09/10/2009
La maison (suite)
Je me suis levé et j’ai commencé à parcourir la maison. La petite véranda était toujours là, remplie de plantes et sans même y penser j’ai repris l’arrosoir de métal dissimulé derrière la vieille armoire et je me suis mis à verser de l’eau dans les pots, en ayant bien soin de ne renverser aucune goutte à terre. Au-delà, s’étendaient le potager et le verger, dont je ne distinguais quasi-rien dans l’obscurité. Il me semblait pourtant apercevoir un enfant qui n’était autre que moi-même, perché sur une grosse branche maîtresse et mordant à belles dents dans une pomme sûre et à peine mûre. Saveurs d’autrefois, faites de choses simples et éternelles…
A la cave, je fus surpris et même presque déçu de trouver un congélateur. Il était fini le temps des bocaux de haricots qu’on ébouillantait pendant une heure pour leur assurer une bonne conservation. Je me revois vers quinze ans, revenant du potager, deux grands seaux de légumes à la main et ma sœur qui me regarde avec son beau rire. Elle est installée dehors, devant une table, en train de couper en morceaux les fameux haricots et moi, pour la première fois, je remarque ses jambes nues, si belles et si brunes, qui dépassent d’une jupe que le vent a négligemment retroussée. Ma sœur ! Ma grande sœur, pourquoi es-tu partie ? Pourquoi nous as-tu quittés comme cela ? Je revois ta chambre où je me faufilais parfois en cachette, quand tu n’étais pas là. Les armoires que j’ouvrais, les robes, l’odeur de lavande et puis tes sous-vêtements, bien rangés dans un tiroir, que j’effleurais d’un doigt tremblant. La féminité, le grand mystère…
J’ai gravi en hésitant le vieil escalier. Il grince toujours comme autrefois, surtout la troisième marche, qui plie comme si elle allait se rompre. La chambre de ma sœur est là. J’ouvre délicatement la porte. J’allume. Rien n’a changé. Le petit bureau dans un coin, les livres bien rangés sur le rayonnage, la fameuse garde-robe ainsi que la commode aux tiroirs. Je sais que si j’en ouvre un, l’odeur de lavande va envahir la pièce. Ma mère a tout conservé intact, comme si rien ne s’était passé, comme si tu allais revenir demain. Je ferme les yeux et la scène recommence, toujours la même, insoutenable malgré les années.
Une voiture s’arrête devant la maison et on sonne à la porte. C’est le commandant des pompiers. Déjà, de la camionnette, on sort une civière, sur laquelle repose un corps, recouvert d’une couverture. Personne n’a encore parlé et déjà j’ai tout compris. Je tremble. C’est alors que ma mère arrive. Le commandant des pompiers, lui, tient sa casquette à la main et ne sait que dire ! Puis d’un geste las il montre la civière. Ils n’ont rien pu faire. Cela faisait bien dix minutes qu’elle était dans l’eau, peut-être plus. Elle avait dû se jeter du haut du pont-barrage… Puis ma mère qui court, qui soulève la couverture et qui tombe évanouie. Pendant qu’on s’affaire autour d’elle, moi je regarde tes beaux cheveux mouillés qui pendent et qui font comme une couronne autour de ton visage, pâle, si pâle. Sous le chemisier mouillé, on devine tes seins qui pointent… Toute ma vie je me sentirai coupable pour ce regard que j’ai alors porté sur toi. Toute ma vie je me serai demandé si tu avais compris comment je te voyais et si c’est pour cela que tu…
Je referme délicatement la porte. Dans le corridor il y a toute une série de photos. On me voit tout petit dans un parc, sous un grand tilleul dans la cour de l’école primaire, en classes de neige dans les Alpes, lors de mon mariage avec Martine. Pas une photo de ma sœur ! Cela ne m’avait jamais frappé. Visiblement, j’avais dû être le petit préféré. C’est donc avec un certain malaise que j’ouvre la porte de la chambre de ma mère. Ce lieu interdit, ce saint des saints où personne, jamais, n’a pénétré.
