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26/09/2012

De la récupération du "Printemps arabe" (2)

Reprenons nos réflexions sur le printemps arabe. Il ne peut s’agir que de réflexions, car en réalité nous n’avons aucune information fiable et tout ce qui est dit ici est de l’ordre de l’hypothèse. Cependant, mieux vaut essayer de réfléchir par soi-même que d’accepter tout ce qu’on nous dit dans la presse. Résumons-nous : soit le printemps arabe est un mouvement spontané, soit il ne l’est pas (quelle lapalissade !). Il pourrait en effet se ranger du côté de ces révolutions « colorées » comme la révolution orange d’Ukraine par exemple, qui avait bien pour but d’amputer l’URSS d’une de ses anciennes provinces. Ainsi, la rapidité avec laquelle les manifestants, tant à Tunis qu’à Benghazi, ont brandi des drapeaux royalistes laisse rêveur, surtout quand on sait que les anciens rois déchus avaient été les valets de l’Occident colonisateur.

 Mais spontané ou pas, ce printemps  a vite été récupéré par certains pour déstabiliser, au nom de la démocratie et des droits de l’homme, des pays qui n’avaient pour nous que bien peu de sympathie, en l’occurrence la Libye et la Syrie. Dans ces deux cas de figure, il est clair que l’ingérence étrangère est totale. Quelques opposants locaux sèment le trouble, puis sont vite rejoints par des centaines puis des milliers de combattants armés  jusqu’aux dents (voir tous ces « pick-up » armés de batteries anti-aériennes qu’on retrouve un peu partout). Dans un premier temps notre presse nous a fait croire qu’il ne s’agissait que d’opposants autochtones qui manifestaient les mains nues. Très vite, cependant, ces « opposants » ont commis des attentats ou se sont mis à tirer  à l’arme lourde (cherchant une réaction de la part des autorités). Il y a eu des victimes, qu’on a attribuées au régime qu’on voulait abattre. Quand il est devenu clair que ces opposants étaient tout sauf des anges et qu’ils commettaient pas mal d’exactions, notre bonne presse a trouvé la parade en disant que le conflit s’était militarisé suite à la répression sanglante. On admet donc que les deux camps sont armés, mais les opposants gardent le beau rôle puisqu’ils ne feraient que se défendre.

Personne par contre ne s’est demandé d’où pouvaient provenir ces armes détenues par les « insurgés ». Ce n’est pas en Syrie qu’ils ont pu se les procurer. Il faut donc bien admettre qu’elles viennent de l’étranger. Comme la France et les EU jurent qu’ils n’en fournissent pas, il faut chercher ailleurs et ce n’est pas bien difficile de trouver la vérité. Les armes viennent des pays arabes du golfe (Arabie et Qatar), transitent par la Turquie, et sont acheminées clandestinement en Syrie.

Imaginons la même situation en France. Prenez par exemple quelqu’un comme Mohammed Merah. Pour faire simple, acceptons pour une fois la version officielle (en réalité je ne suis sûr de rien en ce qui concerne ce Merah, qui avait eu des contacts avec les services secrets français et qui avait transité par Israël avant de commettre ses forfaits, pour autant que ce soit bien lui qui les ait bien commis car les témoignages divergent. Ces tueries en pleine campagne électorale devraient être examinées froidement, sans se laisser emporter par un sentiment d’horreur bien compréhensible par ailleurs).

Donc, supposons que Merah soit ce qu’on nous a dit qu’il était : un musulman fanatique prêt à tout pour faire gagner sa cause. Il y en a. Il y en a même beaucoup. Vous en prenez vingt (sur 66 millions de Français, cela ne doit pas être dur à trouver) et vous les amenez à Paris. Une puissance étrangère (l’Angleterre, par exemple) achemine discrètement des armes, via Le Havre ou Calais. Vous excitez d’abord les jeunes des banlieues, qui brûlent quelques voitures et agressent la police. La situation dégénère. Il y a un mort, sans qu’on sache bien qui a tiré. La presse internationale s’empare de l’affaire et crie au scandale : la police française a assassiné un jeune désarmé. Sur place, le ton monte. Toutes les banlieues sont en agitation. C’est le moment que choisissent nos vingt fanatiques pour faire exploser trois commissariats et le ministère des Affaires étrangères, ou celui qui s’occupe des question d’immigration. L’heure est grave. L’armée patrouille les rues. Des soldats sont abattus froidement par derrière. Le ministre de l’Intérieur sent qu’il doit rétablir l’ordre au plus vite (la population gronde contre l’insécurité grandissante) et il donne  l’ordre à l’armée de tirer en cas de nécessité. C’est bientôt fait et il y a des morts dans les deux camps. De new York à Moscou, en passant par Londres, la presse tire à boulets rouges sur le gouvernement français, qui cherche à réprimer dans le sang une opposition légitime (n’oublions pas que ces musulmans qui sont dans les rues ont vingt ans et qu’ils sont tous Français nés en France). Ensuite, des éléments étrangers, bien armés et bien entraînés, entrent clandestinement par Marseille ou Toulon. Ils viennent de Libye, du Koweït ou d’Irak, ont tous suivi une formation paramilitaire en Afghanistan ou en Somalie et sont financés par les Emirats du Golfe, qui ont de l’argent à revendre (puisque c’est le nôtre que nous leur avons cédé pour avoir du pétrole). Bref, la France entière s’embrase et on compte les morts par milliers, les djihadistes investissant des quartiers populaires que l’armée finit par bombarder.

Voilà exactement ce qui se passe en Syrie.

Ceci étant dit, nous n’avons toujours pas répondu à notre question initiale, à savoir : pourquoi l’Occident appuie-t-il ces mouvements extrémistes et pourquoi des musulmans en arrivent-ils à se massacrer entre eux (alors que de  leur point de vue ils feraient mieux de s’unir pour s’opposer à la politique colonialiste de cet Occident).

Bachar El-Assad accueille Erdogan à Damas le 17 Janvier 2011

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24/09/2012

Promenade en forêt

Je marchais.

Je marchais dans le bois et je regardais la ramure des arbres. Elle était d’un vert foncé qui annonçait la fin de l’été. Curieusement, quand le vent se levait, des dizaines de feuilles jaunes tombaient par terre, sans qu’on sût d’où elles venaient car les arbres restaient bien verts. La nature, prévenante, annonçait imperceptiblement l’arrivée de l’automne.

J’ai regardé longuement la forêt. Il n’y avait plus qu’à attendre. Attendre qu’elle devînt jaune et que toutes les feuilles se missent à tomber. Après ce serait l’hiver, avec son givre sur les branches nues, ses tempêtes de neige ou son gel permanent, qui ferait craquer le sol sous les pas. Plus tard, beaucoup plus tard, viendrait le printemps. Tout renaîtrait et tout recommencerait.

Je me suis demandé si ce printemps serait aussi notre printemps. Notre amour pourrait-il enfin s’épanouir à ce moment-là, suivant le rythme de la nature ? Suffirait-il d’attendre, de laisser les choses s’écrouler d’elles-mêmes, de traverser une longue période de latence avant de renaître comme le Phénix ? Seras-tu au rendez-vous, mon amour, quand reviendra l’équinoxe de mars ? Seras-tu là, à m’attendre sur le petit parking à l’entrée de la forêt, ou bien m’auras-tu oublié ?

Je me suis dit qu’il fallait faire confiance à la nature et qu’il fallait te faire confiance.

Alors j’ai poursuivi ma promenade. Après avoir marché longtemps dans la forêt profonde, je suis arrivé dans une ancienne sablière. De tous côtés, j’étais entouré par des falaises de vingt mètres de haut et on voyait le sable jaune qui brillait au soleil. La mer s’était avancée jusqu’ici autrefois, il y avait des millions d’années. Je marchais au fond de l’océan. Alors, je me suis souvenu que tu adorais la mer et subitement, tu t’es retrouvée à mes côtés. Sans rien dire, J’ai pris ta main et on a continué la promenade à deux. Tu ne m’as plus quitté. Je marchais et sans rien dire, je regardais ton visage à la dérobée. Il était doux comme dans mon souvenir. Parfois je disais quelques mots et tu semblais m’écouter avec attention ou bien je te souriais et tu me rendais mon sourire.

On a continué, main dans la main. Parfois, je te montrais les falaises jaunes ou bien l’empreinte de nos pas dans le sable. Même si j’étais seul, il y avait quatre empreintes, je serais prêt à le jurer. Cette promenade au fond de la mer était un peu fantastique, alors je ne savais plus très bien où j’en étais. Il me semblait même entendre le cri des mouettes et des oiseaux de mer, mais je savais bien que ce n’était que dans mon rêve, comme ta présence à toi, d’ailleurs, car c’est mon seul désir qui souvent te fait apparaître.

Soudain, le chemin s’est mis à monter et on a quitté la sablière pour se retrouver dans la grande forêt. Les arbres étaient immenses et touchaient les cieux. Ils devaient être d’un autre âge. On a continué à marcher jusqu’au sommet du bois, là où une borne en fer marque l’emplacement d’une ancienne station géodésique. Puis j’ai voulu prendre un sentier inconnu, pour rester seul avec toi et je me suis perdu. A un moment donné, je me suis arrêté et tu as posé ta tête contre mon épaule. On était bien comme cela. On était vraiment bien. Mais le soir tombait et il fallait y aller. On m’attendait ailleurs, là où tu ne serais pas.

J’ai accéléré le pas et je sentais que je devais te tirer un peu car tu commençais à te fatiguer. Ou peut-être voulais-tu prolonger ce moment merveilleux où nous étions ensemble. Mon pauvre amour… J’aurais voulu rester encore avec toi, mais déjà j’arrivais près du petit parking qui est à l’entrée du bois. Il était désert et il n’y avait plus que ma voiture garée dans un coin. Quand j’ai démarré, j’ai regardé vers la forêt, mais il n’y avait personne. Alors j’ai roulé en direction de la ville, seul, désespérément seul.


Sablière

litterature

00:12 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : litterature

22/09/2012

De la récupération du "Printemps arabe"

Poursuivons donc nos réflexions.

On a vu comment l’Occident (comprenez l’Amérique et ses valets inféodés que sont les différents pays d’Europe) était parvenu à retourner le printemps arabe à son avantage, en exploitant les révolutions populaires qui l’avaient pourtant, dans un premier temps, privé de ses alliés Moubarak et ben Ali. Une fois le vieil ennemi Kadhafi purement et simplement éliminé, c’est le dirigeant syrien qu’on s’est mis en tête d’abattre le plus vite possible (afin d’isoler l’Iran).

Il faut avouer que sur un plan stratégique, c’est assez bien joué. Sauf que, comme on l’a dit, les révoltes libyenne et syrienne n’ont rien à voir avec un soulèvement populaire spontané puisqu’il s’agit essentiellement d’éléments étrangers bien armées qui s’infiltrent dans  ces pays pour inciter le gouvernement légal à réagir (ce qui justifie finalement une intervention occidentale au nom de la défense des droits de l’homme).

Pour que cela fonctionne, il faut évidemment que l’opinion mondiale soit persuadée qu’on assiste à une vraie révolution. La presse (même de gauche) appartenant aux puissants de ce monde, ce n’est pas difficile de donner la version que l’on veut. Tous les journaux recopient les dépêches de l’AFP et celle-ci  va prendre ses sources auprès de la soi-disant opposition syrienne basée à Londres, laquelle nous abreuve de chiffres et de faits assez invérifiables (mais dont de prime abord il faut mettre en doute l’impartialité puisque cette opposition serait la grande gagnante si le régime d’Assad venait à tomber). Les médias disant tous la même chose, le bon peuple d’Occident ne pense même pas à mettre en doute ce qu’on lui raconte.

Je disais donc que ces soi-disant révolutions syrienne et libyenne ne sont crédibles, pour l’opinion, que dans le contexte du printemps arabe. J’en viens donc à me demander si ce printemps lui-même n’a pas été orchestré de toute pièce. Je ne veux pas dire par là que les gens qui ont manifesté à Tunis ou au Caire n’étaient pas sincères (ils l’étaient assurément puisque certains sont allés jusqu’à perdre la vie pour défendre leurs idées), je dis que peut-être toute cette agitation aurait pu être commanditée de l’extérieur. Après tout, Ben Ali et Moubarak avaient fait leur temps et si ce n’étaient pas des dictateurs au sens strict (comme Pinochet par exemple), leur régime corrompu commençait à susciter une véritable opposition. Plutôt que de les maintenir de force, ce qui aurait entaché l’image de l’Amérique, défenderesse de la liberté, il valait mieux prendre les devants, pousser les gens dans la rue et leur faire croire qu’ils prenaient eux-mêmes le pouvoir.  Dans les faits on savait qu’en Tunisie les musulmans conservateurs gagneraient les élections (ce qui, pour le commerce, est toujours mieux que  la gauche radicale) et qu’en Egypte l’armée allait assurer la transition (armée dont les cadres sont pour la plupart formés aux Etats-Unis).

Il restait à savoir si on avait le droit de laisser tomber ces amis de longue date qu’étaient Ben Ali et Moubarak et qui avaient assurément rendu d’infinis services à l’Occident. En fait la question ne s’est même pas posée. Les intérêts politiques et économiques de l’Empire ne s’embarrassent pas de sentiments. Ces dirigeants fidèles avaient fait leur temps, qu’ils quittent vite la scène de l’Histoire…

Oui mais, allez-vous me dire, n’est-il pas dangereux de laisser des musulmans relativement intégristes prendre le pouvoir ? On a maintenant un parti religieux élu démocratiquement  à la tête de la Tunisie (déjà dépassé sur sa droite par les salafistes),  on a les Frères musulmans en Egypte, on a un gouvernement hétéroclite en Libye, mais qui a déjà imposé la Charia comme base du droit. On aura vraisemblablement la même chose en Syrie d’ici peu. N’aurait-il pas été moins dangereux pour l’Empire US de maintenir de force les anciens dictateurs ? Pourtant, si on peut faire semblant de croire que la révolution a été spontanée en Tunisie et en Egypte, il est clair qu’en Syrie et en Libye c’est l’Occident lui-même qui manœuvre pour mettre ces régimes religieux conservateurs au pouvoir. C’est d’autant moins logique que dans le cas de ces deux derniers pays on n’a pas hésité à se servir des milices d’Al Quaïda pour appuyer les belligérants. Etrange paradoxe puisqu’on combat Al Quaïda partout, qu’on lui impute la destruction des tours de New-York, que pas mal de soldats occidentaux se sont fait tuer dans cette lutte, et que maintenant on utilise cette même organisation criminelle pour renverser les régimes qui ne nous plaisent pas.

La situation en est presque comique. Ainsi l’actuel gouverneur militaire de Tripoli est un ancien combattant d’Afghanistan, qui a été torturé en Libye par les services secrets anglais (avec l’accord de Kadhafi, soucieux de sortir de son isolement diplomatique et désireux de se rapprocher de l’Occident, en quoi il a eu tort, comme la suite des événements l’a montré), qui s’est retrouvé mêlé à la révolution libyenne (à Benghazi, il en a profité pour éliminer un ancien général de Kadhafi qui avait été retourné et qui était sûrement celui qui l’avait livré aux Anglais), qui occupe aujourd’hui un poste important dans le nouveau régime, mais qui travaille surtout en Syrie pour y préparer l’avènement d’un pouvoir islamique pur et dur.

Bref, qu’est-ce que l’Occident peut raisonnablement attendre d’hommes de cet acabit une fois qu’ils auront en main les rênes d’un pays ? Pourquoi préférer aux régimes laïcs (Syrie et Libye) des régimes religieux qui, dans leur logique, ont mille raisons de nous détester, comme colonisateurs et exploiteurs d’abord et comme infidèles ensuite. 

Les récents événements contre les ambassades américaines prouvent d’ailleurs que ces gens ne nous portent pas dans leur cœur. C’est donc sans doute une erreur de les aider à prendre le pouvoir.

Ceci dit, il faut être plus nuancé car ce ne sont pas les djihadistes que l’on  a mis au pouvoir, mais des partis religieux (Frères musulmans en Egypte,Ennahda en Tunisie, etc.). Là où les révolutions furent spontanées, le peuple qui s’était soulevé contre ses anciens maîtres a voté pour des partis religieux (ce qui était prévisible et sans doute attendu, car les mouvements de gauche n’avaient pas le même rapport de proximité avec la population). Là où l’Occident a aidé ou aide encore à renverser les régimes, on a plutôt l’impression qu’on se sert de ces djihadistes comme de combattants utiles, étant entendu qu’une fois la situation redevenue calme, ce sont les Frères musulmans qui occuperont la scène politique.

D’un autre côté, on voit en Tunisie que le parti religieux au pouvoir est confronté aux salafistes, beaucoup plus radicaux que lui et revendiquant un islam plus dur et plus intransigeant.  Ces derniers veulent donc  montrer qu’ils existent et tentent d’imposer leur interprétation du Coran. On aurait donc une lutte pour le pouvoir entre des partis religieux déjà assez conservateurs et des extrémistes djihadistes intransigeants.

Tout cela est décidément bien complexe. Pour essayer d’y voir clair, il faut comprendre qui a intérêt à voir des partis religieux au pouvoir. Il nous faudra donc envisager le point de vue arabe et le point de vue occidental.

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15/09/2012

Du colonialisme moderne.

Je ne parlerai pas ici de la Syrie. Je ne ferais que répéter ce que j’ai dit autrefois  de la  Libye.  Il s’agit d’une agression occidentale contre des pays souverains qui ont la mauvaise idée de ne pas partager nos valeurs démocratiques (comprenez : qui refusent la libéralisation de l’économie et les lois du marché mondial). Il faut donc les abattre, en se servant des émeutes provoquées par ce soi-disant printemps arabe, dont il n’est pas impossible que les instigateurs se trouvent aux USA. Mais qu’elle soit spontanée ou dirigée dès le départ de l’extérieur, il est certain que la vague de contestation a rapidement été récupérée par l’Occident.

Soit le mouvement de colère populaire est spontané en Tunisie et en Egypte et a abouti rapidement à la chute de nos alliés Ben Ali et Moubarak (ils étaient si bien nos alliés que Sarkozy avait même voulu envoyer les policiers français rétablir l’ordre pour aider Ben Alli à se maintenir), surprenant le monde entier.

Soit ce mouvement est préparé de toute pièce aux Etats-Unis, qui sentaient que l’ère des vieux dictateurs était finie.

Peu importe où est la vérité, ce qui est sûr c’est que ces mêmes Etats-Unis se sont vite emparés de ce mouvement pour déstabiliser leurs vieux ennemis, la Libye et la Syrie. Car là, on ne peut pas dire que les soulèvements aient été populaires comme en Egypte ou en Tunisie. Non, en Libye on a juste eu une province qui a fait sécession, ce qui a amené le pouvoir à réagir. On a exagéré dans la presse l’ampleur de la répression, on a armé les rebelles, on a fait appel à Al Quaïda pour les aider, on leur a donné toutes les informations stratégiques dont nous disposions grâce à nos satellites et on a envoyé sur place des formateurs militaires pour coordonner leur action. Puis on a manipulé l’ONU (il n’y a que les opposants, aujourd’hui au pouvoir, qui ont parlé des 6.000 victimes civiles de Kadhafi) pour avoir un mandat. Ensuite, on a été bien au-delà de ce mandat (qui consistait à assurer des zones d’exclusion aérienne) pour renverser le régime et tuer Kadhafi. Je n’appelle pas cela une révolution populaire mais une invasion de type colonialiste.

 

En Syrie, c’est exactement la même chose qui se passe. Des groupes armés étrangers (musulmans intégristes, combattants d’Al Quaïda, etc.) s’infiltrent dans le pays et commettent des exactions. Le régime est d’abord prudent et ne riposte pas trop (le sang de Kadhafi n’a pas encore séché). Alors les opposants vont plus loin et s’emparent de quartiers entiers.  Ils terrorisent la population qui fuit comme elle peut  (on dira dans la presse occidentale qu’elle fuit le régime) et finissent par tuer parfois à l’arme blanche les familles de militaires. On filme les victimes et on dit qu’elles ont été tuées par des tirs à l’arme lourde de l’armée. Celle-ci ne sait comment réagir. C’est alors que la Russie intervient. Comprenant que la boulimie de conquête occidentale ne s’arrêtera pas et comprenant qu’elle a elle-même été bernée lors de l’épisode libyen, la Russie montre les dents, d’autant plus qu’elle voudrait retrouver le rôle de grande puissance qu’elle a un peu perdu. Alors elle dit « niet » devant l’assemblée de l’ONU, elle envoie un missile intercontinental non armé qui explose près des frontières d’Israël  et elle aide massivement le régime d’Assad.  Se sentant soutenue, l’armée syrienne passe alors à l’offensive et écrase les rebelles dans un des quartiers qu’ils occupaient (à Homs). Il y a beaucoup de victimes et la presse occidentale parle évidement d’innocents tués alors qu’il s’agit essentiellement, à ce stade, de combattants intégristes. C’est lors de cette opération que l’armée arrête des officiers français et anglais dont la présence en ce lieu peut difficilement s’expliquer par une simple curiosité touristique.

La situation semble s’enliser pour l’Occident. Alors on envoie un avion turc tester les capacités de défense syriennes. On les voit aussitôt : l’avion est immédiatement abattu (preuve que les radars fournis par les Russes sont drôlement efficaces). Evidemment, dans la presse, on parlera de scandale, d’appareil abattu dans les eaux internationales, etc. Mais les spécialistes savent que ce n’est pas un missile qui a été tiré de loin et que l’avion a été touché par des tirs de défense anti-aérienne. Il était donc bien en territoire syrien.

