteur, en effet, s’est amusé à émettre plusieurs hypothèses quant à l’origine de quelques toponymes.

Il traite, comme c’est normal, des régions qu’il connaît, à savoir en gros le Poitou (département des Deux-Sèvres et un peu le Sud de la Vendée) qui est à l’origine de tout puisque c’est le pays de son enfance et la Pologne puisqu’il y vit actuellement (suite à ces hasards de la vie qui n’en sont jamais vraiment et qu’il vous racontera lui-même un jour s’il en a envie). A partir donc de quelques noms de villages, il envisage différentes hypothèses, par l’entremise de dialogues imaginaires entre les villageois, ce qui rend la lecture agréable et même ludique. Chaque participant propose son explication quant à l’origine du toponyme. Le ton monte, on s’affronte et à la fin on comprend qu’on ne découvrira jamais la vérité, enfouie au plus profond de l’Histoire la plus reculée.

Ce qui nous intéresse, en tant que lecteur, c’est cette remontée dans le passé, à la recherche des origines (car les lieux où nous sommes nés sont fondateurs) car dire les lieux, c’est dire d’où on vient donc dire qui nous sommes. Mais derrière cette démarche pour ainsi dire existentielle, il y a dans ce texte une réflexion sur la langue et ses possibilités.

Oléron est-elle l’île aux parfums (insula oleorum) ou l’île aux larrons ? Cela fait une belle différence. En remontant aux origines du nom nous renouons avec nos ancêtres, tous ces gueux et tous ces manants qui ont habité ces terres avant nous et qui les ont nommées, déformant le latin qu’ils maîtrisaient mal ou pas du tout pour créer sans le savoir notre belle langue française. « La magie des mots passe le flambeau toujours intact, loin par-delà les hommes. Les mots sont des monuments » nous dit l’ami Bertrand. Comprenez aussi : les hommes passent, les mots demeurent. Car derrière les phrases de ce texte, je sens poindre les questions existentielles. La recherche du mot originel, c’est aussi la recherche des origines et du paradis perdu. Nous ne faisons que passer, transmettant aux générations suivantes ces toponymes dont nous avons nous-mêmes hérité. Belle réflexion sur le temps qui passe donc, comme ces fleuves, qui n’en finissent pas de couler (quand ils ne s’immobilisent pas dans les marais du Poitou)

« Car les fleuves sont comme le temps et comme les mots, éternels et de passage. En les regardant bien, en fait, ils ne bougent pas. Ils vont. Pour matérialiser la fuite, capter leur éphémère, il suffit de jeter un bout de bois et de le suivre des yeux. Sans cela, rien ne bouge devant nous que de l’éternel et rien ne bougera devant les yeux des hommes de l’an quatre mille cent et même au-delà. C’est en cela peut-être que réside mon effroi du temps et de la mort promise au bout et que je m’accroche à ces mots impérissables, des milliards de fois prononcés, jamais les mêmes cependant. C’est en eux qu’on peut puiser une goutte d’éternité. »

Et c’est comme cela tout du long, le poète continuant à s’interroger sur les mots, mais aussi sur l’Histoire. Un toponyme comme «Les Alleuds» provient-il des terres libres octroyées aux serfs par les seigneurs du Moyen-Age ou bien sont-ce les terres que les conquérants germaniques se sont octroyées au dépend des paysans celtes ? Cela fait une belle différence pour celui qui habite cet endroit. Est-il le descendant d’un chef de guerre qui s’imposa par la force ou d’un paysan qui lutta pour sa liberté ?

Je ne vais pas ici passer en revue tous les toponymes étudiés, ce serait déflorer le sujet. Que celui que cela intéresse y aille voir par lui-même ! Il n’y trouvera pas de réponses à ses questions, mais il repartira au contraire avec plus de questions encore. Mais n’est-ce pas le propre des livres de nous faire réfléchir ?

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08/10/2008

Solitude (ceux qui...)

Petit clin d'oeil à JL Kuffer, qui nous gratifie souvent sur son site de ce genre d'exercice.

Solitudes.


Ceux qui sont assis dans le fond de la classe et qui attendent que le cours se termine en regardant distraitement par la fenêtre.
Ceux qui savent qu’on les attend de pied ferme à la récré et qu’il n’y aura personne pour les défendre.
Ceux qui savent que ce soir à la maison, on mangera la même chose qu’hier.
Ceux qui savent que le père est parti et qu’il ne reviendra plus.
Ceux qui savent qu’il n’y a jamais personne à qui se confier.
Ceux qui savent où la mère s’en va tous les soirs dans sa belle robe.
Ceux qui pensent que dans une pareille situation, voler devrait être un peu permis.
Ceux qui ont été rejetés par le chef de la bande et qui restent là à arpenter les rues.
Ceux qui savent que les filles préfèreront toujours les autres.
Ceux qui savent qu’il vaut mieux ne rien dire quand le patron a décidé.
Ceux qui attendent que l’amour vienne à eux et qui attendent fort longtemps.
Ceux qui s’avancent dans les matins d’hiver pour consulter les offres d’emploi de l’Assedic.
Ceux qui savent qu’un boulot pareil ne rapporte pas grand chose.
Ceux qui épousent une aussi paumée qu’eux.
Ceux qui se demandent ce qu’il faut faire avec un bébé qui hurle.
Ceux qui ne comprennent pas pourquoi elle est partie après un an de mariage.
Ceux qui reprennent le chemin des Assedic puisque le patron les a virés.
Ceux qui s’ennuient la journée en regardant la télévision.
Ceux dont la télévision a rendu l’âme et qui ne peuvent pas en acheter une autre.
Ceux qui ne savent plus ce qu’ils attendent.
Ceux qui vont boire un verre histoire de voir du monde.
Ceux qui ne sont pas futés et qui ne comprennent pas qu’on leur propose un coup foireux.
Ceux qui se font pincer à leur première tentative de braquage.
Ceux qui n’aiment pas les gendarmes mais qui ne savent pas pourquoi.
Ceux qui ne comprennent rien à ce que raconte le juge du Tribunal.
Ceux qui se demandent ce qu’ils font dans cette prison où ils sont plus seuls que jamais.
Ceux qui regardent leurs draps et qui se demandent si on pourrait en faire une corde.
Ceux qui se retrouvent enterrés dans une ville qui n’est pas la leur.
Ceux qui n’ont jamais compris qu’une chose, c’est qu’ils ont toujours été seuls.

12:20 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : ceux qui...

05/10/2008

Alvaro Mutis "Et comme disait Maqroll el Gaviero"

Nous avons déjà parlé d’Alavaro Mutis et de son oeuvre en prose. Je termine maintenant le recueil de ses poèmes et je reste ébahi par l’intensité atteinte. C’est un petit livre (265 pages dans l’édition Poésie/Gallimard) si l’on considère qu’il renferme l’œuvre de toute une vie, à savoir les poèmes écrits de 1947 à 1986, mais c’est un grand livre si l’on regarde les thèmes traités et l’émotion ressentie.

Les titres des différents sous-recueils sont déjà tout un programme et donnent une bonne idée de la personnalité de l’auteur et de ses angoisses existentielles :

- Les éléments du désastre
- Les travaux perdus
- Inventaire des hôpitaux ultramarins
, etc.

Colombien il passa sa première jeunesse en Europe où son père était diplomate, puis retourna dans son pays. Toute sa vie il conservera cette double culture, cette double appartenance, avec le sentiment d’être partout un exilé, quel que soit le côté de l’Atlantique où il se trouvait.

Exil (extrait)

Et c’est alors que je pèse tout ce que j’ai perdu dans mon exil,
que j’en mesure la solitude irrémédiable.
À cette part de la mort anticipée
apportée par chaque heure, chaque jour d’absence
que je remplis de choses et d’êtres
dont la condition étrangère me pousse
vers la chaux définitive
d’un rêve qui rongera ses propres vêtements
faits d’une écorce de matières
transplantées par les ans et l’oubli
.

Il sera fasciné par les grands fleuves colombiens descendant de la cordillère. Lorsqu’ils sont en crue, ils transportent les choses les plus invraisemblables : des troncs d’arbres, des toitures de maisons, des cadavres d’animaux, etc. tandis que leurs eaux jaunes et tumultueuses emportent tout sur leur passage. Ces fleuves représentent pour le poète la fuite du temps qui irrémédiablement nous entraîne vers le néant. Mais paradoxalement ils sont aussi source d’apaisement, comme si, par leur mouvement continu, ils semblaient donner un sens à la vie et comme si, par leur démesure même, ils nous faisaient accepter l’inéluctable.

La solitude est évidemment un thème qui revient fréquemment et la femme, si elle est désirée, est cependant souvent absente :

Je suis venu t’appeler
sur les falaises.
J’ai lancé ton nom
et seule l’écume vorace et passagère
de la mer m’a répondu.
Sur le désordre éternel des eaux
vogue ton nom
comme un poisson qui se débat et qui fuit
vers le lointain immense.
Vers un horizon
de menthe et d’ombre
navigue ton nom
errant sur l’océan de l’été.
Avec la nuit qui tombe
Reviennent la solitude et son cortège
De rêves funèbres.


On trouve aussi de belles réflexions sur la littérature elle-même :

Chaque poème est un oiseau qui fuit
le lieu marqué par le fléau.
Chaque poème est un habit de mort
Sur la cire mortelle des vaincus
par les places et les rues inondées.
(…)
Chaque poème est un fracas
de voiles blanches qui s’écroulent
dans le rugissement glacé des eaux.
Chaque poème envahit et déchire
L’amère toile d’araignée de la lassitude.
Chaque poème naît d’une sentinelle aveugle
Qui lance au gouffre sans fond de la nuit
Le mot de passe de son malheur


Cette image de la sentinelle aveugle est absolument époustouflante. Une sentinelle, c’est bien un soldat qui est aux avant-postes et qui assure la protection des autres. Il est le premier à voir le danger. Le poète, de par sa position, perçoit donc ce que les autres n’aperçoivent pas ou ne comprennent pas. Il est là pour sonner l’alarme avec ses mots. Mais il est aussi aveugle (comme le vieux devin chez Homère, qui prédit l’avenir et voit donc ce que les autres ne voient pas). Cette cécité peut donc se comprendre de deux manières. Soit le poète est infirme (et tout homme l’est face à l’existence) et bien qu’il n’ait rien vu il compose tout de même son poème, lequel sera rempli de ses seuls pressentiments et de ses angoisses, soit comme chez Homère il a un don de voyance (« et j’ai cru voir ce que l’homme a cru voir » disait Rimbaud) bien que dans la vie courante il soit peu clairvoyant (et alors c’est l’albatros de Baudelaire avec ses ailes de géant qui l’empêchent de marcher).

Mutis est donc d’abord un poète avant d’être un romancier. C’est sur le tard, d’ailleurs, qu’il écrira son oeuvre en prose, en partant du personnage de Maqroll le gabier qui était déjà au centre de ses poèmes. Notons aussi que c’est comme romancier que la notoriété lui est venue, preuve une fois de plus que le message poétique passe difficilement tant auprès des éditeurs que des jurys des prix littéraires (il obtiendra le Médicis étranger pour son roman « La neige de l’Amiral »)

Donc, Mutis est avant tout poète, mais il ne cache pas que pour lui la poésie est ineffable. Elle tente de dire l’essentiel, mais ne fait jamais que l’approcher. Cet essentiel, c’est la condition humaine, bien entendu. Car Mutis est hanté par la mort et il est donc un adepte de la désespérance. Cette dernière implique lucidité, incommunicabilité et solitude. Se tenant toujours en marge, ne jugeant pas, Mutis observe les hommes et leur agitation quotidienne. Ils ne semblent pas s’apercevoir qu’ils sont mortels et vaquent à leurs petites occupations. Le poète, lui préfère se réfugier dans l’imaginaire et suivre son héros sur les routes désertes des Andes (où des trains à l’abandon restent immobilisés au bord des précipices – tout un symbole) ou le long des grands fleuves. Toujours, cependant, il dépasse l’instant présent et l’anecdotique pour nous élever par la réflexion et la lucidité. Ses descriptions de l’Alhambra de Grenade ne sont pas simplement un hommage à la beauté architecturale de ces lieux, c’est aussi une réflexion sur l‘Histoire, sur la chute des empires et finalement sur la destinée des hommes. Dans cet Alhambra, il croit encore entendre les pas des sentinelles arabes, ce qui amène le lecteur à une réflexion sur la fuite du temps et la vanité du monde. Mais la vanité, ce sont aussi ces touristes qui visitent en troupeau ces lieux sacrés et qui ne comprennent rien à leur dimension tragique ni au fait qu’ils sont devenus le porte-parole de la mémoire des siècles. A Cordoue, Mutis croit sentir subitement la présence de ses ancêtres et il a enfin l’impression, pour un instant, d’être enfin de quelque part, lui l’éternel exilé.

Notons encore le rythme de sa phrase, qui est exemplaire. Qu’elles soient en prose ou en vers, elles déroulent leur cheminement avec souplesse et nous font parvenir là où elles voulaient nous mener. Je salue au passage le travail exemplaire du traducteur François Maspéro (celui des éditions du même nom) qui est parvenu à nous rendre cette respiration naturelle dans le texte français. C’est assurément un tour de force.

Si je devais résumer Mutis en un mot, je dirais que j’ai surtout retenu ces mondes imaginaires qu’il crée à partir d’un seul mot, comme cette nuit qui s’avance et établit son royaume :

La nuit avançait pour établir ses domaines
faisant taire tout bruit éteignant toute rumeur
qui ne soient ceux de ses ténèbres répandues
de ses galeries tortueuses de ses lents labyrinthes
par lesquels elle progresse en se jetant contre les molles parois
où rebondit l’écho des paroles et des pas du passé
et flottent s’approchent et s’éloignent des visages
dilués dans la suie impalpable du rêve

etc. etc.

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30/09/2008

La nef des fous

Sur la mer flottent des navires qui ne vont nulle part. Des capitaines désabusés en tiennent la barre, noyant dans l’alcool la certitude de n’arriver jamais à aucun port.
C’est à peine s’ils se souviennent d’où ils ont pu partir un jour. Il est vrai que c’était il y a plus de mille ans !

Pour passer le temps, ils contemplent les nuages et s’amusent à deviner, dans leurs masses cotonneuses, les formes les plus étranges. Voici qu’apparaît un éléphant fantastique avec sa trompe dressée et là une île merveilleuse avec ses cocotiers. Plus loin, ils croient voir des châteaux ultramarins ou bien encore le visage d’une femme qu’ils auraient pu aimer.

Quand ils sont las de ces jeux stériles, ils observent les dauphins qui, parfois, jaillissent des profondeurs pour se transformer en gerbes d’écumes et disparaître dans le néant de l’onde.
Soudain, un oiseau pousse un cri de désespoir et vient se poser, exténué, tout en haut du mât d’artimon. Aussitôt, on fait descendre les voiles afin d’immobiliser le bateau. En effet, il convient que se repose ce messager des dieux qui n’a traversé l’éther que pour en signifier toute la vacuité. L’arrêt peut durer deux heures comme deux ans, cela dépend de l’oiseau et des rêves qui hantent son sommeil.

