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09/01/2010

Dans les matins d'hiver...

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 Feuilly

 

 

 

Moins dix degrés quand je quitte la maison ce matin. Le sol est glissant avec cette neige des derniers jours qui s’est tassée sous les pieds des passants. J’arrive comme je peux à la gare et j’attends un train qui tarde à venir (locomotive en panne, aiguillages gelés ?). Sur le quai tout blanc le vent souffle. Il fait froid, vraiment froid. Il fait noir aussi, à cette heure. Rien de plus normal, on est en hiver, il n’y a rien à redire à cela. Je regarde les autres voyageurs. Emmitouflés dans leurs vêtements, ils se replient sur eux-mêmes sous l’effet des bourrasques et s’isolent. Personne ne parle et tout le monde attend dans l’obscurité ce train qui ne veut pas arriver.

Je me dis qu’on passe finalement sa vie à attendre quelque chose et que ce quelque chose arrive rarement. Bien sûr il faut forcer le destin, bien sûr. Il n’empêche que le train n’arrive pas. Et s’il arrivait enfin, où m’emporterait-il ? La vie en fait ressemble à ce matin d’hiver. On reste là, à côtoyer des inconnus, qui ne vous regardent pas et qu’à vrai dire on ne regarde pas non plus. Chacun attend pour lui son propre train qui le conduira à l’autre bout de la vie. Et après ? Que restera-t-il après ce beau ou ce moins beau voyage ? Il restera un quai désert, où soufflera le vent pour l’éternité et où la neige, malgré les moins dix degrés, ne crissera plus sous les pieds d’aucun passant. Il restera un quai où plus jamais ne passera le moindre train.

 

Ne serait-ce pas là la grande leçon de l’hiver ? Nous obliger à rentrer en nous-mêmes et nous faire réfléchir à ce que nous sommes inexorablement en train de devenir ?

 

 

 


01:52 Publié dans Errance | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature

07/01/2010

AL –NABIGHA-AL-DHOUBYANI

De ses longs cheveux se voilant…

 

Le voile a glissé sans qu’elle voulût

Le voir tomber.

D’une main le saisit et de l’autre

Nous fit signe

D’avoir à craindre Dieu, en réprimant

Notre curiosité avide.

 

Une main aux doigts teints,

Souple, aux extrémités déliées

Comme fruits de l’anam

Qui semblent ne pouvoir

se nouer, tant est grande

leur délicatesse.

 

Puis, de ses longs cheveux noirs

à demi bouclés se couvrant,

elle se ploya comme la vigne s’appuie

sur l’étançon qui la soutient.

 

Enfin elle te regarda comme

Pour te rappeler que, malgré sa prière,

Tu aurais pu obtenir

Ce que tu n’as pas essayé de prendre…

Lourd regard d’attente qu’un malade

Adresse à ceux qui le visitent.

 

AL –NABIGHA-AL-DHOUBYANI (vers 604 de l'ère chrétienne)

Ce poète fréquenta tour à tour les rois arabes qui gardaient les frontières de l’Empire perse ou byzantin et fut très renommé de son vivant. Texte trouvé dans "La poésie arabe", anthologie traduite et présentée par René Khawam, Phébus, Libretto, pages 61 et 62.

 

 

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Image Internet

04/01/2010

La neige

Dans la neige infiniment blanche,

je suis des traces.

Ce sont les traces de tes pas.

Enfin c’est ce que je crois,

mais comment en être certain

dans ce paysage où il n’y a rien,

rien que la neige et le silence,

un silence si grand

qu’on a du mal à imaginer qu’il puisse exister.

 

Voilà longtemps que je te cherche

et maintenant il neige et il fait froid.

J’avais espéré, en voyant tes empreintes,

te retrouver enfin.

Mais voilà que les flocons, uns à uns,

sont de nouveau en train de tout recouvrir.

 

Le chemin lui-même a disparu

et je marche maintenant au hasard,

ne sachant pas si je te retrouverai un jour.

Je ne sais même pas où je vais

et peut-être suis-je moi-même perdu.

 

Il neige et dans cette grande solitude

on ne distingue plus aucune trace,

rien que tout ce blanc qui a recouvert le monde

comme un linceul d’éternité.

 

 

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Feuilly

09:16 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, la neige

01/01/2010

Nouvelle année

Pour la nouvelle année, afin de vous présenter mes bons voeux, voici quelques citations de circonstance :

 

"Il faut laisser le passé à l'oubli et l'avenir à la providence."

Bossuet

 

"Nous entrons dans l'avenir à reculons."

Paul Valéry

 

"L'avenir est ce qu'il y a de pire dans le présent."

Gustave Flaubert

"L'idée de l'avenir est plus féconde que l'avenir lui-même."
Bergson (Henri)

"La vraie générosité envers l'avenir consiste à tout donner au présent."
Camus (Albert)

"Tout le malheur des hommes vient de l'espérance."

Albert Camus.

 

"On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère."

Jean-Jacques Rousseau.

 

Il ne faut avoir aucun regret pour le passé, aucun remords pour le présent, et une confiance inébranlable pour l'avenir."
Jean Jaurès

"Il y a en chacun de nous des calculs que nous nommons espérances."

Platon

 

"Il ne faut pas lier un navire à une seule ancre, ni une vie à un seul espoir."

Épicète

 

                     "L'espérance a fui comme un songe,

                     Et mon amour seul m'est resté!"

Gérard de Nerval

 

 

                      N'attends pas que les événements arrivent comme tu le souhaites. Décide de vouloir ce qui arrive... et tu seras heureux. [Epictète]

 

 

 

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Feuilly 

 

 

 

 

 

 

 

 

14:51 Publié dans Blogue | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature, citations

31/12/2009

Un conte de Noël (fin)

Alors, les mois et les années passant, sa  réputation ne fit que croître, comme on le pense bien. Quand il revenait dans un village déjà visité précédemment, tout le monde sortait des maisons et on lui faisait fête. Ce n’est pas la nourriture qui lui manquait, ni le vin et s’il n’avait plus la moindre pièce de monnaie en poche, il n’avait jamais aussi bien vécu. Tout en mangeant et en engloutissant le pain et les pâtés qu’on lui offrait à profusion, il caressait la joue d’une fillette et expliquait que Dieu aimait les enfants et leur innocence. On le laissait faire car c’était un honneur de voir sa propre fille caressée par un tel mage, qui disait de si belles choses et même si on ne les comprenait pas toutes, on devinait que celui qui les proférait avait sa place à la droite de Dieu, ce qui n’était tout de même pas rien.

 

Sa popularité prenait chaque jour de l’ampleur et parfois à son insu. Ainsi, une fois qu’il était invité à un repas de noce, un des villageois, pour lui être agréable, fit apporter une barrique de vin, pour qu’il puisse offrir à boire à l’assemblée. C’était une attention délicate : il remercierait ainsi les jeunes mariés de leur invitation et ne se ferait pas passer pour un vulgaire pique-assiette. Mais les convives, qui avaient déjà bien bu, ne comprirent pas d’où sortait ce tonneau et il s’imaginèrent que leur mage avait transformé l’eau insipide du puits en un vin délicieux et capiteux. Lui, tout en riant dans sa barbe, s’est contenté de lever son verre, car il savait qu’en s’entourant de mystère, son crédit ne ferait que croître.

 

Parfois, il organisait lui-même ses tours de magie, comme la fois où il mit un puissant soporifique dans la boisson d’un pauvre diable. Ce somnifère, mélangé au vin, eut un effet insoupçonné. Le villageois tomba dans une espèce de coma éthylique qui le laissa sans connaissance et sans souffle pendant plus de vingt-quatre heures. On s’apprêtait déjà à l’enterrer quand notre mage réapparut, un peu surpris lui-même des conséquences inattendues de son breuvage. Décontenancé, mais ne pouvant avouer la vérité, il conseilla cependant d’attendre encore un peu avant de laisser faire les fossoyeurs. Bien lui en prit car quelques heures après le mort ouvrait un œil, à la stupéfaction de tous. Il n’en fallut pas plus pour que de simple devin notre héros ne fût déclaré d’essence divine. Proclamé malgré lui fils de Dieu, il continua donc à parcourir le pays, acclamé par tous. Des foules immenses l’attendaient le long des chemins, on se prosternait devant lui, les jeunes filles tombaient en pâmoison, quand elles ne tentaient pas carrément de l’embrasser. Lui, imperturbable et prenant son rôle très au sérieux, parlait des temps futurs et de ce Royaume de Dieu où la vie serait enfin supportable et bien différente de celle que l’on connaissait aujourd’hui (c’était à espérer). Il n’y aurait plus de percepteurs d’impôts, plus de policiers zélés, plus de marchands avides ni même de prêteurs sur gage pour plonger les pauvres gens dans la misère. Non, il n’y aurait plus rien de tout cela, rien que des plaines verdoyantes où couleraient le vin et le miel.

 

Evidemment, tous ces attroupements qui se formaient sans arrêt, cela commençait par faire un peu désordre et les autorités se mirent à surveiller discrètement les moindres déplacements de l’homme de Dieu. Ses histoires de paradis et de monde meilleur, on s’en moquait bien. Après tout, cela faisait rêver le peuple et pendant qu’il rêvait celui-ci ne pensait pas à se révolter. Mais venir contester les autorités religieuses en place, c’était beaucoup plus délicat car, on le sait bien, le pouvoir politique s’appuie toujours sur la religion officielle et réciproquement. Et puis venir critiquer les notables, leur reprocher leur richesse et venir sous-entendre que demain, dans ce merveilleux paradis, ils pourraient bien ne plus être les premiers, voilà une chose qu’on ne pouvait guère tolérer. Alors, un jour que notre vagabond mystique, sûr de son succès, s’était aventuré jusque dans la capitale (où il avait d’ailleurs reçu un accueil triomphal), on décida tout bonnement de l’arrêter. On n’avait d’abord pensé qu’à l’enfermer dans une prison quelconque, afin que l’engouement des foules retombât un peu, mais les prêtres, qui étaient plus hargneux que les juges et les policiers réunis et qui craignaient surtout pour leur petit commerce (car ce fils de Dieu, devenu complètement fou, avait osé affirmer qu’il valait mieux aimer son prochain que d’apporter des présents au temple), ne l’entendirent pas de cette oreille. Ils manœuvrèrent si bien auprès des autorités (lesquelles avaient sans doute quelques dettes à leur égard, car on sait que la religion est parfois fort utile pour inciter les gens à se résigner et à renoncer aux revendications les plus légitimes) qu’on décida purement et simplement d’éliminer ce fils de Dieu si encombrant. Après un jugement sommaire, l’exécution fut donc décidée. La foule, retournée par quelques sermons bien ajustés, applaudit des deux mains, ce qui laisse quand même rêveur si on réfléchit à son  inconstance et sa versatilité. Le plus surprenant, ce fut en fait l’attitude de notre mage lui-même. Alors qu’il n’était jamais à court d’arguments et qu’il était passé maître dans l’art de manier la parole devant un public, là il resta complètement muet devant ses juges. Avait-il compris que l’issue de cette affaire était déjà décidée et qu’il ne servait plus à rien de se défendre ? S’était-il imaginé que le peuple allait se soulever et venir le libérer, ce qui aurait encore accru son prestige ? Ou bien avait-il fini par croire lui-même à toutes les histoires qu’il avait racontées et considérait-il qu’il était temps d’en finir et de rejoindre celui qu’il appelait son père et qui n’était autre que Dieu lui-même (lequel, après tout, le sauverait peut-être à la dernière minute) ? Ou bien encore avait-il pensé que ses parents, une dernière fois, allaient surgir au bon moment pour le ramener à la maison ? Difficile à dire. Tout ce que l’on sait c’est qu’il fut exécuté avec quelques brigands qui comme lui avaient l’habitude de traîner sur les chemins.

 

On n’aurait plus jamais entendu parler de lui si ses compagnons n’avaient tenté de conserver sa mémoire. Qu’auraient-ils pu faire d’autre, les pauvres ? Subitement privés de ressources, ils continuèrent d’aller de village en village, expliquant que la disparition physique de leur maître n’enlevait rien à la pertinence de son message : plutôt que de se calfeutrer chez soi et de vivre sur un tas d’or, il valait mieux ouvrir sa porte et partager ses richesses avec les plus démunis. Et tout en rappelant ces belles paroles, ils tendaient humblement la main. On dit qu’il se trouvait toujours quelqu’un pour y glisser une petite pièce.

 

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Palestine

29/12/2009

Un conte de Noël (suite)

Mais revenons à cet enfant, car c’est lui le sujet de notre histoire. Des parents souvent absents, un soupçon d’illégitimité sur les épaules, il ne pouvait que tourner mal, par réaction. Et puis avec tout ce qu’il entendait comme rumeur sur sa génitrice, il n’y avait pas de raison qu’il la respecte. Alors il faisait les quatre cents coups, un peu par malice, un peu pour attirer l’attention. Ses copains le méprisaient car ils savaient qu’il n’y avait pas beaucoup d’argent chez lui et ils ne se privaient pas de lui dire comment sa mère arrondissait les fins de mois. Le lieu de sa naissance avait même donné lieu à une légende. On prétendait qu’il était né dans une ferme à l’abandon. Et tout le monde de rire en imaginant le bébé coincé entre les ânes et les bœufs, tout nu sur la paille et maculé de bouse de vaches. Lui, à la longue d’entendre toutes ces méchancetés, s’était endurci et il avait même fait de sa pauvreté légendaire la base de sa réputation. D’accord, il n’était qu’un bâtard, mais un bâtard qui savait ce qu’il voulait. A douze ans il était ainsi devenu un chef de bande respecté, qui avait su asseoir son autorité sur sa seule valeur et non sur un quelconque prestige familial.