C’est un lieu austère. Un lit, une armoire, une commode avec de vieilles photos en noir et blanc (encore). Je ne reconnais personne. Des personnes d’un autre âge, habillées d’étranges vêtements, me regardent avec un sourire figé. Ces jeunes mariées, ces jeunes mères, ces premières communiantes doivent être toutes mortes maintenant. Leur jeunesse s’en est allée depuis longtemps, ne survivant que sur ces clichés jaunis. Qui sont-elles ? La famille de ma mère, sans doute, celle que l’on a jamais vue parce qu’on habitait loin, si loin… C’est ce qu’elle disait, en tout cas, pour ne pas s’avouer qu’on l’avait abandonnée quand elle s’était retrouvée dans le besoin avec ses deux enfants.
J’ouvre un tiroir. Il ne contient que des lettres, une centaine en tout au moins. Intrigué, ma mère n’étant pas du genre à entretenir une relation épistolaire, je déplie la première qui me tombe sous la main. C’est plus un billet qu’une lettre, en fait, car elle ne contient que quelques mots :
Ma bien aimée,
Nous nous retrouverons chez moi lundi après-midi, si tu veux bien, c’est plus prudent. Je ne voudrais pas que ta fille nous aperçoive. Mets ton petit corsage sexy, mon désir de toi n’en sera que plus grand.
Pierre
Je reste stupéfait après cette lecture. J’ai beau lire et relire le petit mot, il faut me rendre à l’évidence : ma mère avait une relation. S’il y a bien une chose que je n’aurais jamais imaginée, c’est bien celle-là. C’est normal, finalement, les enfants ne pensent pas que leurs parents sont des adultes comme les autres et qu’ils ont droit à une vie affective. Et ma mère a été veuve très jeune… Mais enfin j’en reste tout abasourdi quand même. Ma mère, vous vous rendez compte ? Il faut l’avoir connue pour comprendre toute l’incongruité de cette nouvelle. Elle si raisonnable…
Mes yeux tombent alors sur la date : 16 juillet 1975. Mais alors, c’est le jour où ma sœur… Qui est cet homme, qui fut la cause de tout ? L’adresse, au verso de l’enveloppe, me l’apprend aussitôt : Pierre Lavisse. Le garçon avec qui ma sœur sortait au moment de son suicide ! Il avait dix ans de plus qu’elle.
Je remets tout en place, referme la porte derrière moi, descends l’escalier qui grince toujours, surtout la troisième marche et je sors chercher un hôtel pour tenter de dormir un peu. Que pourrais-je faire d’autre ?
08:04 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : littérature
Commentaires
Je mesure encore bien plus la solitude de cette femme, entourée de ses souvenirs les plus douloureux.
J'imagine encore bien plus la solitude de cet homme qui découvre un secret de famille, un drame , là caché dans les plis d'une lettre ....
Écrit par : Débla | 09/10/2009
@ Debla: Pour ces ambiances familiales lourdes, faites de mystères et de non-dit, d’attirances, d’amour non déclaré ou d’étouffement refoulé dans la solitude, Mauriac me semble rester le maître en littérature.
Écrit par : Feuilly | 09/10/2009
Ce qui est sûr c'est que c'est un registre qui ne nous est pas familier chez toi. Le thème de la maison oui, mais celui d'un être trouble, ou lesté d'un secret inavouable, jamais lu ça chez toi jusque là.
Si bien que cette deuxième partie, dont la lecture ne m'a pas déplu du tout, reste tout à fait surprenante. Disons que cette mère, dans ce qu'on sent d'elle à travers ses visites à son fils, sa belle-fille et ses petits-enfants, n'est pas tout à fait celle dont on apprend le drame ; et je pourrais dire la même chose du fils.
Je ne connais pas les livres de Mauriac. Même Thérèse Desqueyroux, lu il y a longtemps, je ne m'en souviens pas. J'essaierai d'en lire un (tu dis dans un billet sur lui que ce sont de petits livres denses). Pour voir. Et voir si cette nouvelle de "La maison", ce serait comme un pastiche.
Mais je n'ai jamais su reconnaître les pastiches. Ceux de Proust par exemple dans son "Pastiches et mélanges". Parce que je ne connais pas assez les auteurs pastichés, sûrement.
En tout cas, merci de cette (petite) nouvelle, lue avec un étonnement ravi.