Alors, comme il n’y a vraiment pas moyen de renverser Assad, on passe à la vitesse supérieure. Les rebelles sont maintenant équipés d’armes lourdes et ils tirent au mortier  n’importe où. Cela fait beaucoup de dégâts qu’on peut filmer et attribuer à l’armée (de toute façon le centre névralgique de l’opposition est à Londres et il ne fait que répercuter ce qu’on lui a soi-disant raconté. Il peut aussi tout inventer, y compris le nombre de victimes ;  personne ne va vérifier, l’ONU elle-même y ayant renoncé). Alors les forces armées passent à leur tour à la vitesse supérieure et elles bombardent  aveuglément les quartiers investis, faisant forcément pas mal de victimes innocentes. Les survivants supplient les rebelles de se replier, car ils n’ont pas envie de périr sous les bombes de  leur propre armée (ni d’ailleurs sous celles des opposants). La presse occidentale n’en fait aucun écho, de même qu’elle ne parle pas de victimes collatérales au conflit (selon l’expression dont raffolait l’Otan lors de la guerre d’Irak) et préfère employer le mot de massacre. Mais pourquoi alors ne pas parler des dégâts causés par les tirs des opposants ?

La situation est devenue chaotique, ce qui permet de dire que le pouvoir n’a plus le contrôle de la situation ( ce qui est en partie vrai), qu’on est en pleine guerre civile (ce qui est faux) et que si Assad aime son peuple, le meilleur service qu’il puisse lui rendre est de démissionner. Pour cela, on continue d’armer les « opposants » (qu’on ferait mieux d’appeler « envahisseurs ») afin de provoquer  sciemment des milliers de morts car plus il y aura de victimes et plus le régime d’Assad paraîtra criminel.      

La nouvelle et dernière  idée est de créer des zones neutres, des zones d’exclusion où l’armée syrienne n’aurait pas accès et où les réfugiés pourraient enfin souffler et se faire soigner. L’idée est généreuse (les notions humanitaires emportent souvent l’adhésion de tous) mais cela revient dans les faits à grignoter de petits morceaux du territoire syrien avant de s’imposer partout.

On en est là. On en est là et moi j’avais dit que je ne parlerais pas de la Syrie et donc je n’en parlerai pas (sourire). Ce que je voulais dire en fait, c’est ceci : pourquoi parle-t-on de massacre quand l’armée syrienne tente de déloger de son territoire des gens étrangers et armés qui commettent des attentats et pourquoi ferme-t-on les yeux sur le comportement de l’armée turque qui elle tire ouvertement sur les opposants kurdes ? Pourtant, les Kurdes sont des Turcs. On a donc une armée qui massacre une partie de sa propre population, laquelle demande légitimement une certaine autonomie et s’oppose en effet au régime (comme les habitants de Benghazi, en Libye, qui rejetaient l’autorité de Tripoli, finalement). Sur le plan du droit, la situation semble donc plus grave qu’en Syrie car ici on a une vraie opposition interne qu’on fait taire par les armes. Pourquoi appeler « terroristes » les gens du PKK (alors que les Kurdes ont une langue et une culture propres et qu’à ce titre ils pourraient revendiquer de former un état à part entière. D’ailleurs les Américains avaient bien soutenu ces désirs d’autonomie chez les Kurdes d’Irak quand il s’agissait de diviser ce pays après la chute de Saddam Hussein), pourquoi donc, disais-je, appeler « terroristes » les Kurdes du PKK tandis qu’on désigne par le nom « d’opposants » les éléments étrangers  qui envahissent la Syrie ?

http://www.20minutes.fr/ledirect/1003802/armee-turque-tue...

Pourquoi la situation des droits de l’homme n’est-elle jamais soulevée quand on parle de l’Arabie, du Maroc ou du Qatar ? Ces pays seraient-ils donc des exemples de démocratie ? Pourquoi est-ce toujours chez nos ennemis qu’on voit des défauts et jamais chez nos amis ? Pourquoi Sarkozy avait-il dit au Patriarche maronite de Syrie que les Chrétiens n’avaient plus leur place au Moyen-Orient, lui qui au début de son septennat mettait devant le pape le rôle éducatif du prêtre avant celui de l’instituteur ?

 http://www.silviacattori.net/article2394.html

http://www.laicite-republique.org/sarkozy-au-latran-20-de...

Et pourquoi est-ce que je me pose toujours trop de questions ?

La prochaine fois, nous essaierons de comprendre pourquoi l’Occident se bat pour mettre au pouvoir des musulmans fanatiques (lesquels, assurément, ne représentent  pas la majorité des musulmans et dont la doctrine stricte et rigide s’éloigne finalement beaucoup des véritables préceptes du Coran). 


Char syrien détruit par des "opposants" (d'après "Le Point")

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12/09/2012

Ironie de l'histoire

11 septembre 2012 à Washington.

Le président Obama a déclaré que les Etats-Unis étaient "plus forts" et "plus en sécurité". Il a ajouté que son pays avait "infligé un coup dévastateur" à Al-Qaïda et que « Oussama ben Laden ne nous menacera plus jamais. Notre pays est plus en sécurité, et nos concitoyens reprennent le dessus (…)  Aucun acte de terrorisme ne peut changer ce en quoi nous croyons (...) Quand les livres d'histoire seront écrits, ce qui restera du 11-Septembre ne sera ni la haine ni les divisions, mais un monde plus sûr, un pays plus fort, et des gens plus unis qu'auparavant".

 11 septembre 2012 à Benghazi.

http://www.lemonde.fr/libye/article/2012/09/12/un-americain-tue-dans-l-attaque-du-consulat-de-benghazi_1758819_1496980.html

Benghazi, là où les USA ont demandé à Al Quaïda d’aider les opposants à renverser Kadhafi. Ils leur ont fourni des armes et ont manipulé l’ONU (il n’existait et n’existe toujours aucune preuve sur les 6.000 civils tués par l’aviation du Colonel) pour permettre à l’Otan d’intervenir. Ensuite ils ont outrepassé ce mandat de l’ONU (au départ une simple protection aérienne) pour renverser un régime qui vivait en autarcie et refusait les lois du marché mondial. Après s’être emparés (avec leur allié Sarkozy) des puits de pétrole, Ils ont placé à la tête du pays des musulmans intégristes qui se sont empressés de rétablir la charia (tant pis pour les femmes, qui en seront les premières victimes).

Souvenons-nous qu’ils ont envahi l’Afghanistan soi-disant pour lutter contre le terrorisme, puis qu’ils ont fait de même avec l’Irak (les fameuses armes de destruction massives jamais trouvées, sauf les armes chimiques qu’ils avaient eux-mêmes fournies quand leur allié Saddam Hussein faisait la guerre contre leurs ennemis jurés, les Ayatollahs iraniens). Aujourd’hui, alors que de nombreux soldats de l’Otan sont morts dans ces pays (y compris pas mal de Français) ils soutiennent ces mêmes troupes d’Al Quaïda. Il faut dire qu’elles sont devenues fort utiles pour renverser certains régimes  comme ce fut le cas hier en Libye et comme c’est le cas aujourd’hui en Syrie.

Mais jouer un double jeu finit toujours par se retourner contre vous.

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Guerre de l'Otan en Libye

 

09/09/2012

Galop fantastique

Quel était ce galop entendu dans la nuit ?

Quelles bêtes étranges, quelles créatures bizarres

sont passées près de nous, au milieu de nos songes ?

Le sol en tremblait, martelé par des millions de sabots,

Et la vieille maison en fut tout ébranlée.

 

Quel était ce galop, entendu dans la nuit ?

Quels êtres sauvages, farouches et indomptés

passèrent sur le chemin, près de la vieille demeure ?

Ils étaient des millions à marteler le sol,

Beuglant à l’unisson, comme les bêtes de nos songes.

 

Quel était ce galop entendu dans la nuit ?

Quelles créatures fantastiques, quels  troupeaux diaboliques

martelèrent le chemin, près de notre vieille maison ?

 Des heures durant, nous en tremblâmes dans nos rêves,

et en fûmes ébranlés au plus profond de notre être.

 

Quel était donc ce galop, entendu dans la nuit ?  

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22:47 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

07/09/2012

Pensée

« Celui qui ne se sent pas offensé par l'offense faite à d'autres hommes, celui qui ne ressent pas sur sa joue la brûlure du soufflet appliqué sur une autre joue, quelle qu'en soit la couleur, n'est pas digne du nom d'homme. »

Jose Marti, poète et révolutionnaire cubain, mort à 42 ans lors de la guerre d’indépendance contre les Espagnols.


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23:21 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (2)

05/09/2012

Bleu marine

Toi qui dors nue au milieu de tes rêves,

Toi qui lis toute la nuit sous la lune bleue

Et qui entends la mer battre les falaises du monde,

A quoi songes-tu quand la marée monte

Et que le désir te submerge dans l’ombre,

Tandis que les vagues, dans les lointains,

Se retournent avec fracas sur les rochers noirs ?

 

Toi qui dors nue au milieu de nulle part,

Toi qui rêves de la lune et de tous les départs,

Et qui entends battre ton cœur chaque fois que la marée monte

A qui songes-tu dans ton grand lit sombre,

A quel marin parti vers de vagues lointains,

Tandis que la lumière d’un grand phare

Eclaire subitement tes beaux cheveux noirs ?

 

Toi qui rêves nue au milieu de la nuit,

Toi qui écoutes la mer au pied des falaises bleues

Et qui dors dans un lit balloté par les vagues,

Pourquoi songes-tu à tous ces marins, à tous ces départs,

A tous ces navires perdus et sans phare,

Tandis que la marée monte le long des rochers noirs ?

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00:55 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

29/08/2012

Réflexion sur la croisade (2)

Que dire encore, sur cette croisade contre les Albigeois ? Tout simplement qu’il n’y a jamais rien de neuf sous le  soleil et que l’histoire récente ne fait que refléter cette époque lointaine. Nous avions une terre libre, où les hommes vivaient comme ils avaient envie, avec leur culture et leurs croyances. Puis un envahisseur étranger est arrivé avec une armée finalement peu nombreuse et est parvenu, non seulement à annexer cette terre, mais en plus à éradiquer ses croyances. Il a suffi pour cela de remporter l’une ou l’autre victoire (Carcassonne), de se monter sanguinaire en faisant régner la terreur (Béziers), puis d’éliminer les anciens dirigeants pour les remplacer par d’autres (à Carcassonne,  Simon de Montfort remplace Raimond Trencavel fort opportunément décédé en captivité). Ensuite, on profite des dissensions entre les habitants (Narbonne qui propose son aide pour attaquer Minerve) pour s’imposer partout et asseoir son autorité. Quand les forces militaires sur place ne suffisent pas, on demande du renfort (armées de Louis VIII ou de Louis IX) et enfin, par un travail de longue haleine, on détruit toute idée subversive dans la tête des gens (l’Inquisition, qui œuvra efficacement  sur place pendant quasi un siècle).

Prenons maintenant la guerre contre l’Irak, un grand pays qui vivait librement comme il avait envie de vivre, avec ses coutumes et ses croyances. Après une première opération militaire qui n’a pas osé aller jusqu’au bout, on met sur pied une deuxième coalition. On bombarde aveuglément, on détruit pour détruire (et pour terroriser), on destitue les chefs en place (Saddam Hussein) , on les élimine (condamnation à mort)  et on les remplace par un gouvernement fantoche à notre solde.  Ensuite, on se sert des dissensions entre les différentes races et les différentes religions. Ainsi, on privilégie les Kurdes, qui avaient toujours été malmenés par l’ancien régime (mais on continue à mépriser les Kurdes qui vivent chez nos amis Turcs, lesquels peuvent les massacrer sans que cela ne nous émeuve) et on finit si bien par dresser les sunnites contre les chiites qu’il ne se passe pas un jour sans qu’il n’y ait un attentat. Evidemment, la culture en place doit être détruite et les bombardements n’ont pas épargné les sites archéologiques. Quant aux musées de Bagdad, on ne les a pas protégés et on les a laissé piller. Pour terminer, il suffit de laisser un contingent armé sur place, pour s’assurer la mainmise sur les richesses du pays et imposer notre manière de voir les choses.

On pourrait tenir le même raisonnement pour la Lybie. Voilà un pays indépendant, avec une vision politique du monde assez différente de la nôtre (les richesses du pays profitent à l’ensemble des habitants) et qu’il s’agit d’éradiquer pour imposer notre point-de-vue (la démocratie à l’Occidentale, comprenez la libre circulation des biens et des richesses). On forme une coalition (chacun veut y participer pour avoir ensuite sa part du gâteau, comme les croisés l’avaient fait au XII° siècle), on se sert des dissensions internes (on soutient et on arme quelques habitants de Benghazi) et on bombarde aveuglément (Sirte, Misrata) afin de terroriser et de pousser les cadres de l’ancien régime à changer de camp (comme le comte de Toulouse, qui a rejoint les croisés). Enfin on destitue et on élimine le dirigeant (Kadhafi mourra même plus vite que le comte Trencavel puisqu’il n’atteindra même pas la prison qu’on lui destinait) pour le remplacer par un gouvernement fantoche à notre solde. Après avoir pris soin de s’emparer des principales richesses (90% des bénéfices provenant des puits de pétrole tombent maintenant dans l’escarcelle des multinationales occidentales, contre 10% autrefois), on laisse les Libyens régler leurs comptes entre eux. Et si des fondamentalistes musulmans détruisent des mausolées ou de vieux manuscrits,  on ne va pas s’en plaindre puisqu’il s’agit de détruire une culture pour imposer la nôtre.

Quant à la Syrie, j’en parlerai une autre fois, mais on retrouve les mêmes éléments : coalition étrangère, soutien massif à une soi-disant opposition, désir d’abattre un régime qui ne nous est pas favorable, etc.

Quand je disais qu’il n’y a jamais rien de nouveau sous le soleil, qu’il soit du Languedoc ou d’ailleurs.    

Bagdad.jpgBombardement de Bagdad par les Etats-Unis, mars 2003

  

 

25/08/2012

Réflexion sur la croisade

Après cette petite rétrospective sur la croisade contre les Albigeois, quelles réflexions pouvons-nous faire ?

Il convient tout d’abord de réfléchir sur le rôle de l’Eglise et des religions. On voit bien ici, une fois de plus, qu’une religion n’est qu’une secte qui a réussi. En quoi le catharisme n’était-il qu’une hérésie et en quoi le message de l’Eglise catholique romaine reflétait-il la Vérité ? On serait bien embêté pour le dire. D’autant plus que le catharisme, dans sa quête de pureté, semblait relever d’une démarche plus mystique et tenir un discours finalement plus proche du message d’amour du Christ que celui de l’Eglise elle-même, laquelle étalait dans ses cathédrales tout son or et toutes ses richesses. Les Cathares trouvaient que le monde terrestre était bien imparfait et que le Mal y régnait en maître. Ils n’avaient pas vraiment tort et ce n’est pas la croisade qui les a massacrés qui a dû les faire changer d’avis. Ils estimaient donc que puisque le monde était mauvais, c’est qu’il était l’œuvre du Diable. Le monde de Dieu, ce ne pouvait être que le Paradis, qu’il convenait d’atteindre en menant une vie pure (basée sur le respect des autres). A vrai dire, pour peu qu’on veuille voir les choses d’un point de vue strictement religieux, il n’y a rien de bien répréhensible dans cette théorie.

Non, la différence essentielle entre l’Eglise et la religion cathare réside dans l’aire d’influence de ces deux courants. Alors que l’Eglise règne déjà sur toute l’Europe, le Catharisme se limite au Languedoc.  L’Eglise est donc plus puissante et elle a les moyens matériels pour imposer ses théories. On voit ici comment elle influence les princes du Nord et les pousse à la croisade, profitant de la mainmise qu’elle exerce sur leur conscience. Elle a décidé une fois pour toute qu’elle détenait seule la Vérité (avouer le contraire ce serait admettre que son dogme contient des erreurs et donc qu’elle n’aurait aucune autorité pour s’imposer). Dès lors, elle ne peut que combattre ceux qui ne pensent pas entièrement comme elle. Elle n’hésite donc pas à répandre le sang pour éradiquer toute trace d’hérésie.

On pourrait lui reprocher qu’à ses débuts les fameux dogmes sur lesquels elle s’appuie n’étaient pas bien définis et qu’il a fallu plusieurs conciles pour déterminer ce qu’on a finalement considéré comme la Vérité (ce qui laisse pour le moins planer un doute sur la véracité intrinsèque de ces dogmes) . Notons d’ailleurs qu’au cours de ces conciles, ce sont les évêques les plus influents qui ont imposé leurs idées au détriment des idées de leurs collègues (par exemple pour définir la Trinité, qui reste une notion pour le moins surprenante et à laquelle je n’ai jamais rien compris). Ce ne sont donc pas les idées les plus convaincantes qui ont été officialisées, mais celles qui ont été défendues par les meilleurs orateurs. Tout ceci pour démontrer, si besoin était, que cette soi-disant Vérité n’en est pas une, mais qu’elle n’est qu’une vague synthèse des  courants dominants à une certaine époque.

Tout cela, inconsciemment, l’Eglise devait le savoir ou du moins elle devait savoir que certains pourraient mettre en doute la véracité de ses théories. Si elle voulait survivre, elle ne pouvait donc tolérer aucune critique et s’est donc employée à tuer dans l’œuf toute tentative de déviance.

On remarquera que dans un premier temps elle agit sur le terrain par personnes interposées, prêchant la croisade et envoyant au combat les professionnels de  l’époque, à savoir les chevaliers. Il faut dire qu’entre le pouvoir religieux et le pouvoir politique, l’entente a toujours été très bonne et pour cause, chacun ayant besoin de l’autre pour asseoir son autorité. L’Eglise est défendue par les armes des chevaliers et la noblesse s’impose grâce à l’aide de l’Eglise (le roi est sacré à Reims, oint du saint Chrême et tire son pouvoir de Dieu, via l’Eglise).

Ceci dit, on a vu que les croisés se souciaient finalement fort peu de religion et qu’ils venaient dans le Sud essentiellement dans le but de s’emparer de nouvelles terres. Bref, il s’agit d’un vol organisé et justifié par l’autorité de l’Eglise (laquelle y trouve son compte en éradiquant toute pensée « hérétique », autrement dit toute pensée qui dévie de son dogme officiel).

Le reste, on l’a vu,  n’est qu’une longue suite de combats sanglants. Ce qui fait mal, en dehors des vies perdues et de la souffrance endurée, c’est cette volonté d’exterminer une pensée et finalement une civilisation. Car le Midi de la France, au XII° siècle, possède un raffinement et une culture que le Nord ne possède pas. Cette région, très tôt colonisée par les Romains, se situait sur la route entre Rome et l’Espagne. Dans l’Antiquité déjà, la Narbonnaise a un statut à part par rapport au reste de la Gaule, colonisé beaucoup plus tard. Puis ce furent les invasions germaniques, qui ont plus marqué le Nord que le Sud.  Pendant qu’au-dessus de la Loire les seigneurs passaient leur temps à guerroyer ou à s’affronter dans des tournois, en-dessous de ce fleuve régnait le « fine amor », l’amour courtois. La femme était respectée et on lui écrivait des poèmes. Quelque part, c’est tout cela aussi qu’est venue anéantir la croisade.

Mais revenons au rôle de l’Eglise. C’est donc par la puissance qu’elle s’est imposée et par après elle a eu beau jeu de dire qu’elle avait su se maintenir pendant des siècles et qu’il fallait y voir là une intervention divine.

C’est ce que m’a dit un jour un prêtre avec qui je discutais et à qui j’avouais mon athéisme.  Je lui avais d’abord dit que son Dieu d’amour était étrange car en nous imposant l’épreuve de la mort (même s’il y a un paradis après, comme certains le prétendent) il se montrait particulièrement sadique. Là, la réponse du prêtre fut celle de l’autorité qui veut en imposer. Qui étais-je, moi misérable vermisseau, pour oser critiquer mon Dieu ? Voyant qu’on ne pouvait pas dialoguer sur ce terrain, j’ai mis la conversation sur les erreurs de l’Eglise et j’ai cité évidemment l’Inquisition. Il a admis les faits (comment aurait-il pu les nier ?) mais a dit que l’Eglise est composée d’hommes et donc, par définition, qu’elle est faillible. En gros, il fallait accepter toutes ses erreurs (croisades, Inquisition, richesse, collaboration, etc.). par contre ajouta-t-il, le fait qu’elle ait duré 2.000 ans prouve à suffisance que Dieu existe et qu’il la soutient, cette Eglise qui est la sienne, car aucune institution humaine n’a duré aussi longtemps. Là, j’ai essayé de lui expliquer que justement si elle avait duré si longtemps c’est parce qu’elle s’était imposée par la force et avait condamné toutes les déviances. Et une nouvelle fois, il a répété qu’elle avait commis des erreurs parce elle est composée d’hommes faillibles, mais qu’elle avait duré grâce à la volonté de Dieu. Bref, la conversation tournait en rond.

Alors je lui ai demandé comment il avait eu l’idée de se faire prêtre. Et là, à ma grande stupéfaction, il m’a dit que c’était à cause du scoutisme. Diable ! Comment cela ? Eh bien, ce n’était pas un mystique (Jean de Lacroix et Ste Thérèse d’Avila, cela ne le fascinait pas) mais un pragmatique. Ce qu’il avait aimé chez les scouts, c’était la camaraderie, l’esprit d’équipe et la fait de partager des émotions ensemble. Dans l’Eglise, c’est la même chose, m’expliqua-t-il. Peu importe ce que l’on croit et peu importe qu’au cours des siècles les Chrétiens n’aient pas toujours eu les mêmes convictions (des époques ont privilégié Dieu le père, terrible et vengeur, d’autres comme la nôtre préfèrent le message du Christ, etc.) ce qui compte, c’est de croire la même chose en même temps, en communion avec les autres. Vu comme cela, évidemment … 

Concile de Nicée (en 325)

concile_nicee.jpg

21/08/2012

La conquête du Sud (fin)

Des villes tombent, d’autres pas. Malgré les massacres, on ne peut pas parler de victoire. On pense à signer une paix quand survient la mort de Philippe Auguste. Les envoyés du pape savent que son fils ne sera pas opposé à une nouvelle croisade et ils oublient aussitôt leurs désirs de paix. De leur côté, les comtes de Toulouse et de Foix, ainsi que le vicomte de Trencavel (qui veulent éviter de nouveaux massacres et surtout conserver leurs territoires), donnent pourtant des signes de bonne volonté. Ainsi, ils s’engagent à purger leurs territoires de l’hérésie et à restituer les biens « volés » au clergé. En compensation, ils voudraient que les territoires donnés autrefois à Simon de Montfort leur reviennent. Le pape semble d’accord (forcément, il est le grand gagnant), mais Louis VIII, qui n’est pas prêt à renoncer à l’annexion du Sud, parvient à l’influencer et  après le concile de Bourges (en 1225), le comte de Toulouse se retrouve une nouvelle fois excommunié. Louis VIII se met alors à la tête d’une armée et descend vers le Sud en longeant le Rhône. Les villes provençales se soumettent les unes après les autres, sauf Avignon, qui est aussitôt assiégée et qui finit par capituler. Le roi occupe le Languedoc et reprend possession des terres données autrefois à Simon de Montfort.

