25/10/2009
Le coffre magique (suite)
Nous continuions donc notre progression en rangs serrés. Arrivés à l’extrémité Sud du grenier, nous nous retrouvions devant une petite porte basse, à côté de laquelle se dressait un miroir poussiéreux qui nous renvoyait une étrange image de nous-mêmes, comme si nous avions surgi d’un passé éloigné ou comme si nous avions été notre propre fantôme. Nous avions alors l’impression d’avoir déjà vécu ailleurs, en d’autres lieux, à une époque indéterminée. Cette rencontre avec le reflet de notre propre mort n’avait rien de réjouissant et c’est bien vite que nous ouvrions la petite porte pour pénétrer dans le deuxième grenier, tout différent du premier. On se trouvait ici directement au-dessus de la boulangerie et une fenêtre à croisillons donnait sur la cour intérieure de la maison. Cette pièce ressemblait donc plus à une chambre désaffectée qu’à un véritable grenier. A terre, sur de vieux journaux, s’étalaient des pommes de toutes les couleurs, entreposées là pour l’hiver. Leur odeur acide emplissait les lieux d’un parfum étrange, quelque peu troublant, qui nous enivrait et nous faisait rêver aux mystères de la terre, à la jeune sève qui montait dans les branches, aux abeilles fécondantes et aux fruits qui bientôt allaient mûrir sous les soleils d’un été infini.
Un rapide coup d’œil en contre-bas, dans la cour intérieure, nous rassurait : l’alerte n’avait pas été donnée, signe que notre disparition n’avait pas encore été remarquée. Nous pouvions donc continuer notre progression, aussi fiers de notre tactique militaire que des guerriers iroquois sur le sentier de la guerre.
Une autre porte s’ouvrait dans un des murs blancs, peints à la chaux. Il suffisait de descendre trois petites marches et nous nous retrouvions enfin dans le saint des saints, le grenier secret où jamais personne ne venait, à part nous bien entendu. Nous refermions donc la porte avec précaution et tirions le verrou que nous avions installé lors des grandes vacances précédentes. Isolés du monde, aussi introuvables que des fourmis dans un tas de feuilles mortes, nous pouvions alors jouir de ce lieu qui n’était qu’à nous. En fait, à part quelques vieux tapis qui nous permettaient de nous asseoir, il n’y avait rien ici, rien qu’un très vieux coffre en chêne qui occupait le centre de la pièce. Si des adultes étaient parvenus à pénétrer en ce lieu (chose absolument impossible donc), ils n’auraient certainement rien compris à notre enthousiasme. C’est que le secret de l’énigme se trouvait dans le coffre-même et c’est bien pour son merveilleux contenu que nous avions fait tout ce chemin et pris tous ces risques.
Certains prétendaient qu’on l’avait retrouvé sur une plage, un jour de tempête d’équinoxe, et qu’il avait dû appartenir au capitaine d’une bande de corsaires. D’autres étaient d’accord avec cette histoire de corsaires, mais ils pensaient plutôt que le coffre était arrivé jusqu’à nous par le biais d’un héritage, ce qui conférait à notre famille une origine certes douteuse mais ô combien glorieuse et merveilleuse. Cette version était fort séduisante, mais d’autres encore, plus réalistes et un peu rabat-joie, affirmaient prosaïquement que le coffre avait tout bonnement été acheté dans une brocante par le grand-père dont on pouvait encore admirer la photographie dans le salon. C’est probablement cette version qui était la bonne, mais c’est aussi celle qui rencontrait le moins d’adhésion. Comme on le pense bien, cette idée d’avoir pour ancêtres de véritables pirates plaisait à beaucoup d’ente nous. Nous imaginions des courses sur l’écume au cœur des Caraïbes, des abordages sanguinaires, des combats au couteau et finalement la mise à sac de quelque cargaison d’or et d’épices. Les marchands, à genoux, imploraient grâce devant ces marins sans foi ni loi, au regard fier et au cœur ténébreux. D’un geste débonnaire et un peu méprisant, ils accordaient la vie à ces sous-hommes qui avaient misé sur le négoce pour faire fortune et qui, sans prendre de risques exagérés, revendaient bien cher à de pauvres gens les denrées qu’ils avaient achetées à vil prix auprès de plus pauvres encore. Pour l’exemple, avant de quitter le navire, les pirates en trucidaient tout de même un ou deux, histoire de montrer que la vie est remplie d’imprévus et que ce n’est pas avec de l’or qu’il convient de l’affronter, mais avec du courage et de la fierté. Alors, devant les yeux médusés et remplis de frayeur des survivants, ils regagnaient leur bateau et hissaient la grande voile, qui se mettait à flotter avec des claquements secs. Bientôt, emportés par les alizés, ils n’étaient plus qu’un songe qui s’efface sur la mer et seule une chanson de marins ivres parvenait encore par intermittence, signe improbable de leur présence dans le monde.