 

Il organisait de petits vols dans les magasins et revendait sa marchandise en douce. Pour l’aider dans cette entreprise, il avait donc constitué une petite équipe de quatre garnements lesquels lui vouaient une admiration sans borne. Il faut dire qu’il savait s’y prendre pour imposer son point de vue et même devant les autorités il ne baissait pas la tête. Ainsi, une fois qu’un commerçant, le soupçonnant de quelque larcin, l’avait conduit devant un prêtre, afin qu’il lui fasse la morale, il était parvenu à détourner la conversation et à orienter le débat sur des questions religieuses. A la fin, ils étaient au moins dix prêtres à discuter, le livre sacré ouvert devant eux, mais lui n’était pas du tout impressionné. Au contraire, il argumentait à partir des extraits qu’on lui lisait et il aurait fini par convaincre tout le monde que le vol était légal car Dieu voulait que tous les hommes, ses enfants, soient traités sur un pied d’égalité. Or certains sont riches, disait-il et d’autres sont pauvres et cela par la faute de la société. Jamais l’Etre suprême n’a pu vouloir une telle situation. En volant, concluait-il, je ne fais que rétablir l’équilibre au profit des plus pauvres, autrement dit des gens comme moi. Les prêtres, bien entendu, étaient offusqués en entendant de tels propos et ils cherchaient dans leurs écrits un passage qui prouvait que Dieu non seulement autorisait la richesse mais même qu’il préférait les personnes riches et honnêtes aux misérables pauvres et chapardeurs. Le problème, c’est qu’un tel passage, ils avaient du mal à en trouver un dans le livre de la Loi et lui, pendant ce temps-là, il continuait à argumenter et à tenter de prouver que Dieu ne pouvait pas approuver une richesse acquise malhonnêtement, sur le dos des plus pauvres, même si cela s’était fait légalement. A la fin, quand ses parents, qui une fois de plus étaient à sa recherche, le retrouvèrent, il était assis tranquillement au milieu des grands prêtres, pendant que ceux-ci se disputaient méchamment sur la manière dont il fallait interpréter le texte sacré. Rien d’étonnant, après de tels exploits, qu’il suscitât l’admiration chez les petits voyous de son espèce.

 

Plus tard, comme on s’en doute, il a assez mal tourné. Comme il n’aimait pas trop le travail et qu’il avait été habitué à obtenir de l’argent facilement, il a continué dans cette voie. Au lieu de se trouver un métier honnête comme son père, il a préféré courir les chemins et vivre d’expédients. En fait, adulte, il a reproduit ce qu’il avait déjà fait enfant, c’est-à-dire qu’il a débauché quelques pêcheurs illettrés et un peu naïfs pour se constituer une petite cour de fidèles qui l’aidaient dans ses entreprises louches. Dans un premier temps, ils avaient vécu de rapine, mais très vite il comprit qu’ils finiraient tous par avoir des ennuis avec les autorités s’ils persistaient dans cette voie. Alors, plus subtilement, il s’est fait passer pour une sorte de mage, qui savait prédire l’avenir. Il rentrait dans les villages avec toute sa troupe et il se mettait à haranguer les foules, parlant de Dieu et de ses bienfaits qui tardaient un peu, en effet, à se manifester, puis il rassurait tout le monde en expliquant que tout cela n’était qu’une question de temps et que bientôt les pauvres n’auraient plus faim tandis que les riches tireraient le diable par la queue. Les gens l’écoutaient, mi-amusés, mi-intrigués, mais finalement, au fond d’eux-mêmes, tout ce qu’il disait là leur plaisait bien. Cela signifiait que sans s’en rendre bien compte lui-même, notre brigand se transformait en agitateur politique et qu’après son départ les villageois se mettaient à rêver d’un monde meilleur, où la vie serait plus facile et surtout plus juste.

(à suivre)

26/12/2009

Un conte de Noël

Ce n’était pas un mauvais garçon, on ne peut pas dire cela, mais il avait quand même passé toute son enfance dans les rues, à traîner et à chaparder ici ou là. C’est vrai que ses parents n’étaient pas bien riches, mais enfin ce n’est pas une raison suffisante et nous connaissons tous des personnes peu argentées qui s’occupent admirablement de leurs enfants. Ils les éduquent, les poussent à aller à l’école et tentent de les mettre  sur le droit chemin. Ici, ce n’était pas vraiment le cas. Le père était menuisier-ébéniste et ma foi il avait peu de temps à consacrer à son fils. Toujours à travailler dans son atelier, jusqu’à des dix heures du soir en été, il faisait visiblement ce qu’il pouvait pour nourrir sa petite famille. Il faut croire cependant qu’il n’y arrivait pas vraiment car son épouse louait ses services comme femme d’ouvrage un peu partout dans la ville, manifestement pour arrondir  les fins de mois. Elle était courageuse, la brave dame, mais du coup elle n’était pas souvent à la maison non plus et on sait ce que cela veut dire. Quand le gamin rentrait de l’école et qu’il ne trouvait personne pour lui offrir un biscuit ou un verre de lait, il ressortait aussitôt, laissant là les devoirs et les leçons. Souvent quand la mère rentrait après ses ménages, vers les huit heures du soir, elle devait encore se mettre à arpenter les rues à sa recherche. Elle le retrouvait habituellement sur la place, en train de s’encanailler avec une bande de vauriens. Elle le réprimandait un peu, pour la forme, puis le ramenait toute contente à la maison, heureuse de l’avoir récupéré aussi vite.

 

Malheureusement, il n’en allait pas comme cela tous les soirs et il arrivait (les voisins pourraient encore en témoigner) qu’on voyait les deux parents, la mère et son menuisier de mari, en train d’arpenter les rues et les champs des alentours à la recherche de leur fils et cela jusqu’à une heure avancée de la nuit. Parfois ils le retrouvaient juché au sommet d’un arbre ou bien dissimulé dans une grotte. Dans ces cas-là le chenapan ne faisait aucun bruit dans l’obscurité et laissait d’abord ses parents passer plusieurs fois à deux mètres de lui avant de se décider à manifester sa présence. Il y avait donc bien longtemps que la nuit était tombée quand ces pauvres gens retrouvaient enfin leur rejeton. C’est à coups de bâton que le père ramenait alors le fils « prodigue » à la maison et tout le monde savait qu’ils l’avaient retrouvé rien qu’en entendant les cris du petit, qui hurlait comme un cochon qu’on égorge. Personne ne disait rien et tout le monde laissait faire car enfin ce n’était tout de même pas normal de faire enrager ainsi ses parents tos les soirs. A la limite, chacun était content d’entendre les fameux cris, cela voulait dire que le vaurien avait été retrouvé et que le voisinage n’avait plus à s’inquiéter. C’est qu’à cette époque et dans une petite ville comme celle-là, tout le monde s’occupait de vos affaires en permanence et la vie privée était quasi publique. Qu’une femme soit enceinte et tout le quartier était au courant avant même que le mari ne le soit. Et si une autre trompait son époux, cela se savait aussi bien entendu, cela se disait, se répétait et à la fin cela prenait des proportions gigantesques.

 

Que n’avait-on pas dit, d’ailleurs, sur la femme du menuisier. Les pires horreurs, vous n’imaginez pas ! Certains assuraient qu’elle ne faisait pas que des ménages dans ces familles riches où elle allait nettoyer. Les uns pensaient qu’elle monnayait ses charmes (car elle était particulièrement mignonne, la petite) mais d’autres, plus piquants, soutenaient carrément qu’elle faisait cela par vice. Dans le fond, personne ne savait rien de précis, mais la rumeur avait fini par prendre une telle ampleur que chacun restait convaincu que la petite dame du menuisier menait une mauvaise vie. On avait même été jusqu’à dire que son chenapan d’enfant n’était pas le fils de son père. Et c’est vrai qu’il ressemblait bien peu au menuisier, tant par le physique que par son manque de goût pour le travail, mais bon, ce sont des choses qui arrivent souvent sans que pour autant on puisse en conclure grand chose. Dans notre histoire, pourtant, il s’était trouvé des voisines pour se souvenir que l’accouchement n’avait pas eu lieu ici, dans la ville, mais bien loin, à l’autre extrémité du pays. Or, on ne fait pas un tel mystère quand il n’y a rien à cacher, non ? Il n’en avait pas fallu davantage pour décréter que cet enfant était illégitime et qu’en un mot le pauvre artisan ébéniste était carrément cocu. Tout le canton le savait, sauf lui, bien entendu, qui continuait à s’acharner sur son travail jusqu’à des dix heures du soir, comme je l’ai déjà dit. Cela faisait mal au cœur quand on passait devant l’atelier et qu’on l’entendait raboter ou scier sans relâche. « A quoi bon » disaient les gens, « si c’est pour nourrir une femme infidèle, une traînée quoi et un enfant qui n’est même pas le sien ? »

 

(à suivre)

23/12/2009

Revenir

Ainsi donc, il passait le plus clair de son temps à déambuler dans les lieux où il avait vécu. Déçu par ce fameux paradis dont on lui avait tant vanté les merveilles depuis sa plus tendre enfance, il préférait se promener dans les endroits qu’il avait aimés autrefois. C’est qu’il avait du temps pour flâner, maintenant, il n’y avait pas à dire ! C’est carrément l’éternité qu’il avait devant lui ! Mais jouir de l’éternité, c’est bien, certes, mais encore faut-il être vigilant et ne pas se laisser gagner par l’ennui… Il convient donc de s’occuper, sinon on risque de sombrer dans la mélancolie et pour longtemps encore.  Se laissant guider par sa mémoire, il retournait donc dans les lieux qu’il avait connus, tentant de faire revivre en lui les impressions qu’il y avait éprouvées.

 

Parfois, rien n’avait changé et il lui arrivait même de croiser quelques protagonistes du temps de sa jeunesse. Bien sûr ils avaient vieilli et on comprenait, rien qu’à les regarder, qu’ils se rapprochaient eux aussi de l’issue fatale, mais le fait de les voir là, en chair et en os, en train de vaquer à leurs occupations, renforçait l’illusion que lui-même était encore en vie. Certes, il passait inaperçu au milieu d’eux, mais il lui semblait toujours qu’il aurait pu s’arrêter, leur mettre une main sur l’épaule et leur parler. « Comment vas-tu Jacques ? » « Et toi, Henri, toujours passionné par l’océan et ses lointains inaccessibles ? » «Tiens, Jean, c’est bien toi ? Et la petite Myriam, tu as fini par l’épouser, hein, sacré coquin ? » Certes, de telles conversations étaient impossibles, il le savait bien, mais à chaque fois il avait l’impression qu’il s’en serait fallu d’un rien pour que tout recommence comme avant. Ce n’était qu’une illusion, mais une illusion qui le rendait heureux et ma foi cela valait mieux que de s’ennuyer ferme dans le triste paradis du Bon Dieu.

 

D’autres jours, par contre, ses pas l’amenaient dans des endroits qu’il ne reconnaissait plus et c’était alors un choc car il se rendait compte qu’il avait beau être immortel, une partie de lui n’en avait pas moins irrémédiablement disparu. C’était alors comme s’il était mort une seconde fois. Comme ce jour où il se retrouva dans la prairie où avait été construite son école primaire. Il n’y avait plus rien, rien que des herbes même pas fauchées. C’était devenu un lieu sauvage, rendu à la nature. Les petits baraquements en bois où il avait appris à lire et à écrire s’étaient littéralement volatilisés, comme s’ils n’avaient jamais existé. Pourtant, que de souvenirs conservait-il en lui et comme tous les moments qu’il avait passés là lui étaient chers !

 

Il se revoit, suçotant son crayon tout en regardant, admiratif, ces étranges hiéroglyphes que le maître traçait au tableau noir. Et il se souvient parfaitement de son émerveillement quand, plus tard,  il put commencer à déchiffrer ces étranges signes, qui se mirent subitement à former des phrases et, ô miracle, à prendre un sens. Et voilà que tout cela avait disparu, comme si cela n’avait jamais existé. Et le vieux maître, où était-il maintenant ? Mort aussi, évidemment. Pourtant, il lui semblait encore le voir faire la lecture devant la classe et raconter l’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin, qui se battait baievb9jm5N.jpgcourageusement toute la nuit pour échapper à son destin et aux crocs du loup affamé. Mais à la fin elle se couchait, la pauvre Blanquette et le loup la dévorait. C’est sans doute la même chose qui était finalement arrivée au cher instituteur. Un soir, fatigué de tous ces cours qu’il avait donnés pendant autant d’années, il s’était couché dans son lit et ne s’était plus jamais relevé. Il avait attendu là, sans rien dire, que la nature fasse son travail et que la vie se retire discrètement. Il l’avait sentie qui s’en allait, lentement mais sûrement ; ce froid qui montait dans les jambes, ce pouls qui semblait ralentir… A certains moments, il se révoltait encore et tentait de prendre un livre déposé sur la table de nuit, afin de continuer à lire l’histoire qu’il avait commencée quelques semaines plus tôt, au début de sa maladie. Lire, c’était encore vivre, aller de l’avant, progresser avec des personnages, découvrir ces pays merveilleux où il n’était jamais allé, si ce n’est en rêve.  Et puis un matin, à l’aube, fatigué par une longue nuit d’insomnie, il n’avait plus résisté et la mort l’avait pris là, épuisé d’avoir mené autant de luttes, résigné pour la première fois.

 

Avait-il seulement existé ? La disparition de l’école laissait planer un doute… En réalité, il ne survivait plus que dans la mémoire de son élève mais le fait que celui-ci fût déjà mort réduisait la consistance de ce souvenir à pas grand chose. Quant à cet enseignement auquel le vieux  maître avait consacré toute son existence, qu’en restait-il, finalement ? Un cahier d’écolier oublié dans un grenier, peut-être, et puis ces regrets du temps passé, exprimés par un fantôme. Autant dire rien du tout. C’était pourtant sur cette transmission du savoir qu’il avait bâti toute sa vie, y puisant non seulement la force de continuer mais même y cherchant la seule justification de son passage sur terre. Tout cela en pure perte, puisque tout avait disparu, le maître, l’élève et même la petite école en bois.

 

 

 

00:36 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature

19/12/2009

Des mots, des livres et des lecteurs

Une pause automnale se doit de finir en même temps que l’automne. Il est grand temps, dès lors, de reprendre notre plume et de tenter de trouver notre chemin à travers les mots.

 

Mais que sont les mots, finalement ? Quel sens ont-il vraiment ? Attribuons-nous tous, au même mot, le même sens ? On dit que les dictionnaires ont trente ans de retard sur la langue qui est réellement parlée. Sans doute en va-t-il de même pour nous. Après tout, nous ne faisons que répéter ce que notre instituteur nous a enseigné et lui-même restituait ce qu’on lui avait appris. Ce qui fait qu’entre ce qu’un enfant de six ans apprend sur les bancs de l’école et le sens réel des mots dans la rue au même moment, il y a déjà un écart non négligeable. Par la suite, nous évoluerons peu, ce qui fait qu’un même terme n’aura pas vraiment la même signification selon qu’il est employé par un grand-père ou par son petit-fils. Heureusement, ils parviennent encore se comprendre, mais il n’est pas sûr que les vocables qu’ils utilisent aient vraiment la même signification.