Un accord politique se dessine. Le comte de Toulouse finit par faire pénitence devant Notre-Dame de Paris (mais en compensation il est confirmé comme comte de Toulouse) et le comte de Foix abandonne la lutte. Le pape envoie alors en Languedoc les tribunaux de l’Inquisition pour lutter contre les Cathares.

Il confie cette tâche aux Dominicains, lesquels font bientôt régner la terreur. On favorise les dénonciations et on brûle tous les Cathares que l’on trouve. L’Eglise ne pardonne jamais à ceux qui ne pensent pas comme elle et qui risqueraient de mettre son autorité en doute. Certaine de détenir la vérité en matière de foi, elle trouve logique de sauvegarder la Royaume de Dieu sur terre par tous les moyens.

La répression est telle, que le Languedoc finit par se soulever. Le comte de Toulouse, appuyé par Trencavel, par le vicomte de Narbonne et par le comte de Foix, s'emparent du Minervois, d’Albi et de Narbonne. Les Français, eux, tiennent Carcassonne et Béziers. Louis IX (Saint Louis) marche sur le Languedoc. Tout le monde lui fait allégeance, laissant le comte de Toulouse absolument seul. Celui-ci n’a plus d’autre solution que de faire acte de soumission.

La résistance cathare se concentre alors sur quelques châteaux pyrénéens, dont Montségur et Quéribus. Après un siège  de dix mois, la forteresse de Montségur tombe. Deux cents Cathares sont aussitôt brûlés.

Les derniers Cathares se réfugient dans le château de Quéribus. Le comble, c’est que le château est acheté par Louis IX au roi d’Aragon. On ne peut décemment laisser des hérétiques occuper un château du roi de France ! Le problème, c’est que ce château, dressé sur son piton rocheux, face à l’abîme, est quasi imprenable... Alors on négocie et après quelques années les derniers Cathares se rendent. On ignore le sort qui leur a été réservé.

L’Inquisition, quant à elle, continuera son œuvre pendant trois quarts de siècle, afin d’extirper complètement les racines du catharisme.

Le Languedoc, qui jusque là était dans la sphère culturelle et politique de l’Aragon et de la Catalogne, bascule définitivement du côté français. Une nouvelle frontière est née et les châteaux de Montségur, Peyrepertuse et Quéribus, qui défendaient au départ les frontières septentrionales de l’Aragon, défendent maintenant les frontières méridionales du royaume de France. Il faudra attendre le traité des Pyrénées, sous Louis XIV (qui fixera définitivement les limites entre la France et l’Espagne) pour qu’ils perdent toute importance stratégique.

Ayant perdu le Languedoc et n’ayant aucune chance de le reconquérir, l’Aragon va alors se tourner vers le Sud et dans le cadre de la Reconquista contre les Musulmans d’Espagne, il va annexer le royaume de Valence (Valencia)

 Château de Quéribus, photos personnelles, juillet 2012

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23:08 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (6)

20/08/2012

La conquête du Sud

La sauvagerie du sac de Béziers avait eu pour but d’effrayer la population languedocienne, dans l’espoir qu’elle renonçât à toute résistance. Qu’arriva-t-il après cette destruction de Béziers ?  Les croisés n’allaient pas attaquer le Comte de Toulouse, puisque celui-ci avait habilement rejoint leur camp. Ils n’allaient pas non plus attaquer le roi d’Aragon, qui était trop puissant (et sur les terres duquel le catharisme était peu répandu). Alors ils se tournèrent vers Carcassonne, la cité de Raimond Trencavel.

Celle-ci semble imprenable, avec ses kilomètres de remparts et ses nombreuses tours. Pourtant, il aura suffi de s’emparer des points d’eau pour la faire capituler (il faut dire que la ville était surpeuplée, avec tous les habitants de la région qui s’y étaient réfugiés). Trencavel, invité à négocier la reddition, se rendit dans le camp ennemi, un drapeau blanc à la main, mais il fut aussitôt arrêté et il mourut mystérieusement dans sa prison quelques semaines plus tard. Il n’avait que 24 ans. Curieux. Dieu semble décidément savoir où sont ses intérêts. Bref, à la place du jeune Trencavel, on nomma Simon de Montfort, qui eut pour mission de purger la région de toute hérésie et de la soumettre.

Tous les princes croisés étant rentrés chez eux dans le Nord, celui-ci se retrouve tout seul, avec une troupe de cinq cents soldats. C’est bien peu. Alors il règne par la terreur. Les seigneurs occitans qui violent leur serment de soumission sont traînés par des chevaux ou pendus. D’autres encore sont rendus aveugles ou se retrouvent sans nez.

C’est à ce moment que les habitants de Narbonne proposent leur aide contre la ville de Minerve. Simon de Montfort profite de ces dissensions entre Occitans pour assiéger la ville. Grâce à un énorme trébuchet, il parvient à détruire le chemin couvert qui permet le ravitaillement en eau. Minerve se rend et cent quarante hérétiques qui refusent de renier leur foi sont brûlés vifs. Devant cet exemple, d’autres villes capitulent.

De son côté, le roi d’Aragon n’apprécie pas trop les troubles qui se déroulent sur ses terres du Languedoc (les seigneurs occitans sont ses vassaux et lui leur suzerain). Il tente de calmer le jeu, d’une part en reconnaissant les possessions de Simon de Montfort et d’autre part en demandant au comte de Toulouse de démilitariser ses états. Ce dernier refuse. Il est aussitôt excommunié, ce qui a pour conséquence qu’il va lever une armée et que d’allié des croisés il se retrouve leur ennemi. De petits seigneurs occitans le rejoignent et parmi eux Aimery de Montréal, qui s’enferme à Lavaur. Simon de Montfort fait le siège de la citadelle, aidé par l’évêque de Toulouse, qui le rejoint avec 5.000 soldats, La ville est bientôt prise, grâce à une mine qui permet d’ouvrir une brèche dans les remparts. Aimery de Montréal et ses chevaliers sont immédiatement pendus pour trahison, tandis que sa sœur, Dame Guiraude, est livrée à la soldatesque avant d’être précipitée vivante au fond d’un puits :

Estiers dama Girauda qu’an en un potz gitat : de peiras la cubriron , don fo dols e pecatz, que ja nulhs hom del segle, so sapchatz de vertatz no partira de leis entro agues manjat »

(« Quant à dame Giraude,dans un puits on l’a jetée et couverte de pierres ; ce fut bien grand péché car quiconque vers elle se tournait recevait du secours et du pain à manger).

Quant aux habitants, on en brûle entre trois à quatre cents. La terreur règne dans tout le Languedoc.

Abrégeons et retenons qu’après avoir fait le siège de plusieurs villes et avoir semé la désolation, Simon de Montfort se retrouve devant Toulouse. C’est là qu’il mourra, frappé par un jet de pierre provenant des murailles. Il faut croire que même Dieu était lassé de ses méfaits.  

 

Son fils prend la relève, mais il n’a pas l’autorité de son père et tous les barons languedociens en profitent pour se rallier au comte de Toulouse. Tout est à recommencer ! Le pape prêche une nouvelle croisade, au début de l’année 1218. Le roi Philippe Auguste  décide d’envoyer son fils Louis (futur Louis VIII) pour intervenir en Languedoc. Celui-ci tente surtout d’imposer dans le Sud l’autorité du Roi et dans le fond il se moque bien des motifs religieux.

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23:37 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (2)

11/08/2012

Le Sud

Ils sont arrivés, nombreux, avec leurs chevaux et tout leur équipage.

Ils sont arrivés et se sont installés.

Combien étaient–ils ? On ne sait pas trop. Certains parlent de vingt mille hommes. Vingt mille hommes, c’est énorme !

En tout cas ils étaient là, avec leurs destriers, leurs armures et leurs machines de guerre.  Ils étaient là, campant sur les rives de l’Orb.  Il y avait des nobles, des chevaliers, mais surtout beaucoup de brigands, tous appâtés à l’idée de s’emparer des belles terres du Sud. Il y avait des prêtres, aussi, venus répandre la  Bonne Nouvelle.

Ils étaient là, campant devant Béziers  et observant.

Puis ils ont exigé qu’on leur livrât les infidèles les plus notoires.

De Béziers, du haut des remparts, on a répondu qu’ il n’y avait ici que de vrais chrétiens et qu’il était vain de savoir si, parmi ceux-ci, il y en avait de bons et de moins bons. On ajouta que tous suivaient l’enseignement du Christ et surtout que tous étaient de Béziers. Jamais un Biterrois n’allait en livrer un autre.  

Alors, Arnaud Amaury, abbé de Cîteaux, qui commandait la croisade comme légat du pape,  donna l’ordre aux soldats de rentrer dans la ville. Ce qu’ils firent aussitôt, pillant, tuant, violant, brûlant, saccageant tout. On dit que toute la population fut massacrée. Toute la population, c’est terrible !

On dit aussi que les soldats,  un peu embarrassés quand même avant de se ruer sur la ville, avaient demandé à l’abbé comment ils allaient reconnaître les catholiques des hérétiques. Et Amaury  aurait répondu « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens. » (1) On ne sait pas si la phrase est authentique ou si elle a été inventée. Cela n’a d’ailleurs aucune importance. Ce qui est sûr, c’est que ce fut un massacre épouvantable qui se perpétra ce jour-là.  

On était le 22 juillet 1209.      

La croisade contre l’hérésie cathare venait de commencer.

 

(1)    Le texte de Césaire d'Heisterbach dit «  Cædite eos. Novit enim Dominus qui sunt eius. »


Littérature

14:49 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature

08/08/2012

Réflexion

Les chemins  que l’on emprunte ne mènent jamais nulle part.

Ils mènent à d’autres chemins, c’est tout.

Et l’on avance, tout content de progresser, avant de se rendre compte qu’on a tourné en rond et qu’on se retrouve au point de départ.

01:14 Publié dans Errance | Lien permanent | Commentaires (2)

05/08/2012

Une maison à la campagne (17 et fin)

J’ai refermé le livre et j’ai regardé l’heure à ma montre. Il était juste minuit. Il aurait fallu aller dormir, mais je n’en avais aucune envie. Toutes ces histoires lues à la suite les unes des autres avaient laissé en moi une impression étrange.  Je repensais une nouvelle fois à Alasina et à sa conception de l’amour. Voilà une jeune fille qui était morte jeune, mais au moins on pouvait dire qu’elle avait vécu car elle s’était donnée complètement à sa passion.   Folie me direz-vous, puisque cette passion l’avait emportée… Peut-être. Mais l’amour n’est-il pas une folie ? Et puis que vaudrait la vie sans l’amour ? Elle ne vaudrait rien du tout. Et je me prenais à rêver. Il me semblait que si quelque part une fille m’avait aimé avec la même intensité qu’Alasina avait aimé son compagnon, il me semblait, disais-je, que mon existence aurait pris un autre cours. Mais où aurais-je pu rencontrer une telle fille ? Il n’y a que dans les romans qu’on les trouve, évidemment. De mon côté, j’aurais pu aussi me prendre d’une passion extraordinaire pour une inconnue rencontrée par hasard. Je la voyais déjà, lisant Dostoïevski dans le métro, et relevant subitement la tête en sentant mon regard posé sur elle. Mais un tel amour est souvent à sens unique et j’en avais déjà fait plusieurs fois l’expérience. Ma vie aurait-elle eu plus de sens si je m’étais épris à la folie d’une belle indifférente ? Bien sûr que non. A part de la souffrance, une telle relation n’aurait rien pu m’apporter. Quant à cette femme, plus elle aurait lu Dostoïevski, Jaccottet ou Garcia-Marquez, plus j’aurais regretté de ne pouvoir la rejoindre dans son univers. Bref, j’avais bien fait de ne pas prendre trop souvent le métro.

Et l’explorateur africain ? Sa vie avait-elle eu un sens ? Il s’était ennuyé à mourir dans son univers bourgeois et aisé de Bordeaux, puis il avait erré à travers le continent noir, à la recherche de lui-même. C’est quand il avait renoncé à ce qu’il était (un homme européen cultivé) et qu’il avait accepté l’Afrique dans  sa sauvagerie primitive, qu’il semblait enfin avoir trouvé sa voie. Fallait-il toujours se renier pour se trouver ? C’était pourtant ce qu’avait fait Alasina, car dans sa passion exacerbée pour Bukuran, elle n’était plus vraiment  elle-même ; quant à l’explorateur, il avait compris que la vérité n’était ni en lui ni au bout de l’horizon, mais dans la vie simple de tous les jours, qu’il fallait accepter. Pourtant, paradoxalement, de cette vie simple, Alasina n’avait pas voulu. Il lui avait fallu un amour fou pour se dépasser. Et c’est là qu’elle rejoignait l’explorateur : tous les deux avaient oublié ce qu’ils étaient et avaient découvert la vérité dans un « ailleurs » qui n’était pas eux (une personne de l’autre sexe pour elle, une culture différente pour lui). Curieux message que me donnait là la littérature.

Que fallait-il en penser ? Plus je réfléchissais et plus il me semblait devenir aussi fou que les personnages de la deuxième nouvelle. Et à propos du meurtrier de la petite Sarah, je me disais qu’il était le seul à avoir suivi sa logique jusqu’au bout. Il se croyait persécuté et il avait tué pour cela. Lui au moins ne s’était pas renié, mais malheureusement tout son raisonnement était faux puisqu’en réalité la pauvre Sarah ne lui voulait aucun mal. Que fallait-il en conclure ? Que nous subissions tous les événements. Alasina aurait pu ne jamais croiser la route de Bukuran et l’explorateur aurait pu ne jamais quitter Bordeaux.  Quant à Sarah, elle n’avait jamais rien décidé. « On » avait décidé qu’elle était folle et « on » l’avait enfermée, puis, un beau matin, quelqu’un de plus fou qu’elle encore était venu la tuer. Quelle drôle d’histoire que la vie quand même !

Toutes ces questions me trottaient en tête et j’avais l’impression que tout m’échappait. La seule chose qui me semblait certaine, c’était que mon existence si bien réglée de petit fonctionnaire n’avait aucun sens. La vie des gens, autour de moi, ne paraissait pas en avoir davantage. Seule la littérature, finalement, s’interrogeait sur l’essentiel (encore que les réponses qu’elle apportait étaient particulièrement déroutantes). Cela voulait donc dire que la vraie vie se trouvait dans les livres ? Qu’il n’y avait de vérité que dans l’imaginaire ? Que le rêve était le seul moyen d’accéder à un certain niveau de conscience ? Dieu, s’il existait, nous aurait donné la capacité d’écrire pour que nous puissions à notre tour créer des univers différents du sien, des univers utopiques qui refléteraient nos désirs (tout en n’étant jamais la réalité, mais de simples histoires inventées, couchées sur du papier blanc).

Il était plus de minuit et j’ai éteint la lampe. Dans le noir de la pièce, je suis resté comme cela, assis dans mon fauteuil, le livre sur les genoux. Puis j’ai fermé les yeux. Il n’y avait plus rien d’autre que l’obscurité et insensiblement j’ai sombré dans le sommeil. Ce fut un sommeil sans rêve.

 

 

                                               FIN


littérature

00:32 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature

13/07/2012

Pause estivale

Le site est à l'arrêt pour deux semaines. A très bientôt, ami(e)s lecteurs(trices).

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00:22 Publié dans Blogue | Lien permanent | Commentaires (2)

08/07/2012

Une maison à la campagne (16)

 

L’homme blanc prit donc la patte de léopard sous les applaudissements de toute l’assemblée, puis on se mit en route, non sans avoir au préalable piétiné les trois cercles magiques, comme pour signifier que le contact avec les forces occultes était maintenant rompu. Ce contact n’était plus nécessaire puisque le pouvoir surnaturel était maintenant ici, parmi les humains, représenté par un des animaux les plus dangereux, le léopard. Et encore, seule la patte de ce félin était présente, symbole de vitesse, de souplesse et de capacité à tuer. Tout en marchant, l’explorateur considérait d’ailleurs avec respect les griffes puissantes qui dépassaient des poils et il imaginait sans peine les blessures que celles-ci pouvaient infliger.

On descendit la colline en direction du fleuve et quand on fut arrivé tout en bas, on se trouva devant un village qui était resté invisible jusque là, collé comme il était aux contreforts de la montagne. En voyant arriver le sorcier, tous les habitants sortirent de leur case pour lui souhaiter la bienvenue. On n’aurait jamais cru qu’un village aussi petit pût comporter autant d’habitants. Il en sortait de partout et certains accouraient même de la forêt toute proche. Quand on se retrouva sur la place, il y avait bien deux cents personnes qui acclamaient les arrivants avec des cris étranges. Tout le monde s’attroupait autour de l’explorateur, surtout les enfants, car ils n’avaient jamais vu d’homme blanc.

On se mit à chanter et à danser. Puis on prépara un immense festin qui dura jusqu’au soir. Quand la lune fut levée, on alluma un grand feu au centre de la place et la fête commença. Les hommes étaient d’un côté et les femmes de l’autre, par groupes d’une dizaine de danseurs. On s’approchait du groupe du sexe opposé en mimant la démarche précautionneuse du léopard ou au contraire en se contorsionnant dans tous les sens. Une fois qu’on était à deux doigts de se toucher, on s’évitait de justesse et on repartait vers l’arrière avec des cris sauvages. Puis deux autres groupes entraient en scène et tout recommençait. Cela dura comme cela pendant des heures. L’explorateur, à qui on servait copieusement une boisson fermentée à base de banane, regardait tout cela d’un œil de plus en plus trouble. Il se sentait bien. Etrangement bien. Lui qui depuis le début de son expédition cherchait l’impossible et ne le trouvait pas ; lui qui espérait découvrir un sens à toute chose et en était réduit à marcher de plus en plus loin, jusqu’à faire reculer l’horizon ; lui qui n’en finissait plus de voyager pour tenter de saisir l’essence de cette terre sauvage et vierge qu’était l’Afrique et qui voyait toujours de nouveaux paysages s’ouvrir devant lui, voilà que pour une fois il se sentait apaisé. Car la vérité de ce continent se trouvait ici, sur cette place, dans ce village, au milieu de ces hommes et de ces femmes qui dansaient, superbement heureux.

Il regardait cette joie de vivre avec étonnement et satisfaction. Le rythme endiablé de toutes ces rondes frénétiques le séduisait, tout comme la nudité des femmes, lesquelles ne portaient généralement qu’un simple pagne. C’était fascinant de voir ceux-ci se soulever en cadence, laissant deviner ce qu’ils cachaient plus ou moins bien par ailleurs. L’explorateur n’en revenait pas devant une telle impudeur naturelle. Ces sauvages, finalement, avaient conservé une manière de vivre plus proche de la nature et ils ne s’embarrassaient pas de toutes les conventions et de toutes les lois stupides des hommes civilisés. Et ils semblaient heureux, tellement heureux… Son regard d’homme s’attarda longuement  sur les seins nus qui s’agitaient érotiquement quand les danseuses sautillaient sur place.  C’était beau. Tous ces corps noirs dévêtus, brillant à la clarté de la lune et à la lumière du feu. L’Afrique était ici, cette Afrique à laquelle il rêvait depuis son adolescence à Bordeaux.

Il revoyait les déjeuners dominicaux dans la grande salle à manger familiale, avec ses tantes outrées et qui prenaient un  regard désapprobateur quand il affichait clairement son athéisme. Qu’est-ce qu’il avait étouffé dans cette atmosphère bourgeoise et bien pensante ! Combien de fois n’avait-il pas rêvé de la beauté du monde qui se trouvait forcément ailleurs que dans cette salle à manger de Gironde... Alors il était parti et il l’avait cherchée pendant des années. Mais il avait eu beau s’aventurer au cœur de l’Afrique et être le premier Blanc à pénétrer jusqu’ici, il n’était jamais parvenu à l’atteindre totalement. Cette beauté se dérobait toujours, du moins en partie, et elle fuyait devant lui, se retrouvant toujours plus loin, derrière l’horizon.  Alors il avait remonté le fleuve, mais cela avait été pareil. Ce qu’il cherchait n’était jamais là où il était lui, mais un peu plus en amont… Or voilà que pour la première fois il lui semblait être parvenu à rejoindre ce qu’il cherchait. La vie était là, toute simple, dans ce village perdu dans une boucle du grand fleuve, inconnu de tous, sauf de lui. Il écoutait le tam-tam et ses sons effrénés, il regardait les danses et leur rythme endiablé, il observait les femmes et leur poitrine provocante. Alors il sut qu’il avait trouvé et qu’il ne repartirait plus.

Vers deux heures du matin, quand la fête toucha à sa fin, le chef du village, accompagné du sorcier, s’avança vers lui, tenant par la main une jeune fille souriante. Il sourit aussi et sans un mot il la suivit. Ils traversèrent la place principale, s’engagèrent dans les ruelles entre les habitations et finalement pénétrèrent dans une case. Il referma sommairement la porte de bambous et là, dans la nuit équatoriale, il connut enfin le bonheur et l’apaisement.

Le long du fleuve, dans la chaleur étouffante, les grenouilles-buffles croassaient à qui mieux mieux, les yeux tournés vers les étoiles.

Fin de la nouvelle.