Pour s’occuper, on descend dans la cale, où, dans de vieux coffres de pirates, s’entassent des livres incroyables. On lit alors les Mille et une nuits, Lautréamont ou bien ce poète fou qui voulait remonter des fleuves mystérieux. En cherchant bien, on trouvera le Cantique des cantiques, Aristote, Montaigne et même les récits qu’un poète fit du périple d’Ulysse sur la grande mer salée. Le livre peut être écrit en hébreux, en grec ou bien en un sabir étrange, cela n’a aucune importance car il se trouve toujours un marin pour en comprendre le sens. Il s’assoit habituellement à califourchon sur un vieux tonneau de vin et commence la lecture à haute voix. Les autres n’y entendent rien, mais peu importe. Ils se laissent bercer par la musique des mots et observent les variations qui s’opèrent dans le regard de celui qui lit. Ils tentent alors de deviner le sens de l’histoire mais ce qu’ils imaginent est souvent encore plus beau que ce que l’auteur a voulu dire.

A la fin de la lecture, qui dure généralement entre deux et quatre jours, un des marins remonte sur le pont pour voir si l’oiseau dort encore sur le mât d’artimon. Si c’est le cas, on recommence un autre livre, sinon, on lève les voiles et on repart.

La proue aventureuse fend les flots en silence et le soleil éternellement au zénith darde des rayons de feu, insupportables. Pour se rafraîchir, on boit du vin de palme ou du thé d’Arabie. Souvent, un marin sort de sa poche un vieux jeu de cartes ou des dés. On essaie aussitôt de tromper le destin et de voir si la chance peut tourner. Elle ne le peut pas, évidemment, alors, le vin aidant et l’ivresse gagnant petit à petit, on sort les couteaux et on sombre dans des combats inouïs.

Pendant ce temps, dans la cabine du capitaine, un perroquet sourd psalmodie des prières en latin.

Plus tard, bien plus tard, quand les plaies seront pansées et les morts jetés à la mer, on recommencera à regarder les nuages et on y cherchera le reste de ses espérances. Puis on rêvera des sables d’Abyssinie, des fleuves d’Amérique ou des plaines de Russie, bref de tous ces lieux qu’on n’atteindra jamais. Pour se consoler, on dira qu’il vaut mieux ne pas les visiter, afin de mieux pouvoir les imaginer.

Car vous l’aurez compris, sur cette nef des fous que n’auraient reniée ni Erasme ni Bosch, seul compte l’imaginaire, qui permet d’oublier une partie de la réalité. De toute façon celle-ci est éphémère et est appelée à disparaître, alors à quoi bon s’en préoccuper ? Seuls importent les rêves insensés et les songes les plus creux et quand le vin est bu et que les bouteilles sont vides et jetées à la mer, les marins se mettent à fredonner des chants incroyables, où il est question de femmes, de corps qu’on dénude, de parfums exotiques et d’extases infinies au creux de hanches souples.

Les plus vieux leur répondent par des refrains d’autrefois. Ils parlent des corsaires et de leurs combats brûlants à la verticale des tropiques, en un lieu étrange au large des Sargasses. On dit que là-bas existe une île entourée d’algues noires comme la mort et que ceux qui s’avancent dans ce marécage n’en reviennent jamais. D’autres prétendent que c’est là que vivent les sirènes à la peau dorée comme le blé et aux yeux aussi bleus que l’océan. Elles chantent d’une voix somptueuse et attirent à elles les marins enivrés d’amour et de musique sacrée. Celui qui n’est pas englouti par les algues visqueuses et qui parvient au rivage finit par se donner la mort devant tant de beauté. Les sirènes, alors, recouvrent son corps de branches de bananier et elles entament des chants funèbres qu’on entend parfois de très loin, les jours de tempêtes. On dit aussi qu’elles versent des larmes sur leur éternelle virginité et sur les plaisirs qui leur sont toujours refusés. Mais on dit tant de choses !

Quand enfin vient la nuit aux multiples étoiles, les marins se séparent. Les uns vont dormir dans la cale, qui sent bon le vieux tabac, tandis que les autres tendent leur hamac entre les mâts. Par habitude, le plus ancien des capitaines prend la barre, mais il est souvent le premier à s’assoupir, terrassé par l’âge, la chaleur et l’alcool. Cela n’a aucune importance puisque le bateau ne va nulle part et qu’aucune terre jamais n’apparaît à l’horizon. Les plus jeunes, eux, s’endorment lentement en contemplant la lune, aux formes troublantes et douces, et dont la clarté bleue se répand sur le pont en flaques de lumière. Ils ferment les yeux et rêvent des sirènes à la blanche poitrine; certains croient même entendre leurs chants mélodieux, mais ce n’est que le bruit monotone et obstiné de la houle qui frappe la carène du bateau maintenant livré à lui-même. Quant aux autres marins, ceux qui se sont réfugiés dans la cale, ils ont allumé une lampe tempête et écoutent, un peu inquiets, les craquements sourds des poutres et de la charpente. C’est le voilier tout entier qui gémit sous la pression des vagues nocturnes et on dirait que de fatigue et de lassitude il va s’ouvrir en deux et se livrer à la mer, couler dans les grands fonds et puis s’immobiliser tout en bas sur un lit de sable vierge et pur comme il en existait au commencement du monde.

Le vent s’est levé et le bateau file maintenant à vive allure, en aveugle dans la nuit noire. De gros nuages sont venus manger la lune et un éclair, suivi d’un roulement de fin du monde, illumine parfois les lointains incertains. Dans les bas-fonds, des monstres d’un autre âge se sont réveillés, beuglant des chants désespérés qui se répercutent dans l’onde. Bientôt la proue fend une masse informe d’algues noires. Les marins dorment. Ils ne savent pas que la mélodie qui hante leur sommeil est bien maintenant le chant des sirènes dont ils contemplent en rêve les corps nus et sveltes. Dans leur sommeil, ils entendront comme des musiques mystiques qu’on jouerait dans des églises sous-marines. Ils verront ou croiront voir les peuples de la mer agenouillés en extase tandis que l’officiante, toute de blanc vêtue, chantera a cappella des poèmes étranges et troublants, repris à contre-temps par un chœur de jeunes filles. A la fin, le blanc vêtement ne sera plus dans leurs songes qu’une voile de navire flottant à la dérive dans les grands vents océaniques tandis que les chants mélodieux se confondront avec le bruit du ressac sur une plage du bout du monde.

Restera le navire, ballotté par la houle et tanguant sous les roulis. A l’horizon, une lumière incertaine enflammera les nuages, qui sembleront brûler comme l’Alhambra à la chute des Almohade. Abû Abd Allâh As-Saghîr, une nouvelle fois, livrera Grenade et l’Histoire sera définitivement écrite dans le sang.

Puis la lumière apparaîtra, blanche sur la mer bleue et les marins qui se réveilleront croiront un instant avoir basculé dans un autre monde, tant le calme alentour sera impressionnant et le temps comme suspendu pour l’éternité.

Soudain, un oiseau criera dans le ciel nouveau et viendra se poser sur le mât d’artimon. Alors tout recommencera et aujourd’hui sera comme hier et demain comme aujourd’hui. Le soleil brillera et on jouera aux cartes ou on lira Homère et son éternelle Odyssée. Le voyage, semble-t-il, n’aura jamais de fin.

"Feuilly"

29/09/2008

Annie Ernaux, "Les Années"

A la demande de quelques lecteurs(trices), voici la note de lecture consacrée aux "Années" d'Annie Ernaux et parue autrefois dans le "Magazine des livres".

Annie Ernaux a déjà beaucoup parlé d’elle-même dans ses livres, pourtant on ne peut pas dire qu’elle se cantonne dans la stricte autobiographie dans la mesure où elle inscrit le récit de sa vie dans le monde qui l’entoure. Loin du narcissisme ou du repli sur soi, son intention est plutôt de saisir son époque en partant de son propre personnage ou inversement de se comprendre soi-même en se replaçant dans la grande histoire du monde.

Son livre « Les Années », qui vient de sortir en février (1), est certes admirable de ce point de vue. Non seulement il représente un véritable concentré de son œuvre, mais c’est toute notre époque qu’elle nous fait revivre avec elle. Les plus jeunes d’entre nous découvrirons « de l’intérieur » les années qu’ils n’ont pas vécues, quant aux autres, c’est le cadre dans lequel ils ont vécu qui resurgira sous leurs yeux à travers les mots de la narratrice. Les années cinquante, mai soixante-huit, l’élection de Mitterrand, l’an deux mille, etc. C’est l’Histoire des historiens qui est au rendez-vous, mais une histoire à laquelle nous avons nous-mêmes participé, si pas comme acteurs, au moins comme témoins directs.

Autobiographie donc, mais autobiographie impersonnelle, puisqu’elle nous concerne tous. Elle tente de retrouver l’état d’esprit de ces périodes déjà révolues, à travers des mots, des images, des rumeurs. Cependant, elle ne les aborde pas comme on le ferait dans un traité scientifique, avec des chiffres et des statistiques, mais au contraire elle le fait à partir du milieu social qui était le sien. C’est donc une image subjective qu’elle donne de la réalité, celle qui était la sienne, autrement dit celle des gens avec qui elle vivait. A travers ce regard sur les choses, on la sent évoluer. D’abord, elle est la petite fille sage qui capte des échos de la conversation des grandes personnes, lors de ces interminables repas de famille qui l’ennuient un peu. Puis, adolescente, elle commence à prendre ses distances avec ce même milieu familial en qui elle ne se reconnaît plus , avant de s’en éloigner définitivement une fois qu’elle est diplômée de l’université. Elle porte alors un autre regard sur le monde, un regard de jeune femme adulte. Mais la manière dont elle aborde l’actualité reflète ses opinons : elle est de gauche, défend le droit à l’avortement, etc. Regard subjectif, donc, et qui se veut tel, d’une personne responsable qui subit finalement les événements plus qu’elle ne les domine (sa joie à l’arrivée de Mitterrand, sa déception par la suite).

Le livre est émouvant car il relate aussi l’avancée inexorable du temps. Annie Ernaux nous raconte son divorce, le départ de ses enfants, l’amant qu’elle prend pour passer le temps, le retour de la droite au pouvoir (époque de la cohabitation, suivie par les années Chirac) qui provoque chez elle un découragement certain, et puis surtout le vieillissement qui vient couronner cette vie dont elle se demande finalement quel en aura été le sens. C’est un peu comme si elle tentait de mettre en forme son absence future, seule manière de « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais.» Regard lucide donc, qui nous concerne tous car nous nous sentons vieillir avec elle, en même temps qu’elle.

Dans ce livre, on comprend aussi à quel point ce sont les événements qui conditionnent notre vie. Par exemple, jeune, elle vivait dans la peur de tomber enceinte. Son existence aurait donc été différente si elle était née quinze années plus tard, au moment de la généralisation de la contraception et de la liberté sexuelle. Liberté bien éphémère, car bientôt le sida fera son apparition, obligeant les partenaires à prendre de nouveau des précautions. L’individu, avec sa sensibilité et ses besoins, subit donc un peu son époque (il existe souvent des écarts entre les désirs et la réalité), époque qui a son tour conditionne son être intérieur. C’est en ce sens que l’œuvre d’Ernaux est intéressante et ce livre-ci en particulier. Nous comprenons à quel point une biographie écrite en dehors de tout contexte historique et social n’a pas de sens. L’individu s’inscrit irrémédiablement dans son époque, qui le façonne qu’il le veuille ou non. La narratrice se veut donc modeste, puisqu’elle n’est finalement qu’un produit de circonstances extérieures (milieu social, culturel, etc.). D’un autre côté, c’est cette appartenance involontaire à l’Histoire qui la sauve en partie puisque cette Histoire perdurera dans la mémoire de l’humanité. Du coup, ce qui est à la base de son destin individuel, ainsi que tous ses souvenirs, passeront un peu à la postérité. Il se trouvera toujours quelqu’un pour étudier cette époque qui fut la sienne et à laquelle elle doit tout.

A la fin du livre, elle aborde sa conception de l’écriture. Elle explique comment, étudiante, elle espérait trouver un langage inconnu « qui dévoilerait des choses mystérieuses, à la manière d’une voyante. Elle imaginait aussi le livre fini comme la révélation aux autres de son être profond , un accomplissement supérieur, une gloire » (2). Plus tard, professeur de lettres dans un lycée, mère de famille, complètement absorbée par la vie active, ces rêves d’écriture et de révélation d’un monde ineffable l’ont quittée. Elle s’est contentée d’utiliser la langue de tous pour manifester sa révolte face à un monde qui ne lui plaisait pas. Le livre dès lors, était devenu instrument de lutte. Une fois pensionnée, le besoin s’est fait sentir de révéler ce qui a été, de le sauver de l’oubli : « plus que tout, maintenant, elle voudrait saisir la lumière qui baigne des visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourriture évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure. » (3) Il s’agit donc pour elle de sauver ce qui a été et qui déjà n’est plus (sauf dans sa mémoire à elle). Il s’agit aussi de préparer ce temps où elle ne sera plus, en livrant un témoignage sur son époque, afin que les générations futures puissent se rendre compte de ce qui a été et de ce qu’elle a été. Ce témoignage qu’elle veut transmettre peut faire référence à l’avènement de la pilule ou à mai soixante-huit, mais aussi à des expériences plus intimes, comme « le regard de la chatte noire et blanche au moment de s’endormir sous la piqûre » (4), cette chatte qu’elle enterrera dans son jardin en accomplissant pour la première fois ce geste d’enfouissement, ce qui lui donnera l’impression d’enterrer à la fois ses parents décédés, son amant mort et même d’anticiper sur son propre enterrement.

Un beau livre assurément, que ces « Années », qui fait réfléchir sur notre destinée, sur le temps qui passe, sur l’Histoire des hommes avec laquelle notre vie s’est mélangée un instant avant que tout ne termine dans un grand silence.

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Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008, 242 pages, 15,50 euros.
Op. Cit. page 240
Op. Cit. Page241.
Op. Cit. Page242.


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26/09/2008

Des lauzes, des laves et autres palis

Je m’étonnais dans la note précédente du fait que mon Grand Larousse de la langue française me donnait le terme « lave » comme synonyme de lauze, alors que celle-ci est habituellement en schiste ou en grès. Intrigué, j’ai poursuivi mes investigations et j’ai trouvé !

Le terme « lave» ne renvoie pas à une roche d’origine volcanique comme on pourrait le croire, mais à une pierre plate. Ce n’est pas de la nature de la roche dont il est ici question, mais de sa forme.

Le mot «lave » que nous employons habituellement pour désigner la pierre en fusion provenant des volcans vient de l’italien «lava » (d’après un mot sicilien provenant lui-même du latin « labes », « éboulement », d’après « labi », glisser) tandis que la lave dont nous parlons ici vient du latin médiéval lapida « pierre » provenant lui-même du latin lapis, lapidis. On sait que le «p» sourd et le «b» sonore sont en fait la même lettre et que ce « b » passe facilement au « v » (voir pays basque/pais Vasco). Lapida devient donc lapide puis labide, lavide et finalement lave, si on suit les enseignements de la linguistique diachronique.

De plus, pour les locuteurs, une certaine confusion a été possible entre le « v » de lave et le « u » de « lauze », ce qui tend encore à rapprocher les deux mots qui désignent tous deux une pierre (plate).

J’ai trouvé que dans les Vosges Saônoises, le terme lave désigne les pierres de grès utilisées en couverture. Plus épaisses, elles sont appelées dalles. Enfin, plus grosses encore et dressées pour faire des clôtures, elles portent le nom de palis.