 

De plus, comme chacun sait, chaque mot peut avoir des sens différents et c’est le contexte seul qui détermine lequel il faut choisir. Quant à savoir si nous opérons tous le même choix, c’est une question qui est vaine, car nul ne pourrait apporter de réponse.  En effet, à côté de la signification classique qu’on trouve dans le dictionnaire (je devrais dire à côté d’une des significations classiques) chaque mot a des connotations annexes, des nuances parallèles, qui font qu’une sorte d’aura un peu mystérieuse l’enveloppe. Dans cette aura, dans ce brouillard, chacun de nous va puiser ce qui l’intéresse, selon sa culture, ses affinités, sa sensibilité. Du coup, on pourrait se demander si une même phrase (qui comporte quand même pas mal de mots) est vraiment comprise de la même manière par deux personnes différentes. Nous-mêmes, quand nous lisons un livre, pouvons-nous toujours avoir la prétention d’avoir deviné exactement ce que l’auteur voulait dire ? Non bien sûr. L’écrivain, de son propre aveu, n’a déjà fait qu’approcher la réalité qu’il voulait exprimer, il l’a rendue tant bien que mal et plutôt mal que bien. De notre côté, nous venons avec nos préjugés, nos imperfections, notre méconnaissance de la matière traitée (que puis-je comprendre à la Sicile ou à la Scandinavie si je n’y ai pas vécu au moins vingt ans ?), notre différence d’âge, de nationalité et nous tentons tant bien que mal de saisir le sens de ce que nous lisons.

 

Souvent, un livre prend de l’importance à nos yeux quand il parle d’une réalité que nous comprenons. Nous sommes fiers alors de nous rende compte qu’un écrivain célèbre s’est penché sur les mêmes problèmes que nous et y a apporté des solutions semblables aux nôtres. Illusion probablement que tout cela. Sans doute extrapolons-nous à partir de son texte et tentons-nous d’y trouver ce qui en fait est enfoui au plus profond de nous-mêmes. Entre ce qu’a tenté de dire l’auteur et ce que nous faisons semblant de comprendre, existe un hiatus qui n’est pas près d’être comblé. Enfin, ce n’est pas grave, au moins cela nous fait réfléchir et nous apprend à nous connaître. Gnautis eauton, disait Socrate. « Connais-toi toi-même ».

 

Remarquez aussi que chaque lecteur, quand il aborde un nouveau livre, vient avec toutes ses lectures antérieures, lesquelles vont influencer d’une manière ou d’une autre la manière dont il va percevoir ce texte encore inconnu de lui. Certains passages vont évoquer pour lui tel ou tel extrait lu antérieurement, lequel va influencer sa compréhension du fragment qu’il a sous les yeux. Ainsi, si on a beaucoup parlé de l’intertextualité (les auteurs ne faisant que se recopier et s’imiter les uns les autres, volontairement ou non), il conviendrait maintenant de redonner au lecteur la place de choix dans le phénomène littéraire, car que vaut un texte s’il n’est pas lu et surtout que vaut-il s’il n’éveille rien chez le lecteur ? Or nous venons de voir qu’il n’éveille que ce qui se trouvait déjà dans les consciences (même si c’était bien enfoui). L’auteur est donc moins un homme qui donne sa version des choses (mais il est cela aussi et même d’abord cela) qu’un éveilleur de conscience. C’est sans doute cela que nous recherchons dans les livres, une manière de renouer avec nous-mêmes, avec notre moi le plus profond. En d’autres mots, si les livres nous plaisent, c’est parce qu’ils parlent de nous (ou nous font croire qu’ils parlent de nous), sinon, pourquoi croyez-vous qu’il y aurait autant de lecteurs ?

 

Allons, plus sérieusement, disons que les grands livres traitent de l’homme, ils sont universels et c’est en tant que tels que nous les lisons et qu’ils nous intéressent.

 

 

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10/12/2009

Pause d'automne

Pause d'automne, autrement dit pré-hivernale. Le temps me manque pour écrire ici sereinement.

 

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 Feuilly

 

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05/12/2009

Instant d'éternité

Finalement, ce n’était pas si terrible d’être mort. Sa vie (si l’on peut dire), s’écoulait calme et tranquille. Certes, il ne parvenait pas à lire, ne sachant plus tourner les pages, mais il pouvait par contre jouir du soleil et se promener le long du fleuve sans se faire remarquer, ce qui était tout de même appréciable. Parfois, durant les longues après-midi d’été, il s’asseyait sur un banc et restait là à contempler l’écoulement régulier de l’eau. C’était une manière comme une autre de comptabiliser le temps qui passe et de mieux apprécier l’éternité dont il jouissait maintenant. Il regardait aussi les femmes qui marchaient sur le chemin et qui étaient loin de soupçonner sa présence. Il les trouvait belles, terriblement belles et ne pas pouvoir le leur dire gâchait tout de même son plaisir. Mais le plus dur, c’était le matin, au réveil, quand il voulait se contempler dans un miroir et qu’il n’apercevait plus son image. Cela lui faisait un choc à chaque fois, il n’y a pas à dire. Même chose le soir, quand le soleil rasait l’horizon et qu’il cherchait en vain son ombre devant lui, là où elle aurait dû se trouver et là où elle n’était plus.

 

 

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01:12 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : littérature

30/11/2009

Réflexions posthumes

Certes, il était mort, mais qu’est-ce que cela changeait, finalement ? Il retrouvait ici les mêmes injustices que celles contre lesquelles il avait lutté toute sa vie et la seule différence,  en fait, c’est qu’il n’y avait plus aucun espoir de changement. En ce lieu, la corruption et le passe-droit étaient institutionnalisés pour l’éternité. Comment conserver le moral dans de pareilles conditions ?

 

Il repensait à toutes ces belles pages de la bible qu’on lui faisait lire quand il était enfant et qui revenaient toutes à dire que les premiers seraient les derniers et inversement. Une belle foutaise, oui ! Il suffisait de les voir arriver, les nouveaux trépassés… Un peu perdus le premier jour, comme tout le monde, certes, et pas trop à l’aise dans leur nouvel habit. Mais après une semaine les jeux étaient faits. Ceux qui avaient laissé des richesses sur terre les faisaient valoir pour obtenir de menus avantages tandis que les autres, les roublards, les sophistes, les arrivistes, se débrouillaient déjà pour être les premiers dans les files d’attente. Après un mois, on les retrouvait tous à des postes enviables. Les uns étaient devenus de grands chefs, autrement dit de parfaits petits tyrans, d’autres jouissaient en toute impunité des biens immobiliers que le Très-Haut leur avait confiés, d’autres encore étaient devenus célèbres d’une manière ou d’une autre et les foules, toujours aussi stupides, leur portaient une admiration sans borne.

 

Les politiciens continuaient à faire de la politique, ce qui revenait à gérer bien peu les affaires publiques et à parler beaucoup pour se faire remarquer, tandis que les écrivains les plus en vue s’étaient tous transformés en historiographes officiels. Leur rôle consistait à transcrire sur l’ordinateur central tous les faits et gestes de ce petit monde, ce qui devait être un peu fastidieux, il faut bien le reconnaître, mais la récompense était sans commune mesure avec le peu d’efforts qu’ils avaient dû fournir. Lors des dîners officiels, ils se retrouvaient assis à la droite de Dieu, ce qui déjà n’était pas rien, mais en plus ils continuaient à gérer leurs affaires terrestres. Leurs livres continuaient à se vendre dans les grandes surfaces de France et de Navarre, leur rapportant de substantiels bénéfices et ils s’arrangeaient bien pour faire éditer leurs œuvres posthumes, histoire d’entretenir dans la mémoire des hommes le souvenir qu’on avait d’eux.

 

Respectés de tous, au ciel comme sur la terre, ils passaient leur temps à se quereller entre eux, imaginant, pour se départager, des prix littéraires aussi futiles que prestigieux. Le jeu consistait à composer des jurys sur mesure et à acheter les électeurs, ce qui est particulièrement facile quand on a de l’argent et qu’on se sait soutenu par le pouvoir en place. Evidemment, il y avait toujours un zozo ou l’autre pour croire que ces prix étaient honnêtes et qu’ils récompensaient le talent. On voyait donc des écrivains dits de seconde zone passer des nuits entières dans le froid de leur mansarde à essayer de composer des poèmes épiques. Ils alignaient ainsi dix mille vers octosyllabiques assonancés dans lesquels ils dépeignaient les souffrances qu’ils avaient endurées durant leur vie terrestre. D’autres, aussi fous qu’eux, parlaient du pays de leur enfance, là-bas, au bord de l’océan ou bien ils décrivaient dans des nouvelles sublimes leur apprentissage de la vie le long d’une Dordogne de rêves. Evidemment, aucun de ceux-là ne remportait le prix et ce dernier était décerné, comme il se doit, à celui qui en avait été l’instigateur, le mécène et le grand argentier. 

 

Bref, ce fameux paradis dont on avait tant parlé était franchement décevant car il ne faisait que fixer pour l’éternité tous les travers contre lesquels le héros de cette histoire s’était battu de son vivant. En réalité, il avait eu beau s’insurger contre l’injustice, il n’avait pas obtenu beaucoup de succès. Pour être franc, il n’en avait même obtenu aucun, de succès. Et puis dans le fond il ne s’était pas vraiment battu non plus. Disons plutôt qu’il avait beaucoup réfléchi, beaucoup écrit, qu’il s’était emporté souvent contre l’iniquité ambiante, qu’il avait souffert de l’état déplorable du monde, mais finalement tout cela n’avait servi strictement à rien. Ce même monde avait continué à tourner et à être dirigé par quelques cyniques sans foi ni loi. Certes, il ne s’était jamais fait aucune illusion sur la situation et s’était plutôt réfugié dans une sorte d’espoir, attendant un changement futur, toujours possible. Et voilà que non seulement il était mort sans qu’aucun de ses rêves ne se fût réalisé, mais en plus il devait bien constater maintenant que tout cela avait été vain. Pourquoi avait-il vécu en fait ? Pour rien, strictement pour rien. Il avait cru pouvoir modifier la société, mais c’était impossible et c’était la petite lumière qui brillait en lui qui était finalement incongrue. Dans la dichotomie qui séparait sa vision personnelle des choses du monde ambiant, force était de reconnaître maintenant que c’est lui qui avait eu tort puisque même Dieu en son paradis donnait raison à ses ennemis.

 

Le plus dur, en fait, ce n’était ni cette déception, ni la conscience d’avoir eu tort, mais l’impossibilité où il se retrouvait de conserver le moindre rêve. Tant qu’il avait été sur terre, en effet, il avait pu croire en un ailleurs, mais il devait bien reconnaître maintenant que cet ailleurs était le fruit de son imagination. Le monde idéal auquel il aspirait dans son cœur, ce monde où la beauté et l’amour auraient été présents, n’existait tout simplement pas. Il avait bâti sa vie sur une illusion et l’attitude de Dieu, maintenant qu’il le voyait bien à l’œuvre, était là pour lui rappeler jusqu’à quel point il s’était fourvoyé.

 

Comment vivre sans rêves ? C’était la question qu’il se posait désormais et pour un peu, devenu mélancolique, il aurait voulu trouver refuge dans le suicide. Mais comment se suicider quand on est déjà mort ? C’était impossible ! Et comment être pour l’éternité un fantôme sans espoir ? C’était tout aussi impossible. C’est alors qu’il comprit ce qu’était l’enfer et comme ce terme n’était pas un vain mot. L’enfer, c’était l’absence de rêve et la soumission aux lois iniques des autres. L’enfer, c’était comprendre que la petite flamme qui l’habitait n’avait pas de raison d’être et qu’il devrait ressasser cette idée jusqu’à la fin des temps. Alors il sut qu’il était vraiment mort.

 

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00:30 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (30) | Tags : littérature

24/11/2009

La musique

La musique me prend dans ses vagues

ses grandes vagues océanes

et m’emporte dans une gerbe d’écumes

aux portes de l’univers

aux confins de moi-même.

Elle m’emporte au pays des songes et des brumes

dans ces embruns laiteux où brille une étoile morte.

Je suis un grand voilier emporté par le vent,

je fends une mer de notes,

j’affronte des récifs,

je glisse au creux des flots…

 

Dans les mers boréales s’est noyé le cygne de Sibelius

alors que sous les tropiques,

Paul Gauguin n’en finit plus de peindre des femmes lascives,

couchées sur des plages d’infini.

 

Dans le vent des tempêtes

j’entends une symphonie de Debussy

tandis que claquent les voiles du grand mat d’artimon.

Puis la nuit est venue,

la grande nuit des commencements du monde.

Le vaisseau souffre, gémit

et se tord au-dessus des gouffres profonds.

La mort n’est pas loin.

Une corde de violon s’est brisée dans un cri.

Ce n’est qu’une mouette qui lutte avec elle-même.

Elle s’est posée là-haut dans les haubans

où elle a trouvé un refuge

et jouit du grand calme enfin revenu.

La mer n’est plus qu’un miroir démesuré

où se réfléchit le monde.

La mer est un miroir

où mon image s’est perdue.

La belle musique est morte,

vaincue par le silence

et quand se tait la dernière note,

il ne reste plus que mon désespoir

et l’éternel silence.

 

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08:39 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : littérature

21/11/2009

Automne profond

Quand est tombée la dernière feuille,
quand il n’est plus resté, dans la forêt,
que des branches nues
et de grands troncs démunis,

quand les pluies de l’automne eurent effacé jusqu’au souvenir du bel été
et que dans les sentiers nos traces eurent disparu,
quand il n’est plus rien demeuré de ce lit de fougères
où nous nous retrouvions pour apprendre à nous connaître,
encore et encore,

quand la boue et le froid eurent transformé le sous-bois en marécage
tandis que des oiseaux migrateurs traversaient le grand ciel noir,
quand il n’y eut plus, pour habiter ces lieux,
que des bêtes inquiètes et sauvages, à la recherche d’elles-mêmes
et fuyant une horde de chasseurs sans cesse à leur poursuite,

quand dans l’immensité de la nuit les étoiles se furent évanouies,
occultées par les nuages, les lourds nuages d’automne,
quand il n’y eut plus, dans la forêt dénudée,
que la présence de la mort,

alors il fut difficile, oui, de croire en un autre printemps,
alors il fut difficile, assurément, d’imaginer que nos mains pussent encore s’effleurer
un jour.