Littérature

           

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28/06/2012

Une maison à la campagne (15)

 

Enfin, un beau matin, par une aube rougeoyante, la petite troupe parvint devant une colline herbeuse qu’elle gravit avec plaisir, tout épuisée et exténuée qu’elle était. Quel soulagement ! On était enfin sorti du marécage ! Une fois arrivés au sommet, les hommes restèrent stupéfiés, tant la vue qui s’étendait devant eux était extraordinaire. Le fleuve était là, en contrebas, encerclant la colline sur trois côtés. Majestueux, calme, imposant, il roulait ses eaux jaunes avec détermination, sûr de sa force et indifférent à la présence des humains. On sentait qu’il en avait toujours été ainsi, depuis que le monde était monde, et on devinait qu’il en serait toujours ainsi, jusqu’à la fin des temps. Ce fleuve était un dieu, le dieu de l’Afrique équatoriale et rien ni personne ne pourrait jamais lui contester ce droit.  Devant, par-delà le fleuve, la forêt vierge s’étendait à l’infini, jusqu’à la ligne d’horizon où elle semblait rejoindre le ciel, là où une brume de chaleur rendait les choses incertaines.

Qu’est-ce qu’il y avait là-bas, derrière cette ligne ? Voilà la question que se posait l’explorateur. C’était pour cela qu’il était venu ici, pour tenter de percer ce mystère et être le premier à comprendre l’énigme du continent noir. Mais déjà il savait qu’il ne découvrirait aucune réponse car même s’il parvenait à rejoindre cet horizon, dans ce lointain indéfinissable, il y aurait toujours derrière d’autres terres, d’autres paysages, lesquels laisseraient la place à des terres inconnues encore plus lointaines. ça n’en finirait jamais et toujours l’essence de cette terre sauvage lui échapperait. Il en récolterait des bribes et des morceaux, mais sa vérité profonde, jamais il ne l’atteindrait. Et à supposer qu’il eût le courage de parcourir ces milliers de kilomètres qu’il devinait devant lui, il finirait un beau jour par se retrouver devant l’Océan éternel, à savoir l’Océan Indien, qui baignait la côte orientale de l’Afrique. Il n’y avait pas de vérité, ou alors elle était insaisissable  et indéfinissable. La vie elle-même n’était finalement pas autre chose. On naissait, on grandissait, on avançait en âge, on croyait devenir plus sage et mieux comprendre le monde, mais en réalité on ne comprenait rien, ne maîtrisait rien. La vie resterait un mystère insondable et jamais on ne saurait ce qu’on était venu faire sur cette terre ni même à quoi celle-ci ressemblait vraiment.

L’homme blanc soupira. En se retournant, il aperçut derrière lui l’immense marécage qu’il venait de traverser et il se sentit perdu et impuissant, encerclé par le fleuve d’un côté et par ce bourbier innommable de l’autre. Que pouvait-il encore faire à présent pour tenter de donner un semblant de sens à sa vie ? C’est alors qu’il vit que les porteurs noirs s’étaient rassemblés autour du « Vieux ». Celui-ci avait commencé à déballer un paquet qu’il était allé chercher dans les bagages. Il en sortit différents ustensiles étranges. Ensuite, il prit dans une outre en peau de chèvre une poudre blanche qui ressemblait à de la craie et qui en effet devait probablement être de la pierre calcaire pilée. Il en traça un large cercle autour de lui. Ensuite, d’une autre outre, il se mit à extraire une autre poudre, rouge celle-là, avec laquelle il dessina un deuxième cercle plus petit, à l’intérieur du premier. Enfin, il fit de même avec une poudre noire, qui ressemblait à de la cendre. Il se retrouva donc au centre de trois cercles. De là, il rejeta au loin les trois outres, histoire de bien faire comprendre à l’assemblée qu’il lui était interdit de sortir de ces cercles, qui constituaient donc des sortes de remparts magiques, au milieu desquels il se trouvait.

Coupé de la collectivité et pour ainsi dire coupé du monde, il se mit à psalmodier un chant étrange dans une langue tout à fait inconnue pour notre explorateur. Les porteurs noirs ne semblaient pas comprendre davantage le sens de ses paroles, à en juger par leur air étonné et craintif. Plus le sorcier chantait, plus ils ouvraient de grands yeux ébahis. Après un bon moment, le Vieux se mit à tourner sur lui-même, tout en continuant à psalmodier son chant étrange et énigmatique. Il tourna d’abord lentement, puis plus vite, puis de plus en plus vite, pour finir par entrer dans un mouvement giratoire extraordinaire. On n’aurait jamais cru qu’un homme pût ainsi pivoter sur lui-même aussi rapidement. Cela vous donnait le tournis. Dans l’assistance, la plupart des hommes se cachaient les yeux, autant pour échapper à ce tourbillon qui rendait fou que pour ne pas voir ce qu’il était interdit de voir. Car l’homme qui dansait au centre des trois cercles n’était plus un être ordinaire : il était entré dans une sorte de transe mystique et s’apparentait aux dieux.

A un certain moment, il cessa de chanter tout en continuant sa ronde folle. Il écarta les bras comme s’il allait prendre son envol, tel un grand oiseau de la nuit. Sa peau noire luisait de sueur et ses yeux hallucinés semblaient voir une réalité étrange et inconnue de tous. A la fin, il poussa un grand cri et s’abattit au centre des trois cercles. Les Noirs sortirent alors de leur torpeur et regardèrent, étonnés, cet être qui gisait là, demi-dieu foudroyé ou homme ordinaire vaincu pour avoir osé s’approcher des mystères sacrés. Il y eut un long silence, rempli d’angoisse, puis l’un des Noirs se mit à chantonner doucement, d’une voix grave, une mélodie étrange. Bientôt, il fut rejoint par un deuxième, puis par un troisième. A la fin, toute l’assemblée chantait, les yeux fixés sur le Vieux qui ne se relevait toujours pas, mais dont les membres commençaient à trembler d’une manière inquiétante. C’était un chant calme et puissant, qui apportait de l’apaisement et qui semblait sortir non pas de la bouche de tous ces hommes, mais du cœur même de la forêt. Sans en comprendre le sens, l’explorateur distinguait cependant une dizaine de mots qui revenaient sans arrêt comme un refrain lancinant et obsédant. Plus le chant continuait, plus il sentait monter en lui un calme et un bien-être inconnus. Il se trouvait bien, là, au milieu de cette nature, coupé du monde et encerclé par le fleuve et le marécage. Pour la première fois de son existence, il lui semblait comprendre le sens de sa vie. Ce qu’il comprenait, c’était qu’il faisait partie d’un tout, qui était l’univers, et que sa présence dans ce tout n’était pas gratuite. Il contribuait, lui et les autres autour de lui, à former cet univers dont il était un des éléments. Un peu comme une maison qui est constituée de briques. Prise en elle-même, une brique seule n’a pas beaucoup d’importance,  mais pour ce qui est de l’édification et de la solidité de l’habitation, chaque brique est essentielle.

Pendant qu’il se faisait ces réflexions (mais c’était moins des réflexions qu’une conscience intuitive de sa place dans le monde) le Vieux, lui, s’était mis à gigoter de plus en plus fort. Les Noirs, cependant, continuaient leur chant sans s’inquiéter le moins du monde de ce qui lui arrivait. Il fallait croire qu’ils étaient habitués à ce genre de transes et que celles-ci faisaient partie des rites de sorcellerie. En attendant, celui qui gisait là, au milieu des trois cercles, était maintenant  agité  de soubresauts insolites et ses jambes et ses bras se tendaient dans toutes les directions. A la fin, c’est tout son corps qui se raidit, avant d’entrer dans des convulsions incroyables. Le chant du chœur, qui avait été jusque là calme et apaisant, se mit à monter d’une octave tandis que son rythme s’accélérait imperceptiblement. On aurait dit que plus l’homme à terre s’agitait, plus la mélodie du groupe tentait de le rejoindre dans sa transe. A un moment donné, le chant atteignit son point culminant, en une sorte d’apogée fascinante. Alors il s’arrêta net. Au même instant, au sol, le sorcier cessa de s’agiter et il resta plongé dans une sorte de torpeur proche du coma.

Un silence impressionnant succéda à toute cette agitation, un silence profond, proche de celui qui avait dû régner à l’origine du monde. Plusieurs minutes se passèrent ainsi. La rumeur du fleuve, en contrebas, venait parfois frapper l’oreille et rappeler que les dieux sauvages étaient là, tout proches. L’instant  semblait magique. Puis soudain, dans le lointain, on entendit le son d’un tam-tam. D’abord timide et incertain, il prit bientôt de l’assurance. C’était un son grave et régulier, une sorte de rythme obsédant et lancinant. Puis un autre lui répondit, sur la droite, puis encore un autre, sur la gauche cette fois, puis d’autres encore, bien loin, issus du cœur même de la forêt. C’étaient les villages qui communiquaient. Comme s’ils avaient pu entendre le chant des hommes, ici, sur cette colline, comme s’ils avaient pressenti la mort du grand sorcier, ils s’étaient mis à dialoguer entre eux, à s’interroger, à se répondre.  Et cette forêt sauvage qu’on croyait déserte ou simplement peuplée de bêtes sauvages, voilà  qu’on se rendait compte qu’elle était habitée et que des dizaines de villages avaient trouvé refuge en son sein.

Les tam-tams parlaient toujours quand le chœur des hommes reprit un chant envoûtant. On aurait dit que ce chant synthétisait, sur cette colline sacrée, ce que les tambours tentaient d’exprimer dans la vallée, en contrebas. C’est alors que le vieux sorcier se redressa. Lui qu’on croyait définitivement perdu, voilà qu’il était maintenant debout et qu’il étendait les deux bras à l’horizontale, puis qu’il les levait vers le ciel, tel un oiseau qui va prendre son envol. Alors, subitement, au moment où on s’y attendait le moins, il bondit hors des trois cercles et se retrouva dans l’assistance. Il se pencha, prit quelque chose dans ses bagages, et s’approcha de l’homme blanc.  Arrivé à un mètre de lui il s’arrêta et lui tendit un objet étrange. C’était une patte de léopard desséchée et comme momifiée. « Prends », lui dit-il en français, « toi aussi tu es un dieu, comme le léopard du conte ».   

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19/06/2012

Une maison à la campagne (14)

 

Ils marchèrent des jours et des jours dans une chaleur étouffante et sous une pluie soutenue. A côté du petit groupe, le fleuve n’en finissait plus de charrier ses eaux boueuses, de plus en plus jaunes, de plus en plus tumultueuses. On approchait des rapides, c’était certain. Les indigènes commençaient à montrer des mines inquiètes et même s’ils ne disaient rien on sentait la panique les gagner. Insensiblement, le vieux chef se mit à emprunter des chemins qui s’éloignaient de ce fleuve redoutable. D’abord, il prit prétexte d’une grande courbe pour prendre un raccourci, puis il évoqua des collines pentues, qu’il valait mieux éviter, ce qui lui permit de s’engager davantage encore à l’intérieur de la grande forêt. A la fin, il parla de falaises abruptes et même de gouffres infranchissables. Il fit tant et si bien qu’après une semaine on avait complètement perdu le Congo de vue. La petite troupe semblait absolument confiante, sauf l’explorateur blanc qui se demandait où on le conduisait et même si on le conduisait quelque part. En attendant, on marchait. On marchait et il pleuvait. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’écouter la musique des gouttes d’eau qui tombaient sur les feuilles de toutes ces plantes équatoriales aussi étranges qu’insolites. Il y en avait d’impressionnantes, qui faisaient bien un mètre cinquante de long, d’autres dont les bords ressemblaient à des dents, d’autres encore qui étaient sombres comme la nuit. Il y avait celles, couvertes de glu, qui prenaient les oiseaux au piège et qui se refermaient lentement pour mieux digérer leur proie tout à leur aise ; il y en avait d’autres dont la pointe aiguë faisait penser au dard d’un frelon gigantesque ; certaines, complètement transparentes, ressemblaient à s’y méprendre à des toiles d’araignées et on avait toujours peur, en les frôlant, d’être dévoré par quelque arachnide issu de la préhistoire.

Mais le vieux chef, lui, continuait, sans  se soucier de rien. Alors qu’il semblait de plus en plus évident qu’on était complètement perdus, il poursuivait sa route, imperturbable. Les Noirs eux-mêmes commençaient à se poser des questions, mais ils n’avaient pas d’autre choix que de le suivre et il fallait bien lui faire  confiance. On le disait un peu sorcier, ce qui était à la fois inquiétant et rassurant.  Sans doute finirait-il toujours par sauver le petit groupe, grâce à ses pouvoirs magiques, mais en attendant tous se demandaient vers quelles terres inconnues et étranges il les conduisait.

A un certain moment, le petit groupe arriva devant un immense marécage. Le grand chef noir donna clairement ses instructions. Il allait falloir marcher sans s’arrêter. Impossible de dormir en cet endroit sans prendre le risque d’être attaqué par les serpents, qui infestaient cette zone et qui chassaient principalement la nuit. Un moment d’inattention, et c’était la mort assurée. De plus, les chemins étaient mal tracés dans cette zone humide, dont la géographie se redessinait sans arrêt en fonction de la montée ou de la descente des eaux. Ici, c’est comme au bord de la mer, expliqua-t-il : il y a des marées. S’il pleut abondamment en amont, alors les eaux montent et le marécage s’enfonce. Si au contraire on est en période sèche, le niveau descend et il laisse alors au grand jour des milliers d’hectares de boue séchée. De toute façon, que l’on progresse sur cette terre émergée ou qu’on patauge avec de l’eau jusqu’aux genoux, le résultat est le même : l’air que l’on respire ici est malsain et putride et les maladies innombrables, à commencer par la malaria et la maladie du sommeil. Mais il en existe bien d’autres, véhiculées par les milliards de moustiques qui infestent la zone. La lèpre, qui fait tomber les membres, la maladie de la nuit, qui vous rend aveugle en trois jours, le biribiri, qui décolore votre peau ou le tangana, qui rend les hommes impuissants. Quant aux femmes, il était impensable de les faire traverser un tel cloaque. Les quelques-unes qui avaient essayé en étaient mortes, car pendant qu’elles marchaient dans la boue les sangsues s’étaient fixées sur leurs cuisses et avaient bu tout leur sang, tandis que de minuscules serpents s’étaient agglutinés dans leur ventre, après s’être introduits par leur sexe, et ils les avaient littéralement dévorées de l’intérieur.

Tout ce qu’il disait là, le grand chef, ne rassurait personne et même si les hommes savaient qu’il mentait un peu, comme le font toujours les sorciers, il n’en restait pas moins qu’il devait y avoir là un fond de vérité. Ils se mirent donc en route en soupirant, non sans avoir au préalable fait passer autour de leur cou tous les grigris dont ils disposaient. Seul l’homme blanc, sceptique et même un peu ironique, refusa les talismans qu’on lui proposa. Il se dit qu’habillé comme il l’était, il ne risquait pas grand-chose avec les sangsues et quant aux serpents… Eh bien on verrait ! Après tout, n’étant pas une femme, il courait déjà moins de risques. Pourtant, la petite troupe s’était à peine avancée de cinq cents mètres, qu’il avait déjà compris que ses vêtements constituaient un danger évident. En effet, gorgés d’eau saumâtre, ils étaient vite devenus incroyablement pesants, aussi marchait-il avec difficulté, retardant la progression du groupe. Par trois fois, il s’était étalé de tout son long dans l’eau fangeuse. Ne trouvant rien de solide où s’appuyer dans cet univers liquide, il avait commencé à s’enfoncer. Plus il se débattait, plus il s’enfonçait et plus l’eau saumâtre lui entrait dans le gosier. A vrai dire, c’est de justesse qu’il avait été sauvé, grâce à la rapidité des indigènes. Le vieux chef noir le regarda sans rien dire, mais avec au coin des lèvres un petit sourire qui en disait long. Bon, on était en Afrique ici, pas au milieu des Champs-Elysées ! Après tout, la manière de vivre de tous ces Noirs, qu’il avait pris pour des sauvages, correspondait mieux au climat et aux dangers du pays. Sans un mot, il enleva ses vêtements trempés, qu’il rassembla comme il put dans son sac à dos et il se remit en route, aussi nu que les Noirs qui le précédaient.

On marcha ainsi trois jours et trois nuits, sans jamais s’arrêter. En effet, il aurait été impossible de trouver un coin sec où pouvoir s’étendre et se reposer. A perte de vue, ce n’était qu’une immense étendue herbeuse, entrecoupée de petits canaux fangeux. Il n’y avait aucun chemin de tracé et si on avançait, c’était grâce à l’expérience du vieux chef Noir, que les autres appelaient maintenant « Le Vieux » avec une sorte de respect mêlé de crainte. Il faut dire qu’il parvenait, Dieu sait comment, à choisir les rares touffes de gazon sur lesquelles on pouvait poser le pied sans prendre trop de risques. Sans lui, tous se seraient retrouvés enfoncés jusqu’aux genoux ou même carrément jusqu’à la taille. Il progressait lentement, tâtant le sol devant lui au moyen d’une grande perche sur laquelle il avait fixé la tête du dernier singe qui avait été mangé. Il avait aussi collé quelques plumes d’oiseaux le long du bois. Muni de cet instrument magique, véritable talisman, il ne se trompait jamais. Quand il voyait que le sol, autour de lui, était trop marécageux et qu’il était impossible d’avancer, alors il revenait en arrière et cherchait un autre passage. Ce n’était pas facile. Parfois, la petite troupe tâtonnait ainsi trois ou quatre fois, faisant des allées et venues épuisantes, mais toujours le vieux sage finissait pas trouver un semblant de chemin dans cette végétation aquatique.

A certains endroits, l’herbe était si haute qu’on ne voyait plus rien du tout. Puisant sa force dans cette eau abondante et riche en éléments organiques en décomposition, elle atteignait facilement les trois mètres de hauteur. Il fallait alors se frayer un passage à l’aveuglette, sans savoir si la direction prise était la bonne. Le pire, c’est quand il fallait rebrousser chemin. Les herbes à travers lesquelles on venait de passer s’étaient couchées et c’est un inextricable fouillis végétal qu’on avait alors devant soi. Il fallait enjamber ces tiges brisées, aux arêtes coupantes, ou bien ramper en-dessous, mais gare alors au marécage. Un mètre trop à gauche ou trop à droite et c’était l’enlisement assuré, sans parler des  serpents et des sangsues. Avec cela, il régnait dans cet enfer une chaleur moite et étouffante, qui vous oppressait la poitrine. Les visages étaient ruisselants de sueur, les torses couverts d’une boue jaunâtre et nauséabonde.

Et pourtant on avançait. A un certain moment, on quitta la région herbeuse et on pénétra dans une forêt très sombre. Ce n’est pas pour cela qu’on quitta le marécage. Non, les arbres aux troncs noirs et lisses sortaient directement de l’eau. On se serait cru dans la crypte d’une cathédrale qui aurait été inondée. C’est du moins ce que se dit l’explorateur, dont la peau blanche avait pris des reflets phosphorescents dans cette obscurité de cave. Quant aux indigènes, c’est à peine si on devinait leur présence. Ils n’étaient plus que de vagues formes mouvantes qui s’agitaient entre les arbres, des esprits de la forêt avec laquelle ils semblaient faire corps. Parfois l’un d’entre eux marchait sur une branche brisée et pointue. On entendait alors un cri qui perçait le silence angoissant de ce lieu, un cri qui disait qu’il y avait là-bas un être vivant. Savoir qu’il souffrait n’avait aucune espèce d’importance, seul comptait le fait que la vie existait toujours tout près de vous. C’était cela qui était rassurant : savoir que vous n’étiez pas le dernier représentant d’une espèce disparue à errer dans ces solitudes.

On marcha donc ainsi trois jours et trois nuits, sans manger et sans prendre le moindre repos.


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26/05/2012

Une maison à la campagne (13)

Le lendemain, on partit à l’aube. Impossible d’ailleurs de rester une heure de plus en cet endroit. La nuit, les insectes n’avaient pas arrêté de tourner autour de la moustiquaire et le moins que l’on puisse dire, c’est que leur obstination avait été payante. Certains avaient fini par trouver les rares trous minuscules disséminés sur la surface de la toile. Une bonne dizaine d’énormes moustiques avaient donc fait connaissance avec l’homme blanc endormi, lequel s’aperçut très vite de leur présence. Mais à part se gratter à sang, il ne put pas faire grand-chose, même pas se rendormir. C’était impossible, car il entendait le vrombissement strident de toutes ces bestioles et au moment où il donnait un coup à gauche, croyant en exterminer l’une ou l’autre, il se faisait cruellement piquer du côté droit. Tout cela dans une nuit d’encre qui empêchait de voir l’ennemi, cela n’avait rien de réjouissant et il y avait de quoi perdre patience. Quand enfin, vers quatre heures du matin, il finit par s’assoupir d’épuisement, il fut aussitôt réveillé par les oiseaux de la forêt, qui se mirent à siffler tous ensemble en un concert impressionnant.

Quand il sortit de sa tente, les Noirs dormaient encore près du feu éteint. A première vue les moustiques ne les empêchaient pas de dormir, eux ! Au regard incrédule qu’ils lui jetèrent, il comprit qu’il était quasi défiguré par les piqûres d’insectes. Tant pis, à la guerre comme à la guerre ! Une terre inconnue l’attendait aux sources du fleuve et il y arriverait. Ce n’était quand même pas trois bestioles minuscules qui allaient l’empêcher d’atteindre son but. On replia la tente, on remit tous les bagages dans la pirogue et on déjeuna sur le pouce de deux bananes. Le vieil indigène, celui qui avait raconté l’histoire du léopard, mangeait même la peau épaisse et jaune de ce fruit exotique. Il la mâchait lentement et consciencieusement, assurant à chaque fois qu’on l’interrogeait que la force de la banane était là, dans cette peau à première vue indigeste, mais qui lui permettait, lui, de ramer toute une journée malgré son grand âge et cela sans plus absorber la moindre nourriture avant la nuit.