Écrit par : Michèle | 10/10/2009
Ce qui me gène dans le commentaire c’est cette notion de secret de famille, notion devenue récurrente depuis l’explosion des théories psychanalytiques qui obéissent à l’air du temps. Je pense qu’il s’agit plutôt du secret d’une femme qui a eu, comme la plupart des humains, une vie à double fond, avec des zones limpides et des zones troubles, ses joies et ses tristesses, ses vérités et ses mensonges. Sa vie est en somme une tragédie grecque où se mêlent l’amour et la mort, les éternels Eros et Thanatos. Malgré le drame qui a secoué son parcours, elle a eu le courage de garder, jusqu’à la fin, les lettres témoins de quelques moments de soleil, des moments de grâce fugaces. Elle n’avait certainement pas le désir de les détruire et elle espérait que personne ne viendra troubler cette mémoire engorgée de brume et de mystères.
Quel être humain se confie-t-il vraiment sur sa vie, sur ses moments où il est ballotté d’actes empreints de honte, de regrets et de souffrance féroce? Et puis sommes-nous obligé de tout dévoiler à nos enfants au risque de les détruire à jamais? Certes, il est de bon ton de suivre les thèses d’une Dolto et consorts qui veulent qu’on révèle tout à ses enfants, avec comme corollaire un thème de la bible qui dit « vous payerez la faute de vos ancêtres». Cette femme a préféré ne pas transmettre ses douleurs et ses charges pesantes. Elle a eu une attitude simplement humaine.
Écrit par : Halagu | 10/10/2009
Mais je n"ai jamais dit qu'elle avait eu tort de cacher tout. D'ailleurs le thème n'est pas vraiment celui des secrets inavouables, mais plus simplement le rapport entre le fils et sa mère, la plongée dans ses souvenirs d'enfance et puis, à la fin, oui, cette découverte qui donne un autre éclairage sur sa mère, pour signifier qu'on ne connaît jamais vraiment une personne, seulement certains de ses aspects. La fin n'est finalement qu'un détail dans l'histoire racontée, même si elle est d'importance.
Écrit par : Feuilly | 10/10/2009
@ Michèle: non, il n'y a aucun pastiche ici. Mais tu as raison quand tu dis "cette mère, dans ce qu'on sent d'elle à travers ses visites à son fils, sa belle-fille et ses petits-enfants, n'est pas tout à fait celle dont on apprend le drame"
Ce qui se passe c'est que cette nouvelle a été écrite dans le cadre d'une publication éventuelle. Un éditeur acceptait toutes les nouvelles qui traitaient du thème de la maison. J'ai donc d'abord écrit selon mon intuition, puis, pour une fois, j'ai un peu forcé sur la fin, pour qu'il y ait une intrigue (une bonne nouvelle doit avoir une chute, or dans mes textes il ne se passe jamais rien). Manifestement l'expérience n'est pas concluante puisque le texte a tout de même été refusé par l'éditeur. Preuve que le texte n'est pas bon. Peut-être justement à cause de la fin. Ou peut-être à cause du contenu, qui se centre plus sur le personnage et ses souvenirs et fort peu sur la maison en elle-même. Bref, on retient juste que ce n'est pas publiable.
Écrit par : Feuilly | 10/10/2009
La notion de secrets de famille- évoquée seulement dans les commentaires- est souvent associée aux « fautes de nos ancêtres » responsables de troubles affectifs transmis de parents à enfants et qui doivent être évacués. C’est ce que disent les psychanalystes, Je préfère que l’on parle de secrets tout court, de jardin secret, sans aucune notion de faute et de culpabilité.
Écrit par : Halagu | 10/10/2009
@ Halagu
J'apprécie beaucoup les nuances que vous apportez, Halagu, lorsque vous dites : "Je préfère que l'on parle de secrets tout court, de jardin secret, sans aucune notion de faute et de culpabilité."
Il est manifeste que lorsque dans mon commentaire, je parle de secret "inavouable" pour le frère, j'emploie un vocabulaire lié à la notion de "faute", éventuellement de "culpabilité". Et votre réaction m'éclaire sur ce que j'apprécie dans cette nouvelle ; c'est qu'il n'y a justement aucun "jugement", juste l'énoncé de ce qu'il s'est passé. Il n'y a qu'à voir la sobriété du dernier paragraphe du texte : "Je remets tout en place, etc."
Écrit par : Michèle | 10/10/2009
@ Feuilly
Je suis très mal placée pour m'exprimer sur la question de l'édition puisque je ne m'y suis jamais confrontée. Pourtant je vais exprimer mon point de vue.
Je pense que seul l'auteur d'un texte est à même de dire si ce qu'il écrit est publiable ou pas. Cela n'a pas de sens qu'il attende cette appréciation de quelqu'un d'autre.