Sentier trempé qui serpente dans la forêt profonde,
silence posthume des êtres qui y vécurent
souvenir des jours passés.
Je marche seul entre les troncs noirs et nus,
Cherchant celui que sans doute je fus.
Il pleut.
Sur le bord de la dernière feuille,
une goutte d’eau hésite un instant puis tombe
dans son propre néant.
Bruit sourd qui marque la fin d’un monde.
Je marche et la nuit envahit
la forêt d’automne
que même les chasseurs ont désertée.
Il ne reste que le silence et la peur de la mort.
Il ne reste que le silence.
Le silence.

 

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18/11/2009

Le reflet

Dans la chambre se trouve un miroir, un miroir qui ouvre sur les portes de la mort.

Je m’y contemple souvent mais l’image qu’il me renvoie n’est jamais tout à fait la même.

C’est que le temps, imperceptiblement, a progressé et que la vie, implacable, a déposé dans mon cœur son lot de tracas, usant ce corps qui, il n’y a pas si longtemps, était encore jeune.

 

Je me regarde et c’est un autre que je vois. Un autre qui à chaque fois est un peu différent et qui pourtant me ressemble. Ombre éphémère de moi-même, image évanescente et floue de celui que je suis en train de devenir.

 

Un jour, peut-être, quand je ne serai plus, une sorte de lumière vacillante habitera encore le miroir, une espèce de fantôme qui viendra effrayer les survivants, lesquels regarderont, incrédules, celui que je serai enfin devenu pour l’éternité.

 

                           X

 

              X                        X

                                                         

Dans la chambre il y a des livres, beaucoup de livres.

Certains parlent de pays inconnus où je ne suis jamais allé et où je n’irai jamais (la chambre est une fenêtre ouverte sur le monde).

D’autres racontent des histoires ou parlent de poésie (toutes ces images qui s’adressent à mon cœur…)

Dans la chambre il y a des livres. Ils sont la mémoire du monde et comme une partie de moi-même. J’en ai lu beaucoup, mais il en reste davantage encore à découvrir.

 

Dans le miroir, mon image me dit, ironique, que je n’en aurai pas le temps et qu’il est trop tard déjà. Beaucoup trop tard…

 

                         X

 

               X                    X

 

 

Dans un coin de la chambre, il y a un lit, rien de plus normal en cet endroit.

Un lit où se reposer et partir en rêve vers des pays inconnus, ces pays découverts dans les livres.

Un lit où se réciter intérieurement des poèmes, ces poèmes appris dans les recueils entassés sur les étagères.

Un lit d’où on aperçoit son image dans le miroir. Une image parfois inconnue, comme les pays étrangers qu’on n’a pas visités, une image parfois émouvante, comme les poèmes qu’on récite avant de s’endormir pour l’éternité.

 

 

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15/11/2009

Ovide dans le "Magazine des livres"

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Je signale l’existence, dans le « Magazine des livres » n° 20 de novembre-décembre, de mon article sur Ovide, suite à la parution, l’année dernière, de « Tristes Pontiques » ( traduit du latin par Marie Darrieussecq, P.O.L., 2008, 424 pages, 25 euros). A vrai dire, mon texte a été rédigé en janvier 2009 déjà, mais sa publication a plusieurs fois été reportée, les écrivains antiques devant manifestement s’incliner devant l’actualité littéraire, toujours foisonnante comme on sait. Bon, je ne vais pas m’en plaindre et Ovide, qui avait bien attendu 2000 ans, n’était plus à quelques mois près, on est bien d’accord. Mais, tout de même, cette parution tardive est un signe des temps. Ce n’est pas à la revue que je lance la pierre (pour survivre, elle doit s’adapter aux goûts du jour et ses lecteurs cherchent forcément des renseignements en phase avec l’actualité), mais j’en veux à notre époque, toujours pressée, toujours agitée, toujours à la recherche d’une soi-disant nouveauté et qui, à force de courir sans cesse, n’arrive plus à analyser le monde avec calme et tempérance. En d’autres termes, je regrette que l’actualité littéraire tourne toujours autour du dernier roman à la mode ou autour de tel auteur fortement médiatisé, alors que les classiques sont souvent délaissés. Il me semble pourtant qu’ils ont beaucoup à nous dire et beaucoup à nous apprendre.

 

Ainsi, les deux textes d’Ovide dont il est ici question (« Tristes » et « Pontiques ») et qui ont été traduits par Darrieussecq (qui les a joliment dépoussiérés en employant une langue compréhensible par les hommes et les femmes du XXI° siècle), reprennent les poèmes écrits par l’auteur lors de son exil. Banni de Rome par l’Empereur Auguste pour une histoire de mœurs assez trouble, il se retrouve chez les Barbares le long de la Mer Noire (en Roumanie actuelle, dans le  delta du Danube). Ce ne sont donc pas des vers mondains qu’il nous offre, mais une poésie du désespoir écrite avec son sang. Dans un premier temps il se contente de décrire ce qu’il a sous les yeux, en regrettant Rome. Puis, pour survivre, il essaie de repenser aux amis qu’il a laissés en Italie, espérant qu’ils parviendront à fléchir l’Empereur et à le faire revenir sur sa décision. A la fin, les années passant, il se rend compte que son exil sera définitif et qu’il ne reverra jamais les rivages de la mer Tyrrhénienne. Sa poésie devient alors carrément désespérée et c’est à ses lecteurs éventuels qu’il s’adresse (nous en l’occurrence), ce qui rend son texte bouleversant.

 

Extrait de l’article :

 

(…) Cette réflexion constante d’Ovide sur la nécessité d’écrire nous touche énormément. Il ne parle pas en théoricien de l’écriture qui réfléchirait devant sa page blanche sur le sens de sa démarche. Non, pour lui, perdu dans son éloignement, littéralement  nié dans son existence d’homme et d’écrivain, il n’a plus que cette dernière ressource pour ne pas sombrer. C’est le seul fil qui le relie encore à la terre natale et le seul moyen qu’il ait trouvé pour survivre et continuer à être ce qu’il a toujours été, un poète. Ecrire de chez les barbares relève donc pour lui d’une démarche ontologique et on comprend qu’il y va de sa survie.

 

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11/11/2009

Automne historique

Il y a un arbre, seul au milieu des champs.

Il y a un arbre.

Ses feuilles sont d’un jaune éclatant, avec des reflets rouges et or.

C’est l’automne.

On sait que c’est l’automne parce qu’il y a un arbre, sinon il n’y a rien ici, rien que la plaine, la grande plaine.

La plaine et un arbre, un arbre tout jaune qui dit que c’est l’automne. 

On n’a jamais vu un paysage aussi vide.

Mais c’est l’automne, l’arbre l’a dit et cela explique les tempêtes, le grand vent, les nuages gris amoncelés à l’horizon et puis surtout la pluie, l’éternelle pluie, qui n’en finit pas de tomber.

 

Les feuilles jaunes et or sont emportées par les bourrasques. Elles virevoltent dans le ciel et s’en vont à l’horizon, se perdre dans le gris des nuages.

 

Il n’y a rien ici. Rien que l’arbre. Et bientôt il n’aura plus de feuilles.

 

Je regarde  la plaine, la grande plaine muette, immense, monotone.

Qu’en dire ? Rien. Il n’y a rien à en dire.

 

Alors, devant ce vide de l’espace, j’en viens à réfléchir au temps.

Je change d’axe, j’oublie le présent, l’arbre et son automne et je contemple l’Histoire.

J’imagine la plaine en d’autres temps.

 

Il faut pour cela faire un effort de mémoire et d’imagination et mettre bout à bout les récits des grands-parents et les pages lues dans les livres, à l’école ou plus tard.

 

Et voilà que tout s’anime, que la plaine se peuple de milliers et de milliers de personnes.

 

Car c’est bien ici qu’ils sont tous passés autrefois.

Ici, dans cette plaine, dont il n’y a rien à dire, si ce n’est justement qu’ils y sont passés.

 

Il me  semble les voir, venant d’Est ou d’Ouest et ne faisant que passer.

Ils sont des milliers, des millions, à traverser la plaine, d’un côté ou de l’autre, tuant, violant, massacrant.

Ils sont des millions à se rendre ailleurs, à conquérir un ailleurs, et à passer par ici, traversant la plaine, la plaine avec son arbre.

Cet arbre-ci ou un autre avant lui, peu importe.

Il y a toujours un arbre, dans la plaine. On s’assoit, on s’appuie contre son tronc et on contemple de loin la marche de l’Histoire.

 

Et je les vois s’avancer. D’abord les plus récents : les panzers de 1940 avec leurs croix gammées. Ils viennent de l’Est et s’en vont vers l’Ouest.

Ils passent et rien ne les arrête car il n’y a jamais personne ici.

Un enfant peut-être les regarde passer. Assis comme moi contre cet arbre, il regarde. Et eux ils passent.

 

Avant, leurs pères étaient déjà venus. En 1914. Ils étaient à pied et marchaient aussi vers l’Ouest. Guerre de tranchées. Le soir, on entend le canon de Verdun, là-bas, plus loin, où on n’est jamais allé. On entend le canon et on sait que notre armée les a arrêtés.

Alors on attend. On attend qu’ils repassent. Mais il a fallu du temps: quatre longues années au moins, pour les revoir dans l’autre sens, fatigués, épuisés, vaincus. Ils passent et rentrent chez eux.

 

Avant encore, ce sont les pères de leurs pères. 1870, la fin de l’Empire. Ils arrivent, baïonnette au canon, sûrs de leur victoire. Celle-ci est écrite dans les livres ou va l’être très bientôt. Ils passent et ne s’arrêteront que devant Paris.

 

Plus on remonte dans le temps, plus les faits sont imprécis, comme si un brouillard était tombé sur la mémoire des hommes.

 

Mais c’est toujours la même plaine et le même arbre. Cette fois ils viennent de l’Ouest et s’en vont vers l’Est. Ce sont les nôtres qui vont conquérir la Russie, emmenés par Napoléon. Bientôt, on les verra aussi repasser dans l’autre sens. Enfin, ceux qui ont pu revenir, quelques-uns seulement, fourbus, crottés, malades. Il n’aura fallu qu’un hiver pour les voir à nouveau, mais quel hiver !

 

Avant cela, c’étaient les troupes de la Révolution et avant encore celles de Louis XV, qui suivaient de peu celles de Louis XIV. Ancien Régime ou Révolution, c’est du pareil au même : des soldats qui passent dans la plaine et qui vont combattre les autres, ceux de l’Est, parce qu’ils ne pensent pas comme nous.

 

Assis contre son arbre, l’enfant les regarde. Il n’en revient pas. Voilà déjà trois siècles que les troupes traversent sa plaine, dans un sens ou dans l’autre. Quel est le sens de tout cela ? Quel est le sens de l’Histoire, s’il faut toujours tout recommencer et refaire passer les mêmes soldats dans la même plaine et devant le même arbre ?

 

Et avant ? Avant Louis XIV ? Plus personne ne sait trop. La mémoire est incertaine. Les Autrichiens, sûrement. Les Espagnols peut-être. Puis les Français entre eux : Catholiques contre Protestants. Sedan, la petite Genève. Et des massacres, encore et toujours.

 

Plus loin encore, dans la nuit des temps, les Carolingiens, les Mérovingiens, les Francs. Attila, aussi, en route pour ses Champs catalauniques. Ils sont tous passés ici, absolument tous. Dans cette plaine où il n’y a rien, sauf un arbre où s’appuyer. Personne ne s’en souvient vraiment, pourtant ils sont bien passés par ici. C’est que dans la poussière du chemin, les pas de leurs chevaux se sont effacés. Il y a si longtemps !

 

Et avant eux, il y avait eu les légions romaines, avec leurs manipules et leurs centuries. Des soldats bien ordonnés, ceux-là, des soldats faits pour gagner et pour agrandir les empires. En ce temps-là la grande plaine fut un peu méditerranéenne. En ce temps-là l'arbre rêva d’être comme un olivier. Des routes furent construites, de Rome à Colonia Agrippa, la place forte à la frontière, sur le Rhin. Des routes furent construites, mais pas ici. La plaine resta une plaine, où il ne se passe jamais rien. Enfin presque rien.

 

Au-delà de Rome il n’y a pas d’écrits pour nous dire les migrations celtes. L’enfant imagine quelque barde, appuyé contre son arbre, et chantant des hymnes à la gloire de son peuple. Là-bas, un village aux toits de chaume et un laboureur avec sa charrue, déjà. Le premier, peut-être, à fendre cette terre avec un soc, le premier peut-être, à semer un grain de blé, ici même, dans l'immensité de la plaine.

 

Quant aux peuples néolithiques, qui pourrait en parler ? Bien sûr qu’ils passèrent aussi par ici. L’enfant le sait, qui retrouva un jour dans une grotte, près du fleuve, d’étranges dessins. C’était comme une ronde d’animaux fantastiques, des animaux comme on n’en avait jamais vu : des ours, des bisons, des aurochs. Et puis des mammouths aux grandes défenses. Eux aussi semblaient marcher dans la plaine ou courir, poursuivis par les chasseurs. Eux aussi étaient donc passés par ici, prédateurs ou victimes, attaquants ou attaqués. Comme les hommes et bien avant eux, ils s’étaient déplacés, à la recherche d’un ailleurs. C’est pour cela que le peintre les a immortalisés sur la paroi de la grotte et qu’il en a fait des dieux. C’est parce qu’ils ont marché dans la chaleur des tropiques ou dans la neige des grandes glaciations, c’est parce qu’ils ont marché vers un ailleurs, sans jamais s’arrêter.

 

L’enfant est appuyé contre le tronc de l’arbre et il regarde à l’horizon comme un tourbillon de poussières. Est-ce le vent d’automne qui emporte quelques feuilles ? Est-ce un peu de terre arrachée à la plaine et qui tourne sans raison ? Ou est-ce un peuple en marche pour une autre destinée ?

 

L’enfant ne le saura pas, lui qui reste assis contre son arbre, dans la grande plaine où il ne se passe jamais rien.

 

 

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08/11/2009

Leo Ferré et l'Italie (2)

J’ai déjà eu l’occasion, ici, de parler des chansons de Léo Ferré qu'il a lui-même interprétées en italien. Voici «Col tempo ( Avec le temps) ». Même si on ne comprend pas tout, ce texte possède manifestement une force extraordinaire, une nostalgie bouleversante, bien rendue par cette langue romane douce et chantante qu’est l’italien.