Voilà ce que nous nous racontions, assis en cercle sur nos tapis usés jusqu’à la corde, et il nous semblait parfois entendre comme le souffle d’un vent tropical quand ce n’était pas carrément les craquements de la boiserie de notre navire sous la poussée de la houle. Mais non, ce n’était qu’un courant d’air qui s’infiltrait par la lucarne ou une poutrelle qui gémissait sous le poids de la toiture centenaire. En attendant, tous ces chevrons qui s’entrecroisaient sous nos yeux et qui se rassemblaient près de la poutre faîtière nous donnaient l’impression de vivre dans la cale d’une fière caravelle en partance pour la lointaine Amérique et il ne manquait plus que le roulis pour que l’impression fût complète.
Mais non, notre plancher était bien stable et la maison immobile. A travers les tuiles, nous parvenaient les aboiements d’un chien, quelque part dans le village et nous reprenions alors conscience du lieu où nous nous trouvions et de ce que nous étions venus y faire. Le capitaine du jour se levait soudain et un grand silence se faisait. Il s’approchait du coffre et posait une main dessus, comme pour bien sentir sa présence et s’imprégner de son mystère. Il caressait un peu les grosses moulures de fer qui ornaient ses pourtours, parcourait les veines du bois, s’arrêtait sur un nœud, puis s’acheminait vers le trou qui avait contenu la serrure. Enfin, d’un geste lent et sacré, il soulevait le couvercle dans le silence général.
(à suivre)
00:45 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (16) | Tags : littérature
Commentaires
Whow! voilà qui sent bon les Stevenson, Twain, Salgari, Poe, May, Verne et j'en passe, en attendant que ton coffre, dûment vidé de ses trésors serve d'abri à un Feuilly se revoyant petit passager clandestin transbahuté vers...
Merci pour ce beau texte!
Écrit par : giulio | 25/10/2009
@ Giulio.
Texte de pure fiction et non souvenirs personnels diretcs, je le précise car d'autres textes, comme la descriptions des différentes pièces de la maison (cave, grenier, cuisine) l'étaient, eux. Pas facile pour le lecteur de s'y retrouver. Mais réalité ou invention, on s'en moque complètement, non, tant que les mots nous emportent...
Écrit par : Feuilly | 25/10/2009
Mais c'est insupportable ce suspens !!
Bon je note au passage la petite allusion politique dans la scène des pirates... ;-)
Écrit par : Cigale | 25/10/2009
Wééé !! On se prend pour Jim Hawkins et on s'attend à croiser à tout moment Long John Silver et son perroquet !
Superbe texte, cher Feuilly...
Écrit par : PetitChap | 25/10/2009
@ Cigale: et oui, suspens intolérable... Il faut bien s'amuser un peu des lecteurs (et les inciter à revenir). Le problème, une nouvelle fois, c'est que la suite n'est pas encore écrite, ce qui m'inquiète un peu.
Quant à l'allusion politique, que voulez-vous, on ne se refait pas et ce n'est pas parce que je n'aborde plus tous ces problèmes dans Marche romane, comme je l'ai fait dans le passé, que j'ai changé d'avis. Le monde ne va pas mieux et l'injustice est de plus en plus présente.
@ petitchap: en tout cas texte écrit quasi en direct.
Écrit par : Feuilly | 25/10/2009
C'est un beau challenge que cette écriture en direct. Une belle réussite aussi.
Écrit par : Michèle | 25/10/2009
Oui c'est un challenge l'écriture en direct, je suis bien d'accord avec Michèle.
Les lecteurs sont en haleine, pour ma part j'imagine l'auteur penché sur son clavier donnant libre cours à ses pensées, qui se traduisent au jour le jour dans ce texte où tout reste à dire ...
J'ai essayé plusieurs fois ce genre d'écriture, aucun des deux essais n'est arrivé au bout .....
Mais ici, je suis bien sûre de ne pas rester sur ma faim.....
