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28/10/2009

Le coffre magique (suite et fin)

Nous nous approchions tous pour contempler le trésor. Rangés en piles régulières, sagement alignés, les livres étaient là. Il y en avait de tous les formats et de toutes les dimensions : des grands, des petits, des épais, des très fins… Certains avaient une couverture austère, faite de cuir brun usé où le nom de l’auteur et même le titre étaient illisibles. Il fallait alors aller les découvrir sur la tranche, quand les vieilles lettres d’or ne s’étaient pas effacées. D’autres au contraire, plus modernes,  étalaient mille couleurs chatoyantes et offraient même des images ravissantes représentant des îles tropicales couvertes de forêts vierges ou de splendides voiliers en route pour de mystérieuses découvertes.

 

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Nos préférés étaient ceux de la Bibliothèque verte, où nous retrouvions nos auteurs favoris, comme ce Jules Verne à l’imagination débordante. C’était un réel plaisir que de parvenir à s’emparer de « Vingt mille lieues sous les mers », de « L’île mystérieuse » ou « Des enfants du capitaine Grant ». Pour cela, il fallait être rapides, car les plus âgés, s’aidant de la force que la nature leur avait octroyée, n’hésitaient pas à nous bousculer un peu pour s’emparer de ces merveilles. Complètement vaincus et désabusés, n’ayant même pas eu le temps de tendre la main vers un de ces Jules Verne tant convoités, nous nous rabattions vite sur « Les lettres de mon moulin » de Daudet ou sur « La gloire de mon père » de Pagnol. A notre tour nous poussions les plus petits, allant jusqu’à leur reprendre des mains le précieux livre qu’ils tenaient déjà. Pris de remords et voulant pouvoir nous adonner à notre lecture sans arrière-pensées, nous leur trouvions au fond du coffre une de ces bandes dessinées que nous connaissions par cœur pour les avoir lues mille fois, comme « Le trésor de Rackham le  rouge » ou « L’étoile mystérieuse » d’Hergé. Certes, ces livres n’étaient plus dignes de nous, mais ils avaient fait notre bonheur les années précédentes et après tout ils conviendraient très bien pour ces cousins qui étaient encore dans la prime enfance.

 

Parfois une dispute éclatait, alors c’était le rôle du capitaine de s’intercaler entre les belligérants et de tenter d’apaiser le conflit. Un bon capitaine se reconnaissait à cette capacité de trancher directement dans le vif du sujet, allant parfois jusqu’à priver les deux adversaires du livre convoité. Son âge ne faisait rien à l’affaire car en fait il semblait tenir son autorité de l’ensemble du groupe. C’est que nous étions venus pour lire en silence et il n’était pas question que des trouble-fête viennent gâcher notre plaisir. Le capitaine du jour le savait et, sûr de notre soutien si les choses tournaient mal, il n’hésitait pas à se montrer plus viril qu’il ne l’était en réalité, grossissant sa voix ou levant un doigt réprobateur. Souvent, un simple regard suffisait à calmer les esprits les plus enflammés et bientôt nous étions tous plongés dans la lecture, assis tranquillement en tailleur sur nos tapis élimés.

 

La grand-mère ayant des siestes assez longues, nous disposions en moyenne de deux bonnes heures pour vivre des aventures fabuleuses en compagnie de nos héros préférés. A la fin, nous étions tellement pris par l’histoire, que nous nous identifions complètement aux personnages. C’est ainsi que lorsqu’une pirogue chavirait au milieu des crocodiles, nous devions étouffer un cri de terreur et il nous semblait presque sentir le contact d’une peau rugueuse et froide contre notre propre épiderme. Ou bien, quand l’hélice du soumarin restait malencontreusement coincée dans une touffe d’algues géantes, nous manquions aussitôt d’oxygène, évidemment, et nous comptions les minutes qui nous restaient à vire…

 

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Les plus beaux livres étaient assurément ceux qui nous entraînaient au bout du monde et qui nous faisaient découvrir des îles enchantées, couvertes d’une végétation luxuriante, où ne vivaient que des bêtes sauvages et des Indiens inconnus. Des dessins représentaient ces derniers devant la mer, courant quasi-nus sur des plages infinies et notre regard s’attardait parfois sur une belle Indienne dont la robe mal attachée laissait apercevoir la face latérale d’un sein. Notre imagination n’avait alors plus de bornes et nous sortions de l’histoire proprement dite pour la réinventer à notre manière. Un pirate renégat surgissait de nulle part et s’en prenait à la pauvre jeune fille, dont la robe se détachait presque dans la bagarre. Nous nous interposions aussitôt, par l’intermédiaire de notre héros, pour défendre la malheureuse et tuer d’une flèche empoisonnée le perfide agresseur, non sans jeter un coup d’œil langoureux sur cette poitrine subitement dénudée même si elle ne l’était que dans notre imagination.