Cette « lave » (au sens de pierre) a donné naissance à « lavière » (carrière dans laquelle on extrait le matériau) et «lavier » (personne qui l’extrait).

Mais revenons un instant à « palis ». Ce terme désignait au XII° siècle un « ensemble de pieux fichés dans le sol à des fins défensives» puis, par métonymie, chacun des pieux qui le constitue. Le mot vient de l’ancien français « pel » (avec un suffixe «is »), de la même famille que « pieu »

«Pieu », de son côté, vient du latin « palus » (poteau et même, par analogie, membre viril). Pal, palis, palissade sont bien de la même famille. « Pieu », nous dit le Robert historique, vient de l’ancien cas régime (accusatif en latin classique) au pluriel : « pels » (devenu « peus » puis « pius » et finalement « pieux ». Ce pluriel s’est imposé sur le cas régime singulier « pel » du fait que les pieux sont généralement utilisés en très grand nombre.

On ne confondra évidemment pas ce pieu (piquet) avec pieu (lit en langage populaire), lequel vient de peau (« piau »), le lit étant fait à l’origine de peaux de bêtes.

On ne le confondra pas non plus avec l’adjectif «pieux », du latin « pius » que l’on retrouve dans le domaine religieux.

Bref, la langue est un véritable roman. Je me souviens qu’enfant je passais des heures à feuilleter les illustrations du petit Larousse, passant sans fin d’une page à l’autre ou d’un thème à l’autre. Ce passe-temps constituait un véritable voyage dans l’espace (ah, ces pays tropicaux dont le nom déjà faisait rêver) ou dans le temps (Ramsès, Napoléon, Vercingétorix, etc.) Aujourd’hui, il me semble que la langue elle-même suffit déjà amplement à ce voyage sans fin. Ainsi nous sommes partis du lézard d’Angèle Paoli pour arriver aux palis en passant par les lauzes et les laves.

Mais je m’aperçois que j’ai été injuste envers ce sympathique animal en ne donnant pas l’étymologie de son nom (ne souriez pas). Lézard a remplacé le féminin « laisarde » plus fréquent en ancien français, lequel vient du latin « lacerta », le masculin « lacertus » désignant le muscle. Lequel « musculus » provient, comme chacun sait, de « mus », la souris (voir musaraigne), les Romains associant le mouvement du muscle sous la peau à celle d’une petite souris qui se déplacerait à cet endroit.

Mais j’arrête là mes recherches étymologiques, lesquelles pourraient se poursuivre indéfiniment si nous avions plus de temps (de « tempus, temporis ». Non, je blague, là).

24/09/2008

Les lauzes

Dans un de ses billets, consacré à l’automne qui arrive, Angèle Paoli parle des lauzes.

« Je me chauffe au soleil, sur le fil du lézard. Qui file sa trajectoire sur les lauzes. »

Ce terme « lauze » ne m’était pas inconnu, mais je l’avais un peu perdu de vue. Évidemment, ici, il est surtout amené par sa sonorité, proche de celle de lézard, mais le sens aussi est respecté, puisque la lauze désigne la pierre plate que l’on utilisait dans le Sud de la France pour faire les toits.

Le terme a une orthographe incertaine (lauze, lause ou même lose) et, curieusement, il n’est repris sous aucune des trois formes dans mon Petit Robert et je ne l’ai trouvé que dans le Grand Larousse de la langue française en sept volumes.

Le mot provient de l’ancien provençal « lauza », lui-même issu du gaulois « lausa », qui signifiait dalle. Au XVI° siècle, on le retrouve dans l’expression « pierre lause » Il s’agit bien d’une pierre plate détachée par lits et utilisée comme dalle ou pour couvrir les bâtiments. Manifestement, la pierre en question doit être du schiste et pourtant le dictionnaire donne le terme « lave « comme synonyme. Il précise aussi que dans la région de Saint-Étienne, la lauze désigne un grès houiller micacé.

Le Robert historique, toujours aussi précieux, précise que l’usage de la lauze s’étendait de la Provence à la Lorraine et que le terme a été utilisé par Stendhal (il est vrai qu’il était originaire de Grenoble et qu’il n’a fait là que reprendre un régionalisme, peut-être à son insu). Ceci dit, pour ce qui est de l’origine du mot, Alain Rey nous renvoie, via le gaulois, à un mot inconnu d’origine préceltique et probablement non indo-européen. On ne peut être plus vague, mais finalement ces origines obscures, qui remontent à la nuit des temps, ont elles aussi leur charme.

Ce qui est étonnant, cependant, c’est que ce terme, qui a bien transité par le gaulois, n’ait finalement survécu que dans la partie méridionale du pays. Le massif armoricain et le massif ardennais connaissaient pourtant aussi ce genre de toiture faite de pierres entrecroisées. Quel nom leur donne-t-on dans ces régions ? J’avoue que je l’ignore.

En cherchant sur Internet, je trouve ceci sur un site professionnel d’ardoisiers :

Aussi appelée "ardoise de montagne",
la lauze est le produit rustique par excellence,
brut de clivage, épais, il résiste à tout.
Adaptée aux conditions extrêmes, la lauze fera merveille
l'hiver dans les zones très enneigées, ainsi que l'été
pour conserver la fraîcheur d'une maison en pierre.

Son aspect de pierre naturelle permet une intégration
harmonieuse dans le paysage.




L’explication réside peut-être dans le fait que le Midi est resté plus authentique par certains côtés que le Nord et que l’habitat traditionnel y a perduré d’autant plus facilement qu’il offrait des avantages (résistance au poids de la neige en montagne et fraîcheur pour les étés torrides des plaines).

Remarquons que notre mot losange vient lui aussi du gaulois « lausa », pierre plate, dalle. Par la suite, c’est la forme géométrique de ces pierres qui a prévalu et le mot est d’ailleurs devenu masculin au XVIII° siècle sous l’influence du genre des autres noms désignant des formes géométriques (carré, rectangle, etc.).

Quand je consulte le Robert historique pour le mot losange, je m’aperçois qu’il se montre aussi perplexe que moi. Il dit en effet que le terme viendrait du gaulois « lausa » , ce qui, sémantiquement, semble satisfaisant comme explication, mais il signale le problème géographique, le mot étant surtout limité à l’aire provençale et franco-provençale. Du coup, certains linguistes ont émis l’hypothèse d’une origine orientale avec l’arabe « lawzinag », mot désignant un gâteau (d’après lawz, amende). En réalité rien ne permet de retracer l’évolution du mot et le sens de gâteau, attesté en français au XIV° siècle, pourrait n’être qu’une analogie de forme avec le losange. Des spécialistes, cependant, veulent voir une origine arabe commune pour les mots « losange » (au sens de gâteau), «lasagne » et son synonyme provençal « lauzan. »

Nous voilà bien loin des toitures en pierre et plus loin encore du lézard du poème qui paressait au soleil.

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12:19 Publié dans Langue française | Lien permanent | Commentaires (19) | Tags : lauze

22/09/2008

"Une Femme" d'Annie Ernaux

Je termine le livre Une Femme qu’Annie Ernaux a écrit à la mort de sa mère (atteinte de la maladie d’Alzheimer) pour tenter de faire revivre celle-ci et de l’immortaliser par l’écriture au moment précis où elle disparaît définitivement. L’auteure espère ainsi, par ce biais, retrouver le lien qui l’unissait à cette mère, mais aussi tracer le portrait de cet être qui a existé en dehors d’elle (en dehors, donc, de la relation mère/fille). Inconsciemment, donc, Annie Ernaux se retrouve d’un côté dans la position de la petite fille qui évoque ses souvenirs mais aussi d’un autre côté dans celle d’une mère puisque c’est elle, par ses mots, qui redonne naissance à la défunte. Ce livre, qu’elle mettra un an à écrire, est donc une sorte d’accouchement. Il s’agit de donner le jour à un personnage dont elle n’a connu finalement qu’un des aspects et de tenter de le faire revivre en étant fidèle au contexte historique dans lequel s’est déroulée sa vie.

Le début commence comme dans l’Etranger de Camus par une phrase forte : « Ma mère est morte le lundi 7 avril à la maison de retraite de l’hôpital de Pontoise, où je l’avais placée il y a deux ans. » (p.11)

Tout est déjà dit par cette simple phrase. On perçoit la déroute de l’auteure suite à cet événement dramatique mais aussi sa culpabilité latente d’avoir dû placer sa mère quand celle-ci avait perdu la raison.

Le livre retrace donc le parcours de cette mère, qui vivait en Normandie, dans un milieu modeste (ouvrier), mais qu’elle tentera de quitter en s’élevant un peu socialement (petit commerce). C’est elle qui poussera sa fille Annie à faire des études, à « s'en sortir » mais en faisant cela elle la fera passer de l’autre côté de la barrière, dans le monde bourgeois et cultivé où elle-même n’aura jamais accès. D’un côté, donc, elle sera fière du parcours de son enfant, mais de l’autre, cet enfant, elle l’aura perdu car elle ne la comprendra plus vraiment (et réciproquement).

L’écriture a finalement un rôle cathartique pour Annie Ernaux :

« Il fallait que ma mère, née dans un milieu dominé, dont elle a voulu sortir, devienne histoire pour que je me sente moins seule et factice dans le monde dominant des mots et des idées où, selon son désir, je suis passée. » Alors qu’Annie, adolescente, fuyait sa mère (dont elle ressentait cruellement le côté populaire au point d’en éprouver une certaine honte) elle va pourtant l’accueillir chez elle lorsque celle-ci sera âgée (mais en retrouvant cette impression d’être épiée dans son comportement d’intellectuelle). A la fin, lorsque la démence sera là, elle l’aura perdue une nouvelle fois, mais c’est la mort, évidemment, qui scellera l’adieu définitif :

« Je n'entendrai plus sa voix... J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. »

Car si Annie Ernaux se sent coupable envers sa mère (de l’avoir reniée socialement et d’avoir dû la placer), elle éprouve également un certain malaise vis à vis de sa classe d’origine : elle ne la comprend plus et s’y sent mal à l’aise, mais elle n’oublie pas qu’elle en est issue et qu’une partie d’elle-même puise donc ses racines là. La disparition de la mère coupe donc définitivement les ponts avec un monde révolu. D’où la nécessité d’écrire tout cela pour retrouver la paix intérieure.

En lisant ce livre, je me demandais dans quelle catégorie il convenait de le ranger. Car finalement, écrire sur ses parents, est-ce déjà de la littérature ou bien est-ce que cela relève du journal intime ? A un certain moment, l’auteur donne elle-même la réponse :
« Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jointure du social et du familial, du mythe et de l’histoire. Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de cherche rune vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-à-dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner cette vérité.) Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature. » (p. 23)

Annie Ernaux considère donc que le fait d’utiliser les mots rattache d’emblée son travail à la littérature (tout en insistant sur le fait qu’il y a une part personnelle importante qui fait qu’elle reste un peu en dessous).

Evidemment, si elle s’était juste contentée de retracer pour elle seule un portrait de sa mère, on n’aurait pas pu qualifier son livre de littéraire. Mais elle va au-delà de la peinture individuelle en replaçant cette mère dans son contexte historique et social :

« J'essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de ma mère comme seulement des traits personnels de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale. Cette façon d'écrire, qui me semble aller dans le sens de la vérité, m'aide à me sortir de la solitude et de l'obscurité du souvenir individuel, par la découverte d'une signification plus généreuse. »

Petite fille, elle a donc connu sa mère avec certains traits de caractère qu’elle a crus lui être propres. Adulte, elle se rend compte qu’une bonne partie de ce caractère était lié à l’appartenance à une classe sociale bien définie (parler fort, déplacer les objets en faisant du bruit, etc.). Ecrire tout cela dépasse donc le simple compte-rendu individuel et permet d’atteindre une vérité plus générale. C’est en ce sens, à mon avis, que ce livre appartient de plein droit à la littérature.

Mais une fois ce point acquis, qui rassure l’écrivain, un autre doute surgit, qui concerne la petite fille que fut Annie :

« Mais je sens que quelque chose en moi résiste, voudrait conserver de ma mère des images purement affectives, chaleur ou larmes, sans leur donner un sens. »

En livrant sa mère aux lecteurs, elle la sauve de l’oubli mais elle en fait aussi un personnage quasi public, qui ne lui appartient plus vraiment. Autre paradoxe de l’écriture…

Finalement, demeure le problème de savoir dans quelle catégorie on va placer ce livre, puisque c’est bien de la littérature.

« Ceci n’est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire."

Comme quoi, rien n’est simple quand on se met à écrire pour clarifier ses pensées et exorciser ses démons.


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18/09/2008

Le cerf-volant (souvenir d'enfance)

« Regarde les oiseaux », avait dit le père. «Tu vois comme ils volent vite et haut ? Regarde les oiseaux, ils sont la liberté. Ils vont où ils veulent, dans le grand ciel bleu, aussi légers que des ballons et aussi rapides que des avions. Si tu veux, si tu parviens à lire tout seul, à la fin de l’année scolaire, je t’offrirai un cerf-volant. »

« Qu’est-ce que c’est, un cerf-volant ? » avait demandé l’enfant.

« Un cerf-volant », avait dit le père, « c’est un objet en toile, très très léger et qui vole comme les oiseaux. Tu le tiens par une corde, pour ne pas le perdre et tu le lances dans le grand vent. Il va monter, monter, de plus en plus haut, comme les oiseaux. Ensuite, si tu veux qu’il bouge, dans le grand ciel bleu, tu te mets à courir et lui il te suit, tout là-haut. Ou bien, si tu veux qu’il fasse des zigzags, tu bouges ton poignet pour donner du mouvement à la corde et lui, là-haut, tout là-haut, il va bouger dans tous les sens comme un fou, comme s’il éclatait d’un grand rire. »

L’enfant avait regardé le père et avait souri.

Un grand silence s’était fait et tous les deux, le grand et le petit, contemplaient le ciel et les oiseaux qui virevoltaient.

« Je sais déjà lire un petit peu… », avait hasardé l’enfant timidement.

« Non », dit le père », « cela, ce n’est pas encore lire. Pour le moment, tu parviens à déchiffrer un certain nombre de lettres, mais tu ne les connais pas encore toutes. Et puis tu mets trop de temps pour comprendre un mot. Non, lire ce n’est pas cela. C’est quand tu prends un texte que tu n’as jamais vu et que tu es capable d’en comprendre le sens d’une traite, sans hésitation et de le lire à haute voix. »

« Mais, si je n’ai jamais vu ce texte avant et si je ne l’ai pas étudié en classe, comment pourrais-je le lire ? » questionna l’enfant, apeuré.

« Justement », dit le père », « c’est cela savoir vraiment lire : c’est être capable de lire à voix haute et sans hésitation un texte que tu n’as jamais vu et puis surtout tu dois en comprendre le sens, sinon cela ne sert à rien. »

« Ce n’est pas grave », dit l’enfant, malicieux, « car à la fin de l’année, j’aurai étudié en classe tout mon livre de lecture et je connaîtrai toutes les histoires. »

« Non », dit le père, « je ne suis pas d’accord. Cela, c’est tricher. Moi, je te donnerai le journal du jour et tu me liras la première page. Si tu parviens à le faire, tu auras ton cerf-volant. »

L’enfant réfléchit un long moment.
« Marché conclu », dit-il, en relevant la tête. « A la fin de l’année, je saurai lire dans le journal. »
Et ils s’en allèrent en regardant le grand ciel bleu et les oiseaux qui y dessinaient comme des lettres mystérieuses.