Par contre, qu'il soit anxieux de connaître l'intérêt que porte un éditeur (ou un ami), à son texte est logique. Mais il ne peut s'agir de davantage.
C'est pourquoi c'est toujours émouvant lorsqu'il y a coïncidence. Mais s'en remettre au "verdict" d'un refus pour déprécier son texte n'est me semble-t-il pas juste.
Si tu dis que ce n'est pas publiable, c'est que c'est toi qui le penses. L'éditeur il dit seulement "Je ne publie pas".
Écrit par : Michèle | 10/10/2009
@ Michèle: non, je ne pense pas cela. Pour moi il est publiable, mais je reconnais que la fin n'est peut-être pas la meilleure qui soit.
Spontanément, je n'aurais pas écrit cela. Donc il y a imperfection de mon point de vue. J'ai voulu rentrer dans la logique suivie par les éditeurs (intrigue, chute surprenate, etc.) et cela n'a servi à rien, soit parce que la fin était mal amenée, soit parce que l'éditeur n'est pas intéressé par le contenu de la première aprtie. Mais celle-là, je l'aime bien, moi. Pour le dire autrement, ce que je trouve bon n'est pas bon pour l'éditeur et quand je me force pour rentrer dans son optique à lui, je n'y arrive pas.
Reste la question: que vaut un texte non publiable?
Écrit par : Feuilly | 10/10/2009
L'éditeur n'est qu'un pion dans le monde de l'écriture, un pion qui a du pouvoir certes, mais un texte refusé ne veut pas dire qu'il ne vaut rien, bien au contraire. Il ne répond peut être pas aux critères de l'éditeur, mais est ce vraiment ce qui compte?!
Écrit par : Débla | 10/10/2009
@ Debla:"est ce vraiment ce qui compte?" Non, assurément, si ce n'est que l'éditeur conserve l'autorité pour désigner ce qui est bon et ce qui ne l'est pas. Car ce qu'on recherche, ce n'est pas le succès ou la célébrité (quelle horreur!) ni le fait d'avoir de nombreux lecteurs (seuls comptent en réalité les vrais lecteurs). Non, ce que l'on cherche, c'est une certaine légitimité à ses propres yeux. On a déjà discuté longuement ici de ce problème. Natacha a même su me convaincre que finalement tout cela n'était pas important et qu'à partir du moment où on écrit et qu'on est un peu lu (comme ici sur ce blogue), cela suffit amplement pour être heureux. Elle n'a pas tort. Seulement, voilà, chaque fois qu'on professionnel vous fait sentir que vous n'êtes pas à la hauteur, vous vous posez forcément des questions.
Vous allez me répondre qu'on publie n'importe quoi et c'est vrai. Mais justement, c'est encore plus grave. Le fait de ne même pas arriver à la hauteur de ces écrits médiocres qu'on publie a de quoi inquiéter.
Mais ce n'est pas une raison pour arrêter ni pour arrêter d'éprouver du plaisir en écrivant.
Simplement on se dit qu'on reste au stade d'un simple amateur. Un peu comme un musicien qui jouerait une fois par an dans la fanfare locale de son village et qui sent bien qu'entre lui et les premiers prix de conservatoire il y a un monde. Pourtant il adore la musique au même titre qu'eux et ne vit même que pour elle car c'est sa passion. Quel sens alors aura eu sa vie s'il n'a pas pu exprimer tout ce qu'il ressentait à travers son instrument?
Écrit par : Feuilly | 11/10/2009
Si l’on admet que l’éditeur est un marchand de livres qui répondent au goût des lecteurs, si l’on admet que seul le marketing retient l’œuvre qui intéresse la fameuse ménagère de moins de 50 ans (vous savez, celle qui connait toutes les répliques de plus belle la vie et qui fait partie des 18 millions des lectrices de Marc Lévy!)… Si on admet tout cela, il faut continuer à écrire pour être publié car on répond aux critères du marché, ou bien se dire : j'écris parce que ça répond à un besoin vital, et une éventuelle publication serait un bonus.
Écrit par : Halagu | 12/10/2009
Intellectuellement vital ; bien sûr !
Écrit par : Halagu | 12/10/2009
Ah, Halagu, votre bon sens et votre perspicacité sont tels qu'on en viendrait à être gêné d'être publié si l'occasion se présentait un jour. Rien à ajouter à de tels arguments, sauf qu'on se sent mieux après vous avoir lu.
Écrit par : Feuilly | 12/10/2009
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