 

Nous affrontions tous les naufrages et mille fois nous nous sommes retrouvés à bord de navires à la dérive, secoués par les flots et sombrant finalement dans une mer déchaînée. Nous échouions alors sur une plage inconnue, désespérément seuls et ne sachant comment affronter  une nature certes merveilleuse et foisonnante mais aussi particulièrement dangereuse. Car la mort était partout et la moindre promenade dans la forêt profonde vous mettait en présence d’un tigre affamé ou d’un anaconda gigantesque aux anneaux implacables. Les précipices étaient nombreux, les plantes vénéneuses aussi et c’était un  véritable miracle, finalement, d’être encore vivants au bout de nos deux heures de lecture.

 

Traditionnellement, le dernier quart d’heure consistait à lire un extrait à voix haute. C’est ainsi que nous fîmes connaissance avec l’implacable Javert, (qui, dans les Misérables, n’en finissait plus de pourchasser le pauvre Jean Valjean) et que découvrîmes la belle Esméralda (comme elle nous enivrait, quand elle dansait devant les tours de Notre-Dame !). Un autre jour, c’est D’Artagnan qui faisait irruption dans le grenier, à la recherche des bijoux de la reine. Les descriptions de Dumas étaient si vivantes qu’on croyait entendre son pas alerte sur le vieux plancher, tandis que sa rapière traînait par terre. Puis les trois mousquetaires, Athos, Portos et Aramis, entraient avec fracas et cela faisait de grands éclats de rires à vous couper le souffle. Les jours de pluie, c’est le comte de Monte Christo qui s’invitait, méditant une vengeance implacable, tout en se dissimulant derrière les gros troncs d’arbre à peine équarris qui servaient de piliers à la toiture. On vit aussi le Bossu, le capitaine Nemo, Shéhérazade, les quatre fils Aymon, le chevalier Lancelot ou encore Morange, à la recherche de l’Atlantide et même le preux Roland, comte de la Marche de Bretagne et neveu de Charlemagne. Cela faisait du monde, tout cela, mais le grenier était vaste et notre désir de découvertes encore plus grand. C’est que chacun de ces personnages amenait avec lui le pays où il vivait et c’est ainsi que nous connûmes la cour des miracles et tout le Moyen-Age, la Gascogne chantante de Louis XIII, le Paris misérable du XIX°, les sables brûlants d’Afrique du Nord, la Meuse légendaire et les ports basques des Pyrénées.

 

Petit à petit, l’univers que nous ouvraient les livres fit partie de notre être intime au point que manquer à la séance du grenier aurait été le pire malheur qui soit. Nous lisions ou nous écoutions avec une attention incroyable, cherchant à deviner la suite de ces histoires toutes aussi captivantes les unes que les autres. Nous ne savions pas encore que tout cela s’appelait de la littérature, comme nous ne savions pas que derrière les histoires racontées se cachait un message autre, mais déjà les livres étaient devenus pour nous tous comme un besoin vital et c’est bien à ce coffre magique que nous devons d’avoir eu une enfance merveilleuse sans jamais quitter notre village.

 

Quand les deux heures fatidiques étaient écoulées, nous rangions les précieux volumes à leur place, chacun tentant de dissimuler le sien en dessous d’une pile, dans l’espoir de pouvoir le récupérer une autre fois et d’en poursuivre ainsi la lecture. Quand tout était en ordre, le capitaine refermait précautionneusement le couvercle du fameux coffre et nous reprenions en silence le chemin du rez-de-chaussée. En repassant par la chambre où les pommes continuaient d’embaumer, nous jetions un regard discret par la fenêtre, pour voir si tout était calme. Il suffisait ensuite de redescendre l’escalier et de reprendre notre place devant nos dessins inachevés. Quand enfin la grand-mère se réveillait, elle nous trouvait en train de terminer sagement un croquis de Notre-Dame de Paris ou une île tropicale à la plage infinie. Si elle avait mieux regardé, elle aurait vu que sur cette plage marchait, rêveuse, une belle Indienne, avec son regard triste tourné vers l’océan infini.

 

 

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16:13 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : littérature

Commentaires

Je lisais de la même manière en étant enfant, transportée dans l'histoire, je devenais le héros ou l'héroïne. Le coeur emballé face aux dangers, ou bien sanglotante en m'identifiant à Cosette ( par exemple ) ...
Je luttais comme Gavroche, et d'Artagnan était mon ami....
Ce n'était pas dans un grenier que je trouvais mes livres, mais je trimballais les miens sur un promontoire de pierres plates juste au dessus du village de mon enfance, mon endroit secret, mon île déserte.... Ou bien dans une cabane au milieu des iscles non loin du village...
Ton récit réveille ma mémoire ...

Écrit par : Débla | 28/10/2009

Ton récit réveille ma mémoire ...