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Plus tard, bien plus tard, sur la plage de juillet, l’enfant tenait dans sa main un cerf-volant. Il le regardait attentivement. Comme il était beau, avec ses couleurs vertes et jaunes. On aurait dit un perroquet des tropiques ! Dans le ciel, les mouettes blanches criaient en tournant tandis que les noirs cormorans plongeaient dans la mer houleuse. L’enfant, lui, ne les voyait pas. Il ne voyait rien d’autre que son cerf-volant. C’ est qu’il était vraiment beau, il n’y avait pas à dire, avec ses bords bien cousus et sa forme effilée. Et comme il était léger ! On n’avait aucun mal à le porter et même on pouvait le tenir entre le pouce et l’index sans sentir son poids. C’était vraiment un cerf-volant fait pour planer très haut.

Mais voilà, si l’enfant le regardait tellement, c’est parce qu’il étai beau, certes, mais aussi parce qu’il se demandait comment il allait s’y prendre pour le faire voler. A ses pieds, il y avait une bobine de ficelle enroulée autour d’un bâton de noisetier que le père était allé couper exprès. Et de la ficelle, il y en avait beaucoup, des dizaines et des dizaines de mètres, afin que le bel oiseau puisse monter très très haut dans le grand ciel bleu. Le problème, c’est que si on déroulait la ficelle au fur et à mesure, le cerf-volant ne montait pas assez vite et il tombait lamentablement. Par contre, si on déroulait une grande longueur de ficelle, c’est celle-ci qui allait s’étaler dans le sable humide que la mer venait juste de quitter. Après, elle restait là à terre, comme un grand serpent mort et il fallait un bon quart d’heure pour la rembobiner sur son morceau de noisetier. Inutile, après cela, d’essayer de l’utiliser de nouveau, tant elle était lourde de toute l’eau et de tout le sel qu’elle avait bu.

L’enfant en était donc là, son cerf-volant dans une main et son bâton de noisetier dans l’autre, avec cette fameuse ficelle diabolique enroulée comme un serpent maléfique. Il ne savait plus que faire. Il ne voyait ni la mer, ni la plage, ni le grand ciel bleu, ni les mouettes qui la-haut tournaient inlassablement, mais seulement ce beau cerf-volant qui lui avait coûté tant d’efforts et qui refusait de décoller. Oh, il ne demandait pas l’impossible, l’enfant ! Tout ce qu’il aurait voulu, c’était simplement qu’il s’envole un petit peu, rien qu’un petit peu et qu’il ne reste pas toujours là dans sa main, comme un perroquet ridicule.

Car dans le ciel, il y avait d’autres cerfs-volants, qui eux non seulement avaient décollé, mais qui en plus planaient à des hauteurs inimaginables. Ils étaient si haut, ces cerfs-volants-là, qu’il fallait lever la tête très fort et presque se faire mal au cou pour les apercevoir, là-bas, tout au bord du soleil. Et les enfants qui les guidaient n’avaient aucun mal, semblait-il. Ils se contentaient de tenir leur ficelle distraitement, sans se soucier de rien et là-haut, dans le grand ciel bleu, leur cerf-volant leur obéissait. S’ils allaient à gauche, il allait à gauche, s’ils allaient à droite, il allait à droite et s’ils restaient immobiles, à regarder la mer ou à parler avec des copains, il restait bien tranquille à les attendre.

Il faut dire qu’ils étaient déjà grands, ces enfants-là et qu’ils devaient s’y connaître en cerfs-volants ! Rien qu’à les voir, on avait compris qu’il y avait intérêt à leur obéir. Le petit, lui, avec ses sept ans, restait là à regarder son jouet qui ne voulait rien faire de ce qu’il aurait voulu qu’il fasse. Par contre, pour ce qui était de se planter la tête la première dans le sable, ça, il s’y connaissait !

C’est alors que le père intervint, grave et sérieux, devinant sans doute toute la détresse de son fils. Il se mit à lui expliquer un tas de choses sur la technique à employer et pour se montrer plus compréhensible, il joignit l’acte à la parole, tirant sur la corde, lâchant du lest, marchant, courant, bref tentant l’impossible pour que décolle enfin de damné cerf-volant qui évidemment ne voulait toujours rien entendre. Vexé et piqué au jeu, le père se mit en devoir de réussir. Vous pensez bien, quelque part il y allait de son prestige ! Alors, les minutes passèrent, puis d’autres et encore d’autres. L’enfant, à la fin, commençait à s’ennuyer lorsqu’il remarqua des coquillages qui s’étaient incrustés sur les rochers de la falaise. N’y tenant plus, il laissa là le père et son cerf-volant, préférant s’agenouiller dans le sable mouillé pour contempler de plus près ces étranges créatures. Il se mit même à les compter, effleurant du bout des doigts leurs coquilles rugueuses et coupantes. Il fut parcouru d’un frisson.

Mais un cri de joie interrompit soudain son observation. C’était le père qui avait enfin réussi l’impossible : à une hauteur vertigineuse, le cerf-volant décrivait de larges cercles concentriques, n’en finissant plus de prendre de l’altitude. Ebahi, rempli d’admiration, l’enfant avança la main pour prendre la ficelle et pouvoir enfin jouer avec son cadeau. Hélas, c’est à ce moment précis qu’une bourrasque imprévue vint tout compliquer. Le pauvre cerf-volant virevolta sur lui-même tant et si bien qu’il tira brusquement sur la corde trop fine qui cassa net.

Alors le père et le fils virent s’envoler dans le grand ciel bleu le bel oiseau de toile, aussi léger qu’un ballon et aussi rapide qu’un avion. Il était libre et il en profitait, traînant derrière lui un morceau de ficelle inutile. Déjà il survolait la mer et bientôt il ne fut plus qu’un point à l’horizon, de plus en plus petit et finalement il disparut. Découragé, retenant ses larmes, le petit s’assit par terre, au milieu du restant de corde qui, sur le sable, dessinait comme de grandes lettres incompréhensibles.

« Je t’en achèterai un autre », dit le père confus. Mais l’enfant n’entendait rien. Il fixait sur le sable ces grandes lettres qui ne voulaient rien dire, si ce n’est, peut-être, tout le malheur du monde.

"Feuilly"

16/09/2008

"Palestine" d'Hubert Haddad

Né à Tunis en 1947, Hubert Haddad à vécu son enfance a Ménilmontant. A vingt ans, il a fondé une revue de poésie le Point d'être, influencée par le surréalisme. Ecrivain (poète, romancier, nouvelliste, dramaturge et essayiste), il vit essentiellement des ateliers d'écriture qu’il anime dans les écoles mais aussi dans les hôpitaux et les prisons. D’origine à la fois juive et berbère, ce Français de l’immigration ne pouvait que se pencher un jour ou l’autre sur ses origines. Cela nous a donné ce très beau livre qu’est Palestine, où le conflit bien connu du Moyen-Orient est retracé sur un mode quasi poétique et dans une approche d’une grande humanité.

Le héros est un officier israélien qui tombe dans une embuscade. Il va perdre la mémoire et se retrouver du côté palestinien, vivant au jour le jour toutes les humiliations imposées à la population par Tsahal, qui défend, elle, les colonies juives de peuplement en Cisjordanie.

Rien que pour comprendre ce qu’est la vie quotidienne dans cette partie du monde, ce roman vaut la peine d’être lu car on découvre par l’intermédiaire du héros la difficulté de se déplacer (barrages militaires improvisés, chekpoints, etc.) ou même de survivre (maisons détruites en représailles, construction du mur, etc.). Pour ce qui est de ce côté « documentaire » et « reportage », Haddad me fait penser à Jasmina Khadra qui, dans son roman « L’Attentat », nous décrit aussi des situations particulièrement difficiles.

Mais « Palestine » est bien autre chose qu’une simple description de la réalité, c’est un livre rempli de symboles. Ainsi, c’est après avoir été jeté dans une tombe que le héros renaît à sa nouvelle vie et qu’il devient palestinien. Dès lors, il passe de son statut d’officier (à la situation relativement aisée) à celle d’un paria ne possédant rien, même plus sa mémoire. Belle métaphore pour désigner le peuple palestinien tout entier, à qui on ravit chaque jour un peu plus la terre et qui sombre dans la pauvreté et la misère. Son seul salut, c’est justement cette mémoire qu’on voudrait lui enlever et qui lui permet de se souvenir de son passé et donc de résister aux tentatives de l’occupant, lequel essaie de faire disparaître sa culture (villages rasés, maisons détruites, oliviers coupés, etc.). Le héros, lui, a perdu ses souvenirs judaïques et c’est avec un cœur neuf et sans préjugés qu’il découvre la triste vie quotidienne de ce peuple voisin du sien contre lequel il combattait encore le matin même.

Le voilà devenu Nessim, frère de Falastìn, étudiante anorexique, et fils d’Asmahane, veuve aveugle d’un responsable politique abattu dans une embuscade.

La cécité de la vielle dame est elle aussi tout un symbole. Sans doute préfère-t-elle ne plus voir les horreurs de la vie quotidienne depuis qu’on lui a tué son mari. Sa fille Falastin, jeune fille frêle et attachante, joue un peu le rôle d’une nouvelle Antigone en s’occupant de sa vieille mère. On notera que le mythe d’Œdipe est inversé puisque ici l’aveugle est une vieille femme et non plus un homme jeune. De plus elle n’a tué personne (au contraire on a tué son mari) involontairement mais c’est délibérément que les Israéliens assassinent son peuple. Loin de se laisser conduire sur les chemins, comme Œdipe guidé par l’antique Antigone, Asmahane reste cloîtrée dans sa maison et ne sort plus (symbole de l’enfermement de la Cisjordanie par le mur et Tsahal). Elle en sort tellement peu qu’elle y trouvera la mort le jour où l’armée vient raser l’immeuble car, étant aveugle, elle n’a évidemment pas pu lire l’ordre d’évacuation.

Si Asmahane est aveugle, sa fille est anorexique et refuse de se laisser vivre. Ainsi, elle n’a plus ses règles, malgré ses vingt ans, ce qui la plonge dans une stérilité qui renvoie elle aussi à celle, symbolique, de tout son peuple. D’ailleurs, d’une manière générale, de nombreux protagonistes ont un handicap. Ainsi un jeune berger devenu porteur d’eau boîte suite à une balle reçue dans la jambe. Qu’il s’agisse donc de voir, de se déplacer ou de procréer, tous ces actes qui font une vie normale semblent devenus impossibles.

A la fin du livre, Nessim est séparé de Falastin dont il est probablement amoureux (elle est la seule personne qui lui ait apporté un peu de douceur dans ce monde de fous où tout n’est que violences et brimades). Désemparé, il finit par se faire embrigader par des terroristes qui lui proposent d’aller se faire exploser à Jérusalem. Il accepte pour en finir, ne trouvant finalement aucun goût à la vie qu’il mène, laquelle n’a aucun sens. A la dernière minute, cependant, la mémoire lui revient mais c’est pour apprendre la mort de son frère (notons que le frère d’Hubert Haddad vivait à Hébron et qu’il est venu se suicider à Ménilmontant). On devine qu’il va se suicider avec la charge explosive qu’il porte sur lui, mais en ayant soin de ne faire aucune victime.

Beau portrait donc, dans ce livre, du peuple palestinien, pris entre radicalisme et résignation, entre Hamas et Fatah. La fatalité surtout domine, plus que la colère. On n’espère plus vraiment que la situation puisse évoluer, mais on reste sur place tout de même, par principe, par habitude, par respect de sa propre culture. Le lecteur vit tout cela de l’intérieur, comme s’il était l’un de ces personnages et c’est peut-être ce qui rend le livre si attachant et si humain. Le style de l’auteur est celui d’un poète. Il suffit de voir comment il décrit les levers de soleil pour comprendre que le regard qu’il porte sur cette terre est tendre. La présence de Falastin offre un contraste saisissant entre la barbarie du monde et la douceur intérieure de son être. Au fil des pages elle devient vraiment attachante et pour un peu le lecteur en deviendrait aussi amoureux que le héros a pu le devenir. C’est que malgré sa fragilité, tout repose sur les épaules de la jeune fille (s’occuper de sa mère, soigner Nessim, aider les enfants à aller à l’école en longeant les colonies juives, d’où on leur jette souvent des pierres, etc.). Alliant douceur et détermination, elle vit dans un monde de rêves (encore la poésie), un monde bien à elle qu’elle s’est créé et qui lui permet de ne pas voir l’horreur de la situation présente. On pourrait dire qu’elle s’échappe par l’imaginaire et c’est sans doute ce que Nassim aime en elle.

Un beau livre donc, que je qualifierais de reportage poétique et qui nous fait découvrir des hommes et des femmes, des soldats et des civils, des jeunes et des vieux, des aveugles et des voyants, des Arabes et des Juifs, des quasi-morts et des vivants. Un livre à lire, assurément.

Hubert Hadad, « Palestine », Zulma, mai 2007, 156 pages, 16,50 euros.

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15/09/2008

Perte de mémoire

Dans la ville, il y a des chiens qui errent, le jour
à la recherche d’on ne sait quoi.
Il y a des hommes aussi,
qui marchent, marchent et marchent encore.
Dans la ville il y a un fleuve
qui traverse en silence
et encore des routes, des voitures et des trains.
Dans la ville il y a des enfants
qui jouent sur les places publiques
et leur ballon, parfois, traverse la chaussée
comme les souvenirs traversent ma mémoire.
J’erre dans la ville
et je regarde les enfants.
Je fus l’un d’eux, autrefois, sur la place publique.

Dans la voiture, je roule au hasard
sur les routes de la grande ville.
Je roule sans rien dire
et je regarde les gens qui marchent
qui marchent et qui marchent encore.
Voici le pont au-dessus du grand fleuve.
Je le traverse, cherchant je ne sais quoi.
Dans le soir qui tombe, on ne distingue plus rien,
ni les hommes ni le pont ni les enfants.
Pourtant je fus l’un d’eux, sur la place publique,
autrefois, dans la grande ville
que le fleuve traversait en silence.
Les souvenirs s’estompent avec la nuit qui vient.
Je m’arrête. Passe un chien qui erre,
à la recherche d’on ne sait quoi.

= = = = = = = = = = = =

Il y a toujours eu des chiens dans cette ville étrange,
hirsutes, agressifs, menaçants.
Souvent ils se battaient, sur les places publiques
et nous nous sauvions sur la chaussée,
laissant là notre ballon.
Parfois, même, nous traversions le pont
et en silence contemplions le grand fleuve
jusqu’à ce que s’estompe notre peur
ou que vienne la nuit.

Mais plus tard, tu fus là,
quelque part dans la foule.
Nous nous donnions rendez-vous sur les bancs d’une place publique.
Les enfants jouaient au ballon
et les chiens se sauvaient apeurés
en nous entendant rire

Parfois, nous nous promenions le long du fleuve
et regardions le pont où là-haut passaient les voitures et les trains
jusqu’à ce que le soir tombe et qu’on ne distingue plus rien.
Alors nous revenions par la ville où dans le silence des hommes marchaient et marchaient, .
inlassablement.
Nous nous disions au revoir, sur la place publique
et je gardais longtemps en mémoire le goût de ton baiser apeuré.