On poussa la pirogue dans l’eau et on se mit à pagayer. Le courant était plus fort encore que la veille et on fit comprendre au grand chef blanc que si cela continuait ainsi, si le fleuve persistait à montrer sa colère, il faudrait se résoudre à attendre qu’il se calmât. Car le fleuve était un dieu, lui expliqua-t-on et il n’est jamais bon d’aller contre ses volontés. S’il a décidé de nous empêcher de remonter jusqu’à sa source, il ne faut pas s’opposer à son désir. Son esprit est partout et si vous désobéissez, il vous retrouvera où que vous soyez. Mais l’idée de rester inactif pendant deux bonnes semaines ne plaisait pas à l’explorateur occidental, qui était animé par l’énergie propre à sa race et qui ne comprenait pas qu’on pût vivre au rythme de la nature en se pliant à ses caprices. « Si on ne peut plus ramer, nous continuerons à pied. » Les Noirs le regardèrent, incrédules. Un Blanc, à pied ? On n’avait jamais vu cela !

Pourtant, vers midi, il devint évident pour tout le monde qu’on ne pouvait plus continuer ainsi. On avait beau ramer et ramer, pagayer en cadence et en chantant, rien n’y faisait : le bateau n’avançait pas. Parfois, même, il reculait après avoir pivoté sur lui-même et on avait alors toutes les peines du monde à le remettre dans le bon sens. Bref, si on avait progressé d’un petit  kilomètre depuis l’aube, c’était le maximum. On tira la pirogue sur le rivage et comme tous les bagages étaient à l‘intérieur, ainsi que tous les vivres, il fut décidé qu’on la porterait. Cela permettrait de l’utiliser de nouveau dans quelques semaines, quand la force du courant serait devenue plus raisonnable. On se mit donc en route. Deux hommes ouvraient la voie, tranchant sans pitié la végétation luxuriante afin d’ouvrir un passage. Puis six Noirs suivaient, portant la pirogue et tout son chargement. Enfin les deux derniers fermaient la marche, tenant chacun le côté d’une planche sur laquelle était assis l’homme blanc. Celui-ci encourageait son équipe en criant sans arrêt et en exhortant tout le monde à avancer.

Pour ce qui était d’avancer, on avançait, plus vite assurément que sur le fleuve en crue, mais à ce rythme-là, il était clair qu’on ne ferait pas cinq kilomètres sur la journée. La plus grosse difficulté, c’était pour les hommes qui portaient  l’explorateur. Comment voulez-vous avancer tout en tenant latéralement une planche de bois pesant soixante-quinze kilos avec son fardeau ? C’était impossible ! Déjà ils étaient obligés de se pencher car la planche était basse, mais en plus ils devaient incliner le corps sur le côté, ce qui fait que leur démarche ressemblait à celle des crabes.

On fit un arrêt et on changea de méthode. L’homme blanc se retrouva assis dans la pirogue, toujours portée par les six Noirs, tandis que les deux autres derrière croulaient littéralement sous les bagages. Ils en avaient sur le dos, sur les épaules, en équilibre sur la tête et ils en portaient encore dans leurs bras. C’est bien simple, on ne les voyait plus sous cet amas hétéroclite, qui faisait un bruit métallique à chaque pas à cause des piquets de tente qui s’entrechoquaient. Tout ce qu’on apercevait, c’était leurs yeux apeurés, car ils craignaient de trébucher contre une racine et de tout faire tomber.

Après un kilomètre, tout le monde était exténué, même le Blanc dans sa pirogue, qui avait tellement crié pour guider son petit monde qu’il n’avait presque plus de voix. On changea encore de tactique. Cette fois, quatre hommes portèrent la pirogue vide pendant que trois se chargeaient des bagages, que deux ouvraient la route à coups de machette et que le  dernier portait l’explorateur sur son dos. Juché comme il l’était en hauteur, il dominait la situation et donnait ses instructions à qui voulait l’entendre. En réalité, plus personne ne l’écoutait et tout le monde marchait machinalement sans penser à rien dans la chaleur étouffante. Il fallait être attentifs à ne pas se couper aux feuilles de fougères géantes qui, à peine tranchées, retombaient devant les pieds des marcheurs. Il fallait faire attention aux nuages d’insectes qui vous enveloppaient de leur masse bourdonnante ainsi qu’aux serpents qui, eux, trainaient dans les branchages et risquaient de vous tomber dessus à tout moment. Il fallait enfin éviter de marcher sur les araignées qui pullulaient au sol et dont la moindre morsure pouvait être fatale. Alors si en plus de tout cela il avait fallu écouter l’homme blanc, qui vociférait dans une langue que les pauvres Nègres entendaient à peine, c’est sûr qu’on allait encore avancer moins vite.

Vers dix-sept heures on s’arrêta pour dresser la tente. Tout le monde était exténué. On mangea le reste du singe, qui était maintenant légèrement faisandé, accompagné d’un riz blanc et collant, le même que la veille et qui était  toujours aussi insipide. Il n’y eut pas de conte ce soir-là et à peine le repas terminé, tout le monde s’endormit.

Le lendemain à l’aube, la petite troupe fut réveillée par une dizaine de singes qui s’étaient mis en tête d’inspecter le campement. Certains étaient déjà en train de puiser dans la réserve de riz quand  l’alerte fut donnée. L’homme blanc sortit précipitamment de sa tente et en deux coups de fusil il rétablit la situation. Deux cadavres restèrent à terre, tandis que les autres singes s’enfuyaient vers la cime des arbres en criant. Le dîner du jour était déjà assuré. Voilà une journée qui commençait bien. L’explorateur en profita pour dire qu’il fallait rattraper le temps perdu la veille et qu’il espérait bien faire quinze kilomètres aujourd’hui. Le plus vieux des Noirs le regarda et il dit simplement : « Alors toi aussi ti marches et toi aussi ti portes bagages. » Les deux hommes se dévisagèrent. Ce qui venait d’être dit était très pertinent et chacun le savait. Comme ils savaient que ce qui était en jeu maintenant, c’était de savoir qui allait diriger la suite des opérations. D’un côté un Blanc qui avait la pouvoir théorique mais qui ne connaissait rien à la forêt équatoriale, de l’autre un Noir habitué à voyager à travers bois et qui connaissait son pays à fond. Si on voulait avancer et si on voulait que l’expédition fût un succès, il allait bien falloir redescendre de son piédestal et accepter de se faire commander par un indigène. C’était le bon sens même. Et comme notre explorateur n’était pas venu ici pour diriger mais pour découvrir des terres inconnues et vivre une expérience extraordinaire, il accepta les nouvelles conditions sans rien dire. 

Le nouveau chef donna quelques ordres et on repartit. Il y a avait toujours deux hommes en tête, pour se frayer un passage dans la végétation, mais cette fois il n’y en avait plus que trois pour porter la pirogue vide. Du coup, les cinq derniers étaient suffisants pour porter les bagages. Quant à l’homme blanc, pour lui donner l’illusion qu’il commandait encore un peu, on ne lui fit rien porter, sauf les deux carabines, symboles par excellence de l’autorité aux yeux des Noirs.

En procédant de la sorte, on fit quinze kilomètres ce jour-là et même vingt les jours suivants. Vers midi on s’arrêtait pour manger un peu de ce riz infâme et quelques fruits cueillis dans la matinée. Le soir, on faisait un feu pour éloigner les moustiques, puis le chef racontait une histoire. Il était souvent question d’animaux dans ces contes, d’animaux qui se comportaient comme les hommes. On sentait que les Noirs les craignaient et que les véritables maîtres de l’Afrique, c’étaient eux. Le léopard occupait une place de choix dans tous ces récits, mais les oiseaux de proie également, ainsi que les lions et les éléphants. Ces derniers incarnaient non pas la force, comme on aurait pu le croire, mais l’intelligence et la mémoire. A cause des fameux cimetières où ces pachydermes ont l’habitude de venir se recueillir devant les ossements de leurs congénères morts, la mythologie primitive leur a attribué un rôle à part dans le monde animal, celui de conserver le souvenir des choses disparues. Ainsi, si une femme perdait un enfant en bas âge (ce qui, dans ces contrées sauvages, arrivait tous les jours), elle partait à la recherche d’un troupeau d’éléphants. Lorsqu’elle en avait trouvé un, elle se mettait à réciter des paroles rituelles puis exprimait sa peine par des sanglots. Pour mieux pleurer, elle se lacérait les seins à coups de lianes, puis elle tombait à genoux et attendait. On dit que si les éléphants s’approchaient d’elle, sa peine s’envolait aussitôt car elle savait alors que le souvenir de son enfant allait se perpétuer chez les dieux. Si par contre les éléphants lui tournaient le dos, l’âme du petit défunt allait hanter la forêt et se transformer en esprit méchant. Parfois, il rentrait dans le corps d’un serpent et se vengeait des vivants en leur causant des blessures mortelles.

Chaque soir, quand le vieillard avait fini son récit, on voyait que le regard des hommes exprimait une peur viscérale. L’Afrique profonde était là, autour de ce feu, au milieu de cette forêt impénétrable et le long de ce fleuve bouillonnant. La vie, ici, n’était pas seulement vécue, elle était aussi rêvée et un autre monde semblait exister à côté du monde réel, un monde de fantômes et de nuit, un monde aussi noir que la couleur de la peau des indigènes.

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18/05/2012

Une maison à la campagne (12)

De cette nouvelle, je ne pourrais donner ni le titre ni l’auteur,  car deux feuillets avaient été arrachés au livre, ce qui m'a fort contrarié je dois dire  quand j’ai découvert cela. Connaître le nom de l’auteur, je m’en moquais bien, dans le fond, et quant au titre, ce n’était pas tellement important, mais les quatre pages de texte perdues, cela ça me dérangeait considérablement. Les premières lignes que j’ai pu lire parlaient d’un homme jeune encore qui remontait le fleuve Congo. Comment s’était-il retrouvé là et dans quel but ? Cela resterait à jamais un mystère pour moi. Il me fallut bien admettre que je ne connaîtrais jamais les débuts de cette histoire. Pour me consoler, je me suis dit que lorsqu'on rencontre une femme, on ne sait rien non plus de sa vie antérieure, mais pourtant cela n’empêche pas de faire sa connaissance et d’essayer de construire quelque chose avec elle. Eh bien, pour cette nouvelle, ce serait la même chose. D’ailleurs le peu que j’en avais lu me plaisait déjà et j’avais hâte de connaître la suite.

Un homme jeune donc, d’une bonne trentaine d’années, remontait le fleuve Congo sur une pirogue. Casque colonial blanc, pagayeurs indigènes, de nombreux bagages entassés à l’arrière de l’embarcation… On devait être au milieu ou à la fin du XIX° siècle, à une époque où ces contrées de l’Afrique équatoriale étaient encore quasi inexplorées. On progresse lentement car le courant est fort et puissant. Impossible d’ailleurs d’espérer rester au milieu du fleuve, il faut longer les berges si on veut avancer. Mais les hommes sont fatigués, on le voit à la lenteur avec laquelle les pagaies frappent l’eau. Les mouvements ne sont même plus synchronisés et bientôt la pirogue va se mettre de travers et sera emportée irrémédiablement dans l’autre sens. Inutile de retourner d’où l’on vient, aussi l’homme blanc donne-t-il l’ordre de mettre pied à terre et de dresser le camp. Il est vrai que le soir tombe vite dans ces contrées. Il ne s’y fera jamais tout à fait. L’instant d’avant le soleil vous écrase de ses rayons et subitement c’est la nuit noire, la terrible nuit équatoriale, impénétrable et remplie de milliers de cris mystérieux. Bref, il est plus que temps de s’arrêter si on veut monter la tente et installer la moustiquaire. Le plus âgé des Noirs désigne du doigt une petite plage sablonneuse. C’est l’endroit rêvé, il n’y a pas à dire. Ces hommes qu’on dit sauvages ont tout de même un sens pratique contre lequel aucun Blanc ne pourrait rivaliser. Notre jeune explorateur le sait et il ne serait pas arrivé jusqu’ici s’il avait dû se fier à son seul instinct. Loin de mépriser ses compagnons de couleur, comme il a vu de nombreux colons le faire, il a plutôt pour son équipe le respect qu’impose le danger omniprésent. Dans un tel contexte, au milieu d’une nature si hostile, il n’y a que les autochtones pour vous sortir de tous les mauvais pas où vous vous êtes fourré.

Pendant qu’on montait sa tente, il s’assit sur un tronc d’arbre et regarda devant lui.  Là-bas, loin, très loin, on devinait l’autre rive, perdue dans une sorte de brouillard de chaleur. A quelle distance devait-elle être ? Huit cents mètres, un kilomètre ? Il aurait tendance à dire davantage encore, mais la prudence l’empêche d’avancer un chiffre totalement déraisonnable. Il se souvient de l’estuaire de la Gironde, chez lui à Bordeaux, entre la pointe du Grave et Royan. C’est à peu près la même chose, sauf qu’ici il ne s’agit pas d’un bras de mer qui s’avance dans les terres, mais d’un fleuve, le fleuve le plus grand et le plus puissant d’Afrique centrale. Il en reste tout pensif. Comme l’Europe lui semble lointaine et ridiculement petite. Rien d’étonnant à ce qu’il ait voulu la quitter. Enfant déjà, il se sentait à l’étroit dans son milieu familial de province et il rêvait d’aventures et de grands espaces. Pour ce qui était de ces grands espaces, il était servi, maintenant, il n’y avait pas à dire. Le dépaysement était total. La nature, ici, était encore vierge et devait ressembler à ce qu’elle avait été lors de la création du monde. Enfin, pour ceux qui croient à ces sornettes radotées par les curés… Lui, il arborait fièrement son athéisme et son esprit libre, ce qui avait maintes fois scandalisé ses tantes lors des déjeuners dominicaux. Il prenait d’ailleurs un malin plaisir à les heurter de front et quand il voyait leur air apeuré de poules découvrant le renard dans le poulailler, il quittait la table en riant sous cape. Aussi, le jour où il annonça à toute la famille qu’il comptait s’embarquer pour l‘Afrique, ce fut un soulagement pour tout le monde, à commencer par son père qui ne supportait plus son refus systématique de se plier aux règles de la bienséance.

Il embarqua donc un beau matin à Marseille pour l’Algérie. De là, il gagna les Açores, puis, sur un vieux rafiot portugais, il se mit à longer la côté du continent noir, allant de port en port, mais toujours en direction du sud. Le peu qu’il voyait de l‘intérieur des terres le fascinait, mais en même temps il était bien le seul Blanc à raisonner de la sorte. Les marins, sur le bateau, ne s’intéressaient qu’à la navigation et quant à ceux qui l’avaient affrété ce bateau, ils ne pensaient qu’à faire du commerce et à s’enrichir. Les denrées étaient acheminées vers la côte à dos de chameaux ou bien elles arrivaient par les fleuves sur d’immenses  radeaux. Ce qui importait, c’était de mettre la main sur toutes ces marchandises, de les charger sur le rafiot le plus vite possible, puis de rentrer en Europe pour les revendre, en empochant un bénéfice absolument scandaleux.

Mais lui, le jeune homme, il s’en moquait bien de ces tractations commerciales. Ce qui l’intéressait, c’était le cœur de ce continent inconnu. Il fit tant et si bien qu’il se retrouva un beau matin en train de remonter le fleuve Congo depuis son embouchure. Voilà maintenant vingt jours qu’il s’enfonce en plein mystère dans une terre vierge où l’homme blanc n’a pratiquement jamais mis le pied. Ce qu’il voit, loin de le décourager, l’incite à poursuivre son voyage le plus loin possible, comme si là-bas, tout au bout, il allait enfin trouver ce qu’il avait toujours cherché : un sens à sa vie. Lassé de son existence bourgeoise dans la France de province, il lui semblait qu’au terme de ses aventures, quand il atteindrait enfin le bout du monde, une sorte de vérité se ferait jour. Sans trop savoir d’ailleurs si cette vérité se trouvait dans un endroit géographique bien déterminé ou si au contraire elle était dans le voyage même et dans les dangers qu’il devait surmonter pour atteindre ces terres aussi vierges qu’inconnues. En effet, n’était-ce pas plutôt un combat contre lui-même qu’il était en train de livrer, afin de se prouver qu’il était capable de surmonter sa peur ? Ou alors, qui sait, ces pays inexplorés où nul n’avait jamais pénétré représentaient peut-être un espoir. Là-bas, la civilisation n’avait encore fait aucun ravage et l’homme devait y être libre. C’est du moins ce qu’il imaginait et c’était bien pour cela bien qu’il luttait contre la chaleur, l’humidité et les moustiques sans se plaindre : il voulait savoir ce qu’il y avait « au-delà ». Il ne mettait donc pas son salut, comme certains, dans un futur temporel aussi incertain qu’improbable (il ne croyait d’ailleurs à aucun paradis et se moquait sarcastiquement des religions, on l’a déjà dit). Non, pour lui, cette vie rêvée autant qu’espérée devait se trouver quelque part, dans un lieu inconnu et donc forcément éloigné de tout.

En attendant, il regardait le fleuve qui coulait à ses pieds. Celui-ci était d’un incroyable jaune-rouge et charriait des dizaines de troncs d’arbre. Il avait dû pleuvoir abondamment en amont. Finalement, cette région mystérieuse et fabuleuse qui constituait le centre de l’Afrique n’était peut-être qu’un immense marécage, battu par des pluies incessantes et où les maladies et les épidémies rendaient toute vie humaine impossible. Ou bien au contraire il y avait là d’immenses montagnes verdoyantes, où une végétation luxuriante proliférait grâce à l’action conjuguée de la chaleur et de l’humidité. Allons, encore deux ou trois semaines de navigation et il serait fixé. Il saurait enfin si son rêve tenait de l’enfer ou du paradis.

Il était donc là sur la berge, rêvassant et ne faisant rien. Il s’aperçut que sa tente était déjà montée et il alla aider les Noirs à décharger le reste des bagages. Ils n’avaient pas terminé que  déjà la nuit était tombée. On fit un grand feu pour cuire la nourriture (du riz apporté de la côte avec la viande d’un singe abattu dans la journée). Tout le monde se taisait en regardant les flammes qui dansaient. Les indigènes étaient exténués d’avoir ramé toute la journée à contre-courant et quant au chef de l’expédition, il revoyait défiler devant ses yeux les images de tous les paysages qu’il avait traversés.

C’est alors que le plus âgé des Noirs commença à raconter une histoire. Ce devait être un conte, mais il était difficile d’en saisir le sens exact car le vieil homme s’exprimait en bantou, langue que notre héros connaissait à peine pour ne pas dire pas du tout. Il parvint pourtant à saisir quelques mots et comprit qu’il s’agissait d’un léopard qui était tombé amoureux de la fille d’un roi. Il voulait l’épouser à tout prix, mais le conseil des sages avait refusé sa demande, prétextant qu’il n’était qu’un animal. Ensuite, il y avait quelques péripéties assez obscures et à la fin le léopard enlevait la princesse, qui se transformait aussitôt en femelle léopard. Le roi ne put donc jamais retrouver sa fille, malgré toutes les recherches qu’il entreprit. Ce jour-là, les animaux remportèrent une grande victoire sur les humains, car le Grand Esprit de la forêt et de la savane les protégeait. 

Sur cette morale inquiétante, tout le monde alla dormir, le Blanc dans sa tente et les Noirs à même le sol, près de ce qui restait du feu, où charbonnaient encore quelques braises.

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09/05/2012

Une maison à la campagne (11)

Il était maintenant dix heures du matin. J’ai ouvert les volets et le soleil m’a aussitôt ébloui. La ligne bleue de la forêt occupait tout l’horizon. Le contraste était saisissant entre le salon, où je lisais, plongé dans une quasi-obscurité, et cette nature écrasée de lumière. J’ai d’abord cligné des yeux, puis j’ai de nouveau regardé. A mes pieds, le village vivait sa petite vie tranquille. Le facteur était occupé à relever le courrier, un vieux monsieur sortait de la boulangerie, un pain sous le bras, et plus loin un chien flânait, profitant de la douce chaleur. N’étais-je pas un peu fou, de rester ainsi enfermé dans le noir, penché sur un vieux livre, alors que la vie était là, à portée de ma main, si simple, finalement ?

Mais la nouvelle que je venais de lire me trottait en tête. N’avions-nous pas tous un grain de folie caché au fond de nous ? Moi, par exemple, qui appréhendais l’existence par le biais des livres, avais-je raison d’agir ainsi ? Et ce facteur qui depuis vingt ans au moins apportait des lettres aux mêmes personnes, cela avait-il plus de sens ? Il répétait le même acte par habitude, ce qui lui évitait de penser à sa destinée et à la mort qui l’attendait au bout du chemin. Et le vieux monsieur, qu’espérait-il en allant acheter son pain ? Que la vie continuerait ainsi éternellement ? Oui, elle continuerait, en effet, mais bientôt ce serait sans lui. Alors, cela avait-il un sens de faire comme si de rien n’était ? Quant au chien, c’était peut-être encore le plus sage de tous. Il ne travaillait pas, se faisait nourrir par des maîtres affectueux et passait sa journée à flâner où bon lui semblait, jouissant de la vie…

Puis je me suis mis à réfléchir. Tous ces gens qui ne pensaient qu’à s’enrichir, par tous les moyens… Quel sens cela avait-il ? Aucun, évidemment. Ils ne parlaient que de compétitivité, de travail, de performance. Ils écrasaient les autres, mettaient la pression sur leurs ouvriers et leurs employés, puis les licenciaient éventuellement sans le moindre remords. Et tout cela pourquoi ? Pour le plaisir d’être toujours plus riches. La véritable folie n’était-elle pas là, plutôt que derrière les grilles d’un asile ? Quant aux dirigeants politiques, ils ne valaient pas mieux.  Assoiffés de pouvoir, ils ne pensaient qu’à atteindre le sommet, pour le plaisir de diriger et de se sentir craints et respectés par tous les citoyens. N’était-ce pas complètement ridicule ? La vie n’était-elle que cela ? Non bien sûr, la vie elle était là, devant moi, avec cette grande forêt et ce soleil éclatant.