C'est un peu le but de l'écriture, nous faire revivre tout cela, donner un sens à ces expériences souvent oubliées.

Écrit par : Feuilly | 28/10/2009

C'est merveilleux et c'est toute l'histoire d'un monde qui entre 5 et 6 décades plus tard est toujours le mien. Les techniques d'appropriation - sieste ou absence des adultes - diffèrent entre Débla, toi et moi, mais le trésor toujours fabuleux. Merci pour ce moment vsop!

Écrit par : giulio | 28/10/2009

Ah ! On aurait du se douter que le trésor caché de la vieille malle serait des livres... :-)

Hergé
" Certes, ces livres n’étaient plus dignes de nous, mais ils avaient fait notre bonheur les années précédentes et après tout ils conviendraient très bien pour ces cousins qui étaient encore dans la prime enfance."

Ah mais pas du tout cher Feuilly !!
Ne savez-vous pas que Tintin se lit jusqu'à 77 ans (ceux plus âgés le lisent en cachette sous les draps). Tintinophile avertie, je me délecte encore de temps en temps de ces bd qui sont uniques. Ma préférée reste "Vol 714 pour Sydney" bourrée de détails plus hilarants les uns que les autres.

Écrit par : Cigale | 29/10/2009

@ Cigale:
Mais j'ai toujours ma collection complète des Tintin et je ne m’en dessaisirais pour rien au monde.

Écrit par : Feuilly | 29/10/2009

J'avoue que je ne m'attendais pas à ce que ce soit des livres. Je n'ai absolument aucune imagination et donc j'étais naïvement inquiète pour toi, me demandant comment tu allais t'en sortir. J'ai compris là que tu savais (dès le début ?) que ce serait des livres et je me suis dis qu'au fond, quand on connaît la fin, le risque n'est pas si grand :-) : celui que l'imagination se tarisse, comme tu dis.
Ah j'ai conscience d'être impitoyable (et injuste), mais à écrire en direct on prend le risque de lecteur direct.
Allez je plaisante. Ton texte est digne de tous ceux que tu as dû lire. Les miens, dans la collection verte, c'était plutôt la série des "Alice détective", Alice Roy dans le cabriolet que lui avait offert son père...

Écrit par : Michèle | 30/10/2009

Oui, au départ il ya juste cette idée d'un coffre au grenier qui contient des livres. Puis toute l'histoire s'invente à partir de là.

Écrit par : Feuilly | 30/10/2009

Oui, le prétexte est mince, et tout le boulot est à faire.

Écrit par : Michèle | 30/10/2009

Je n'ai pas connu les bouquins de la bibliothèque verte... mais si je devais donner un titre, un seul titre, celui qui m'a fait entrer dans ma vie de lectrice, je dirais : "Sacrées sorcières" de Roald Dahl... et puis il y a aussi "Sans-Atout et le cheval fantôme"... Mes yeux en pétillent encore... (du coup, j'ai toujours évité de les relire de peur de désenchanter !)

Écrit par : PetitChap | 30/10/2009

J’avoue que, moi aussi, j’étais inquiet, très inquiet… mais pas pour les mêmes raisons que Michèle. J’imaginais le coffre renfermant pour tout trésor les œuvres complètes de Pascal dans la collection de la Pléiade. Vous imaginez la déception de ces bambins découvrant le charabia de ce zig ? Fort heureusement le narrateur avait une meilleure inspiration pour trouver la fin de l’histoire. Et la Bibliothèque verte sauva notre bibliothèque virtuelle !

Écrit par : Halagu | 31/10/2009

Halagu, je parie que vous eussiez été encore plus inquiet s'il vous fût venu à l'esprit que le narrateur pouvait mettre dans ce coffre un texte où (comme le dit notre ami JLK à propos d'un texte primé par l'académie), "le poète aligne à peu près sept références à la ligne et le savantasse de service peut relever la pléthore du signifié."

Écrit par : Michèle | 31/10/2009

@ Halagu: c'est sûr que si les enfants, à leur âge, avaient découvert Pascal ou Bossuet au fond du coffre, ils auraient laissé là la littérature et seraient retournés ennuyer la grand-mère. Il y a un âge pour tout. Ce qui est caractéristique de la grande enfance et de la pré-adolescence, c'est cette capacité dévorante de lecture, cette manière d'entrer dans le texte et d'être enthousiaste. Plus tard, on lit avec du recul, un esprit critique, etc.

@ Michèle: comme ce petit texte n'a pas été primé par l'Académie, il n'y avait pas de raison, de prime abord, pour qu'Halagu fût inquiet. L'eût-il été qu'il eût bientôt été rassuré en le lisant.

Je plaisante avec les subjonctifs, mais j'aime bien aussi qu'on les sorte du coffre poussiéreux où notre modernité les a enfermés.

Écrit par : Feuilly | 31/10/2009

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