Un soir, un homme t’a regardée et t’a suivie.
Tu t’es enfuie dans la nuit.
Il y avait partout des chiens, hirsutes, menaçants, agressifs,
c’est du moins ce que tu m’as dit.

Puis je ne t’ai plus revue.


= = = = = = = = = = = = = = = ==

Ce soir, je roule lentement dans les rues de la ville.
Il n’y a plus d’enfants, ni de ballon.
Plus d’hommes non plus, même pas sur les places publiques.
Il n’y a plus personne,
sauf les chiens qui errent et qui parfois se battent
et puis bien sûr le fleuve, qui coule en silence.

Il fait noir et je ne sais plus ce que je suis venu faire ici.
Les souvenirs se sont évanouis quand la nuit est venue.
Il ne reste que l’angoisse et la peur des chiens publics.
Sur le pont je me suis arrêté dans le silence.
Je regarde le fleuve qui coule en contrebas,
traversant la ville.
On dit que c’est de là que tu as dû te jeter dans le vide
fuyant on ne sait quoi.
Mais les hommes qui marchent et qui marchent racontent tant de choses!
Agressifs, menaçants, ils disent n’importe quoi, sur les places publiques.
Moi j’ai oublié et je ne me souviens plus.
Il y a longtemps de cela, dans la grande nuit.

Sur le pont, je descends de voiture.
Hirsute, le chien me regarde, menaçant.
J’ai peur.
En contrebas coule le fleuve.
C’est la seule chose que je sais encore.

"Feuilly"

14:35 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : poésie

12/09/2008

12 septembre

Le 12 septembre 1940, près du village de Montignac, dans le Périgord noir, un chien se faufile dans une crevasse, au-dessus de la Vézère. Il est poursuivi par quatre adolescents, qui découvrent ainsi la grotte de Lascaux. Ils en parlent à leur instituteur, lequel alerte l’abbé Henri Breuil, un grand spécialiste de la préhistoire.

Le site est classé « Monument historique » dès 1940 et fera partie en 1978 de la liste du Patrimoine mondial établie de l'UNESCO.
On sait que le site fut rapidement en danger, suite à la présence des visiteurs (gaz carbonique). En 1963, le ministre des Affaires culturelles André Malraux décide de le fermer, ce qui entraîna la construction d’une copie (Lascaux II) ouverte en 1983.

Ce que j’ignorais, c’est que le site initial est toujours en danger et que ces dernières années de nouveaux champignons ont proliféré. Leur apparition est due à un déséquilibre au niveau de l'aération et à la multiplication des différents traitements utilisés. C’est ainsi que des moisissures (taches noires) sont venues dégrader les peintures et que l'UNESCO envisage de déclarer le site «chef-d'œuvre en péril».
Qualifiée de «Sixtine de la préhistoire», la grotte de Lascaux comporte différentes «salles» qui s'étirent sur 250 mètres de galeries et un dénivelé de 30 mètres. En tout, ce sont plus de mille figures que nos ancêtres nous ont léguées.

Reste à savoir quel but ceux-ci ont poursuivi en réalisant ces peintures. La théorie de «l'art pour l'art» semble peu probable, même si elle s’accorde bien avec notre mentalité contemporaine. S’agit-il d’un rituel lié à la chasse ? Peut-être. Le reflet de pratiques chamanistes ? Sans doute. Il suffit de relire les « Mythologiques « de Lévy-Strauss pour se rendre compte à quel point les peuples primitifs étaient fascinés par les animaux, dont ils se sentaient proches, finalement et dont ils essayaient de récupérer la force à leur profit. Le chamanisme, par des incantations, des gestes déterminés et des paroles rituelles répétées des centaines de fois, conduit l’individu (le « prêtre ») à un état second, lui permettant de rentrer en contact avec les « esprits ». L’usage de drogues est également fréquent et les images entrevues en rêve au cours de ces hallucinations pourraient bien être à l’origine des scènes reproduites sur les parois de Lascaux.

Que représentent, finalement, les animaux de la grotte ? Une sorte de pensée symbolique ? Dans ce cas la représentation animalière serait le moyen trouvé pour incarner la divinité ou en tout cas une approche du sacré qui ne laisse pas indifférent. Cela suppose chez nos ancêtres une réflexion sur leur destinée et sur la mort. Il y a 12.000 ans, l’être humain se demandait donc déjà ce qu’il pouvait bien faire sur cette terre et il tentait d’élargir sa sphère d’action (forcément fort limitée) grâce à la pensée magique, laquelle lui ouvrait un monde étrange et fantastique, un monde de rêves et de cauchemars, un monde d’après la mort ou d’avant la vie, comme on veut.

On peut voir dans une telle démarche (propre à tous les peuples primitifs à un certain moment de leur développement, rappelons-le) l’origine de toutes les religions. Certains y verront la preuve de la véracité de ces dernières, s’appuyant sur le fait que dès ses origines l’homme fut un animal religieux. D’autres au contraire diront que les religions proviennent d’un besoin inhérent à l’homme, un besoin de savoir et de se rassurer. Le fait que nos ancêtres aient développé ce comportement chamanique prouve simplement que celui-ci répondait à un besoin et donc que les religions actuelles, si elles sont plus élaborées, ne sont que l’aboutissement de ce comportement irrationnel. Chacun choisira la thèse qui lui convient.

Les représentations de Lascaux pourraient être aussi liées au mythe de la fécondité ou à d’autres mythes dont nous ne saurons jamais rien, ces populations ne disposant pas de l’écrit et ayant disparu à jamais.

Manifestement, une part de la fascination que nous éprouvons pour Lascaux provient de ce mystère qui l’entoure. Comme les temples antiques nous attirent en partie parce qu’ils sont en ruine (ce qui nous permet d’imaginer les monuments complets et de réfléchir à l’aspect éphémère des cultures qui nous ont devancés, extrapolant du même coup sur le sort de notre propre destinée), ces sites préhistoriques nous fascinent parce qu’ils soulèvent finalement plus de questions qu’ils ne donnent de réponses.

Evidemment, nous nous plaisons à imaginer que c’est dans ces grottes que l’art a pris naissance. Car par delà toutes les approches sacrées ou chamaniques, il n’en reste pas moins vrai que le fait de parvenir à représenter des animaux relève déjà d’une démarche artistique et que cela suppose la maîtrise d’une certaine technique. Bien plus, les scènes représentées prouvent que ces hommes qui nous ont devancés étaient capables d’imagination et que cette imagination répondait à une recherche d’idéal et d'harmonie.

Et puis il y a autre chose qui joue encore dans notre fascination pour ces hommes qui représentent l’enfance de l’humanité. A travers eux, nous désirons comprendre les origines de notre espèce sur le plan culturel, mais aussi finalement notre propre origine. Remonter ainsi l’histoire, n’est-ce pas remonter à sa propre enfance ? Et la grotte, ce lieu clos qui enferme tous les mystères, ne renvoie-t-elle pas à la perfection du ventre de la femme enceinte, cet utérus où chacun de nous, qu’il le veuille ou non, s’ouvrit à la conscience ? Tenter de percer les mystères de Lascaux, c’est tenter de découvrir le secret de la grotte et c’est donc essayer de comprendre le mystère de notre propre création.



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14:52 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : lascaux

Lumière

Les objets existent-ils en eux-mêmes ou bien sont-ils dépendants de la lumière qui les éclaire ? La question peut paraître ridicule et pourtant… Prenez un bâtiment de belle pierre jaune et postez-vous devant lui aux premières lueurs de l’aube. Un éclairage discret et tendre fera sortir progressivement de l’ombre ce qui l’instant d’avant n’était qu’une masse sombre. C’est un moment unique où les choses semblent naître pour la première fois, dans l’éblouissement du monde. Le temps s’est arrêté et doit durer toujours. Pendant ces minutes magiques, nous touchons à l’éternité : la vie est revenue, belle et magnifique dans sa simplicité même. Le vent s’est tu ou bien il sait se montrer discret. Les choses sont là, livrées à nos regards, essentiellement là, comme si elles ne devaient jamais plus disparaître. Le grain de la pierre est doux à notre regard, prolongeant sans le savoir les rêves de notre nuit, qu’il ne convient pas de quitter trop vite. D’ailleurs les hommes dorment encore et vous êtes seul en ce lieu, jouissant du spectacle, conscient qu’il n’existe que pour vous. Le monde vous appartient dans le grand silence qui englobe tout. Vous profitez de l’instant, le sachant par expérience éphémère et fragile.

Puis quelque part un oiseau a crié. Ce fut un cri bref, mais c’est le signal du départ. Bientôt un congénère lui répond, puis un autre. Plus loin, une grive se risque à un premier chant. Devant vous le bâtiment est plus présent que jamais et les moindres détails en sont maintenant visibles. Un chat traverse la pelouse, à quelques pas de vous, indifférent à votre présence, mais vous surveillant pourtant du coin de l’œil. De quelle chasse mystérieuse revient-il ? Lui seul le sait, mais il ne vous le dira pas. Le port altier, la démarche fière, il passe superbement, dédaignant votre présence.

Dans la rue voisine, une première voiture vient de démarrer, rompant tout le charme. Vous reviendrez plus tard, après l’heure de pointe, si peu propice à votre observation. C’est le bon moment pour le petit déjeuner et il vous suffit de descendre la rue, guidé par l’odeur délicieuse des croissants à peine sortis du four ou des baguettes encore en train de cuire. A la recherche du temps perdu, vous replongez dans votre enfance, quand vous regardiez le grand pétrin brasser la pâte et que les grillons, profitant de la chaleur du fournil, crissaient de contentement.

A dix heures précises, vous revoici devant le bâtiment. Bien éclairé, il en impose par sa masse, rendue encore plus impressionnante par les dizaines de passants qui longent sa façade, petites fourmis occupées à vaquer à leurs occupations. Ne soyez pas distrait par leur présence, vous n’êtes pas là pour eux, mais pour observer les variations de la lumière sur la belle pierre jaune de l’édifice. Installez-vous sur un banc, au milieu de la pelouse, aussi loin que possible de la chaussée et de sa circulation. Pour mieux apprécier l’évolution de la lumière, il vaut mieux ne pas regarder tout le temps. Prenez donc un livre et absorbez-vous dans votre lecture.

Quand le soleil sera au zénith, vous constaterez que les ombres auront disparu. Le bâtiment, maintenant, existe moins par sa masse que par ses couleurs, si vives et si tranchantes dans la grande chaleur de l’été. En principe le trottoir devrait être désert à cette heure, les employés étant partis déjeuner dans les petits restaurants du quartier. Fermez votre livre en ayant soin de remettre le signet à la dernière page lue et rapprochez-vous. En regardant à raz de la façade, vous verrez un brouillard de chaleur s’échapper des pierres brûlantes, déformant les blocs pourtant carrés et faisant gondoler tout l’édifice. Le soleil est partout et notre bâtiment ne se singularise plus vraiment de ses voisins. La même lumière étincelante uniformise la scène et c’est la ville entière qui semble brûler sous un soleil assassin.

Attendez que les employés soient revenus à leur travail pour aller vous sustenter. Vous trouverez les restaurants presque déserts. J’en connais un la-bas qui possède un petit jardin ombragé. Vous serez bien tranquille pour poursuivre votre lecture en savourant un rosé bien frais. A cette heure, le personnel est occupé à tout remettre en place et vous pouvez être assuré qu’il ne viendra pas vous déranger.

Ensuite, faites un petit tour en ville sans trop vous attarder et revenez à dix-sept heures à votre poste d’observation. Maintenant, des ombres obscurcissent une grande partie de la façade, révélant le grain de la pierre par contraste. Ces blocs que vous croyiez jaunes sont maintenant presque orange, là où le soleil éclaire encore. De plus, loin d’être lisses, ils laissent apparaître des défauts jusque là insoupçonnés. En sont-ils moins beaux ? Non, car ces aveux de faiblesse nous les rendent sympathiques et nous pensons à ces artisans qui les ont taillés voilà plus de cent cinquante ans, sans machines aucunes, avec seulement un marteau dans une main et un burin dans l’autre. Quelle vie fut la leur ? C’est un grand mystère. Tout ce que l’on peut dire d’eux avec certitude, c’est qu’ils sont morts. Leur existence a-t-elle eu un sens à leurs yeux ? Nul ne pourrait le dire, même pas le bâtiment derrière vous, que l’ombre a maintenant gagné et qui semble lui aussi vouloir disparaître. Oui, de ces hommes qui ont vécu ici, il ne reste finalement que ces pierres taillées. C’est déjà cela, on ne pourra même pas en dire autant de nous…

Tâchez, pour vous occuper, de rendre visite à un ami, histoire de vous changer un peu les idées. Si c’est une amie, c’est encore mieux, car il est des moments propices, à la tombée du soir, pour faire des confidences ou pour en écouter. Il faut savoir écouter, de temps à autre, surtout si c’est une amie qui vous est chère et qu’elle s’inquiète dans sa solitude.

Avec elle, vous repasserez mine de rien devant le grand bâtiment, complètement dans l’ombre maintenant, tandis que, derrière, l’horizon invisible scintille de mille feux, renforçant encore l’impression de masse que donne l’immeuble. Ne vous attardez pas trop, car peut-être que votre compagne n’est pas sensible à la chute du jour et qu’elle préfère trouver un café calme pour continuer à vous dévoiler qui elle est vraiment. Ne la contrariez par, car elle a besoin de parler et ses confidences sont plus importantes que le crépuscule qui rougeoie au-dessus de l’immeuble.

Pourtant, quand vous reviendrez tout à l’heure, après avoir dîné, vous repasserez une dernière fois devant le grand immeuble. Prenez du recul et entraînez votre compagne jusqu’au petit banc au milieu de la pelouse. S’il fait trop sombre, n’hésitez pas à lui donner la main, elle appréciera votre sollicitude et vous, vous serez subitement heureux sans savoir pourquoi.

Une fois assis sur le banc, vous constaterez (et vous le lui ferez remarquer tout de même) qu’on ne distingue plus que la masse de l’immeuble, lequel pourrait aussi bien être devenu une cathédrale ou un temple aztèque. En effet, le nuit venue, tous les détails se sont estompés comme s’ils n’avaient jamais existés. Il vous appartient donc d’imaginer ce que vous voulez pour justifier la présence de cette pyramide de pierres qu’on ne fait que deviner et qui n’affirme vraiment sa présence que par la chaleur qui se dégage de ses pierres, chaleur que vous sentez se répandre jusqu’à vous. Pour distraire votre compagne et pour la rendre heureuse un bref instant, vous lui parlerez du château des mille et une nuits et de cette princesse qui racontait des histoires jusqu’à l’aube pour ne pas mourir. Ou alors, vous décrirez les cités que vous avez vues en Espagne, quand les nuages d’orage bouchaient l’horizon de noirceurs inquiétantes tandis que le soleil donnait en plein sur les remparts de Tolède. Elle vous écoutera parler des contrastes entre la nuit et la lumière et si elle a une âme d’artiste, elle vous approuvera. A ce moment, si le cœur vous en dit, vous pourrez l’embrasser, lentement d’abord, puis plus fougueusement ensuite. Si par hasard le chat du matin repasse, avec son air hiératique, il y a de fortes chances pour que vous ne remarquiez même pas sa présence.