Écrit par : Débla | 26/10/2009
@ Débla: ici, on n'est sûr de rien non plus. L'imagination peut se tarir à tout moment.
Écrit par : Feuilly | 26/10/2009
Michèle a raison : nous suivons d'autant plus curieusement ce texte que Marche romane se fait atelier à ciel ouvert où le texte naît sous les yeux du lecteur.
Challenge difficile - c'est ce que je fais avec mon "Rat des champs" de l'Encrier - mais enjeu sans pareil de la littérature déclinée au mode numérique.
Écrit par : Bertrand | 26/10/2009
Veillons quand même à ne pas devenir victime d'une certaine modernité, laquelle nous conduit à de plus en plus de vitesse. L'écriture, en effet, demande une certaine distance et une certaine lenteur. Je ne parle même pas ici du temps nécessaire pour écrire et corriger, mais plutôt du désir de celui qui écrit de ne pas être dans l'instant immédiat mais plutôt dans une sorte d'atemporalité qui lui permet de laisser ses idées et ses sentiments cheminer lentement en lui avant de pouvoir les traduire par des mots.
Écrit par : Feuilly | 26/10/2009
"Veillons quand même à ne pas devenir victime d'une certaine modernité"
Il n'y a là-dedans aucune volonté surfaite d'appartenir à la modernité.
Il y a la prise de conscience que l'écriture sans passer par le site ou le blog ressemblerait à une écriture à la plume d'oie après Gutenberg.
Preuve : quiconque se met en devoir d'écrire ouvre un blog alors que rien dans son statut ne l'oblige à le faire.
Nous ne refaisons pas le monde. Nous nous exprimons par les outils que la technologie a mis à notre disposition.
Et si l'écriture comme tu dis mérite réflexion et recul, il s'agit, sur la vitrine internet, d'ébauches, de réflexions, de textes en gestation etc...
Mais que ce soit sur le net ou sur le papier, un texte a toujours de bonne raison dans le cœur de son auteur pour n'être toujours qu'une ébauche. Pour n'être jamais définitif, jamais achevé.
Alors modernité qui voudrait dire rapidité et bouclage en peu de temps opposée à écriture solitaire et sur papier ou écran privé qui signifierait réflexion, pondération, retouches, volonté de peaufiner : Non. Fausse route totale.
L'artisan potier qui travaille en public sabote t-il pour autant son art en offrant aux passants une amphore encore fœtale, en devenir ?
Écrit par : Bertrand | 26/10/2009
Je partage l’avis de Bertrand lorsqu’il dit que « l'écriture sans passer par le site ou le blog ressemblerait à une écriture à la plume d'oie après Gutenberg ».
Queneau aurait été heureux de connaitre internet et la « littérature scriptible » qui autorise les stratégies d’ouverture et la relation privilégiée avec le lecteur. Grâce à internet l’écrit est à présent ambitieux, en mouvement. Il ne s’agit plus d’écrire un texte mais de continuer à écrire. Le blog c’est la gloire d’une écriture « subversive », enfantant une multitude de lectures et de commentaires qui lui assurent sa légitimité et sa pérennité. C’est le triomphe de l’idée que se faisait Sartre de l’écriture lorsqu’il affirme que « l’œuvre littéraire est une étrange toupie qui n’existe qu’en mouvement ».
Sur le blog le texte est encore à l’état latent, jamais achevé, toujours mobile.
Écrit par : Halagu | 26/10/2009
"il ne s’agit plus d’écrire un texte mais de continuer à écrire"
Oui, c'est vrai. C'est bien vrai, même. Mais comme je le disais le danger serait d'aller trop vite, de se couper de ses bases arrières, pour foncer en avant tête baissée. La parole doit rester porteuse de sens et ne pas se transformer en simple bavardage, en parole inutile.
Écrit par : Feuilly | 27/10/2009
" La parole doit rester porteuse de sens et ne pas se transformer en simple bavardage, en parole inutile."
Tant qu'on n'en est pas encore à la mort du canari ou au coryza du chaton !
Écrit par : Bertrand | 28/10/2009
@ Bertrand: Hé hé, il y en a qui parlent bien de la mort de l'alouette (hi, hi)
http://lexildesmots.hautetfort.com/archive/2009/10/22/l-alouette.html
Écrit par : Feuilly | 28/10/2009
C'est vrai.
J'ai tendu un bâton pour me faire battre, on dirait...
Écrit par : Bertrand | 28/10/2009
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