 


 

 

 

 

06/11/2009

Microcosme

L’arbre

Le ciel

La rivière et la terre

 

Etre

 

La forêt

Sa faune et sa flore

L’éternité du monde

L’infini

 

Demeurer

 

Les vagues sur les rochers

L’écume de ma vie

La mer, l’océan

 

Espérer

 

La grande ville

Ses artères, ses boulevards

Le chaos des choses

L’agitation

 

S’imposer

 

Un café quelque part dans la cité

Deux verres sur une table

La nuit profonde

Ton regard perdu

 

Aimer

 

Des trains qui traversent l’obscurité

Ma main qui cherche en vain la tienne

La chaleur de l’été

Un orage soudain

La pluie sur la vitre

 

Accepter

 

Les rues dans l’aube mouillée

Les premières voitures, les premiers camions

Un oiseau qui chante sur le toit d’une maison

Un pont, un fleuve, une traversée

 

Continuer

 

Une clef longtemps cherchée

La porte qui s’ouvre en grinçant

Un café noir qu’on prépare

Le lit où sombrer dans le rêve

 

Oublier

 

 

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04/11/2009

Claude Lévi-Strauss

 

On ne peut pas, ici, passer sous silence la disparition de Claude Lévi-Strauss, qui restera une des grandes figures du XX° siècle. Je l’ai découvert lorsque j’étais étudiant, dans le cadre de mon mémoire de fin d’étude et je dois dire que ses écrits m’ont profondément marqué. Dans la presse d’aujourd’hui, je constate qu’on cite beaucoup « Tristes Tropiques », livre admirable, certes et que j’ai beaucoup aimé, mais il me semble qu’on ne peut résumer la pensée de notre anthropologue à ce seul livre. Personnellement, c’est par les « Mythologiques que je l’ai abordé » et j’ai tout de suite été subjugué par la manière dont il parvenait à réduire tous les contes et mythes étudiés à une structure simple qui leur donnait un sens insoupçonné jusque là. 

 

Depuis, on a beaucoup critiqué le  structuralisme mais il me semble que les excès dont celui-ci s’est rendu coupable est plus le fait des successeurs (qui voulurent pousser à l’extrême le décorticage des textes, jusqu’à en oublier la valeur humaine ou esthétique) que du maître lui-même. Car Lévi-Strauss, lui, a su justement donner un sens aux mythes étudiés en dévoilant les lois sous-jacentes qui en composaient la charpente.  Du coup, il est parvenu à relier tous ces mythes entre eux, nous donnant le fil d’Ariane qui permettait d’en faire une lecture globale. C’est donc à une analyse de la pensée humaine, envisagée dans son ouverture vers l’imaginaire, qu’il nous a conviés. En montrant comment les mythes de peuples qui n’ont eu aucun contact historique entre eux disent finalement la même chose (ou juste le contraire, ce qui revient au même car alors on brode toujours sur le même thème), il en arrive à la conclusion que l’esprit humain produira toujours la même pensée au même stade de son développement.

 

Etudiant tour à tour les règles de parenté, le mariage, la nourriture, les totems, les mythes, les échanges économiques et la création artistique, il a su, à chaque fois, percevoir la lame de fond qui animait tout cela.  C’est donc à une analyse complète de l’ensemble des activités humaines qu’il parvient, nous offrant une synthèse des archétypes mentaux.  Cette synthèse, il l’a souvent représentée sous la forme d’une symphonie. Chaque instrument joue dans son coin, mais l’ensemble forme un tout cohérent et harmonieux, un tout qui a un sens. Face à la nature et à l’animalité, l’homme a donc su inventer des histoires, des coutumes, des rites, pour dire qui il était vraiment et pour tenter de justifier à ses propres yeux son existence sur terre.

 

Bien sûr, avec Lévi-Strauss, l’auteur (ou les acteurs si on prend par exemple les danses rituelles des Amérindiens) disparaît au profit d’une vérité plus grande qui le dépasse. Par le biais de l’anthropologie culturelle, nous renouons donc avec notre propre Moyen-Age où la littérature était essentiellement orale et anonyme. C’est une époque où l’auteur s’effaçait devant le message à transmettre. Et ce message reposait essentiellement sur la tradition (laquelle servait à fonder la société dont elle émanait), et ne visait pas, comme de nos jours, à créer systématiquement du neuf pour le plaisir de se montrer original. C’est donc à beaucoup de modestie que nous conduit l’œuvre de notre anthropologue, car il nous dit en fait que nos créations que nous croyons singulières ne sont en fait que l’émanation de la société toute entière à un certain stade de son développement.

 

Et ces structures cachées (même si elles sont parfois réductrices et même si on peut dire aussi autre chose des mythes analysés), en mettant en parallèle et en reliant des centaines et des centaines de mythes, qui se renvoient les uns aux autres, ces structures cachées, dis-je, nous font toucher du doigt la manière dont notre pensée fonctionne. Elles nous montrent aussi l’importance que prend l’imaginaire dans notre volonté de dire notre présence au monde.

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01/11/2009

Rutebeuf

En cette période d'automne, quoi  de plus naturel qu'un poème sur le vent qui emporte les feuilles et pas seulement les feuilles...

Reste la mémoire, qui nous constitue puisqu'elle nous permet de nous souvenir de ceux que nous avons aimés et qui ont disparu, sans qu'on sache bien pourquoi, finalement.

La vie est un chemin étrange. Un jour, on rencontre des personnes qui deviennent importantes pour nous, puis le lendemain on ne les voit plus. Le plus étonnant est qu'on parvienne à survivre.

 

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Que sont mes amis devenus
Qua j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est mort-e
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Avec le temps qu'arbre défeuille
Quand il ne reste en branche feuille
Qui n'aille à terre
Avec pauvreté qui m'atterre
Qui de partout me fait la guerre
L'amour est mort-e
Ne convient pas que vous raconte
Comment je me suis mis à ho
En quelle manière

Que sont mes amis devenus
Que j'avais de si près tenus
Et tant aimés
Ils ont été trop clairsemés
Je crois le vent les a ôtés
L'amour est mort-e
Le mal ne sait pas seul venir
Tout ce qui m'était à venir
M'est avenu

Pauvre sens et pauvre mémoire
M'a Dieu donné le roi de gloire
Et pauvre rente
Et droit sur moi quand bise vente
Le vent me vient
Le vent m'évente
L'amour est mort-e
Ce sont amis que vent emporte
Et il ventait devant ma porte
Les emporta
Les emporta...



01:52 Publié dans Errance | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature

28/10/2009

Le coffre magique (suite et fin)

Nous nous approchions tous pour contempler le trésor. Rangés en piles régulières, sagement alignés, les livres étaient là. Il y en avait de tous les formats et de toutes les dimensions : des grands, des petits, des épais, des très fins… Certains avaient une couverture austère, faite de cuir brun usé où le nom de l’auteur et même le titre étaient illisibles. Il fallait alors aller les découvrir sur la tranche, quand les vieilles lettres d’or ne s’étaient pas effacées. D’autres au contraire, plus modernes,  étalaient mille couleurs chatoyantes et offraient même des images ravissantes représentant des îles tropicales couvertes de forêts vierges ou de splendides voiliers en route pour de mystérieuses découvertes.

 

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Nos préférés étaient ceux de la Bibliothèque verte, où nous retrouvions nos auteurs favoris, comme ce Jules Verne à l’imagination débordante. C’était un réel plaisir que de parvenir à s’emparer de « Vingt mille lieues sous les mers », de « L’île mystérieuse » ou « Des enfants du capitaine Grant ». Pour cela, il fallait être rapides, car les plus âgés, s’aidant de la force que la nature leur avait octroyée, n’hésitaient pas à nous bousculer un peu pour s’emparer de ces merveilles. Complètement vaincus et désabusés, n’ayant même pas eu le temps de tendre la main vers un de ces Jules Verne tant convoités, nous nous rabattions vite sur « Les lettres de mon moulin » de Daudet ou sur « La gloire de mon père » de Pagnol. A notre tour nous poussions les plus petits, allant jusqu’à leur reprendre des mains le précieux livre qu’ils tenaient déjà. Pris de remords et voulant pouvoir nous adonner à notre lecture sans arrière-pensées, nous leur trouvions au fond du coffre une de ces bandes dessinées que nous connaissions par cœur pour les avoir lues mille fois, comme « Le trésor de Rackham le  rouge » ou « L’étoile mystérieuse » d’Hergé. Certes, ces livres n’étaient plus dignes de nous, mais ils avaient fait notre bonheur les années précédentes et après tout ils conviendraient très bien pour ces cousins qui étaient encore dans la prime enfance.

 

Parfois une dispute éclatait, alors c’était le rôle du capitaine de s’intercaler entre les belligérants et de tenter d’apaiser le conflit. Un bon capitaine se reconnaissait à cette capacité de trancher directement dans le vif du sujet, allant parfois jusqu’à priver les deux adversaires du livre convoité. Son âge ne faisait rien à l’affaire car en fait il semblait tenir son autorité de l’ensemble du groupe. C’est que nous étions venus pour lire en silence et il n’était pas question que des trouble-fête viennent gâcher notre plaisir. Le capitaine du jour le savait et, sûr de notre soutien si les choses tournaient mal, il n’hésitait pas à se montrer plus viril qu’il ne l’était en réalité, grossissant sa voix ou levant un doigt réprobateur. Souvent, un simple regard suffisait à calmer les esprits les plus enflammés et bientôt nous étions tous plongés dans la lecture, assis tranquillement en tailleur sur nos tapis élimés.

 

La grand-mère ayant des siestes assez longues, nous disposions en moyenne de deux bonnes heures pour vivre des aventures fabuleuses en compagnie de nos héros préférés. A la fin, nous étions tellement pris par l’histoire, que nous nous identifions complètement aux personnages. C’est ainsi que lorsqu’une pirogue chavirait au milieu des crocodiles, nous devions étouffer un cri de terreur et il nous semblait presque sentir le contact d’une peau rugueuse et froide contre notre propre épiderme. Ou bien, quand l’hélice du soumarin restait malencontreusement coincée dans une touffe d’algues géantes, nous manquions aussitôt d’oxygène, évidemment, et nous comptions les minutes qui nous restaient à vire…

 

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Les plus beaux livres étaient assurément ceux qui nous entraînaient au bout du monde et qui nous faisaient découvrir des îles enchantées, couvertes d’une végétation luxuriante, où ne vivaient que des bêtes sauvages et des Indiens inconnus. Des dessins représentaient ces derniers devant la mer, courant quasi-nus sur des plages infinies et notre regard s’attardait parfois sur une belle Indienne dont la robe mal attachée laissait apercevoir la face latérale d’un sein. Notre imagination n’avait alors plus de bornes et nous sortions de l’histoire proprement dite pour la réinventer à notre manière. Un pirate renégat surgissait de nulle part et s’en prenait à la pauvre jeune fille, dont la robe se détachait presque dans la bagarre. Nous nous interposions aussitôt, par l’intermédiaire de notre héros, pour défendre la malheureuse et tuer d’une flèche empoisonnée le perfide agresseur, non sans jeter un coup d’œil langoureux sur cette poitrine subitement dénudée même si elle ne l’était que dans notre imagination.

 

Nous affrontions tous les naufrages et mille fois nous nous sommes retrouvés à bord de navires à la dérive, secoués par les flots et sombrant finalement dans une mer déchaînée. Nous échouions alors sur une plage inconnue, désespérément seuls et ne sachant comment affronter  une nature certes merveilleuse et foisonnante mais aussi particulièrement dangereuse. Car la mort était partout et la moindre promenade dans la forêt profonde vous mettait en présence d’un tigre affamé ou d’un anaconda gigantesque aux anneaux implacables. Les précipices étaient nombreux, les plantes vénéneuses aussi et c’était un  véritable miracle, finalement, d’être encore vivants au bout de nos deux heures de lecture.

 

Traditionnellement, le dernier quart d’heure consistait à lire un extrait à voix haute. C’est ainsi que nous fîmes connaissance avec l’implacable Javert, (qui, dans les Misérables, n’en finissait plus de pourchasser le pauvre Jean Valjean) et que découvrîmes la belle Esméralda (comme elle nous enivrait, quand elle dansait devant les tours de Notre-Dame !). Un autre jour, c’est D’Artagnan qui faisait irruption dans le grenier, à la recherche des bijoux de la reine. Les descriptions de Dumas étaient si vivantes qu’on croyait entendre son pas alerte sur le vieux plancher, tandis que sa rapière traînait par terre. Puis les trois mousquetaires, Athos, Portos et Aramis, entraient avec fracas et cela faisait de grands éclats de rires à vous couper le souffle. Les jours de pluie, c’est le comte de Monte Christo qui s’invitait, méditant une vengeance implacable, tout en se dissimulant derrière les gros troncs d’arbre à peine équarris qui servaient de piliers à la toiture. On vit aussi le Bossu, le capitaine Nemo, Shéhérazade, les quatre fils Aymon, le chevalier Lancelot ou encore Morange, à la recherche de l’Atlantide et même le preux Roland, comte de la Marche de Bretagne et neveu de Charlemagne. Cela faisait du monde, tout cela, mais le grenier était vaste et notre désir de découvertes encore plus grand. C’est que chacun de ces personnages amenait avec lui le pays où il vivait et c’est ainsi que nous connûmes la cour des miracles et tout le Moyen-Age, la Gascogne chantante de Louis XIII, le Paris misérable du XIX°, les sables brûlants d’Afrique du Nord, la Meuse légendaire et les ports basques des Pyrénées.

 

Petit à petit, l’univers que nous ouvraient les livres fit partie de notre être intime au point que manquer à la séance du grenier aurait été le pire malheur qui soit. Nous lisions ou nous écoutions avec une attention incroyable, cherchant à deviner la suite de ces histoires toutes aussi captivantes les unes que les autres. Nous ne savions pas encore que tout cela s’appelait de la littérature, comme nous ne savions pas que derrière les histoires racontées se cachait un message autre, mais déjà les livres étaient devenus pour nous tous comme un besoin vital et c’est bien à ce coffre magique que nous devons d’avoir eu une enfance merveilleuse sans jamais quitter notre village.