"Feuilly"

00:49 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (8)

05/09/2008

Mise au point

J’ai donc bien réfléchi et même longuement.

Ce blogue, qui m’a apporté beaucoup, ne me satisfait plus en l’état où il se trouve. Il y a à cela plusieurs raisons.

- Tout d’abord, il me semble avoir fait le tour des sujets que je voulais aborder. Bien entendu, je pourrais, pendant des années, continuer à parler de l’actualité ou du monde de l’édition, mais en fait je ne ferais plus que me répéter. Les malheurs de l’univers sont éternels et je n’en finirai plus de regretter l’absence d’un état palestinien ou de pourfendre le néolibéralisme mondial qui vise à nous asservir aux lois du marché. De toute façon cela ne servira à rien, puisque rien ne changera. Quat aux lecteurs qui viennent ici, s’ils viennent, c’est qu’ils sont plus ou moins d’accord avec mon point de vue (ou alors ils ne viennent plus) et donc je ne leur apprends rien ni ne leur apporte rien.

- A côté de cela, ce blogue est un peu victime de son succès (succès tout relatif comparé à d’autres). Récemment, le nombre de commentaires a singulièrement grimpé et de manière exponentielle. C’est très agréable de vous lire tous, mais tout cela appelle des réponses (sinon il n’y a pas de dialogue, or c’est un peu la raison même des blogues, non ?). Il se fait que je n’ai matériellement pas le temps de gérer ces commentaires, travaillant à temps plein. Tant qu’il n’y en avait que deux ou trois, cela allait, mais maintenant la longueur des commentaires et leurs réponses dépasse celle de mes notes. Or mon but était d’écrire et non de parler. Non que ces débats ne soient pas intéressants, bien au contraire, mais j’ai peur de me retrouver enfermé dans un système où, pour une note de trois lignes on va commencer à discutailler pendant trois jours. Je le répète, c’est intéressant en soi, mais personnellement je n’ai pas le temps pour gérer cela. De plus, ce qui me plaisait ici, c’était d’écrire (et écrire oblige à réfléchir et à structurer ses idées, donc cela permet de les rendre plus claires à commencer pour celui qui écrit). Etant solitaire par nature, je n’ai pas la passion des débats. Il se trouve que le temps consacré aux débats, s’il vous oblige aussi à réfléchir et à frotter votre pensée à celle des autres, est aussi du temps perdu pour votre prochaine note. Pour le dire encore autrement, je préfère méditer dans le silence et proposer de temps à autre la synthèse de mes réflexions plutôt que de me transformer en animateur sur une place publique. Tout ceci n’est évidemment pas un reproche aux différents intervenants (encore qu’il s’est trouvé ces derniers temps une certaine commentatrice particulièrement prolixe, suivez mon regard…) et ce que nous avons partagé était intéressant, mais je souhaiterais me recentrer davantage, ce qui nous amène au point suivant.
- En fait, je souhaiterais me concentrer sur les aspects strictement littéraires. En effet, je me rends compte que depuis que je tiens ce blogue je n’écris absolument plus rien pour moi. J’entends par-là des réflexions personnelles ou des textes de fiction. Mon point de vue est sans doute égoïste, mais comme disait l’autre, c’est le mien. Vous me direz que cela ne sert à rien d’écrire si on n’est pas publié et c’est vrai. Mais je répondrai d’une part que cela me fait plaisir ( ce qui est déjà un motif suffisant en soi) et d’autre part que venir m’énerver ici sur la situation internationale ou les pitreries de Sarkozy n’apporte rien à personne non plus.

-Internet est une activité essentiellement « chronophage ». Car il n’y a pas que son propre blogue à tenir, il y a aussi tous les sites amis que l’on va visiter. Certes, c’est intéressant, mais une nouvelle fois c’est au détriment d’autres activités, ne serait-ce que la lecture, car en effet là aussi on se met à écrire des commentaires puis des commentaires sur les commentaires. Bref, la journée et la soirée sont passées quand on a à peu près fini et il ne reste plus beaucoup de temps si on veut se pencher sur Sophocle ou sur Hubert Haddad. Donc, là aussi je vais essayer de réduire mes activités, non pas que je ne vous lirai plus, mais je vais essayer de limiter mes commentaires (cela va être dur tout de même).

-Ce blogue « Marche romane » ne fermera pas et restera sous sa forme actuelle (avec ses archives toujours consultables). Je continuerai à venir déposer des textes de temps à autre, mais cela sera plus rare, au gré de mon humeur et certainement pas une fois pas jour. Je m’efforcerai de ne parler que de littérature (ce qui exclut déjà tous les ressentiments à l’égard du monde de l’édition ou les réflexions sur les romans commerciaux de la rentrée). Quand je dis littérature, ce pourrait être l’approche d’un écrivain ou le commentaire d’un de ses textes, voire quelques textes de mon cru, pourquoi pas. Je voudrais trouver dans tout ceci une sorte d’apaisement. Ce site devrait être un lieu de calme où on vient se promener une fois de temps en temps, un peu comme on fait une promenade en forêt ou quand on visite une vieille église romane. Or, je pressens que cela n’aurait plus été possible à court terme si j’avais laissé les choses aller plus avant. Cela allait déraper et ce blogue n’aurait plus vraiment été le mien.

- Voilà. Forcément le nombre de lecteurs va diminuer en flèche, mais je ne suis pas un fanatique des statistiques. Vient qui veut. Tout cela n’est pas lié à vous, chers lecteurs, mais à ma nature personnelle, plutôt ombrageuse et solitaire. On ne se refait pas.



10:53 Publié dans Blogue | Lien permanent | Commentaires (19) | Tags : blogue

03/09/2008

Que doit-on dire ou ne pas dire dans un blogue?

Quel est le sens de tout ce que l’on dit sur nos blogues ? Nous parlons, nous nous exprimons, (cela fait du bien, il n’y a pas à dire), parfois nous râlons (cela fait encore plus de bien,) nous avons des lecteurs (et même de plus en plus), nous pouvons d’ailleurs échanger des idées avec eux (ce qu’un écrivain n’a pas toujours l’occasion de faire, finalement). Et puis après ? Tout cela forme une masse de mots importante, qui vogue au gré d’Internet et dont on suit mal les aboutissements.

Qu’écrit-on sur ces blogues ? Certains y parlent de leur vie privée ou de leurs soucis (ils courent vite le risque d’être lynchés par quelques âmes malveillantes), d’autres, comme moi, y parlent plus de sujets qui leur tiennent à cœur (en quoi ils se dévoilent à peu près autant puisqu’en disant ce qu’ils aiment, ils disent ce qu’ils sont et donc qui ils sont). Cependant, l’absence de référence à leur vie quotidienne, voire à leur état civil, peut entraîner à son tour des confusions car chaque lecteur voit ce qu’il a envie de voir dans ce qu’il lit. Ecrire participe donc à notre insu à un brouillage de pistes qu’on n’avait pas voulu. Ecrire serait donc mentir ? Ecrire dans la discrétion serait finalement mentir par omission ?

Et puis écrire sur des sujets extérieurs à notre personne, c’est bien (l’édition, l’actualité, les livres lus, etc.) mais n’est-ce pas là, finalement, une activité qui relève du bavardage ? Une sorte de café du commerce un peu plus relevé parce que les thèmes choisis sont réputés culturels ? Et si on parle de soi, de ses doutes existentiels, qui pourra comprendre ? Chacun a sa propre expérience et le dialogue qui s’instaurera alors pourra bien ressembler à un dialogue de sourds. Pourquoi dès lors en parler ? N’y a-t-il pas là quelque chose d’incommunicable, un je ne sais quoi d’inaccessible qui fera que nous resterons tous des étrangers les uns pour les autres ? Ne vaudrait-il pas mieux se taire, replonger dans ses livres et y chercher des réponses à nos questionnements ? Tenter un dialogue entre un auteur inconnu (peut-être même décédé il y a des siècles) et nos propres positions ? Continuer seul notre cheminement en sachant que de toute façon notre solitude est la seule certitude que nous ayons, que cette solitude nous accompagnera notre vie durant et qu’à l’ultime moment elle manifestera toute sa puissance ?

Pourquoi parler (je n’ai pas dit pourquoi écrire, car on peut écrire pour soi, de manière cathartique), pourquoi vouloir échanger si tout est incommunicable ? Pour échanger vraiment, il faudrait exposer son être profond. Ne le faire qu’à moitié a-t-il un sens ? Non. Le faire entièrement non plus (pourquoi se livrer ainsi à la curiosité du public ?). Ne pas le faire, c’est se replier sur soi. Alors ? Que peut-on dire dans un blogue ? Ou est la limite entre le public et le privé ? Pourquoi voulait-on être lu ? Pour exister, manifestement. Mais existe-t-on plus si on est lu ? Sans doute. Disons qu’on a alors fait porter une partie du fardeau sur les autres. On a l’impression d’être compris, on se sent moins seul pendant un instant. Et après ?

Finalement, on en dit toujours trop ou jamais assez. Pourquoi demeurer dans cet entre-deux ? N’est-ce point là un signe de médiocrité ? Pourquoi s’exprimer, alors, si on ne parvient pas à aller jusqu’au bout ? Il aurait fallu dire plus que de vagues impressions, lesquelles ne servent qu’à dessiner les contours de notre pensée, à appâter le public, sans jamais donner de solution. La solution, ce serait de pouvoir dire qui on est (sur un plan existentiel, j’entends), mais il semble bien que cela soit impossible, nous ne pouvons pas aller aussi loin (soit par pudeur, soit parce que les mots nous manquent, soit parce qu’on ne sait pas toujours qui vient lire et qu’on n’a pas envie de se dévoiler devant des inconnus). Alors pourquoi écrire sur un blogue ? Le silence ne serait-il pas préférable ? Plus digne, en quelque sorte…


01:11 Publié dans Blogue | Lien permanent | Commentaires (21) | Tags : blogue

29/08/2008

Romans à lire

Avec 676 romans publiés à la rentrée 2008, il semblerait qu’on enregistre une baisse par rapport à 2007. On croit rêver. Quand pourrait-on trouver le temps de lire une pareille production ?

Ceci dit, si de tels chiffres donnent l’impression que le monde de l’édition se porte bien (je n’ai pas dit la littérature), il ne faudrait tout de même pas perdre de vue que la grosse majorité des ventes (et donc du chiffre d’affaires) tourne autour d’une bonne dizaine d’écrivains à succès. Et les autres, me direz-vous ? Ils rempliront les librairies quelques semaines avant de disparaître comme ils étaient venus.

Pour certains, ce n’est sûrement pas une grande perte, pour d’autres si. Chaque année je me dis qu’il y a sûrement quelques perles dans toute cette production, mais comment la dénicher ? Pas par la critique officielle, qui ne fait que renforcer le système publicitaire des éditeurs (volontairement sans doute, mais involontairement aussi : les critiques eux-mêmes sont noyés par l’abondante production et ils ne lisent que les livres dont on a bien voulu leur parler, autrement ceux sur lesquels les éditeurs, en marchands avisés qu’ils sont, ont misé).

Donc, tout cela, cela fait beaucoup de perte. Perte de temps et d’énergie pour l’écrivain qui ne sera quand même pas lu. Perte de temps pour l’éditeur puisque ces livres ne lui rapporteront rien et qu’ils ne serviront pas à établir sa réputation. Perte de temps pour moi ici qui bavarde sur des livres que je ne lirai jamais. Et je ne parle pas des arbres qu’on a dû couper pour réaliser ces milliers de pages.

Au moins ici, sur un blogue, on respecte la santé des arbres, on ne perturbe pas les éditeurs et on est obligé de faire court si on veut avoir quelques lecteurs. Certes, nous restons dans l’éphémère, mais finalement n’est-ce pas plus en adéquation avec notre destinée ? Tels des étoiles, nous brillons un instant avant de disparaître.

Bien sûr, si Homère, Sophocle, Montaigne ou Baudelaire avaient raisonné de la sorte, nous n’aurions pas le plaisir de lire leurs ouvrages aujourd’hui. Or nous sommes heureux de pouvoir les feuilleter sans cesse, ne serait-ce que pour ne pas devoir se pencher sur ces 676 romans dont on va nous rabattre les oreilles.

27/08/2008

Destruction

Il est des lieux, dans notre enfance, qui nous ont émus nous ne savons trop pourquoi. Plus tard, une fois adultes, quand on y repense ou qu’on les revoit, cela ne se fait jamais sans une certaine nostalgie. Nous avons alors la certitude que l’essentiel était là, que tout était là, finalement, mais que nous ne le savions pas.

Malheureusement, j’ai l’impression que ces lieux, qui sont souvent des paysages (un saule pleureur en majesté au bord de la rivière, une grande plage face à l’océan, un marronnier dans la cour de l’école, un fleuve en crue dont la colère destructrice fascinait l’adolescent que je fus…) ont subi les outrages du temps. S’il m’arrive, à l’occasion, d’en avoir des nouvelles, c’est souvent pour apprendre leur destruction.

Le saule pleureur est toujours à sa place, mais à l’endroit où j’habite aujourd’hui il y avait un autre saule, en tout identique (la rivière en moins). La commune a décidé de le couper pour des raisons qui me restent incompréhensibles. Avec lui, c’est un peu de mon enfance qui s’en est allée, puisqu’il me permettait de rêver à l’autre arbre, là-bas, au bord de sa rivière. Il me semble que le petit garçon que j’étais alors et qui s’arrêtait, sur le chemin de l’école, pour le contempler, ne s’arrête plus maintenant, qu’il a définitivement disparu.

La grande plage des vacances, avec ses falaises de sable où les hirondelles de mer venaient nicher, a bien changé, si j’en crois les photos retrouvées sur Internet. Les touristes sont passés par là, piétinant le sable, faisant s’effondrer les dunes. Il n’y a plus d’hirondelles et même si j’y retourne un jour je n’entendrai plus leurs cris perçants et je ne verrai plus les zigzags fous qu’elles dessinaient dans le grand ciel bleu.

Aux dernières nouvelles, le marronnier de la cour est toujours là, mais l’école n’en est plus une et la porte est définitivement fermée. Qui pourrait dire qu’un jour j’ai gravi ces escaliers de pierre ? Une fois qu’on franchissait le seuil, on était surpris et pénétré par l’odeur âcre de la cuve à mazout (odeur étrange pour moi car chez moi on se chauffait au bois). Il fallait encore gravir une série de marches avant de pénétrer dans la classe. Des vieux bancs de bois s’alignaient, comportant deux trous dans lesquels on insérait l’encrier (ah, cette odeur envoûtante quand on versait l’encre !). Et cette difficulté à tremper la plume et à ne pas faire de tâches sur la feuille immaculée. Ecrire une ligne prenait des heures. Par la fenêtre, on apercevait les feuilles du marronnier, cet ami de toujours.

Le fleuve ? Immense et large, après tant de kilomètres parcourus. Les pluies sur le massif entraînaient immanquablement des crues en contrebas. J’attendais mon bus près d’un pont, au retour du lycée et j’étais véritablement fasciné par la force de ces eaux, qui venaient frapper les piliers du pont. Il me semblait qu’elles auraient pu emporter la ville entière, si elles avaient voulu. Il en aurait fallu d’un rien. J’y suis repassé l’an dernier. Sous l’arcade latérale, on a construit une passerelle pour faire une promenade pour les piétons et une piste cyclable. Ce n’est pas que ce n’est pas joli (encore que… des papiers et des plastiques étaient pris au piège, entre la berge et la passerelle) mais il me semble qu’on a domestiqué mon fleuve en empiétant sur son domaine. Lui, de son côté, a laissé faire, oublieux de ses anciennes colères. Etrange.