Puis l’histoire d’Alasina m’a de nouveau traversé l’esprit. Voilà quelqu’un qui avait vraiment voulu goûter à l’existence et vivre pleinement sa vie. Mais finalement, en privilégiant l’amour et en négligeant les règles absurdes des hommes, elle avait certes fait le seul choix valable, mais elle en était morte. Fallait-il donc considérer qu’elle aussi était atteinte de folie ? Est-ce que vouloir aller jusqu’au bout de ses passions est trop demander ? N’est-ce pas déjà vouloir l’impossible et donc une preuve de folie ?

Je ne savais plus, je me perdais dans mes raisonnements. J’ai refermé les volets et je suis allé m’étendre. J’ai dû dormir longtemps, car quand je me suis réveillé la nuit était tombée. Ca m’a fait une drôle d’impression, en ouvrant la fenêtre, de voir qu’il faisait complètement noir. Une fraction de seconde j’ai même cru que j’étais devenu aveugle pendant mon sommeil. Mais non, ce n’était que la nuit qui avait englouti le monde. Alors je suis retourné vers mon livre et j’ai commencé à lire la troisième nouvelle. 

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25/04/2012

Une maison à la campagne (10)

"Délire de persécution" par Pierre d'Autrecourt de Pomency.


Puisqu’on me laissait la liberté de me promener dans les couloirs, je n’allais pas m’en priver. Voilà déjà deux bonnes heures que l’infirmière m’avait installé dans ma chambre et je commençais à m’ennuyer. A part un peu de linge dans ma petite valise et une brosse à dents, je n’avais vraiment pas eu grand-chose à ranger. J’avais bien regardé par la fenêtre, mais on ne voyait que des toits de zinc sur lesquels la pluie tombait doucement, avec une tristesse infinie qui me donnait le cafard. J’ai fait un effort, pourtant, pour m’intéresser à ce spectacle et j’ai essayé de compter le nombre de gouttes de pluie qui devaient tomber en même temps sur toute la surface du toit. J’ai donc d’abord dû évaluer la surface de cette toiture, ce qui ne fut pas aisé, étant donné qu’il y avait des aspérités et des rebords. Pourtant, après de nombreux calculs, je suis arrivé à un chiffre approximatif dont je dus bien me contenter. Pour avoir le chiffre exact, j’aurais dû m’armer d’un mètre et arpenter le toit. Cela n’aurait pas été impossible, puisqu’il était plat. Il aurait suffi de faire passer une échelle par la fenêtre de ma chambre, de lui donner la bonne inclinaison et puis de descendre pour mesurer. Mais vous me voyez demander une échelle aux médecins pour aller mesurer un toit sous la pluie ? Ils allaient encore trouver que j’avais des idées bizarres, ce qui est leur manière à eux de dire que je suis fou.

Et puis, une fois sur le toit, je n’aurais pas été sauvé. Il aurait fallu compter les gouttes de pluie qui tombent sur une surface d’un centimètre carré. Cela n’a l’air de rien, mais c’est un exercice assez difficile. Je m’y suis essayé souvent sans jamais vraiment y parvenir. La difficulté tient au fait que la pluie est transparente et donc peu visible et au fait qu’elle est liquide et donc  fuyante. A peine tombée sur le toit humide, elle disparait aussitôt pour se mêler aux autres gouttes qui l’ont précédée. Et à supposer que j’arrive quand même à déterminer le nombre de gouttes (en acceptant qu’il soit approximatif, ce qui est tout de même dérangeant pour l’esprit cartésien que je suis) il me faudrait encore multiplier ce chiffre par le nombre de centimètres carrés de la toiture. N’ayant pas de calculatrice à ma disposition dans cet hôpital (ils ont sans doute peur qu’on ne l’ingurgite par inadvertance), il me faudrait effectuer l’opération mentalement, ce qui augmenterait encore le risque d’erreur. Au final, je me retrouverais avec un chiffre qui ne serait qu’une pure hypothèse puisque la surface, le nombre de gouttes et le calcul mathématique sont tous très approximatifs. Il me faudrait recommencer l’opération une bonne dizaine de fois et effectuer une moyenne pour enfin proposer un chiffre qui, selon toute vraisemblance, se rapprocherait de la réalité. Pourtant, une nouvelle fois, si je proposais ce chiffre au médecin venu m’examiner, il dirait que je suis fou de me préoccuper de telles sottises. Il aurait tort, cependant. En effet, lui qui se dit si savant, il serait bien incapable de me donner le moindre chiffre puisqu’il ne s’est même jamais posé la question de savoir combien de gouttes d’eau tombaient en même temps sur un toit. Je vois là un manque de curiosité  manifeste. De la part de quelqu’un qui prétend raisonner scientifiquement, je  trouve cela désolant.

Enfin passons. Quand j’en ai eu assez de tous mes calculs et quand je me suis rendu compte une nouvelle fois que je n’atteindrais jamais la vérité, je suis sorti de ma chambre. Il fallait quand même bien que je fasse connaissance avec ma nouvelle résidence. Surtout qu’on m’avait fait comprendre que je risquais d’y rester fort longtemps. J’avais bien essayé de savoir si on comptait me libérer définitivement un jour, mais tout le monde était resté très évasif sur ce sujet pourtant crucial. On a parlé de sorties provisoires, de sorties sous surveillance, de promenades réglementées, mais jamais vraiment de sortie pure et simple. C’est regrettable car ils se trompent lourdement. J’ai déjà essayé de leur expliquer que ma logique et ma manière de raisonner dépassent de loin la leur, mais ils ne veulent rien entendre. Ils disent que je souffre d’un délire de persécution et qu’à cause des idées que je me mets en tête, je pourrais être dangereux pour autrui. Quelle folie ! Si j’avais peur de quelqu’un, je m’enfuirais aussitôt et je ne m’avancerais pas vers lui pour le tuer. Cela tombe sous le sens, mais ils ne veulent rien comprendre. Par contre, à force de me répéter à tort que je souffre d’un délire de persécution, ils vont finir par le provoquer, ce délire. Car petit à petit, oui, je me sens méprisé par tous ces médecins qui croient détenir le savoir et qui ne détiennent rien du tout. La preuve, ils ne pourraient même pas vous dire combien de gouttes d’eau sont tombées sur le toit tout à l’heure.

J’ai continué à me promener un peu partout. Les infirmières que je croisais me regardaient d’un air étrange, sans doute parce qu’elles ne me connaissaient pas. Peut-être même me prenaient-elles pour un simple visiteur, mais bon, de toute façon je n’aime pas cette manière suspicieuse qu’ont certaines personnes de me dévisager. J’ai toujours l’impression qu’on me reproche quelque chose et qu’on va m’attaquer au moment où je m’y attends le moins. J’ai déjà expliqué tout cela aux médecins, mais ils y ont vu une preuve de ma « maladie », alors qu’à l’évidence c’est le contraire : c’est le monde qui est agressif à mon égard. Enfin, passons…

Après avoir erré pas mal de temps dans le bâtiment et après m’être perdu plusieurs fois, je suis finalement arrivé au bout d’un long corridor. Après, il n’y avait plus rien, sauf une fenêtre qui donnait sur le vide. Au loin, on distinguait une forêt, mais elle était si loin qu’on aurait dit un rêve inaccessible. Par contre, le gouffre à mes pieds, on le voyait bien, lui. Il aurait suffit de pas grand-chose pour que tout s’arrêtât là et pour que mes problèmes prissent fin. Peut-être alors comprendraient-ils enfin que je n’étais pas plus fou qu’eux et que c’est par désespoir que j’en étais arrivé à cette extrémité, à cause de leur regard accusateur, en quelque sorte. Mais je les connaissais trop bien. Ils verraient encore dans mon désir de quitter la vie une preuve supplémentaire de ma folie. Pourtant, cette vie, ils la quitteraient eux aussi un jour. Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’est-ce que cela changerait, finalement ? En quoi serait-ce une preuve de folie de vouloir s’en aller en pleine santé ? Ne serait-ce pas mieux que de s’accrocher désespérément à l’existence à quatre-vingt-dix-neuf ans alors qu’on souffre de partout ? Et tous ces médecins n’auraient-ils pas, eux aussi, la tentation d’en finir si on leur annonçait qu’ils étaient atteints d’une maladie incurable et très douloureuse ? Pourtant c’est le cas. Nous sommes tous concernés et dès notre naissance notre fin est déjà programmée. Enfin, laissons cela, chaque fois que j’ai voulu leur expliquer mon point de vue, ils n’ont rien trouvé de mieux à faire que d’augmenter ma dose de médicaments. Et puis de toute façon, les fenêtres ne s’ouvrent pas dans cet hôpital, je viens de vérifier.

Bref, j’allais regagner ma chambre quand j’ai aperçu une porte entrebâillée. Et c’est alors que je l’ai vue. La petite Sarah ! On était à l’école primaire ensemble. Elle avait toujours été folle, elle, ça se voyait à son regard et c’est bien parce qu’on était dans un petit village que l’instituteur l’avait acceptée avec les autres élèves. En ville, elle aurait été enfermée tout de suite. D’ailleurs à douze ans elle ne savait toujours pas lire et elle n’avait jamais dépassé le CE1. La retrouver ici était donc normal et à vrai dire c’est plutôt le contraire qui aurait été étonnant. Elle était attachée sur sa chaise avec une espèce de ficelle en tissu. Elle m‘a regardé d’un air vague, manifestement sans me reconnaître. Dans le fond, je préférais cela, je n’avais pas trop envie d’engager une conversation qui n’aurait débouché sur rien. Qu’est-ce qu’on aurait bien pu se dire ?

–        Tiens, Sarah, c’est toi ?

–        Oui, c’est moi.

–        Ca va ?

–        Oui ça va et toi ?

–        Moi ça va aussi. Qu’est-ce que tu fais ici ?

–        Ben la même chose que toi…

Et là, à cette idée, mon estomac s’est serré. Car en effet, je me retrouvais dans le même hôpital qu’elle. Ce n’était même pas un hôpital, mais carrément un asile, n’ayons pas peur des mots. La différence entre Sarah et moi, c’est qu’elle était folle depuis l’école, depuis toujours même. Sa présence en ces lieux se justifiait. Elle aurait même dû y naître et si sa mère avait eu un peu de jugeote c’est ici qu’elle serait venue accoucher. Mais moi ? Moi si brillant en CM2 et plus tard au lycée, moi qui remportais tous les prix ? Était-ce logique qu’on m‘ait enfermé ici, avec cette idiote qui n’avait même jamais pu écrire son nom et encore moins déchiffrer le moindre livre ? C’était non seulement injuste, mais même révoltant.

Pendant que je raisonnais ainsi, l’idiote me fixait de ses yeux globuleux et vides. On aurait dit qu’elle cherchait une image dans le fond de sa mémoire, une image oubliée, qui remontait à loin. Je l’ai regardée méchamment, car je savais déjà ce qui allait se passer. Et en effet, après quelques secondes, j’ai vu son visage s’éclairer d’un semblant d’intelligence tandis que d’une voix balbutiante elle essayait de prononcer mon prénom. Là c’était trop, beaucoup plus que je ne pouvais en supporter, en tout cas. Il faut me comprendre. Me retrouver dans le même établissement que cette fille dont nous nous étions tous moqué quand nous étions enfants, ce n’était déjà pas gai, mais qu’elle se permette de faire comme si elle me connaissait, là c’était vraiment trop. Bientôt elle engagerait un semblant de conversation en utilisant les trois seuls mots qu’elle avait jamais pu retenir et ce serait pour évoquer notre enfance commune et souligner tout ce qui nous rapprochait.  Non, je ne pouvais pas tolérer cela. Si je la laissais faire, on allait me croire aussi fou qu’elle. Car je devinais son intention. Elle avait le fond méchant, c’était certain et elle allait essayer de me mettre sur le même pied qu’elle, pour m’humilier au maximum.

Alors je suis entré dans sa chambre, j’ai délié une des ficelles qui  l’attachaient et au moment où elle me faisait un grand sourire, croyant que j’allais la délier complètement, j’ai passé la ficelle autour de son cou et j’ai serré le plus fort possible.

Quand je suis parti, elle avait toujours le même regard vague, mais encore plus fixe que d’habitude. Quant à sa langue, elle sortait de sa bouche comme un serpent hideux et tout visqueux. Comme cela, elle avait vraiment une tête de folle et c’était à faire peur. Je me suis enfui et j’ai regagné ma chambre. Le problème, c’est que depuis cet incident ils m’ont enfermé à clef. Ils sont à deux doigts de me prendre pour un fou dangereux. Quand je disais que tout le monde m’en voulait…

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14/04/2012

Une maison à la campagne (9)

J’ai refermé le livre et je suis resté un long moment abasourdi. Cette histoire d’amour, de violence et de sang me laissait pantois. J’avais l’air de quoi, moi, avec mon amoureuse que je rencontrais certes le plus souvent possible et avec grand plaisir, mais avec qui j’entretenais finalement une relation fort policée ? Rien de commun, chez ma compagne, avec la passion dont faisait preuve la bouillante Alasina. J’en étais à me demander si cette histoire était une pure fiction ou si au contraire elle relatait un fait réel. Difficile à dire, tant les écrivains ont l’art de vous entraîner dans  des pays imaginaires qui ressemblent à s’y méprendre aux nôtres, en plus beaux ou en plus horribles. Et ici, cette Albanie encore un peu sauvage me semblait en effet à la fois plus belle et plus terrible que nos contrées de l’extrême Occident. Pour un peu j’aurais voulu connaître Alasina « en vrai » et être celui dont elle était amoureuse. Certes, l’histoire finirait forcément mal, je venais d’ailleurs d’en lire la relation, mais est-ce que recevoir un amour aussi passionné ne méritait pas quelques désagréments ? Que vaut la vie, si elle ne vous procure pas des sensations fortes, vous permettant, pour un instant au moins, d’exister pleinement ?

Je regardai mon verre. Il était vide. Mauvais présage. Comme il fallait s’y attendre je me mis à réfléchir à ce que j’avais bien pu faire d’intéressant dans mon existence depuis que j’étais né. A vrai dire, je ne trouvais rien de vraiment marquant. J’aurais pu n’avoir jamais existé, le cours de l’univers n’en aurait pas été ébranlé le moins du monde. Alors ? Alors il me semblait subitement que la vie si courte d’Alasina avait finalement eu plus de sens que la mienne. Je travaillais dans une grande ville, je  m’y ennuyais assez bien, pour me divertir je venais passer quelques jours ici, dans cette campagne boisée, et puis ? Et puis plus rien. Le cercle se refermait sur le vide. De ma vie, il n’y avait rien à dire et nul écrivain n’aurait pu broder sur elle. C’était à désespérer.

Quant à ma compagne du moment, je me rendais bien compte que je ne tenais pas énormément à elle, en fin de compte. J’étais content de la voir, on passait de bons moments ensemble, mais est-ce que ma vie était bouleversée quand elle apparaissait ? Est-ce que le cours de mon existence s’en trouvait modifié ? Non, pas le moins du monde. Alors une sorte de cafard s’empara de moi, une de ces tristesses bien solides qui ne vous lâchent pas de si tôt.

Pour tenter de me secouer, je suis allé à la cave chercher une deuxième bière. Je l’ai ouverte sans même m’en rendre compte et je me suis mis à boire en tentant de savoir ce qu’était vraiment l’amour. Alasina aimait, elle savait ce qu’aimer voulait dire, il n’y avait pas à en douter. Mais quelque part, était-elle vraiment elle-même dans le paroxysme de sa passion ? Elle ne vivait plus pour elle, mais pour l’Autre, cet autre avec qui elle aspirait de partager sa vie. Paradoxalement donc, pour que l’existence de la jeune fille prît un sens, il avait fallu qu’elle sortît d’elle-même, qu’elle sacrifiât tout ce qu’elle était pour le donner comme un présent à l’être aimé. Et dans son cas ce don de soi était allé jusqu’à la mort. La vie ne valait donc quelque chose que si on était disposé à la sacrifier. Il me semblait que Malraux, dans « La Condition humaine » avait dû dire quelque chose d’approchant. Il faudrait à l’occasion que je recherche la citation précise. En d’autres termes, cela revenait à se demander s’il valait mieux mener sagement une existence longue et tranquille ou au  contraire vivre intensément quelques instants privilégiés en prenant le risque de tout perdre.

J’ai continué à boire ma bière en réfléchissant à tout cela. A la fin j’ai dû m’endormir car quand j’ai ouvert les yeux l’aube filtrait déjà à travers les fentes des volets. Quant à moi, j’étais affalé dans mon fauteuil, avec un mal de tête pas possible. J’avais trop bu, c’était clair. Il faut dire que j’en avais complètement perdu l’habitude. Du coup, les folles années de ma jeunesse me revinrent en mémoire et le poids des ans me parut d’autant plus lourd à supporter. Des images se mirent à défiler devant mes yeux, à un rythme de plus en plus rapide. Des paysages de montagne : les Alpes, les Pyrénées, l’Aubrac, la Margeride, les Cévennes… Puis des plages immenses, celles de l’Atlantique, ravagées par les tempêtes d’équinoxe ; un village de Provence, écrasé de soleil ; les forêts du nord-est, ténébreuses et mystérieuses ; les falaises de Bretagne et leur granit rose ; une petite église romane, perdue quelque part en Auvergne… Les images s’accéléraient et plus elles allaient vite, plus ma tête tournait. Maintenant je voyais des visages. Des amis étudiants, perdus de vue depuis si longtemps ; une jeune fille juive, que j’avais aimée à vingt ans ; une femme jeune encore, qui me souriait dans un train… Puis soudain tout s’arrêta, comme si la pellicule s’était cassée. Seule la bobine continuait à tourner à vide, actionnée par le moteur du projecteur.

La vacuité de mon existence actuelle me saisit d’effroi. Tous ces gens que j’avais connus, qu’étaient-ils devenus ? Je n’en savais strictement rien. Ils avaient compté, pourtant, dans mon existence. J’avais épousé leurs idées ou je m’y étais opposé, peu importe, mais ils avaient contribué à faire, sans doute sans le vouloir, celui que j’étais devenu. Un à un ils avaient quitté la scène de ma vie. Certains étaient partis à l’étranger, d’autres s’étaient mariés et avaient disparu, d’autres encore étaient déjà passés de l’autre côté du rideau, celui qu’on ne franchit qu’une fois. Quant à moi, je me retrouvais seul, assis ou plutôt couché dans ce fauteuil, contemplant d’un œil étonné l’aube qui se levait, une aube aussi improbable que tout le reste.

Je poussai un soupir. Mon regard se posa sur le  livre de nouvelles, qui était tombé à terre. J’enviais la force d’Alasina, la manière dont elle avait aimé Bukuran. Je l’enviais lui aussi, d’avoir été aimé de la sorte. Puis je me dis que la littérature avait quand même l’art de condenser en quelques pages tout ce qu’il y avait d’important dans une vie. Alors j’ai tendu la main pour reprendre le livre et j’ai lu le titre de la deuxième nouvelle. 

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20/03/2012

Pause

Le blogue est provisoirement en pause. 

13/03/2012

Une maison à la campagne (8)

En effet, Alasina avait à peine disparu que déjà la mère se précipitait vers les champs, là où les hommes étaient occupés à faucher. Si au moins elle avait rencontré son mari sur le chemin, il aurait peut-être su ce qu’il fallait faire ou même il n’aurait rien fait du tout, laissant aux amoureux le temps de se sauver. Mais non, il avait fallu qu’elle tombe sur son fils aîné, qui s’en revenait justement des champs, avec en bandoulière le fusil qui ne le quittait plus depuis quelques temps et dont il assurait qu’il était toujours chargé.

Alors, en pleurs, elle lui avait tout expliqué : la fuite d’Alasina, son dernier baiser, son adieu définitif. Lui, impulsif comme il était, serra les dents en voyant les larmes de sa mère. Il comprit qu’elle pleurait à cause du déshonneur de la famille et qu’elle lui demandait de remettre de l’ordre dans tout cela pendant qu’il en était encore temps.  C’est plus tard, bien trop tard, qu’il comprendrait que ses larmes étaient simplement ceux d’une mère qui se voyait abandonnée par son enfant, mais sur le  moment il ne comprit rien de tout cela. Il arma son fusil et, sans réfléchir, il se mit à courir sur la route en direction du village, avec la ferme intention d’empêcher Bukuran de s’approcher de sa sœur. Soudain, il eut l’idée de couper à travers la forêt, afin de rejoindre au plus vite le chemin par lequel le fils Hoxha devait logiquement arriver. Il courut donc à travers les massifs de fougères et s’écorcha même les jambes et les bras en passant dans les ronciers. Une fois parvenu sur la route en contrebas, ce n’est pas avec Bukaran qu’il tomba quasi nez à nez, mais avec sa sœur. En effet, celle-ci avait pris un peu de retard car elle était allée dire au-revoir à ses amies, près du puits.

L’altercation fut violente. Toute la colère qui grondait en lui, il la retourna contre elle. Il cria, il hurla et la traita de tous les noms. On dit qu’il la compara même à la chienne Sarah, qui s’enfuyait quand elle était en chasse pour aller retrouver tous les chiens mâles des environs, quelle que soit leur race. Car c’était cela, justement, qu’elle ne comprenait pas, qu’elle n’était pas de la même race que ces Hoxha, ces bandits, ces vauriens, qui n’avaient fait que leur causer du tort depuis la création du monde !  