 

Quand les deux heures fatidiques étaient écoulées, nous rangions les précieux volumes à leur place, chacun tentant de dissimuler le sien en dessous d’une pile, dans l’espoir de pouvoir le récupérer une autre fois et d’en poursuivre ainsi la lecture. Quand tout était en ordre, le capitaine refermait précautionneusement le couvercle du fameux coffre et nous reprenions en silence le chemin du rez-de-chaussée. En repassant par la chambre où les pommes continuaient d’embaumer, nous jetions un regard discret par la fenêtre, pour voir si tout était calme. Il suffisait ensuite de redescendre l’escalier et de reprendre notre place devant nos dessins inachevés. Quand enfin la grand-mère se réveillait, elle nous trouvait en train de terminer sagement un croquis de Notre-Dame de Paris ou une île tropicale à la plage infinie. Si elle avait mieux regardé, elle aurait vu que sur cette plage marchait, rêveuse, une belle Indienne, avec son regard triste tourné vers l’océan infini.

 

 

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16:13 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : littérature

25/10/2009

Le coffre magique (suite)

Nous continuions donc notre progression en rangs serrés. Arrivés à l’extrémité Sud du grenier, nous nous retrouvions devant une petite porte basse, à côté de laquelle se dressait un miroir poussiéreux qui nous renvoyait une étrange image de nous-mêmes, comme si nous avions surgi d’un passé éloigné ou comme si nous avions été notre propre fantôme. Nous avions alors l’impression d’avoir déjà vécu ailleurs, en d’autres lieux, à une époque indéterminée. Cette rencontre avec le reflet de notre propre mort n’avait rien de réjouissant et c’est bien vite que nous ouvrions la petite porte pour pénétrer dans le deuxième grenier, tout différent du premier. On se trouvait ici directement au-dessus de la boulangerie et une fenêtre à croisillons donnait sur la cour intérieure de la maison. Cette pièce ressemblait donc plus à une chambre désaffectée qu’à un véritable grenier. A terre, sur de vieux journaux, s’étalaient des pommes de toutes les couleurs, entreposées là pour l’hiver. Leur odeur acide emplissait les lieux d’un parfum étrange, quelque peu troublant, qui nous enivrait et nous faisait rêver aux mystères de la terre, à la jeune sève qui montait dans les branches, aux abeilles fécondantes et aux fruits qui bientôt allaient mûrir sous les soleils d’un été infini.

 

Un rapide coup d’œil en contre-bas, dans la cour intérieure, nous rassurait : l’alerte n’avait pas été donnée, signe que notre disparition n’avait pas encore été remarquée. Nous pouvions donc continuer notre progression, aussi fiers de notre tactique militaire que des guerriers iroquois sur le sentier de la guerre.

 

Une autre porte s’ouvrait dans un des murs blancs, peints à la chaux. Il suffisait de descendre trois petites marches et nous nous retrouvions enfin dans le saint des saints, le grenier secret où jamais personne ne venait, à part nous bien entendu. Nous refermions donc la porte avec précaution et tirions le verrou que nous avions installé lors des grandes vacances précédentes. Isolés du monde, aussi introuvables que des fourmis dans un tas de feuilles mortes, nous pouvions alors jouir de ce lieu qui n’était qu’à nous. En fait, à part quelques vieux tapis qui nous permettaient de nous asseoir, il n’y avait rien ici, rien qu’un très vieux coffre en chêne qui occupait le centre de la pièce. Si des adultes étaient parvenus à pénétrer en ce lieu (chose absolument impossible donc), ils n’auraient certainement rien compris à notre enthousiasme. C’est que le secret de l’énigme se trouvait dans le coffre-même et c’est bien pour son merveilleux contenu que nous avions fait tout ce chemin et pris tous ces risques. 

 

Certains prétendaient qu’on l’avait retrouvé sur une plage, un jour de tempête d’équinoxe, et qu’il avait dû appartenir au capitaine d’une bande de corsaires. D’autres étaient d’accord avec cette histoire de corsaires, mais ils pensaient plutôt que le coffre était arrivé jusqu’à nous par le biais d’un héritage, ce qui conférait à notre famille une origine certes douteuse mais ô combien glorieuse et merveilleuse. Cette version était fort séduisante, mais d’autres encore, plus réalistes et un peu rabat-joie,  affirmaient prosaïquement que le coffre avait tout bonnement été acheté dans une brocante par le grand-père dont on pouvait encore admirer la photographie dans le salon. C’est probablement cette version qui était la bonne, mais c’est aussi celle qui rencontrait le moins d’adhésion. Comme on le pense bien, cette idée d’avoir pour ancêtres de véritables pirates plaisait à beaucoup d’ente nous. Nous imaginions des courses sur l’écume au cœur des Caraïbes, des abordages sanguinaires, des combats au couteau et finalement la mise à sac de quelque cargaison d’or et d’épices. Les marchands, à genoux, imploraient grâce devant ces marins sans foi ni loi, au regard fier et au cœur ténébreux. D’un geste débonnaire et un peu méprisant, ils accordaient la vie à ces sous-hommes qui avaient misé sur le négoce pour faire fortune et qui, sans prendre de risques exagérés, revendaient bien cher à de pauvres gens les denrées qu’ils avaient achetées à vil prix auprès de plus pauvres encore. Pour l’exemple, avant de quitter le navire, les pirates en trucidaient tout de même un ou deux, histoire de montrer que la vie est remplie d’imprévus et que ce n’est pas avec de l’or qu’il convient de l’affronter, mais avec du courage et de la fierté. Alors, devant les yeux médusés et remplis de frayeur des survivants, ils regagnaient leur bateau et hissaient  la grande voile, qui se mettait à flotter avec des claquements secs. Bientôt, emportés par les alizés, ils n’étaient plus qu’un songe qui s’efface sur la mer et seule une chanson de marins ivres parvenait encore par intermittence, signe improbable de leur présence dans le monde.

 

Voilà ce que  nous nous racontions, assis en cercle sur nos tapis usés jusqu’à la corde, et il nous semblait parfois entendre comme le souffle d’un vent tropical quand ce n’était pas carrément les craquements de la boiserie de notre navire sous la poussée de la houle. Mais non, ce n’était qu’un courant d’air qui s’infiltrait par la lucarne ou une poutrelle qui gémissait sous le poids de la toiture centenaire. En attendant, tous ces chevrons qui s’entrecroisaient sous nos yeux et qui se rassemblaient près de la poutre faîtière nous donnaient l’impression de vivre dans la cale d’une fière caravelle en partance pour la lointaine Amérique et il ne manquait plus que le roulis pour que l’impression fût complète.

 

Mais non, notre plancher était bien stable et la maison immobile. A travers les tuiles, nous parvenaient les aboiements d’un chien, quelque part dans le village et nous reprenions alors conscience du lieu où nous nous trouvions et de ce que nous étions venus y faire. Le capitaine du jour se levait soudain et un grand silence se faisait. Il s’approchait du coffre et posait une main dessus, comme pour bien sentir sa présence et s’imprégner de son mystère. Il caressait un peu les grosses moulures de fer qui ornaient ses pourtours, parcourait les veines du bois, s’arrêtait sur un nœud, puis s’acheminait vers le trou qui avait contenu la serrure. Enfin, d’un geste lent et sacré, il soulevait le couvercle dans le silence général.

 

(à suivre)

 

 

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00:45 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : littérature

21/10/2009

Le coffre magique

C’est toujours après le déjeuner que nous montions au grenier. Forcément, il fallait pour cela profiter de la sieste de grand-mère. Nous la regardions ranger ses casseroles et faire sa vaisselle et il nous était bien difficile de ne pas nous montrer trop impatients. Il le fallait cependant, sinon nous courions le risque d’attirer son attention et d’éveiller ses soupçons. Nous nous installions donc tranquillement à la table de la cuisine avec nos crayons et quelques feuilles et nous commencions de beaux dessins représentant des couchers de soleil ou des îles tropicales. Quand elle avait fini de tout ranger, elle s’essuyait les mains et venait contempler nos chefs-d’œuvre. Ravie de nous trouver aussi calmes, elle s’asseyait ensuite dans son vieux fauteuil, celui qui avait échappé à toutes les guerres et elle ne tardait pas à s’endormir. Alors, il fallait bien écouter ses ronflements, ce qui était tout un art dans lequel seul mon cousin était passé maître. Si les ronflements étaient trop bruyants, il fallait se méfier car l’ancêtre finissait par ouvrir un oeil, réveillée elle-même par la cacophonie qu’elle déclenchait. Par contre, si sa respiration était régulière et que seul un petit sifflement sortait de ses lèvres, nous pouvions y aller. On se regardait sans rien dire et au signal du plus âgé nous quittions sans bruit notre place, laissant épars sur la table les crayons de couleur et nos dessins inachevés. Une fois dans le corridor, c’était le signal de la débandade. Il s’agissait d’arriver le premier au grenier afin de s’emparer de la grosse clef cachée dans une anfractuosité, derrière une plinthe du palier. Celui qui parvenait à la saisir et à la brandir aux yeux de tous devenait le chef de l’expédition, le capitaine des pirates, le général en chef d’une armée pourtant bien hétéroclite mais dont l’enthousiasme suffisait à assurer la cohésion.

 

Quel plaisir d’entendre la lourde clef métallique s’introduire dans la serrure, puis déclencher des bruits et des grincements stridents ! C’était une vraie lutte la-dedans, on sentait que cela résistait, que cela ne voulait pas céder, qu’il y avait mille obstacles et mille empêchements. Angoissés, nous attendions tous avec impatience le « crac » final, sec comme un coup de tonnerre, qui allait signifier que la serrure avait finalement capitulé et qu’une fois de plus nous avions remporté une grande victoire. Quand cela arrivait, une salve d’applaudissements saluait cet exploit, vite contenu cependant par le souvenir de la grand-mère qui, au rez-de-chaussée, risquait de percevoir dans son sommeil notre joie bruyante et plus qu’exubérante.

 

Alors, un grand silence se faisait, comme à l’église quand le prêtre levait l’hostie. Tous les regards étaient tournés vers le capitaine du jour qui, conscient de son importance, faisait un peu durer le plaisir. Puis, précautionneusement, quasi religieusement, il tournait la poignée de la porte, qui grinçait juste un peu avant de s’ouvrir sur le paradis. Tassés sur le seuil, nous étions à la limite de deux mondes et nous savions qu’en avançant d’un pas nous allions pénétrer dans un autre univers, une autre galaxie, un autre temps. Fascination de la limite à franchir, de l’interdit à transgresser.

 

Une fois donc passé ce seuil, nous pénétrions dans le grenier en file indienne, l’œil aux aguets, comme si nous nous étions aventurés en terre étrangère. Nous passions sans nous attarder devant de vieux meubles jamais ouverts, des chaises dépareillées, des boîtes en carton éventrées qui laissaient s’échapper des vêtements d’un autre âge. Plus loin, s’alignaient un vieux fauteuil et un canapé troué aux ressorts apparents, un massacre de cerf, une garde-robe en pièces détachées, des cadres représentant un coucher de soleil sur la mer ou des automnes flamboyants. Il y avait aussi, dans un des coins, un landau poussiéreux et sans roues, deux lits d’enfant (lequel d’entre nous avait bien pu y dormir ? Aucun sans doute,  tout cela devait remonter à des âges reculés), une roue de vélo rouillée où il manquait des rayons, et un vieux matelas qui avait dû servir de repaire à plusieurs familles de souris.

 

Mais rien de tout cela ne nous intéressait et nous poursuivions notre progression en faisant attention de ne pas nous cogner la tête aux poutres trop basses. Parfois, un cri contenu était le signe que l’un d’entre nous venait, bien malgré lui, de se prendre le visage dans une toile d’araignée. La règle était de minimiser son émotion au maximum afin de ne pas provoquer les moqueries du reste de la troupe. Pourtant, au fond de nous, chacun plaignait l’innocente victime car les araignées, ici, avaient une taille inhabituelle, due sans doute à leur âge canonique. Personne n’avait donc envie de se retrouver avec un de ces monstres velus dans les cheveux ou pire encore sur le nez ou les lèvres. Certaines de ces bestioles, mortes et desséchées comme des momies, flottaient d’ailleurs depuis des siècles dans des toiles poussiéreuses que des vents inconnus agitaient doucement devant nos regards incrédules. Il n’y avait qu’à voir la taille de ces cadavres presque réduits en poussières pour imaginer facilement la vigueur que devaient avoir leurs descendants dans la force de l’âge. Mieux valait ne pas trop y songer.

 

(à suivre)

 

 

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16:35 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature

18/10/2009

Amour, écriture et amour de l'écriture

Dans un commentaire à la note précédente (un poème sur un amour malheureux), Halagu nous fait remarquer qu’il y aurait sans doute eu moyen de conquérir le coeur de la dame et de faire en sorte que cet amour devienne heureux, mais que ce n’est sans doute pas ce qu’aurait désiré le poète. Il a raison. Car à mon avis il y a toujours une souffrance ou du moins un manque à la base de l’écriture. J’ai longtemps pensé, d’ailleurs, qu’écrire c’était se complaire dans son malheur, ne pas oser aller de l’avant en quelque sorte, ne pas agir pour imposer sa vision des choses (ou ne pas s’adapter au monde ambiant). Ne pas grandir, en quelque sorte. Les gens qui sont vraiment impliqués dans la vie active, qui ne la regardent pas de l’extérieur avec un œil critique mais qui s’y trouvent bien car ils y agissent, ceux-là n’écrivent pas. Ils ne lisent pas non  plus, à vrai dire. Alors, pendant de longues années j’ai refusé d’écrire et j’ai essayé de vivre. Mais avec le temps on se rend compte qu’il n’y a rien à faire et qu’il reste un hiatus entre ce qu’on est réellement au fond de soi et cette vie qu’on nous fait mener. Alors, si on ne veut pas partir un jour sans avoir au moins essayé d’exprimer qui on est vraiment, il faut écrire. Modestement, certes, mais écrire quand même. Car à défaut de pouvoir changer le monde et d’y trouver une place à sa mesure, autant au moins dire la manière dont on voyait les choses, autant au moins exprimer ce qu’on aurait voulu que le  monde soit.

 

Un amoureux qui serait heureux n’écrirait pas. Halagu cite Werther, qui, s’il avait été heureux, n’aurait été « qu’un petit bourgeois de province lisse et sans influence ». Probablement, en effet. Devrons-nous aller jusqu’à remercier les belles princesses inaccessibles pour nous avoir permis de souffrir et donc d’écrire ? Ce serait quand même un comble.