Enfin il y avait le barrage, dans la grande forêt. Je m’y étais rendu alors qu’il était encore en construction. C’était ma première grande randonnée en vélo (je devais avoir sept ans) et j’étais fier des 12 km aller-retour que j’avais dû parcourir en tenant un équilibre encore fort précaire. Je viens d’apprendre qu’une autoroute va traverser le bois, contournant la petite ville et facilitant « le transport des personnes et des biens .» Objectivement, cette autoroute est nécessaire, il n’y a pas à dire. Mais elle va détruire ce bois merveilleux et la petite route qui menait au barrage. Une nouvelle fois, ce qui était ne sera plus si ce n’est dans nos souvenirs. Bientôt, nous ne serons plus qu’une armoire à souvenirs.


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23:53 Publié dans Errance | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : enfance

26/08/2008

L'heure des bilans

Petit bilan en grande Sarkozie.

Le candidat Nicolas avait promis des changements lors de sa campagne électorale et le moins que l’on puisse dire, c’est que ces changements ont été au rendez-vous :

- l’Etat a plus de dettes
- Il y a plus de déficits
- Il y a moins de travail
- Les Français sont plus pauvres

Si ce n’est pas bien, tout cela ! Après une bonne année de règne, nous pouvons affirmer que les promesses électorales n’ont finalement pas été tenues. Certes, les Français se lèvent toujours aussi tôt, mais pour le reste, leur portefeuille ne s’est pas rempli.

Du moins pouvait-on espérer une réaffirmation du rôle de la France à l’étranger. Or que voyons-nous ? Sarkozy a bien renforcé le contingent français en Afghanistan, mais il l’a fait pour faire comme tout le monde, sans vraiment donner les moyens aux militaires sur place de mener à bien leur mission. La preuve : dix soldats tués, dont on ne sait toujours pas si leur mort est à mettre sur le compte de l’aviation de l’Otan, d’une mauvaise préparation de la mission ou d’une erreur de commandement (comment peut-on laisser des soldats tombés dans un guet-apens, seuls devant l’ennemi pendant des heures, sans apporter le moindre renfort ?)

Certes, le Président est allé réconforter les survivants, mais il a surtout expliqué qu’il était fier de sa décision. Pourquoi faut-il être en Afghanistan, a-t-il demandé aux soldats qui étaient justement en train de se le demander. Il fallait y être parce que les autres y sont, a-t-il répondu et de citer les Etats-Unis, le Canada et l’Australie, bref les pays anglo-saxons qu’il admire par-dessus tout mais dont il semble être devenu le domestique. Voilà des propos qui ont dû rassurer les personnes présentes ! Devant l’air inquiet des militaires (on les comprend !), il leur a dit, les mains dans les poches (décontracté ou mal à l’aise ?) qu’ils ne devaient pas s’apitoyer sur leur sort, mais relever la tête. Soit. De son côté, il n’a pas vraiment montré l’exemple quand il s’est plaint de la lourdeur de sa tâche : « Jamais à un tel point je n'ai mesuré ce que peut être la solitude d'un chef de l'Etat face aux décisions qu'il doit assumer »

On apprend par ailleurs que l’aviation de l’Otan a bombardé des zones civiles, tuant quatre-vingt-dix innocents. Voilà qui va encore renforcer la confiance de nos militaires. Ils doivent être fiers d’appartenir à une telle force d’intervention pour la paix et la démocratie.

En dehors de ces déboires afghans, Sarkozy a encore dû avaler le non-retrait russe de Géorgie. Pourtant, en bon émissaire européen, il était accouru le premier et avait exigé un cessez le feu immédiat et un retrait de l’armée de Poutine. Hélas, une semaine s’est écoulée et les Russes n’en finissent plus de faire leurs bagages. Bien au contraire, ils installent des missiles en Ossétie du Sud et délogent les populations géorgiennes (ne parlons pas des mines qu’ils ont semées en Géorgie même). Il est vrai qu'il était bien prévu dans l'accord que Sarkozy avait signé avec les Russes que ceux-ci pouvaient occuper la Géorgie au-delà des frontières ossètes (à l’exclusion des villes). Ce n’est pas là ce que le président avait dit devant la presse, quand il s’était écrié que la Russie devait se retirer.» Enfin, passons. Visiblement le temps est loin où il buvait un verre avec Poutine en faisant copain copain. Ou alors celui-ci a compris ce jour-là à quel guignol il avait affaire.



En France même, cela ne va pas beaucoup mieux. Tous les indicateurs sont mauvais : la production industrielle, l’inflation, la croissance et même la création d'emplois.

Comme il n’y a plus d’argent dans les caisses (de l’aveu même du président), on ne voit pas bien ce que le gouvernement pourra faire, si ce n’est mettre sur pied un plan de rigueur draconien. Pour relancer l’emploi, on donnera quelques avantages fiscaux aux entreprises (qui s’enrichiront un peu plus pendant que les caisses de l’état resteront à sec) et on demandera aux citoyens de faire des efforts (soins de santé, etc.) S’ils trouvent cela un peu dur, ils n’ont qu’à écouter Madame Lagarde, qui estime que les mesures prises par le gouvernement pour sauver le pouvoir d’achat (car si on veut que les gens consomment, il faut bien qu’il aient un minimum d’argent) ont apporté aux Français 7,7 milliards d'euros. Cela doit être vrai, puisqu’elle le dit. N’a-t-elle pas fait toute sa carrière aux Etats-Unis, où elle a défendu les intérêts américains et ceux de Boeing et de Lockheed-Martin) contre ceux de la France Airbus et Dassault)? Elle doit donc s’y connaître en chiffres.

A propos de chiffres, c’est le moment de rappeler que le prix de l’énergie augmente. On l’a vu avec le pétrole mais on va le voir avec le gaz (privatisation de GDF et donc tarifs adaptés aux exigences ses actionnaires). La quote-part des citoyens dans les soins de santé ne cesse de croître (et ce n’est pas fini : les mutuelles, que l’on vient de taxer sur le bénéfice qu’elles avaient réalisés avec la généralisation des médicaments génériques ont déjà annoncé qu’elles augmenteraient le montant des cotisations). Sans oublier que de son côté l’état à promis à Bruxelles qu’il parviendrait enfin à réduire son déficit à 3% du PIB.

Bref tout va pour le mieux au royaume de France. Le roi a amusé la galerie avec son divorce (Cécilia), ses amours (Ferrari ? Dati ?), son remariage (Carla) mais l’éclat des lustres du Fouquet’s, dignes du Versailles de Louis XIV n’intéresse plus personne. Les vacances se terminent et pour ceux qui n’avaient pas pris la précaution de se faire inviter sur un yacht en Méditerranée, elles ont été assez pluvieuses. La rentrée, elle, s’annonce chargée de lourds nuages.

Vive Sarkozy, vive la France.


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25/08/2008

Détail pratique

Depuis plusieurs jours, les commentaires comportant une adresse de site ne « passaient » pas chez Hautetfort. Aujourd’hui, tout s’est débloqué, tant mieux. Le problème, c’est que les messages viennent d’être renvoyés une deuxième fois (avec les adresses des sites jointes) à la date du 25.08.08. Sur un même sujet, on se retrouve donc avec deux fois le même commentaire mais à des dates différentes.
Afin de faciliter la lecture de ceux qui prendraient la lecture de ce blogue en cours de route, j’ai supprimé les commentaires redondants du 25.08 et j’ai replacé les adresses des sites auxquels ils renvoyaient dans le commentaire initial (22 ou 23 août).

10:28 Publié dans Blogue | Lien permanent | Commentaires (9)

24/08/2008

De la résistance passive

Dans les commentaires de la note précédente, notre ami Bertrand Redonnet nous disait que pour lui « Une révolution commence quand les fusils se taisent. »

Il n’a peut-être pas tort. Voici un exemple qui voudrait illustrer son propos.

J’ai souvent parlé ici du conflit israélo-palestinien. Par nature, je me suis toujours placé du côté du plus faible, en l’occurrence du côté où n’étaient pas les tanks. L’Etat israélien est entré dans une spirale de violence dont il ne sortira jamais s’il ne fait pas des concessions. Chaque fois qu’un accord est trouvé (accord ô combien fragile), il est aussitôt ruiné par une nouvelle politique de colonisation. Délibérément, on grignote encore un peu plus le petit morceau de terre qui avait été laissé aux Palestiniens, ce qui amène immanquablement quelques extrémistes à lancer une roquette ou à commettre des attentats suicides. Parfois, les faits se passent dans l’ordre inverse et ce sont les Palestiniens qui commencent, mais cela revient au même : la paix est menacée, la colonisation poursuivie et la honte et la colère devant l’oppression grondent.

Car il se passe tout de même la-bas des choses anormales. Les uns se sentent en permanence menacés par un attentat potentiel et les autres sont perpétuellement victimes de brimades dans leur vie quotidienne. Or ce sont ces brimades répétées qui font qu’un individu se renferme, développe de la haine et finit par décider de riposter.

Nous avons parlé du poète Mahmoud Darwich qui n’a pu être enterré dans son village, village détruit en 1948 déjà. Cette situation est fréquente. J’ai connu un prêtre catholique (ayant de bonnes fréquentations) qui avait fait un voyage en Israël pour y rencontrer les Chrétiens arabes (les descendants, donc, de la première christianisation). Ils sont deux fois minoritaires, évidemment : comme Arabes ayant la nationalité israélienne et comme Arabes non musulmans. Leurs villages furent confisqués (ils ont été expulsés de leurs maisons) ainsi que leurs terres les plus fertiles (on leur a laissé quelques arpents caillouteux) afin de construire un village israélien. Leurs maisons furent donc temporairement occupées, puis, quand le nouveau village fut construit, ils purent racheter leur propre maison. Malgré une telle injustice, c’est ce qu’ils ont fait pour pouvoir rester.

Entre-temps, les champs d’oliviers avaient été systématiquement coupés, afin de les inciter à partir.

Ils sont quand même restés.

Privés de leurs champs, ils sont allés chercher du travail en ville, mais la ville n’est accessible que quand l’armée les laisse passer.

Néanmoins, ils sont quand même restés.

Maintenant, à ce qu’on dit, le mur avance vers leur village, et ce qui reste des champs risque de se trouver du mauvais côté.

Mais ils vont quand même rester.

Quand on en arrive à une telle situation, rien d’étonnant à ce que la haine réponde à la haine.

Mais j’en reviens à mon propos du jour sur la révolution sans fusil.

Car il faut être juste. De même que le peuple américain n’approuve pas tout ce que fait celui qu’elle a pourtant élu, de même que tous les Français n’applaudissent pas à notre présence militaire en Afghanistan (même si un grand homme d’état en a ainsi décidé pour eux), en Israël aussi des personnes se lèvent contre les traitements inhumains que leur état fait subir aux Palestiniens. Car à force de ne parler que des exactions de cet état, on finirait par s’imaginer que sa politique est approuvée par cent pour cent de sa population. Or, c’est loin d’être le cas.

Ainsi, je découvrais hier l’histoire de cette femme de soixante-douze ans, qui a pour nom Hanna Barag. Elle consacre sa retraite à dénoncer les exactions des soldats de son pays aux postes frontières et à tenter de venir en aide aux Palestiniens qui restent bloqués aux fameux « Check Points » Les jeunes, dit-elle, ne veulent rien savoir de ce qui se passe de l’autre côté du mur. Cela ne les intéresse pas de connaître le comportement de nos soldats. Moi si. Ils sont payés avec mes impôts et il s’agit de notre futur à tous. Or, ces contrôles militaires la remplissent de honte car sous prétexte d’assurer la sécurité, ils permettent en fait de miner le développement économique des Palestiniens en les empêchant de travailler un jour sur deux. De plus, cela limite fortement l’arrivé de l’aide humanitaire.

Barag est une Juive d’origine allemande. Quelques membres de sa famille avaient péri à Auschwitz, mais la plupart avaient fui en Palestine. Elle-même naquit en Israël, où elle connut une autre menace : les attaques palestiniennes.

A huit heures du matin, on la retrouve devant le poste qui contrôle l’entrée de Naplouse. Là, des hommes, des femmes et des enfants font la file. Les soldats doivent vérifier leurs papiers et décider s’ils vont les laisser passer. Ceux qui ont reçu le feu vert, ressortent du contrôle à moitié déshabillés et la figure rouge de honte. Barag, elle, note tout dans un carnet. C’est qu’il y a à écrire sur ces postes douaniers, qui sont devenus des microcosmes avec leur vie propre. Les délais d’attente sont si longs, certains jours, que les gens dorment par terre sur des cartons, sans quitter la file ou que des femmes accouchent sur place, sans aide médicale aucune. Des amitiés se lient, des conflits éclatent. Bref, c’est la vie et chacun se demande s’il arrivera à temps à son travail.

Parfois, un officier vient menacer Barag. Il lui dit qu’il va appeler la police. Mais elle, qui connaît les règlements à fond, sait très bien à quel endroit elle peut être et à quel endroit elle ne peut pas. Elle ne craint pas les soldats et ne les écoute pas quand ils lui crient qu’elle ferait mieux de retourner à ses casseroles.

Elle, elle reste là.

A la fin, les officiels ont fini par la connaître, ce qui lui permet, de temps à autre, d’intervenir pour demander une faveur ou transmettre une plainte. Quand une centaine de Palestiniens qui se rendent à une noce restent bloqués, c’est elle qui intervient, souvent avec succès (surtout si les futurs époux font eux aussi partie du lot). Parfois il s’agit d’aller accoucher dans un hôpital ou encore de venir mourir dans sa maison.

Petit à petit, les soldats de garde se sont mis à l’écouter. Du haut de son grand âge, elle leur parle comme elle le ferait avec ses petits enfants, leur expliquant qu’il y a des choses qu’on ne fait pas, par respect pour les personnes humaines qu’ils ont en face d’eux.

Notons qu’elle n’est pas la seule à agir de la sorte. L’organisation « MachsomWatch » comporte environ cinq cents membres, des femmes surtout, d’un certain âge et de bons milieux (classes moyennes, universitaires, professeurs, chimistes, doctoresses…). Leur but est de vivre mieux dans un pays plus agréable. Et quand on dit à Barag qu’elle est une dangereuse gauchiste elle éclate de rire car elle se considère comme une véritable sioniste, mais une sioniste qui veut un pays juste, en accord avec la foi judaïque.

Comme quoi, tout espoir n’est pas perdu, même si la situation se présente assez mal. Ce sont des personnes comme cela qui parviendront peut-être à faire changer les consciences et donc, in fine, a modifier les comportements.




20/08/2008

Le grand Lama

Ainsi donc le grand Lama du Tibet est en visite en Europe. Forcément, il profite des jeux olympiques en Chine pour rappeler un peu partout qu’il existe et que son pays est occupé. C’est de bonne guerre, soit.

Je m’étonne cependant de deux choses.