Elle, fermement, le repoussa pour passer, mais il la retint, l’empoignant énergiquement par le bras. Alors c’était elle qui s’était mise à hurler, si on en croit les témoins qui avaient commencé à approcher. Elle lui dit qu’il ne comprenait rien à la beauté de l’amour, que c’était une force extraordinaire et certainement la plus belle chose de la vie. Mais lui n’y comprenait rien car il ne savait pas ce que c’était, il n’avait jamais aimé, du moins ce qu’on appelait aimer. Tout ce qu’il connaissait, c’étaient uniquement ces accouplements bestiaux, à la sauvette, au coin d’un champ, comme les chiens dont il parlait tout à l’heure, justement. Il n’était qu’un chien, et de la pire race encore ! S’il avait ne serait-ce qu’entrevu ce qu’était vraiment l’amour, il ne parlerait pas comme il le faisait. Elle, elle savait ce que c’était ! Alors ces histoires de querelles archaïques n’avaient aucune importance, le lien qui l’unissait à Bukuran était plus fort que tout. Il était si fort, ce lien, qu’il était capable justement d’aller au-delà de la haine qui déchirait les deux familles depuis des siècles. C’était cela qui était beau ! Savoir dépasser tout le mal qui avait été fait de part et d’autre et tomber dans les bras de celui qui aurait dû être son ennemi et qui était devenu son meilleur allié.

« Tu es folle, complètement folle », lui lança-t-il. Mais Alasina s’était déjà mise en route et ne l’écoutait plus. « Arrête où je tire » hurla-t-il. Elle se retourna d’un bond, souleva sa chemise et montra sa poitrine nue. « Tire », dit-elle, « tire sur une femme, si tu l’oses. Mon cœur est là, vise bien. Mais n’oublie quand même pas que c’est le cœur de ta sœur. » Et en disant cela elle fixait sur lui son regard de braise.  Lui se tut et hésita une seconde. Il contemplait ces deux seins tout blancs qu’il n’avait jamais vus et il ne savait plus que faire. Alors elle rabaissa sa chemise, tourna le dos à son frère et se mit à marcher d’un pas décidé en direction de la ferme des Hoxha. « Arrête » hurla-t-il aussitôt. Mais elle continua à avancer. « Arrête », répéta-t-il, « ou je tire.» Elle ne broncha pas plus que la première fois et poursuivit sa marche. « Arrête, cette fois », hurla-t-il encore plus fort. « Si tu nous trahis pour les Hoxha tu n’appartiens plus à notre famille, tu n’es plus ma sœur ! » Mais Alasina continuait toujours d’avancer sans se retourner. Alors, fou de rage, il épaula son fusil et tira trois coups successifs. L’écho s’en répercuta jusque dans les montagnes, puis il y eut un silence impressionnant. Les témoins qui étaient là dirent que la jeune fille n’avait pas bougé. Elle était toujours debout, immobile, quand déjà le silence avait emplit toute la vallée. Puis on la vit s’affaisser lentement, très lentement, comme au ralenti. Enfin elle s’effondra sur le  sol. Il y eut un moment de stupeur, puis tout le monde se précipita dans sa direction. Son frère, lui, ne bougea pas. Il resta là, avec son fusil en main, comme s’il ne parvenait pas à comprendre ce qui s’était passé.

Les premiers qui arrivèrent virent le sang sur la chemise. Une large tache qui s’agrandissait à vue d’œil et qui déjà coulait dans la poussière du chemin. On souleva Alasina, on la retourna et on la déposa un peu plus loin dans l’herbe. Elle avait encore les yeux ouverts et le regard qu’elle lança, presqu’éteint, montrait une souffrance indicible. C’était moins la douleur physique qu’elle ressentait qui s’exprimait là que le  désespoir de n’avoir pu rejoindre Bukuran. « Dites-lui », murmura-t-elle, « dites-lui que je l’aimais. » Puis elle se tut et n’ouvrit plus la bouche. Lentement, très lentement, on sentit qu’elle s’en allait. A la fin, un filet de sang coula de la bouche et on sut que c’était terminé.

« Il faut avertir les gendarmes » dit quelqu’un. Alors on se retourna et on vit que le frère d’Alasina avait disparu. Il s’était enfui avec son fusil, son fusil de malheur. Du village, déjà, tout le monde accourait, hommes et femmes, jeunes et vieux. On voulait savoir, savoir qui avait tiré et sur qui. Mais quand ils se retrouvèrent devant le corps d’Alasina, tous se turent. Il se fit de nouveau un grand silence. Les hommes ôtèrent leur casquette et les femmes se signèrent, du moins les orthodoxes car les musulmanes, elles, se mirent à se lamenter en émettant des cris stridents, selon  leur coutume.

 Un bon mois après ces événements on retrouva le frère d’Alasina dans la montagne. C’est à ses vêtements qu’on le reconnut car il était complètement défiguré. Visiblement, il avait reçu une charge de chevrotine en plein visage. On sut alors que Bukuran s’était vengé. C’est qu’on ne plaisante pas avec ces choses-là, chez les Hoxha, et on sait défendre ceux de son clan ! 

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11/03/2012

Une maison à la campagne (7)

« Ecoute », lui dit-il,  « ce n’est pas qu’on n’est pas contents de te revoir, bien au contraire, mais enfin si tu reviens j’espère que ce n’est pas pour nous causer un tas d’ennuis. Tu es ici chez toi, certes, et tu peux y rester autant que tu voudras. Mais qu’on se comprenne bien. Chez toi, justement, c’est ici et pas là-bas. Autrement dit, puisque tu vis avec nous, tu passes tes journées dans notre maison et pas ailleurs. Pas par exemple à courir les rues pour tenter de rencontrer ce dégénéré de Bukuran. On t’a dit cent fois que votre relation n’était pas possible. Il n’y a pas à revenir là-dessus. On ne va quand même pas te le répéter une cent unième fois ! Je crois d’ailleurs que tu l’as très bien compris. C’est un fait acquis. On ne veut pas plus voir cet idiot dans notre famille, qu’on ne veut te voir toi dans la sienne. On n’a rien à dire à ces gens-là, qui nous ont causé tellement de soucis depuis deux siècles, alors ce n’est pas aujourd’hui qu’on va se mettre à leur parler. Pour être encore plus clair, dans le cas fort improbable où tu ne nous aurais pas encore compris, il vaudrait mieux pour la santé de ton Bukuran qu’on ne le trouve pas en ta compagnie. Si tu l’aimes autant que tu le dis, évite-le le plus possible, ce serait lui rendre un grand service. »

Là-dessus, le frère aîné s’assit et, assez fier de son discours, il toisa l’assemblée. Il s’attendait sans doute à des remerciements ou à quelques éloges  et ceux-ci allaient peut-être venir quand Alasina prit à son tour la parole. D’une voix calme et posée, elle prononça juste une phrase : « Ne t’en fais pas, tu ne me trouveras pas en présence du fils Hoxha. Nous serons assez intelligents pour ne pas attirer l’attention de gens bornés comme vous. » Et là-dessus elle prit la direction de sa chambre.

Décidément cette fille donnait bien du fil à retordre à tout le monde. On se regarda sans rien dire d’un air consterné, mais quand on repartit travailler dans les champs, chacun, sans rien dire, prit un fusil avant de sortir.

Une  semaine se passa sans que rien d’anormal ne vint troubler les esprits. Alasina restait le plus souvent auprès de sa mère et l’aidait dans ses tâches ménagères. Elle semblait souriante et pour un peu on se serait cru revenu aux temps anciens du bonheur, aux temps d’avant l’amour. Elle sortait peu et c’était toujours pour aller s’asseoir sur la margelle du puits, au centre du village, où elle parlait gentiment avec quelques amies. Cela se faisait publiquement et à la vue de tous. Jamais on n’avait vu l’ombre de Bukuran rôder dans les environs, ce qui se serait su aussitôt de toute façon. En effet, le village entier était aux aguets, comme on le pense bien. Mais non, il n’y avait rien d’anormal à signaler. A la fin on aurait fini par croire qu’elle avait renoncé à son amoureux, mais le calme qu’elle montrait et le sourire qu’elle arborait inquiétaient sa mère. Une telle attitude n’était pas normale, surtout de la part d’une personne comme elle, si obstinée dans ses idées d’habitude.  Cela sentait le piège. Peut-être essayait-elle d’endormir tout le monde avec une attitude irréprochable afin de mieux s’échapper par la suite ? Ou peut-être même parvenait-elle à voir son « fiancé » en cachette ? On demanda à quelques voisines d’exercer une surveillance discrète, demande par ailleurs bien inutile puisque cette surveillance, elles l’exerçaient depuis quelque temps déjà de leur propre initiative. Mais non, malgré leur vigilance, on ne remarqua rien d’anormal. Alasina restait vraiment chez elle ou allait parler avec ses amies sur la place du village. Aucun jeune homme ne l’approchait et encore moins le fils Hoxha, dont on disait qu’il était occupé avec les siens à moissonner les champs qu’ils possédaient là-bas bien loin, sur les contreforts des montagnes.

Petit à petit le père se détendit et il se mit à espérer que la crise était passée et qu’un peu de bon sens était revenu dans la tête de sa fille. Mais la mère, elle, restait inquiète et ne relâchait pas sa vigilance.  Elle ne croyait pas que tout pût finir aussi facilement. Elle s’en ouvrit même à son mari, qui ironisa sur ses craintes, celles-ci semblant en effet sans fondement. Pourtant, elle n’en démordait pas. Elle sentait un danger et derrière tout ce calme il lui semblait déjà percevoir l’odeur du sang.

 « Ce n’est pas possible », disait-elle, « elle est trop calme, trop heureuse. Je suis persuadée qu’elle est parvenue à entrer en contact avec le fils Hoxha d’une manière ou d’une autre. Je ne sais ni où ni comment, mais je suis certaine qu’ils s’envoient des messages. Tu verras qu’un jour ou l’autre ce jeune homme va réapparaître et qu’elle s’en ira avec lui. » Mais le père continuait à nier l’évidence. Même s’il doutait un peu lui-même de ce qu’il avançait, il soutenait que sa fille avait enfin compris où était son devoir et que jamais elle ne déshonorerait sa famille.

Une chose pourtant l’inquiétait, mais il se garda bien d’en parler avec son épouse. Et cette chose qui le tracassait, c’était l’attitude qu’avait adoptée son frère le boulanger. Il lui avait quand même confié sa fille et  il en avait donc la garde. Or il l’avait laissée partir de chez lui sans réagir et il n’était même pas venu voir ce qu’elle était devenue. C’était là tout de même un comportement étrange. Il fallait donc en déduire qu’il savait d’avance ce qui allait se passer. N’avait-il pas suffisamment laissé entendre qu’Alasina avait le droit d’aimer qui elle voulait ? Si cela se trouvait, il était prêt à servir d’intermédiaire entre les amoureux… Sans aller jusque là, en ne réagissant pas au départ de sa nièce, c’était un peu comme s’il lui donnait carte blanche et approuvait son attitude.

Une semaine se passa encore ainsi, sans aucun incident majeur, quand un lundi, vers les quatre heures de l’après-midi, Alasina qui venait de voir ses amies près du puits, rentra précipitamment et monta directement dans sa chambre où on l’entendit farfouiller dans ses affaires. Deux minutes plus tard elle redescendait avec un sac. Elle embrassa sa mère et lui dit, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, qu’elle s’en allait et qu’elle ne reviendrait plus jamais. La pauvre femme n’eut même pas le temps de répondre que déjà sa fille était sortie en courant. Pendant quelques instants, on entendit ses pas sur les pavés de la rue puis se fut le silence. Un silence impressionnant, insupportable. Ah, s’il n’y avait pas eu ce silence, peut-être n’aurait-elle pas réagi et n’aurait-elle rien fait ! Le soir, les hommes seraient revenus de champs, et tout en leur servant le potage, elle se serait contentée de dire « Alasina est partie.» Et eux n’auraient rien dit, sachant en effet qu’on ne pouvait rien y faire, que c’était dans la nature des choses. Et puis la vie aurait continué comme s’il ne s’était jamais rien passé. Un jour, beaucoup plus tard, Alasina serait revenue, un enfant dans les bras, et elle aurait dit au père « voici ton petit-fils ». Alors il aurait pris le bébé avec ses grosses mains, l’aurait regardé, lui aurait souri, et aurait dit à sa fille : « tu es la bienvenue, tu es ici chez toi, ne l’oublie pas. Et lui aussi est le bienvenu. » Et tout aurait été arrangé, car c’était en effet dans la nature des choses.

Oui mais voilà, en écoutant ce silence terrible qui avait suivi le bruit des pas dans la rue, la mère n’avait pu rester tranquille, car une mère qui voit son enfant lui échapper tente toujours de le retenir. Ce fut là son erreur, une faute horrible dont elle se repentirait toute sa vie. 

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01/03/2012

Une maison à la campagne (6)

Le père se souvint fort à propos qu’il avait un frère, lequel vivait à environ quarante kilomètres d’ici. Il ne l’avait plus vu depuis une bonne dizaine d’années mais le temps était peut-être venu de renouer les contacts. C’était un brave homme, qui aurait bien voulu avoir des enfants, mais qui n’en avait jamais eus, car sa femme avait toujours fait des fausses couches. De son état, il était boulanger, et il faisait le pain pour trois villages, là-bas, dans la plaine de l’autre côté du grand fleuve. La dernière fois qu’il avait rencontré Alasina, celle-ci venait juste d’avoir ses dix ans et l’oncle avait montré pour elle une affection qui ne s’était jamais démentie puisqu’il lui écrivait chaque année lors de son anniversaire. Certes, la « petite » avait un peu grandi, mais c’était peut-être l’occasion d’aller la lui remontrer. On lui expliquerait de quoi il était question et il comprendrait aussitôt ce qu’on attendait de lui.

Le lendemain à l’aube, qui était un dimanche, les gens qui s’étaient levés tôt aperçurent Alasina et son père qui s’en allaient avec le cheval et la carriole.  On les vit se diriger vers le  pont et donc vers le fleuve, ce qui laissait supposer qu’ils s’en allaient vers la plaine et non vers les montagnes. Mais en dehors de cela, personne ne savait où ils allaient exactement, ce qui n’empêcha pas les commères de chuchoter que ce départ était lié avec les coups de feu qu’on avait entendus la veille. Les unes approuvèrent cette sagesse : mieux valait mettre la jeune fille à l’abri, elle qui était l’objet de la convoitise du fils Hoxha, avant que le village ne soit à feu et à sang. D’autres au contraire prenaient un malin plaisir à mettre de l’huile sur le feu, décrivant ce départ précipité aux petites heures comme une fuite honteuse. La vérité, c’était que Bukuran allait de toute façon venir chercher sa fiancée un jour ou l’autre et qu’il n’y en avait pas un, du père ou des trois frères, pour oser s’y opposer. Ces deux idées contradictoires furent bientôt débattues par le village tout entier et à midi, autour du repas dominical (généralement du goulasch ou de l’agneau au yoghourt), on ne parlait plus que de cela. Avec le vin, les conversations s’animèrent et vers dix-sept heures divers clans s’affrontaient verbalement sur la place du village. Plus on parlait, plus on avait soif, et le raki rrushi coula à flot, même chez les musulmans, qui se laissèrent gagner par l’animation générale. Bref, à vingt heures on en serait venu aux mains si les épouses n’étaient pas venues chercher leurs vauriens de maris en leur rappelant qu’il fallait encore traire les vaches et soigner les cochons.

Il était bien tard quand la carriole revint, trainée par un cheval à moitié endormi qui ne semblait avancer que par la force de l’habitude. Sur le siège, le père tenait les rênes distraitement et son regard était aussi vague que celui du cheval. On n’aurait pas pu dire s’il était triste, résigné ou tout simplement complètement saoul à cause de tous les verres qu’il avait dû boire là-bas, de l’autre côté du fleuve. Par contre, ce qui était bien clair, c’était l’absence d’Alasina. On l’avait donc bien emmenée quelque part pour éviter les problèmes. Quant à savoir où elle pouvait bien être, cela resta un mystère qu’on ne parvint jamais à élucider puisque personne ne connaissait l’existence du brave boulanger.

Car brave, il l’était, le bougre. Quand il avait vu la carriole arriver devant chez lui, aux alentours de midi, il était aussitôt sorti pour accueillir son frère et sa nièce. Mais qu’est-ce qu’elle avait grandi ! La petite fille avec des tresses s’était métamorphosée en femme accomplie. Et elle était belle à croquer avec cela… « La beauté du diable, oui ! » s’était alors exclamé le père. Le boulanger comprit aussitôt qu’il y avait un problème. Après le déjeuner, pendant que la « petite » allait ranger ses affaires dans sa chambre, avec l’aide de sa tante, les deux hommes discutèrent sur la terrasse, à l’ombre d’un gros olivier deux fois centenaire. La situation était délicate. Garder Alasina, ce n’était pas un souci en soi. On trouverait bien de quoi l’occuper à la boulangerie. Elle pourrait tenir le magasin ou faire les tournées dans les fermes isolées. Pendant qu’elle travaillerait, elle ne penserait pas à ses amours. Par contre, exiger qu’elle renonce pour toujours à son Bukuran, cela semblait une autre affaire. « Et pourquoi donc ? » l’interrompit le père. Le boulanger expliqua longuement son point de vue. Pour lui, Alasina n’était plus une enfant, cela sautait aux yeux. Dès lors, cela allait être très difficile de lui dicter sa conduite. Si elle aimait ce garçon d’un amour profond, on ne parviendrait jamais à la faire changer d’avis. Tout ce qu’on risquait, c’était de la perdre. Ou bien elle allait se suicider par désespoir, ou bien elle allait rompre avec sa famille pour toujours et elle irait rejoindre le fils Hoxha. Pour le boulanger, le mieux était donc de laisser faire et d’oublier ces vieilles querelles de village qui remontaient aux siècles passés. Après tout les Hoxha en valaient bien d’autres et en plus ils n’étaient pas sans rien. En entendant cela, le père grogna. Il était venu, lui, non seulement pour mettre sa fille à l’écart de toute tentation, mais surtout pour que le vieil oncle persuadât sa nièce que l’honneur de la famille passait avant une amourette. « Amourette, amourette… », répondit celui-ci. Si ce n’était que cela, personne ne s’inquiéterait. Il fallait donc que cela soit beaucoup plus sérieux. Et si c’était plus sérieux, de quel droit empêcherait-on cette jeune fille de faire sa vie avec celui qu’elle aime ?

Bref, la discussion dura jusqu’au repas du soir et aucun accord ne fut trouvé. Le père persistait dans son refus de fréquenter les Hoxha, en raison des différends qu’il y avait eus dans le passé et il insistait sur la nécessité de sauvegarder la réputation de la famille. Son frère, lui, qui n’habitait plus au village depuis longtemps, trouvait ces vieilles querelles ridicules et il misait sur l’avenir, autrement dit sur l’amour que les jeunes gens se portaient. C’est donc avec une colère sourde au ventre que le  père remonta sur sa carriole, quand vingt heures venaient juste de sonner à l’horloge du monastère orthodoxe.

Tout le long de la route il n’arrêta pas de fulminer contre tous, à commencer contre sa fille, qui lui causait bien des soucis. Mais son frère à lui ne valait pas mieux et on voyait bien qu’il n’avait aucun sens de l’honneur pour avoir parlé comme il l’avait fait, faisant passer les amours d’une gamine avant le respect du clan. Pour se donner du courage, avec toute cette route à faire, il but plusieurs rasades de raki. Plus il en buvait, plus il trouvait que finalement la situation n’était pas si catastrophique que cela. Après tout sa fille était en sécurité, les Hoxha ne viendraient pas l’enlever de force et elle, de son côté, ne risquait plus de quitter le domicile familial pour s’enfuir avec ce damné Bukuran. La vie allait pouvoir reprendre son cours normal. Quant à son frère, ce n’était qu’un idiot qui n’avait jamais rien compris à rien, mais après tout c’était un idiot utile, puisqu’il avait accepté de s’occuper de la « petite ». A la fin, content de l’avenir qui s’ouvrait devant lui, le père se laissa guider en toute confiance par le cheval et s’endormit. Ce n’est que lorsque la carriole roula sur les gros pavés du bourg qu’il se réveilla, et c’est dans cet état que quelques habitants le virent, tout imprégné encore de l’alcool qu’il avait bu.

Pendant quelques jours, la situation redevint paisible. La tension était retombée dans le village et chacun vaquait à ses occupations sans trop se poser de questions. Encore une semaine et on aurait complètement oublié l’histoire d’Alasina. Sauf qu’un beau matin, alors que le soleil se levait à peine et que les montagnes, à l’horizon, restaient noyées dans la brume, on vit une jeune fille traverser la place de l’église. Elle semblait fatiguée et s’appuyait sur un bâton. C’était Alasina.    

Ca, pour une surprise, c’était une surprise ! La mère enlaça sa fille en fondant en larmes tandis que le père bougonnait dans son coin. Quant aux frères, ils se regardaient sans rien dire, comprenant bien que des moments difficiles venaient de commencer. La « petite » expliqua qu’elle était partie la veille au soir et qu’elle avait marché toute la nuit. L’oncle, bien entendu n’était pas au courant, sinon il ne l’aurait pas laissée s’enfuir comme cela. Elle avait évité la grande route et avait emprunté des chemins de traverse, qu’elle ne connaissait pas. Dans l’obscurité, elle s’était perdue une ou deux fois et avait quand même eu très peur. Surtout qu’en traversant un petit bois elle avait entendu des hurlements. Ce n’étaient peut-être que des chiens errants, mais cela pouvait tout aussi bien être des loups. Elle avait été effrayée et s’était mise à courir. C’est alors que son pied avait heurté une racine et qu’elle était  tombée, se foulant la cheville. Mais il fallait bien continuer et elle s’était aidée d’un bâton pour tenir le  coup, chaque pas lui causant une vive douleur.

« Ce n’est pas raisonnable, ma petite », dit la mère. « Tu ne te plaisais pas chez ton oncle ? » Bien sûr que non, qu’elle ne s’y plaisait pas. C’était pourtant le plus brave des hommes, mais elle était trop malheureuse là-bas. Elle n’aurait pas pu rester un jour de plus. Alors elle avait décidé de revenir et de revoir Bukuran. Elle ne regrettait rien et si c’était à refaire, elle referait les quarante kilomètres, même si elle devait se traîner sur les genoux.