 

Mais c’est vrai que le poète, devant un amour contrarié, va sublimer sa souffrance et son désarroi et va les transformer en objet esthétique. Il va se faire chercheur d’étoile ou il va crier sa douleur (je profite de l’occasion qui m’est ici donnée pour réactualiser des textes anciens que les lecteurs récents n’ont sans doute pas eu l’occasion de lire). Mais est-ce lui qui se complait dans son malheur au point de s’arranger pour chercher des amours impossibles (ce qui lui permettra en effet d’écrire) ou bien est-ce la vie qui est ainsi faite qu’il ne peut finalement que se blesser aux parois de sa cage, un peu comme l’albatros de Baudelaire sur le pont du navire ? Difficile à dire.

 

De toute façon, comme disait Aragon, « Il n’y a pas d’amour heureux. »

 

Le temps d'apprendre à vivre il est déjà trop tard
Que pleurent dans la nuit nos coeurs à l'unisson
Ce qu'il faut de malheur pour la moindre chanson
Ce qu'il faut de regrets pour payer un frisson
Ce qu'il faut de sanglots pour un air de guitare
          Il n'y a pas d'amour heureux

Il n'y a pas d'amour qui ne soit à douleur
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit meurtri
Il n'y a pas d'amour dont on ne soit flétri
Et pas plus que de toi l'amour de la patrie
Il n'y a pas d'amour qui ne vive de pleurs
          Il n'y a pas d'amour heureux
          Mais c'est notre amour à tous les deux

 

00:43 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature

13/10/2009

Nocturne (autrefois, une nuit)

Il y a une grande ville qu’un fleuve traverse de part en part

et le reflet de la lune qui scintille et disparaît.

Il y a des ruelles étroites où les gens mangent et boivent

et des pavés mouillés de pluie, où je marche sans savoir pourquoi.

Il y a une place avec une cathédrale

et l’immense silence du cœur de la nuit.

Il y a des boulevards qui mènent au bout des rêves

et des arbres partout aux frondaisons mouvantes.

Il y a un temple de la musique qui reste muet

et un violon abandonné sur un banc public.

Il y a une librairie au fond d’une ruelle

où jamais personne ne se rend.

Il y a une faculté où on enseigne les lettres

et des étudiants qui rêvent des reflets de la lune sur le fleuve

Il y a, dans les ruelles, des restaurants qui sont maintenant fermés

et dans les cafés, des garçons qui mettent les derniers clients dehors.

Il y a cette impasse où je cherche mon ange

et cette porte qui reste fermée ce soir.

Il y a un grand pont qui enjambe le fleuve

et cette eau noire et profonde que je regarde et regarde encore.

Il y a un train qui passe dans un bruit d’enfer

et deux lumière rouges qui s’évanouissent dans la nuit.

Il y a une colline avec une forêt profonde

et des bêtes de la nuit qui gémissent dans l’ombre.

Il y a dans le lointain la rumeur de la ville

et comme une grande lumière rouge dans les nuages.

Il y a ce banc sur lequel je suis assis

et la musique intérieure qui me parle de toi.

Il y a tout ce noir quand je ferme les yeux

et ton visage qui apparaît comme dans un rêve.

Il y a une lueur à l’horizon

et un oiseau qui s’éveille en chantant.

Il y a une impasse où dort mon ange

et une porte qui s’est refermée sur tous mes espoirs.

 

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10/10/2009

Le poète

Aphorisme: " Le poète est souvent amoureux de l'impossible. Il n'est guère payé de retour."

(B. Redonnet) 

La suite, par ailleurs, vaut assurément le détour:

http://lexildesmots.hautetfort.com/archive/2009/10/09/poe...

 

 

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09/10/2009

La maison (suite)

Je me suis levé et j’ai commencé à parcourir la maison. La petite véranda était toujours là, remplie de plantes et sans même y penser j’ai repris l’arrosoir de métal dissimulé derrière la vieille armoire et je me suis mis à verser de l’eau dans les pots, en ayant bien soin de ne renverser aucune goutte à terre. Au-delà, s’étendaient le potager et le verger, dont je ne distinguais quasi-rien dans l’obscurité. Il me  semblait pourtant apercevoir un enfant qui n’était autre que moi-même, perché sur une grosse branche maîtresse et mordant à belles dents dans une pomme sûre et à peine mûre. Saveurs d’autrefois, faites de choses simples et éternelles…

 

A la cave, je fus surpris et même presque déçu de trouver un congélateur. Il était fini le temps des bocaux de haricots qu’on ébouillantait pendant une heure pour leur assurer une bonne conservation. Je me revois vers quinze ans, revenant du potager, deux grands seaux de légumes à la main et ma sœur qui me regarde avec son beau rire. Elle est installée dehors, devant une table, en train de couper en morceaux les fameux haricots et moi, pour la première fois, je remarque ses jambes nues, si belles et si brunes, qui dépassent d’une jupe que le vent a négligemment retroussée. Ma sœur ! Ma grande sœur, pourquoi es-tu partie ? Pourquoi nous as-tu quittés comme cela ? Je revois ta chambre où je me faufilais parfois en cachette, quand tu n’étais pas là. Les armoires que j’ouvrais, les robes, l’odeur de lavande et puis tes sous-vêtements, bien rangés dans un tiroir, que j’effleurais d’un doigt tremblant. La féminité, le grand mystère…

 

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J’ai gravi en hésitant le vieil escalier. Il grince toujours comme autrefois, surtout la troisième marche, qui plie comme si elle allait se rompre. La chambre de ma sœur est là. J’ouvre délicatement la porte. J’allume. Rien n’a changé. Le petit bureau dans un coin, les livres bien rangés sur le rayonnage, la fameuse garde-robe ainsi que la commode aux tiroirs. Je sais que si j’en ouvre un, l’odeur de lavande va envahir la pièce. Ma mère a tout conservé intact, comme si rien ne s’était passé, comme si tu allais revenir demain. Je ferme les yeux et la scène recommence, toujours la même, insoutenable malgré les années.

 

Une voiture s’arrête devant la maison et on sonne à la porte. C’est le commandant des pompiers. Déjà, de la camionnette, on sort une civière, sur laquelle repose un corps, recouvert d’une couverture. Personne n’a encore parlé et déjà j’ai tout compris. Je tremble. C’est alors que ma mère arrive. Le commandant des pompiers, lui, tient sa casquette à la main et ne sait que dire ! Puis d’un geste las il montre la civière. Ils n’ont rien pu faire. Cela faisait bien dix minutes qu’elle était dans l’eau, peut-être plus. Elle avait dû se jeter du haut du pont-barrage… Puis ma mère qui court, qui soulève la couverture et qui tombe évanouie. Pendant qu’on s’affaire autour d’elle, moi je regarde tes beaux cheveux mouillés qui pendent et qui font comme une couronne autour de ton visage, pâle, si pâle. Sous le chemisier mouillé, on devine tes seins qui pointent… Toute ma vie je me sentirai coupable pour ce regard que j’ai alors porté sur toi. Toute ma vie je me serai demandé si tu avais compris comment je te voyais et si c’est pour cela que tu…

 

Je referme délicatement la porte. Dans le corridor il y a toute une série de photos. On me voit tout petit dans un parc, sous un grand tilleul dans la cour de l’école primaire, en classes de neige dans les Alpes, lors de mon mariage avec Martine. Pas une photo de ma sœur ! Cela ne m’avait jamais frappé. Visiblement, j’avais dû être le petit préféré. C’est donc avec un certain malaise que j’ouvre la porte de la chambre de ma mère. Ce lieu interdit, ce saint des saints où personne, jamais, n’a pénétré.

 

C’est un lieu austère. Un lit, une armoire, une commode avec de vieilles photos en noir et blanc (encore). Je ne reconnais personne. Des personnes d’un autre âge, habillées d’étranges vêtements, me regardent avec un sourire figé. Ces jeunes mariées, ces jeunes mères, ces premières communiantes doivent être toutes mortes maintenant. Leur jeunesse s’en est allée depuis longtemps, ne survivant que sur ces clichés jaunis. Qui sont-elles ? La famille de ma mère, sans doute, celle que l’on a jamais vue parce qu’on habitait loin, si loin… C’est ce qu’elle disait, en tout cas, pour ne pas s’avouer qu’on l’avait abandonnée quand elle s’était retrouvée dans le besoin avec ses deux enfants.

 

J’ouvre un tiroir. Il ne contient que des lettres, une centaine en tout au moins. Intrigué, ma mère n’étant pas du genre à entretenir une relation épistolaire, je déplie la première qui me tombe sous la main. C’est plus un billet qu’une lettre, en fait, car elle ne contient que quelques mots :

 

Ma bien aimée,

 

Nous nous retrouverons chez moi lundi après-midi, si tu veux bien, c’est plus prudent. Je ne voudrais pas que ta fille nous aperçoive. Mets ton petit corsage sexy, mon désir de toi n’en sera que plus grand.

 

Pierre

 

Je reste stupéfait après cette lecture. J’ai beau lire et relire le petit mot, il faut me rendre à l’évidence : ma mère avait une relation.  S’il y a bien une chose que je n’aurais jamais imaginée, c’est bien celle-là. C’est normal, finalement, les enfants ne pensent pas que leurs parents sont des adultes comme les autres et qu’ils ont droit à une vie affective. Et ma mère a été veuve très jeune… Mais enfin j’en reste tout abasourdi quand même. Ma mère, vous vous rendez compte ? Il faut l’avoir connue pour comprendre toute l’incongruité de cette nouvelle. Elle si raisonnable…

 

Mes yeux tombent alors sur la date : 16 juillet 1975. Mais alors, c’est le jour où ma sœur… Qui est cet homme, qui fut la cause de tout ? L’adresse, au verso de l’enveloppe, me l’apprend aussitôt : Pierre Lavisse. Le garçon avec qui ma sœur sortait au moment de son suicide ! Il avait dix ans de plus qu’elle.

 

Je remets tout en place, referme la porte derrière moi, descends l’escalier qui grince toujours, surtout la troisième marche et je sors chercher un hôtel pour tenter de dormir un peu. Que pourrais-je faire d’autre ?

 

08:04 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : littérature

07/10/2009

La maison (petite nouvelle)

C’est le jour où maman est morte que je suis retourné dans notre maison. Je n’y avais pas remis les pieds depuis plus de vingt ans ! Il faut dire que je n’avais pas vraiment le temps pour aller me promener là-bas. Mon métier d’abord, ma famille ensuite, vous voyez ce que c’est. Et puis franchement, la distance entre Paris et cette région reculée de province aurait découragé n’importe qui. Un pareil trajet  pour ne rester qu’un week-end ? Que dis-je un week-end ! Arriver le samedi à seize heure pour repartir le dimanche après le déjeuner, cela ne valait guère la peine. Alors c’est ma mère qui venait nous rendre visite une fois de temps en temps. Elle avait des loisirs, elle, et un trajet en train ne l’effrayait pas. Elle restait souvent quelques jours, enfin pas trop longtemps non plus, parce que Martine, ça l’agaçait une belle-mère qui tournait en rond dans l’appartement… Alors on ne se voyait pas beaucoup c’est vrai, mais c’était suffisant. Quand elle était chez nous, c’était comme si une étrangère avait subitement fait irruption. Ce qu’elle disait appartenait à un autre univers tout en ne m’étant pas complètement inconnu. Elle parlait de sa campagne, du temps qu’il avait fait cet hiver, d’une voisine qui était décédée, du fils de la ferme d’à côté qui avait tout vendu pour devenir facteur (« Un vrai malheur, une si belle ferme ! »), des moissons qui, cette année, étaient vraiment en retard… Toutes ces nouvelles me semblaient concerner une autre planète, même si, au fond de ma mémoire, elles évoquaient des visages, des sourires, des paysages. Martine, elle,  faisait semblant d’écouter tout en levant les yeux au ciel de temps à autre et quant aux enfants, le MP3 fixé sur les oreilles, ils se moquaient pas mal de l’ancêtre et de ses histoires du siècle passé.

 

On avait bien essayé une ou deux fois de l’entraîner dans Paris, mais du Louvre elle n’avait retenu que la fatigue de la foule et pour ce qui était de la promenade en bateau mouche, elle avait plus regardé, incrédule, les touristes étrangers (« Il y en a tellement, on se croirait au japon ou en Chine ! ») que les tours de Notre-Dame.

 

C’était avec un réel soulagement qu’elle retournait dans sa campagne et, ma foi, c’était avec le même soulagement que je la reconduisais à la gare. Mais elle revenait l’année suivante, avec d’autres nouvelles des moissons et tout cela finissait par faire une sorte de petit train-train rassurant, au point qu’on n’a pas vu le temps passer. Et puis une fois, par un beau mois de juin caniculaire, le téléphone a sonné en pleine nuit. C’était l’hôpital, là-bas et une infirmière, avec son bel accent chantant, qui disait qu’il fallait se dépêcher si on voulait la revoir vivante. Ce fut un choc, car personne n’avait jamais pensé qu’une telle chose pourrait arriver un jour. Je suis parti aussitôt, seul bien entendu, Martine ayant une conférence à donner et les enfants des examens à présenter.

 

Sur l’autoroute, pendant que je roulais, il me semblait entendre sa voix, la mélancolie de sa voix, quand elle parlait de son époque révolue. Subitement il m’apparut que derrière toutes ces nouvelles qu’elle nous donnait et qui nous semblaient si futiles, se cachait une sorte de désespoir, celui d’assister, impuissante, à la fin d’un monde, de son monde. Ces fermes que l’on vendait, ces jeunes qui partaient vivre à la ville, ces campagnes qui devenaient des déserts, tout cela, c’était bien connu, cela figurait même dans les livres, mais pour elle, c’était sa vie qui s’en allait ainsi, lentement et inexorablement. A force de voir disparaître tout ce en quoi elle avait cru, elle avait dû pressentir sa propre fin. Soudain, mon indifférence me parut non seulement coupable mais presque inhumaine. Moi qui n’arrêtais pas de lire des ouvrages de philosophie qui tournaient tous autour du thème de l’existence et de la mort, voilà que je laissais un être humain seul avec la conscience de sa fin prochaine et cet être c’était ma propre mère. Aussitôt, je me suis mis à accélérer, mais j’avais beau rouler à du cent cinquante dans la nuit noire, la distance ne diminuait guère.