D’abord, je ne comprends pas pourquoi la France, qui est un état laïque et qui s’inquiète à juste titre des signes religieux « ostensibles et ostentatoires» affichés par les femmes musulmanes (en gros le foulard) ne se pose pas la question de savoir quel régime politique le Dalaï Lama instaurerait au Tibet s’il devait un jour être au pouvoir. Car enfin, il s’agit bien d’un religieux. Le pape revendiquerait l’agrandissement de sa cité du Vatican, tout le monde crierait au scandale et moi le premier. Or ici, ce ne sont pas quelques kilomètres carrés qu’il réclame, notre moine bouddhiste, c’est carrément tout un pays. Il semblerait donc que le fait religieux soit mal toléré en France-même mais qu’il soit tout à fait accepté quand cela se passe à l’étranger. Il suffit de voir comme nos télévisions se sont délectées de l’enterrement orthodoxe de Soljenitsyne ou comment elles ont applaudi lors du soulèvement des moines birmans pour se rendre compte qu’un régime théocratique de type féodal ne les dérangerait pas du tout.

Pourquoi, alors, si tel est bien le cas, nous parle-t-on tous les jours des dangers de l’islamisme ? Cela se passe pourtant aussi à l’étranger. Et bien, me répondront les plus sages d’entre vous, c’est parce que les moines bouddhistes sont bien gentils et pacifiques tandis que les intégristes musulmans sont d’affreux terroristes qui risquent, justement, de venir frapper au cœur même de notre beau pays. La preuve qu’ils sont méchants : ils viennent encore de nous tuer dix soldats en Afghanistan.

Sans doute et ce n’est pas moi (on connaît mon opinion sur la religion et la foi) qui vais défendre les intégristes islamistes, qui ne sont finalement que des nationalistes proches de notre extrême-droite. Mais d’un autre côté, j’ai comme l’impression que le fait religieux est surtout accepté quand il se situe dans les anciens pays communistes (et donc autrefois athées). Je me souviens avec quelle délectation on nous présentait, dans les années quatre-vingt-dix, le renouveau su culte orthodoxe en Russie. C’était un signe de grande liberté, les gens pouvaient enfin aller se recueillir dans les églises. Etrange, alors qu’au même moment on n’aurait pas vu une émission sur un monastère français, mais soit, passons.

Et le plus curieux n’est-il pas que c’est justement là où nous avons besoin d’aller pour défendre nos intérêts économiques (en gros, les pays où il y a du pétrole) que les religieux se montrent agressifs et peu coopératifs ? Il faudrait peut-être se demander pourquoi. Et si leur intégrisme était un moyen de rejeter idéologiquement l’Occident et sa culture de consommation ? Si tous ces gens voulaient simplement vivre tranquillement dans leur pays, en se fondant sur des valeurs peut-être différentes, des valeurs qui ne se basent pas uniquement sur la possession des biens de consommation ?

En attendant, c’est bien l’Otan qui est en Afghanistan pour faire la guerre et pas l’inverse. Sans doute y avait-il des camps d’entraînement où on préparait des jeunes à devenir des terroristes. Sans doute. Mais malheureusement voilà des années que nos troupes sont la-bas et il semblerait qu’elles n‘aient pas encore réussi à localiser ces fameux camps…

Allons, de qui se moque-t-on ? Les camps ont été démantelés il y a bien longtemps déjà, mais ce qui compte c’est de rester militairement présent là-bas. Cela tombe bien, car plus on s’en prend à ces pays, plus le nombre de candidats terroristes augmente. A ce rythme, dans un siècle la guerre d’Afghanistan ne sera pas encore achevée. Les Russes s’y étaient cassé les dents et nous sommes en train de faire de même. Mais comme chacun sait, il y a une grosse différence : les Russes sont des méchants qui avaient des visées expansionnistes tandis que nous nous sommes des gentils et nous nous battons pour la démocratie. C’est ce qu’on dit sur TF1, alors…

Une remarque encore à propos de l’Afghanistan : il parait qu’il n’y a jamais eu autant de champs de pavot et que les femmes y sont toujours voilées. Curieux. Il y a dix ans de cela, on nous avait pourtant promis que tout cela allait changer grâce à la démocratie que nos soldats venaient d’y installer de force. Comprenne qui pourra.

Mais revenons à notre grand Lama. La deuxième chose qui m’étonne dans notre attitude à son égard, c’est qu’on ne le défende pas plus, puisqu’on lui a volé son état. Quand l’Irak avait envahi le Koweït, tout le monde s’y était mis pour repousser l’affreux envahisseur (ceci dit, quand le même envahisseur avait déclaré la guerre à l’Iran, on ne l’avait pas réprimandé, au contraire, on lui avait vendu des armes). Quand la Russie envahit la Géorgie pour protéger ses ressortissants russes qui ont été attaqués par l’armée géorgienne, tout le monde crie au scandale et celui qui crie le plus fort, c’est Bush, lui qui a pourtant envahi l’Irak pour des raisons fort douteuses et mensongères.

Alors ? Et bien il semblerait, si on résume tout ceci, que le plus fort gagne toujours et a toujours raison. Si on ne remet pas le Lama sur son trône, c’est parce que la Chine est trop puissante, sinon ce serait déjà fait. Il serait devenu un homme de paille officiel (comme Karzaï et les autres), ce qu’il est déjà en fait puisqu’il sert indirectement nos intérêts (ou du moins ceux de nos amis américains). On l’accueille à bras ouverts puisque cela permet de faire pression sur les Chinois. Certes, on ne va pas leur demander l’indépendance du Tibet (sinon, si on revient toujours en arrière, pourquoi ne pas rendre leur terre aux Palestiniens ?) mais on pourrait trouver quelques petits arrangements, non ? Des accords commerciaux par exemple. On ferme les yeux sur le Tibet et vous nous achetez une dizaine de centrales nucléaires.

Tiens, c’est justement ce que Sarkozy vient de faire. Quel homme, tout de même. Evidemment, moi qui suis naïf, je n’ai toujours pas compris pourquoi on aide la Chine à construire des centrales tandis qu’on est à deux doigts de lancer une bombe atomique sur l’Iran qui développe la même technologie. Il est vrai qu’on avait fait la même chose avec l’Irak. Cela a permis d’aller la détruire un peu après, cette centrale. Construire et détruire, c’est toujours faire des affaires non ? La libre circulation des biens et des personnes comme on dit.


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18/08/2008

Mahmoud Darwich (3)

Ainsi donc Mahmoud Darwich a bénéficié de funérailles nationales. C’est assez rare pour un poète et mérite que nous le soulignions. On pourrait comparer son enterrement à celui de Victor Hugo en France, lui aussi connu pour ses activités politiques. Car bien évidemment, c’est moins le poète que les Palestiniens ont célébré que l’infatigable défenseur d’un état palestinien. De même que les Occidentaux ont surtout vu en Soljenitsyne celui qui a condamné le goulag, beaucoup plus qu’ils n’ont vraiment apprécié l’écrivain.

Ceci étant dit, les différences entre les funérailles des deux hommes de lettres restent significatives. L’écrivain russe était retourné dans sa patrie, celle de ses jeunes années, qu’il avait trouvée changée (on peut tout de même espérer que c’était en mieux) et il a été enterré, comme il l’a voulu, selon le rite orthodoxe.

Mahmoud Darwich, lui, a reçu les honneurs d’un pays qui n’existe toujours pas. Quelque part, donc, cet hommage n’en est pas un puisqu’il émane du cœur des hommes mais n’est pas vraiment officiel.

De plus, s’il est bien revenu vivre en Palestine, c’est dans un pays étranger qu’il s’est retrouvé, en l’occurrence celui d’Israël (1). Sa situation est un peu comparable à celle d’un Alsacien d’expression française qui serait revenu en Alsace occupée en 1871. C’est chez lui et ce n’est pas chez lui.

Enfin, fait significatif entre tous, il a fallu demander l’accord de l’occupant israélien pour savoir où on allait l’enterrer. La logique aurait voulu que ce fût dans son village natal, en Galilée, mais ce privilège lui a été refusé. Il reposera donc bien en Palestine, mais pas dans son pays et encore moins dans son village, celui qu’il avait si bien chanté dans ses poèmes.

Ce village, c’était Birwa (Al-Birweh). Je dis « c’était » car il a été rasé en 1948 par les Israéliens et est devenu Akheï Ehud, à l’époque où ceux-ci construisaient leur état et jetaient sur les routes 750.000 Palestiniens. Il ne reste que le cimetière (2). Cela aurait tout de même suffi pour y inhumer notre poète, mais même cela lui fut refusé.

Il faut dire que si on se place du point de vue israélien, il était impossible de donner un tel accord. En effet, accorder une sépulture à un Palestinien en Galilée, c’était reconnaître que cette terre lui appartenait comme elle avait appartenu à ses ancêtres. En d’autres termes, outre le symbole politique dangereux qu’aurait représenté la tombe de Darwich, c’était prendre le risque de voir les descendants des 750.000 expulsés revenir prendre possession de leurs terres (je ne dirais pas de leurs biens puisque tout a été détruit).

Le cimetière lui-même est menacé. Son accès est contrôlé entièrement par deux municipalités juives, Yasur et Achihud, lesquelles ont pris possession de toutes les terres de l’ancien village.

Darwich savait que ce retour au pays natal lui serait refusé, aussi avait-il simplement manifesté le souhait d’être enterré en Palestine. D’où l’autorisation qui a été accordée de l’inhumer à Ramallah.

Pourtant, de son propre aveu, c’est le souvenir de ce village, d’où il a été chassé avec ses parents alors qu’il avait sept ans, qui est à l’origine de toute sa poésie, une poésie de l’absence, du souvenir et de la nostalgie.

Voici comme il s’exprimait :

« Je préfère garder les souvenirs qui s’attardent toujours dans des espaces ouverts, des champs de pastèques d’oliviers et d’amandiers. Je me souviens du cheval attaché au mûrier dans la cour et comment j’étais monté dessus avant qu’il me fasse tomber et que je sois puni par ma mère… Je me souviens des papillons et du net sentiment que tout était ouvert. Le village était sur une colline et tout s’étendait en contrebas

Plus rien n’est ouvert, aujourd’hui en Palestine. Ce qui n’a pas été détruit est maintenant isolé par le mur.

Certes, on aurait pu enterrer Darwich à Judeidi, le village arabe le plus proche de l’ancien Birwe (là où la famille du poète est revenue s’installer, le plus près possible de leurs anciennes terres). Mais comme disait son frère, Mahmoud n’était pas de Judeidi, il était de Birwe. Et sa mère, qui vit toujours (85 ou 95 ans selon les versions que j’ai consultées), avoue « Je voudrais que mon fils soit enterré ici, mais ce n’est pas que mon fils, c’est le fils du monde arabe tout entier.»

Sa mère !

J’ai la nostalgie du pain de ma mère,
Du café de ma mère,
Des caresses de ma mère...
Et l'enfance grandit en moi,
Jour après jour,
Et je chéris ma vie, car
Si je mourais,
J'aurais honte des larmes de ma mère !


Enfin, bref, voilà pourquoi Mahmoud, aujourd’hui, est enterré à Ramallah et non à Birwe.


Le comble, c’est que du coup les membres de sa propre famille ont dû demander des autorisations pour assister à l’enterrement. Comme Arabes ayant la citoyenneté israélienne, ils n’ont pas le droit de pénétrer dans des zones contrôlées par les Palestiniens telle que Ramallah.
Enfin, finalement, les difficultés furent aplanies et les Darwich purent voir le cercueil mis en terre. C’est déjà cela car Mahmoud, lui, après trois années consécutives d’assignation à domicile, avait été déchu de sa citoyenneté et on lui avait refusé le droit de voir sa famille jusqu’au milieu des années 90 (accords d’Oslo).

Quant à son œuvre poétique, elle est interdite dans les écoles israéliennes, même les écoles arabes.

Pauvre poète. Le voilà issu d’un village détruit et d’une terre confisquée. Enterré en dehors de sa Galilée natale, il repose certes en terre palestinienne, mais pas dans un état palestinien. Quant à ses textes, ils sont officiellement censurés chez lui, même s’ils sont lus par le monde entier. Car aucun mur, jamais, n’arrêtera la poésie et son message de liberté.

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1. Enfin pas vraiment. Depuis 2005, Israël a décidé de se désengager d'une partie de la Cisjordanie et de Gaza. Ces territoires sont donc « occupés par fait de guerre et ne font pas partie du territoire d’Israël, mais ils ne constituent pas non plus un état palestinien indépendant.

2. Pendant des années, les Palestiniens ont essayé d’empêcher les fermiers israéliens de faire paître leurs troupeaux dans le cimetière. Ils ont finalement pu mettre une clôture. Mais aujourd’hui, on construit une grande étable et celle-ci dresse sa structure métallique au-dessus des tombes. La maison du grand-père Darwich se trouvait près de l’entrée de ce cimetière. Des nombreux arbres fruitiers qu’il possédait, il ne reste qu’un grenadier. Un vieil habitant, qui avait 18 ans en 1948, conserve encore la clef rouillée de sa maison détruite et la montre à qui veut la voir.




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17/08/2008

Réveil matinal

Chaque matin, au sortir de la nuit
Il faut, encore plongé dans les rêves,
Goûter ce noir nectar
Au parfum de tropiques.

Le humer lentement,
Et le respirer avec délice
Afin d’en percevoir
Le plus subtil parfum,
La quintessence aromatique.

Les yeux plongés dans le noir breuvage,
Encore ensommeillé
Et l’esprit plein de rêves,
On découvre alors un monde étrange
Et pourtant familier.
Mélange de songes évanouis et de pays lointains,
La boisson aux reflets métalliques
Vous emporte dans le monde que vous venez de quitter.

Les spectres de la nuit se devinent au fond de la tasse
Ainsi que les rêves évanouis et les désirs les plus fous.
Le passé défile et vos actions d’hier et d’avant-hier
Surgissent à la surface et s’évaporent lentement,
Emportées dans le parfum qui envahit la pièce.

Goûtez du bout des lèvres
Cette eau faite délice,
Sans vous presser jamais
Afin que tous vos souvenirs
Aient le temps de resurgir.

Puis regardez dehors,
Car connaître le temps qu’il fait
Est important pour celui qui voyage.

Ne vous dissipez pas.
Revenez aussitôt à la tasse fumante
Et contemplez-en les reflets.
Vos désirs et vos projets
Devraient déjà flotter en sa surface.

Si ce n’est point le cas,
Secouez lentement la tasse
En ayant soin de ne rien renverser
Afin de ne pas irriter les dieux.
Cette fois les projets seront là
Naviguant en ordre de bataille.

Une dernière fois, vous fermerez les yeux
Et respirerez fortement.
S’imposeront subitement des images d’outre-nuit,
Des contrées éloignées,
Des pays impossibles.

Buvez une gorgée, peut-être deux, et reposez la tasse.
Le présent, soudain, vous semblera accessible.
La nuit s’est dissipée, évanouie à jamais.
Reste le bel aujourd’hui et toutes les tâches à accomplir.

Prenez la route courageusement
Et si dehors il pleut,
Tout en marchant, repensez calmement
Au café matinal et à son parfum des tropiques.
Dans la moiteur de l’averse
Et l’odeur de la terre mouillée
Vous croirez vivre encore un réveil tranquille,
Quand vous étiez chez vous
Et que le goût du café vous aidait à oublier toute la nuit.


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02:01 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : réveil matinal, café