Un grand silence suivit ses paroles. Le malaise était palpable dans la pièce. Ils étaient là, tous les six, à se regarder du coin de l’œil sans oser parler. Il fallait parler pourtant, on ne pouvait pas tolérer ce qui venait d’être dit sans réagir. Mais chacun savait que dès qu’une parole serait prononcée, la guerre serait déclarée et qu’elle n’aurait plus jamais de fin. Le père se taisait, étouffant sa colère comme il pouvait. Il n’avait qu’une peur, c’était de s’emporter et d’en venir aux coups. Il savait que s’il parlait il allait s’enflammer et qu’ensuite il ne tolérerait aucune réplique de la part de sa fille. Or il la connaissait et il avait vu la détermination qu’il y avait au fond de son regard. Il hésitait donc à ouvrir le premier les hostilités.

Dans la chambre d’à côté, on entendait le tic-tac régulier d’un gros réveil. Le silence devenait intolérable. Alasina, elle, appuyée contre un mur, les cheveux défaits mais les yeux étincelants, attendait sans broncher. La tête bien droite, elle observait tout le monde, se demandant qui allait commencer le premier. C’est le frère aîné qui prit la parole.      

Littérature

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22/02/2012

Une maison à la campagne (5)

Sept jours se passèrent ainsi. Tous les matins, la mère et ses voisines allèrent prier leur dieu respectif, mais cela ne modifia absolument rien au cours des choses. Pendant sept nuits le bol de potage et la miche de pain demeurèrent intacts devant la porte de la chambre, laquelle resta, elle,  hermétiquement close. C’était à désespérer. Si on mettait l’oreille contre cette damnée porte, on entendait généralement les pleurs d’Alasina. A la fin, le père lui-même vint écouter et d’entendre sa fille pleurer ainsi lui fendit le cœur. Il attendit encore un jour, puis, comme on n’entendait plus aucun bruit dans la chambre, il défonça la porte d’un coup d’épaule.

On le vit redescendre de l’étage avec le corps de sa fille dans les bras. La mère poussa un hurlement et faillit se trouver mal, mais un des fils fit remarquer que la jeune fille était seulement évanouie. On la coucha sur la table de la cuisine et on fit couler dans sa gorge une eau de vie forte et puissante, capable de réveiller un mort. Et en effet, Alasina se mit bientôt à tousser, tant ce breuvage était alcoolisé. Plus elle toussait, plus elle s’étranglait, mais au moins elle était revenue à elle et était bien vivante.  On l’installa ensuite confortablement dans l’unique fauteuil de la pièce et la mère prit la relève. Elle lui donna à manger une espèce de bouillon de poule dans lequel elle avait jeté des tranches de pain. Cela formait une sorte de bouillie épaisse et nourrissante, que la malade avalait par petites gorgées. Quand elle sentait qu’elle allait trop vite, la mère arrêtait et se mettait à parler à sa fille, tout en lui caressant les cheveux. Les hommes sortirent, préférant les laisser ensemble.  

Quand elle eut repris un peu de forces, au bout de quelques jours, tout le monde essaya à tour de rôle de dialoguer avec elle. Si son père lui expliqua ce qu’était l’honneur de la famille, ses frères, eux, mirent en avant la situation embarrassante où elle les mettait. En effet, si elle continuait comme elle le faisait, ils seraient quasi obligés de tirer en direction des Hoxha avec le gros fusil à sangliers. Qu’il y ait quelques morts de ce côté-là ne les tracassait pas outre mesure, il y avait déjà bien assez de vermines comme cela sur la terre, mais enfin pour la justice ce serait considéré comme un meurtre, ce qui voulait dire qu’ils seraient obligés d’abandonner la ferme et de partir se cacher dans les montagnes. C’était cela qu’elle voulait pour ses frères ? En faire des parias, des vagabonds, des bandits sans foi ni toit ? Elle devait donc bien réfléchir avant de s’engager dans cette voie car c’est toute la famille qu’elle allait faire voler en éclats.

La mère, de son côté, tenta de lui expliquer qu’elle ne connaîtrait jamais le bonheur avec un homme tel que ce Bukuran. Même si c’était un gentil garçon, ce qui restait à prouver car il appartenait tout de même à ce clan maudit, dont la réputation n’était plus à faire, même s’il était gentil donc, elle serait obligée, elle, de vivre enfermée du matin au soir dans leur grande maison sombre. En effet, il ne fallait pas s’imaginer qu’elle pourrait encore parcourir les rues du village comme elle l’avait fait jusqu’à présent. De peur de représailles à son encontre, les Hoxha allaient la séquestrer et elle perdrait jusqu’à la joie de vivre. En effet, en été, elle verrait tout le monde partir pour les champs et elle, elle devrait rester cloitrée en compagnie d’une vieille grand-mère gâteuse (car on disait que l’aïeule commençait à perdre la raison). Et le samedi, quand les hommes iraient boire un verre sur la place du village et que les filles iraient au bal, elle serait toujours là, dans cette grande maison sombre, à écouter les sornettes de l’ancêtre. C’est cela qu’elle voulait comme vie ? Alors oui, Bukuran était peut-être un gentil gars, mais après une année de ce régime-là, elle serait la première à demander le divorce. Or chez les Hoxha, on ne divorce pas, qu’elle se le tienne pour dit. Ces gens-là sont ce qu’ils sont, mais pour ce qui est de respecter les sacrements du mariage, il faut leur laisser cela, ils sont intransigeants. « Réfléchis bien, ma fille », continuait la mère. Sans compter qu’un jour ou l’autre tout cela allait finir dans le sang. Et qui retrouverait-on dans la poussière du chemin, une balle entre les deux yeux ? Son mari ou son frère, à moins que ce ne soit son père… Comment ferait-elle, après, pour vivre avec cela sur la conscience ?

Alasina écoutait, mais ne répondait jamais rien. Elle restait prostrée, muette, et passait des heures à regarder par la fenêtre, le regard vague. Elle n’avait plus rien de la jeune fille alerte et joviale que tout le monde avait connue et si un étranger était entré dans la maison, il l’aurait prise à coup sûr pour une retardée mentale, tant son manque d’énergie, son immobilisme et son regard fixe et triste semblaient faire partie intégrante de sa personnalité. Mais non, la pauvre Alasina était simplement malade. Malade d’amour à en mourir. Ce n’était pas nécessaire de lui interdire de sortir, elle n’y pensait même plus, ayant intériorisé cette défense qui lui était faite de rencontrer Bukuran. Mais quelle tristesse dans ses yeux ! Elle qui était la gaieté même et comme l’âme de la maison, il n’émanait plus d’elle qu’un désespoir terrible, qui petit à petit se communiqua aux autres membres de la famille. Les repas étaient devenus moroses, personne ne parlait plus et c’est à peine si on osait encore manger. Tout le monde se regardait par en-dessous et la gêne était bien palpable. Une fois la dernière bouchée avalée, les hommes se levaient et quittaient précipitamment la table, tout heureux de s’en aller bien loin dans les champs et de quitter cette maison où tout était maintenant morbide.

Une semaine entière se passa ainsi quand au matin du septième jour un étranger, dont le visage était caché par un grand chapeau, fut signalé sur la petite route qui montait vers la ferme. Le frère aîné prit aussitôt son fusil et attendit l’inconnu sur le pas de la porte. Quand le visiteur fut à deux cents mètres, il lui demanda ce qu’il voulait. L’autre releva la tête et on reconnut Bukuran. Il venait prendre des nouvelles d’Alasina. Il voulait savoir si elle était malade, ne l’ayant plus rencontrée depuis quelque temps. Pour toute réponse, un coup de feu fut tiré en l’air. L’écho s’en répercuta jusqu’aux bois qui couvraient les collines et le silence qui suivit fut impressionnant. Les deux hommes se regardèrent. La lutte n’était pas égale. L’un était chez lui et armé, l’autre avait les mains nues et n’était pas sur ses terres. Il ne pouvait donc que partir et c’est ce qu’il fit, non sans avoir signalé auparavant qu’au village une rumeur courait et qu’on disait qu’Alasina était séquestrée, qu’elle ne pouvait plus sortir. « Sache que ma sœur peut sortir librement » lui lança le frère, « mais toi par contre tu ne peux pas rentrer ici. Ce n’est pas ma faute si elle n’est plus amoureuse de toi. Retourne d’où tu viens et ne remets jamais plus les pieds dans le coin. Cela pourrait mal finir pour toi. » « Je ne te crois pas », lui répondit l’autre. « Pourquoi me menacerais-tu ainsi, si ta sœur n’était plus amoureuse de moi ? La vérité c’est que tu as peur qu’elle ne me suive. »  Pour toute réponse, le frère tira dans sa direction, faisant bien attention quand même à ne pas le toucher, car il ne faudrait pas que cet animal aille mourir ici, à deux pas de la ferme. La balle effleura les cailloux du chemin et là où elle était passée, on vit un petit nuage de poussière qui se dissipa aussitôt dans la grande lumière de l’été. Bukuran fit demi-tour sans se presser et tout en marchant, il dit qu’il reviendrait. Quand il entendit qu’on armait de nouveau le fusil, il ajouta : «Et ne va pas tirer sur un homme désarmé qui te tourne le dos. Tout le déshonneur en serait pour toi. » Le frère baissa son arme et rentra à l’intérieur, non sans avoir ajouté à l’intention du fils Hoxha que la prochaine fois, il tirerait, que l’adversaire soit de face ou de dos.

Dans la cuisine, son regard rencontra celui d’Alasina et il faillit avoir peur, tant il y vit de détermination, presque de la haine. Elle qui vivotait depuis des jours et des jours, voilà qu’elle se tenait là, dressée et bien droite, prête à riposter à la moindre attaque verbale. Son frère passa devant elle en haussant les épaules, mais sans oser proférer un seul mot. Il venait de comprendre que le véritable ennemi n’était pas Bukuran, mais sa propre sœur. Entre hommes, on pouvait se comprendre, et même si on réglait ses différends à coups de fusil, on parlait le même langage. L’un disait blanc et l’autre noir, c’était tout, mais en-dehors de cela, les mots utilisés avaient la même signification. Avec Alasina, c’était plus compliqué. L’adversaire était plus sournois puisqu’il habitait à l’intérieur de la maison. La cohésion du clan familial s’en trouvait ébranlée. Au lieu de faire bloc tous ensemble, il fallait au contraire se méfier d’un des membres du groupe. De plus, le discours que tenait ce membre était complètement irrationnel puisqu’il relevait de l’amour. Croire à l’amour ! Il n’y avait que les filles pour se monter la tête comme cela ! Certes, on pouvait éprouver de l’affection pour une personne de l’autre sexe, mais enfin, il fallait savoir garder les pieds sur terre et assurer d’abord ses moyens d’existence. Pour chacun des trois frères, la bonne tenue de la ferme passait avant les aventures sentimentales, ce qui ne voulait pas dire qu’ils n’avaient pas déjà troussé quelques filles en plein champ, derrière une haie, mais bon, ce n’était pas pour cela qu’ils avaient perdu la tête.

Ce soir-là, autour de la table, l’ambiance fut différente. Alors que les autres jours on était plutôt dans la morosité, cette fois-ci l’atmosphère était surtout électrique et tendue. Chacun s’observait et on se demandait qui allait commencer les hostilités. L’orage couvait, les nuages s’amoncelaient, l’air devenait étouffant, mais rien ne se passait. On savait qu’à la moindre remarque Alasina allait sauter à la gorge de son frère. La mère essayait de cacher sa peur en s’affairant comme elle pouvait avec les plats et les casseroles, tandis que le père serrait les dents tout en triturant de plus en plus vite la cuillère avec laquelle il était supposé manger sa soupe.

C’est à peine si on toucha au repas. Tout le monde se leva de table en même temps et chacun alla vaquer à ses occupations. Alasina, elle, tournait littéralement en rond, comme un fauve prêt à bondir. A la fin, elle finit par aller s’enfermer une nouvelle fois dans  sa chambre. Ce fut un soulagement car on avait peur qu’elle prenne la décision de traverser tout le village pour aller se rendre chez les Hoxha. Ce n’était plus possible, il fallait trouver une solution au plus vite.    

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17/02/2012

Une maison à la campagne (4)

Le lendemain, lors du repas du soir, les pendules ont vite été mises à l’heure. C’est le père qui a commencé et les trois frères ont continué. Qu’elle fréquente qui elle veut, qu’elle tombe enceinte à la rigueur, qu’elle se marie avec un vieux, un pauvre ou un riche, peu importait, c’était son affaire. Mais fréquenter le fils Hoxha, ça ce n’était pas possible. C’était même tout à fait interdit. Cela faisait plus d’un siècle que la guerre était déclarée entre les deux familles. On ne savait plus très bien ce qui avait déclenché les hostilités, mais on se souvenait très bien de toutes les vacheries récentes qu’on avait dû subir. La jument retrouvée morte au milieu de son champ, les bornes des terrains déplacées en pleine nuit, et jusqu’au hangar à foin qui avait brûlé un jour d’orage. Certes, il n’y avait pas de preuves comme quoi l’incendie n’était pas naturel, mais il n’y avait pas de preuves contraires non plus. Et puis on n’avait pas à évoquer toutes ces affaires. On ne côtoyait pas les Hoxha, point final et si par malheur on les croisait, on détournait la tête et on crachait par terre.

Voilà qui était dit et bien dit et on n’en aurait plus reparlé si la semaine suivante on n’avait pas aperçu Alasina qui parlait avec  Bukuran derrière la haie de l’église. Ca c’était trop. On lui refit la morale et on durcit un peu le ton. Rien n’y fit car quinze jours plus tard un voisin la vit embrasser son amoureux au cimetière, derrière une tombe ! En plus, c’était le caveau des Hoxha ! Est-ce qu’elle croyait déjà faire partie de leur famille pour aller se recueillir ainsi au cimetière sur leurs ancêtres ? Qu’elle arrête tout de suite, aucun mariage n’était possible avec ces gens-là et si jamais l’envie lui en prenait, il était clair que les noces finiraient dans un bain de sang.

Le lendemain de cette altercation, la mère prit sa fille à l’écart et tenta de lui expliquer ce qu’on pouvait tolérer et ce qu’on ne pouvait pas. On pouvait pardonner l’amour, on pouvait pardonner le désir, mais pas avec un Hoxha. A la limite, si elle tombait enceinte d’un autre, un brave gars du pays qui l’épouserait aussitôt, hé bien on ne lui en voudrait pas trop. Mais fréquenter Bukuran, là c’était impossible. « Mais maman, je l’aime ! » hurla Alasina. « Je sais, ma fille, je sais, j’ai connu la force de l’amour avant toi, mais pourtant il va bien falloir changer de cible. On ne te demande pas de ne pas aimer, on te demande d’en aimer un autre. » « Mais c’est impossible ! C’est lui que j’aime, lui, rien que lui ! » La mère ne dit plus rien mais tout en épluchant des carottes pour la soupe, elle versa quelques larmes silencieuses, les premières qu’elle versait, peut-être, depuis que sa fille était née. C’est qu’elle savait que la situation était inextricable. Elle connaissait bien la demoiselle et elle savait que celle-ci ne céderait jamais. Mais le père et les frères non plus ne céderaient pas. L’auraient-ils même voulu qu’ils ne le pouvaient pas. Il y avait eu trop de différends avec les Hoxha et tout le village avait  les yeux braqués sur eux. Laisser traîner les choses, ne pas les arrêter tout de suite, c’était déjà une faute. Les gens y verraient une manière d’accepter tacitement cet amour, ce qui en d’autres termes revenait à faire la paix et donc à capituler devant les Hoxha. Certains, plus méchants, diraient même que dans leur famille sans honneur on n’hésitait pas à vendre les enfants pour sceller une paix honteuse. En un mot, on reconnaissait ses torts et pour se faire pardonner on offrait en pâture la chair tendre d’une jeune fille de vingt ans. Voilà assurément ce qu’on allait dire dans le village, si cette histoire sentimentale ne s’arrêtait pas bientôt.

Mais que faire ? Puisqu’il semblait impossible de convaincre Alasina de renoncer à cet amour coupable, il ne restait plus que deux solutions : ou bien lui faire quitter le village et l’emmener bien loin, à l’autre bout du pays, ou bien l’enfermer purement et simplement ici à la ferme. Dans ce dernier cas, cela revenait à la cloîtrer dans l’écurie, comme la chienne Sarah quand celle-ci était en chasse. La mère revoyait l’image de la pauvre bête qui ne pensait qu’à s’échapper et qui devait rester là, couchée sur sa paillasse tachée de sang. Un jour, elle avait profité d’une seconde d’inattention et s’était enfuie par la porte entr’ouverte. En fait d’amour, on l’avait retrouvée dix jours plus tard dans un fossé, tuée d’une balle en pleine poitrine. Encore un coup des Hoxha, probablement ! Alors, à l’idée d’enfermer sa propre fille, la mère en avait des sueurs froides car elle savait qu’elle aussi ferait tout  pour s’échapper.  Et Dieu seul savait comment tout cela finirait.

Le soir à table, le ton monta, c’était inévitable. A la fin, Alasina, accablée de reproches, quitta la pièce précipitamment et se refugia dans sa chambre, effondrée et en larmes. La mère voulut aller lui parler, mais elle s’était enfermée à clef. « Laisse-la donc » hurla le père. « Qu’elle boude dans son coin, cela lui donnera le temps de réfléchir et elle finira peut-être par comprendre que ce ne sont pas les gars qui manquent au pays. Qu’est-ce que tu veux, c’est son premier amour, elle est butée, mais avec le temps ça lui passera. Laisse-la là-haut quelques jours et tu verras qu’elle deviendra plus raisonnable. Dans une semaine, elle l’aura oublié son Bukuran. »

La mère fit oui de la tête, mais elle savait au fond d’elle-même que jamais sa fille ne céderait. Avait-elle cédé, elle, quand elle avait voulu épouser son mari contre la volonté de ses parents ? Bien sûr que non, et ils avaient dû finir par s’incliner. Bon, il est vrai que les deux familles n’étaient pas en guerre, tandis qu’ici, la situation semblait vraiment sans issue…

Alasina resta enfermée trois jours et trois nuits. Pendant tout ce temps, sa mère déposa plusieurs fois un peu de potage et une grosse miche de pain devant la porte de sa chambre. Elle le faisait de nuit, quand les hommes dormaient, afin qu’ils ne remarquassent rien. A l’aube, quand elle repassait devant la porte, tout avait disparu. Au moins la petite ne se laissait pas mourir de faim, c’était déjà bon signe.      

Et en effet, au matin du troisième jour, elle réapparut au petit-déjeuner. Malheureusement, ses frères, au lieu de ne rien dire, se crurent intelligents en ironisant : « Tiens, le faim fait sortir le loup du bois ? », dit le premier. « Oh, mais tu as bonne mine, tu aurais pu t’enfermer beaucoup plus longtemps, finalement » ricana le second. « Pas trop longtemps quand même » susurra le troisième, « sinon elle serait devenue tellement maigre que même le fils Hoxha ne voudrait plus d’elle ! » Alasina les regarda sans rien dire puis sans toucher au bon pain chaud qui sortait du four, elle se dirigea vers la porte. « Où est-ce que tu vas ? » hurla aussitôt le père. « Je vais chez mon amoureux, lui au moins il me donnera à manger ! » répondit-elle la tête haute.

La gifle retentit aussitôt comme un coup de fusil. C’était bien la première fois, en vingt ans, que le père giflait sa fille. Mais quelle tête de mule, aussi ! A son âge elle devait comprendre que l’honneur et le sens de la famille passaient avant tout. Sur ce, les hommes partirent travailler dans les champs, laissant sur la table les bonnes tranches de pain qu’ils n’avaient même pas terminées.

Alasina pleurait, appuyée contre le mur de la maison. Sa mère essaya bien de lui parler, mais elle ne l’écouta pas et alla de nouveau s’enfermer dans sa chambre. Le double tour de clef retentit dans la maison avec un bruit sec. Cette fois la guerre était déclarée pour de bon au sein de cette famille autrefois si unie.

Tout en vaquant à ses occupations ménagères, la mère repensait à tout ce qui s’était passé au cours de ces années. Elle revoyait sa vie autrefois, auprès des garçons encore enfants. Puis la naissance de la petite et la manière touchante dont elle avait été accueillie, rien que parce que c’était une fille. Il lui semblait encore les voir tous jouer ensemble, quand ses garçons devenus de grands adolescents se bousculaient pour pouvoir porter Alasina sur leurs épaules. Et voilà que toute cette complicité, tout cet amour, était gâchés à cause de ce fils Hoxha. Comme toujours le malheur devait venir de ce côté-là, il fallait croire que c’était écrit dans les cieux.

Ce malheur, elle le gardait tellement en elle qu’il finit par l’étouffer. En plus, elle était désespérée en voyant que sa fille refusait désormais la nourriture déposée devant sa porte. Alors, elle alla consulter quelques voisines. Toutes regrettaient que la situation se fût envenimée à ce point, mais en gros toutes donnaient tort à Alasina. Une fille se doit d’obéir à son père, justement parce que c’est une fille. Si ce père avait décidé que ce n’était pas là un bon mariage, il fallait obéir et rompre la relation amoureuse sur-le-champ. Et c’était d’autant plus nécessaire que le différend qui opposait les deux familles remontait à l’aube des temps. Il fallait choisir son camp. Si Alasina choisissait celui des Hoxha, elle serait répudiée par les siens, c’était logique. Quand la mère entendit tous ces propos, qu’elle n’avait vraiment pas envie d’entendre, elle prit peur pour de bon. Elle voyait déjà sa fille perdue pour toujours si jamais elle choisissait l’autre parti.

Les commères, se rendant compte qu’elles y étaient allées un peu fort, proposèrent d’aller prier Dieu. Ce n’était pas toujours très efficace, mais cela n’avait jamais fait de tort à personne. Les unes iraient se recueillir à la mosquée, tandis que les autres, en bonne chrétiennes orthodoxes qu’elles étaient, iraient prier dans la petite église qui se trouvait à l’entrée du village et dont la porte peinte en bleu semblait être le reflet du ciel de ce début d’été. 

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