 

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Quand je suis enfin arrivé sur le coup de midi, exténué, ce fut pour apprendre qu’elle était décédée quelques heures plus tôt. Ce fut un deuxième choc. Trop tard, il était irrémédiablement trop tard pour pouvoir enfin prêter une oreille attentive à ce qu’elle disait. Non pas que j’eusse pu la consoler en quoi que ce soit,  mais au moins elle aurait eu conscience que moi, son fils, je l’écoutais et que je la comprenais. Il n’y avait malheureusement plus rien à faire. Sauf des formalités à n’en plus finir. La commune, les pompes funèbres, le curé, puis Martine, qui n’arrêtait pas de râler au téléphone parce que le jour de l’enterrement allait tomber un samedi et qu’elle avait son cours de yoga. Bref, quand tout cela fut plus ou moins terminé, le soir allait tomber et il ne me restait plus d’autre solution que de m’acheminer vers la maison pour y passer la nuit. J’ai fait un détour par l’hôpital pour prendre les clefs qui se trouvaient dans le sac à main de ma mère. Par ce geste, j’eus l’impression de commettre un délit, comme si je violais son intimité. Sentiment ridicule, me dis-je, car finalement cette maison était celle où j’avais passé toute mon enfance et demain j’allais, par héritage, en devenir l’unique propriétaire. Pourtant, quand je me suis retrouvé devant la lourde porte de chêne massif, mes clefs à la main, j’ai encore hésité. Après tout, il suffisait de faire demi-tour et d’aller chercher refuge dans un hôtel « Formule un » le long de l’autoroute… C’est finalement le désir de renouer avec mon enfance et ma vie passée qui m’a fait tourner la clef dans la serrure.

 

Dès le corridor, où pendait, bien en évidence, le compteur électrique avec tous ses fils, j’ai compris que dans cette maison, rien n’avait changé et surtout qu’il n’y avait rien à cacher. Tout était apparent et s’affichait sans aucun complexe. Dans le salon se trouvait toujours le vieux piano noir qui n’avait jamais servi à personne. Nul ne savait comment il était arrivé là, au détour de quelle guerre ou de quel héritage compliqué, mais il était là, complètement incongru dans cette pièce où avaient vécu des gens modestes, symbole d’une culture et d’une richesse qui n’avaient jamais été les leurs. En le regardant, je me suis demandé si ce n’était pas sa présence qui m’avait poussé à faire des études et à quitter ce monde rural si simple. Si simple mais si riche aussi et déjà j’en étais à réfléchir sur ce que j’avais gagné en rompant avec les miens et en rentrant dans le monde des intellectuels, comme on disait par ici. Pas grand chose finalement. Certes, je maniais les idées et les concepts comme pas un des paysans de la région ne savait le faire, mais en bout de course, quand je prenais une décision, n’était-ce pas précisément ce gros bon sens paysan qui me guidait et qui l’emportait ? Moi qui me prenais pour un fin lettré, avais-je vraiment changé de camp ? N’étais-je pas aussi étranger dans le monde universitaire que ma mère l’avait été en visitant le Louvre ? C’est ce que je me demandais en contemplant ce gros piano qui nous avait toujours appartenu mais qui en même temps avait été le symbole d’un univers qui n’était pas le nôtre.

 

Au mur, il y avait toujours les photos du père, ces fameuses photos en noir et blanc que je contemplais, enfant, pour tenter de me faire une idée de celui qu’on disait avoir été mon géniteur. J’avais quel âge encore quand il était mort accidentellement ? Trois ans ? Quatre ans ? Aucun souvenir en tout cas dans ma mémoire. Maman nous avait élevés seuls, ma sœur et moi. Et voilà qu’aujourd’hui, quasiment un demi-siècle plus tard, la page était irrémédiablement tournée. Il n’y avait plus personne pour se souvenir de cet homme qui n’avait jamais été pour moi qu’une photographie jaunie.

 

Dans la cuisine, je me suis fait une soupe. J’avais trouvé des sachets Royco dans une armoire, un peu étonné quand même devant la modernité de ma mère. Ainsi, elle avait renoncé aux bons potages qu’elle préparait autrefois avec les légumes du potager. L’âge et la fatigue, sans doute, l’avaient obligée à modifier ses habitudes. Pourtant, au fond de moi une voix criait qu’en agissant de la sorte elle avait voulu se rapprocher de nous et de notre mode de vie parisien. Une vague de douleur m’envahit. Je l’imaginais là, dans cette pièce, irrémédiablement seule devant son bol de soupe, tentant désespérément de nous ressembler un peu dans l’espoir inavoué de rétablir un contact. Et nous n’avions rien vu, nous n’avions même jamais rien su. Quelle étrange aventure que la vie, tout de même. On se marie avec un inconnu qui bientôt disparaît, on élève deux enfants, un seul arrive à l’âge adulte, puis à son tour il se marie et devient pour vous comme un étranger. Il reste alors à disparaître dans l’indifférence générale. Tout cela n’a assurément aucun sens.

 

(à suivre)

00:53 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature

05/10/2009

Le conte du Chaperon rouge (encore)

Si nous voulons lire le conte du Chaperon rouge selon les principes de l’anthropologie culturelle chère à Lévi Strauss, il est clair qu’on peut d’emblée établir une dichotomie entre la nature et la culture.

 

Du côté de la nature, nous avons le loup, bien sûr, mais aussi la forêt qu’il faut traverser, puis, dans la version orale,  la viande crue ainsi que l’anthropophagie (dans la version orale, le loup invite le Chaperon à manger des morceaux de sa grand-mère et à boire son sang. Seule la chatte, cet animal domestique, qui semble incarner l’âme de la maison et être une métaphore de la  grand-mère elle-même, tente de l’en dissuader).

 

Du côté de la culture nous avons d’abord la nourriture qu’apporte le Chaperon (des galettes cuites ou une bouteille de vin ou encore une bouteille de lait, autrement dit des éléments qui ont dû plus ou moins être préparés par l’homme soit par la cuisson, soit par la fermentation. Quant au lait, il suppose l’élevage des bovins et n’est donc pas une boisson qui relève de la nature, du moins au sens symbolique. Dans certaines versions on parle d’ailleurs de beurre, donc de produit travaillé). Il y a aussi le chemin (ou les chemins car il y en a deux, celui des aiguilles ou celui des épingles, mais nous y reviendrons), qui permet justement de traverser la forêt sans encombre (d’ailleurs dans une des versions la petite fille, inconsciente, quitte ce chemin et entre dans le sous-bois pour aller cueillir des fleurs – sauvages- pour sa mère-grand).

 

La maison, quant à elle, est la meilleure protection de l’humanité contre la nature menaçante. Construite patiemment par les mains de l’homme, symbole de la culture, hermétiquement close, elle garantit des bêtes sauvages ceux qui l’occupent. Ce n’est sans doute pas un hasard si le conte insiste tant sur la fameuse formule « tire la chevillette et la bobinette cherra. ». Il s’agit donc bien de mettre en avant le fait que la porte est close et donc que les habitants (ici la grand-mère qui est malade et donc particulièrement vulnérable) sont à l’abri de tout danger extérieur, surtout ceux provenant de la forêt toute proche (car on aura compris que la demeure de la mère-grand est isolée et en pleine nature). Le problème, c’est que cette porte, si elle est close, ne l’est pas hermétiquement. En effet, on peut en actionner le mécanisme de l’extérieur, comme la grand-mère demande au Chaperon de le faire. Elle a donc commis une belle imprudence en ne s’enfermant pas à double tour. Certes, un animal ordinaire n’aurait pu actionner le mécanisme, mais le loup, qui est rusé, y est bien parvenu, lui. On peut supposer que la grand-mère attendait la visite de sa petite-fille et comme elle était malade et alitée, elle a trouvé ce moyen pour ne pas devoir se lever. On remarquera que la maladie de l’aïeule est donc déterminante pour la logique du récit. En effet, c’est cette maladie qui justifie le fait que le Chaperon se soit mis en route (afin de lui apporter de la nourriture pour qu’elle retrouve force et santé) et c’est encore elle, par la porte mal barricadée, qui permet l’intrusion du loup. Il y a donc eu, de la part de la grand-mère, une grave erreur, comme il y en a peut-être eu une de la part de la mère du Chaperon en envoyant sa fille sur les chemins.

 

Mais il s’agit avant tout d’un conte initiatique et il est donc normal que l’héroïne soit confrontée à certains dangers. Dans les versions policées de Perrault et Grimm, la fillette ne respecte pas vraiment les règles qu’elle aurait dû observer. Après avoir accepté  de dialoguer avec un loup, soit elle s’écarte du chemin, soit elle prend le chemin le plus long. A ce sujet, notons qu’il convient d’opposer le chemin des épingles (lesquelles symbolisent, selon certains, le passage à l’âge adulte, car les demoiselles en mettaient dans leurs cheveux pour être plus belles et plaire aux garçons, en respectant, dirons-nous, les règles sociales : bals, rencontres, fiançailles puis mariage) à celui des aiguilles (lesquelles servent plutôt à réparer ce qui existe déjà. Au lieu de s’acheminer vers sa vie de jeune fille, en respectant les règles sociales, le Chaperon tenterait donc plutôt de prolonger son enfance, d’où le caractère naïf qu’on lui prête. Mais l’aiguille, par son chas, peut-être vue aussi comme une métaphore du sexe féminin, ce qui veut dire que notre héroïne opterait d’emblée pour des relations sexuelles immédiates –avec le loup qui la convoite- sans passer par tout le jeu social du mariage et en n’écoutant que sa nature physique qui la pousse dans cette direction. Là est donc sa désobéissance fondamentale et c’est pour cela qu’elle sera punie (les contes sont moralisateurs, ne l’oublions pas) en étant dévorée par le loup. Ce dernier épisode peut être compris, évidemment, comme une métaphore d’un viol dont il reprend les caractéristiques essentielles (non-consentement de la victime, sang, mort symbolique, etc.).

 

Le fait que loup se retrouve avec un gros ventre une fois qu’il a avalé ses deux victimes (la grand-mère, elle, a été punie pour avoir mal barricadé sa porte et avoir laissé une ouverture à la nature sauvage extérieure) permet d’ailleurs un parallélisme avec le ventre d’une femme enceinte. Le chasseur (qui domine la nature en tuant des animaux sauvages) ou le bûcheron (qui domine la même nature en coupant des arbres) ouvriront le ventre du loup pour libérer les victimes. Dans certaines versions celui-ci sera cruellement puni : on lui met des pierres (élément naturel) dans l’estomac et on recoud son ventre, ce qui occasionnera sa mort.

 

Notons encore –tant les contes sont polysémiques- qu’on peut voir la maison (fermée mais pas hermétiquement) comme une métaphore du corps féminin. L’héroïne ne se donne pas au loup (symbole de virilité qui donc renvoie aux dangers que représentent les hommes pour les jeunes filles), certes, mais elle laisse une porte ouverte en l’écoutant et en suivant ses conseils (cueillir des fleurs, etc.). D’ailleurs c’est elle qui indique l’adresse de la maison de la mère-grand, ce qui est vraiment « se jeter dans la gueule du loup » si on me passe l’expression. En donnant l’adresse d’une maison par ailleurs mal fermée, c’est un peu comme si elle permettait au loup de la conquérir, elle, de conquérir son corps.

 

Nature et culture, disions-nous, s’opposent à chaque instant : aliments cuits et aliments crus, forêt et maison, enfant et loup, vêtements et nudité. Nudité naturelle du loup, certes (qu’on opposera à la petite fille vêtue elle d’une cape rouge bien voyante) mais demi-déshabillé de la grand-mère qui est en robe de nuit (toujours ce rôle en demi-teinte, comme la porte certes fermée mais qui s’ouvre trop facilement). Notons qu’à la fin c’est le loup qui est habillé (ruse suprême puisqu’il prend alors les attributs de la culture) et la petite fille qui se déshabille, du moins dans la version orale du conte. Petite fille qui n’est pas si petite que cela puisque le loup la désire (cf. le lit où il l’attend). On pourrait d’ailleurs se demander si le rouge de ses vêtements n’est pas de nouveau un symbole sexuel (les règles et la puberté) à moins que cette couleur ne préfigure sa fin tragique et le sang (mais aussi le viol et la perte de la virginité).

 

Tous les éléments semblent donc aller par deux, comme c’est aussi le cas pour les oppositions  femme et homme ou enfant et aïeule. Notons à ce propos que l’élément intermédiaire, la femme adulte en âge de procréer (la mère du Chaperon), est cité mais n’est pas vraiment présent dans le conte, sans doute pour mieux insister sur les extrêmes (l’enfance, la vieillesse), soit en-deça ou au-delà de la période consacrée à la vie sexuelle. Le chemin qu’emprunte le Chaperon et qui lui fait quitter la maison de son enfance pour celle de sa grand-mère représente donc aussi le chemin de la vie et la fuite du temps. Quittant l’enfance, elle devient adulte par les épreuves qu’elle traverse. Malheureusement elle n’a pas respecté la voie toute tracée par le discours culturel des hommes et a préféré quitter ce chemin pour s’aventurer dans des voies de traverses, des voies trop proches de la nature. 

 

Bref, on le voit, ce n’est pas demain qu’on aura fait le tour de ce conte, qui n’en finit pas de livrer des interprétations.

 

Je voudrais revenir un instant sur la version que j’en ai donnée en inversant toutes les valeurs ici exposées.

 

Loin d’être fier et conquérant, le loup, au début du conte, est fourbu et fatigué. C’est la petite fille qui l’aborde et non l’inverse, mais déjà, elle est présentée comme n’étant plus si petite que cela, se situant donc dans une zone ambiguë de par son âge (comme la grand-mère, dans le vrai conte, pouvait l’être avec sa porte qui s’ouvrait tout en étant fermée). C’est le Chaperon qui donne à manger au loup et non lui qui désire le manger. C’est lui qui insiste pour que le loup l’accompagne et c’est lui encore qui fait entrer le loup dans la maison après avoir éliminé la mère-grand. Au lieu de devenir anthropophage comme dans la version orale et de boire le sang de son aïeule, c’est elle qui offre un repas cuit au loup, repas qui étai celui de la grand-mère. Au lieu d’être désirée par le loup, c’est l’inverse et c’est elle qui se déshabille de sa propre initiative. A la fin, le rôle du chasseur est inversé aussi puisque au lieu d’aider à tuer le loup il s’en prend à la jeune fille. C’est donc lui qui périra sous les crocs de l’animal, grâce auquel le conte reste moral. La fin, au lieu d’être joyeuse est triste et le loup s’en va seul, accusé injustement d’un crime qu’il n’a commis que pour protéger le Chaperon.

 

 

 

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