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23/12/2009

Revenir

Ainsi donc, il passait le plus clair de son temps à déambuler dans les lieux où il avait vécu. Déçu par ce fameux paradis dont on lui avait tant vanté les merveilles depuis sa plus tendre enfance, il préférait se promener dans les endroits qu’il avait aimés autrefois. C’est qu’il avait du temps pour flâner, maintenant, il n’y avait pas à dire ! C’est carrément l’éternité qu’il avait devant lui ! Mais jouir de l’éternité, c’est bien, certes, mais encore faut-il être vigilant et ne pas se laisser gagner par l’ennui… Il convient donc de s’occuper, sinon on risque de sombrer dans la mélancolie et pour longtemps encore.  Se laissant guider par sa mémoire, il retournait donc dans les lieux qu’il avait connus, tentant de faire revivre en lui les impressions qu’il y avait éprouvées.

 

Parfois, rien n’avait changé et il lui arrivait même de croiser quelques protagonistes du temps de sa jeunesse. Bien sûr ils avaient vieilli et on comprenait, rien qu’à les regarder, qu’ils se rapprochaient eux aussi de l’issue fatale, mais le fait de les voir là, en chair et en os, en train de vaquer à leurs occupations, renforçait l’illusion que lui-même était encore en vie. Certes, il passait inaperçu au milieu d’eux, mais il lui semblait toujours qu’il aurait pu s’arrêter, leur mettre une main sur l’épaule et leur parler. « Comment vas-tu Jacques ? » « Et toi, Henri, toujours passionné par l’océan et ses lointains inaccessibles ? » «Tiens, Jean, c’est bien toi ? Et la petite Myriam, tu as fini par l’épouser, hein, sacré coquin ? » Certes, de telles conversations étaient impossibles, il le savait bien, mais à chaque fois il avait l’impression qu’il s’en serait fallu d’un rien pour que tout recommence comme avant. Ce n’était qu’une illusion, mais une illusion qui le rendait heureux et ma foi cela valait mieux que de s’ennuyer ferme dans le triste paradis du Bon Dieu.

 

D’autres jours, par contre, ses pas l’amenaient dans des endroits qu’il ne reconnaissait plus et c’était alors un choc car il se rendait compte qu’il avait beau être immortel, une partie de lui n’en avait pas moins irrémédiablement disparu. C’était alors comme s’il était mort une seconde fois. Comme ce jour où il se retrouva dans la prairie où avait été construite son école primaire. Il n’y avait plus rien, rien que des herbes même pas fauchées. C’était devenu un lieu sauvage, rendu à la nature. Les petits baraquements en bois où il avait appris à lire et à écrire s’étaient littéralement volatilisés, comme s’ils n’avaient jamais existé. Pourtant, que de souvenirs conservait-il en lui et comme tous les moments qu’il avait passés là lui étaient chers !

 

Il se revoit, suçotant son crayon tout en regardant, admiratif, ces étranges hiéroglyphes que le maître traçait au tableau noir. Et il se souvient parfaitement de son émerveillement quand, plus tard,  il put commencer à déchiffrer ces étranges signes, qui se mirent subitement à former des phrases et, ô miracle, à prendre un sens. Et voilà que tout cela avait disparu, comme si cela n’avait jamais existé. Et le vieux maître, où était-il maintenant ? Mort aussi, évidemment. Pourtant, il lui semblait encore le voir faire la lecture devant la classe et raconter l’histoire de la chèvre de Monsieur Seguin, qui se battait baievb9jm5N.jpgcourageusement toute la nuit pour échapper à son destin et aux crocs du loup affamé. Mais à la fin elle se couchait, la pauvre Blanquette et le loup la dévorait. C’est sans doute la même chose qui était finalement arrivée au cher instituteur. Un soir, fatigué de tous ces cours qu’il avait donnés pendant autant d’années, il s’était couché dans son lit et ne s’était plus jamais relevé. Il avait attendu là, sans rien dire, que la nature fasse son travail et que la vie se retire discrètement. Il l’avait sentie qui s’en allait, lentement mais sûrement ; ce froid qui montait dans les jambes, ce pouls qui semblait ralentir… A certains moments, il se révoltait encore et tentait de prendre un livre déposé sur la table de nuit, afin de continuer à lire l’histoire qu’il avait commencée quelques semaines plus tôt, au début de sa maladie. Lire, c’était encore vivre, aller de l’avant, progresser avec des personnages, découvrir ces pays merveilleux où il n’était jamais allé, si ce n’est en rêve.  Et puis un matin, à l’aube, fatigué par une longue nuit d’insomnie, il n’avait plus résisté et la mort l’avait pris là, épuisé d’avoir mené autant de luttes, résigné pour la première fois.

 

Avait-il seulement existé ? La disparition de l’école laissait planer un doute… En réalité, il ne survivait plus que dans la mémoire de son élève mais le fait que celui-ci fût déjà mort réduisait la consistance de ce souvenir à pas grand chose. Quant à cet enseignement auquel le vieux  maître avait consacré toute son existence, qu’en restait-il, finalement ? Un cahier d’écolier oublié dans un grenier, peut-être, et puis ces regrets du temps passé, exprimés par un fantôme. Autant dire rien du tout. C’était pourtant sur cette transmission du savoir qu’il avait bâti toute sa vie, y puisant non seulement la force de continuer mais même y cherchant la seule justification de son passage sur terre. Tout cela en pure perte, puisque tout avait disparu, le maître, l’élève et même la petite école en bois.

 

 

 

00:36 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature

Commentaires

Que c'est joli et triste à la fois. Pas moyen de rendre ça un peu plus gai? Mais si. Et puisque tu as aimé ma précédente réponse voilà une chansonnette d'inspiration Brassensienne extraite du même recueil:

MON BANC, MON VIEIL AMI ET DERNIER RADEAU ITOU

Il m'a porté sans mot dire pendant quatre ans
et a beaucoup supporté, itou.
Conçu comme sinistre carcan,
il m'a aidé à nager au fond du trou.

Trou, puits, cellule, ou bien sinistre oubliette,
c'est en tout cas ainsi, que j'la voyais: prison,
où des forçats de l'enseignement, à perpette
rabâchaient sans fin des histoires à la con.

Mon banc m'a accompagné, sans rien dire, longtemps
et en a pas mal bavé, itou.
Destiné à soutenir mon fondement,
bouquins, cahiers et mes coudes surtout,

il n'a pas hésité à m'prêter son plan d'travail
pour que je puisse développer mes dons d'artiste
et que j'y use une partie d'mon attirail
à graver coeurs, flèches et slogans communistes,

pour choquer le curé du cours de religion
et autres bigots dont foisonnait l'collège
dont mon banc seul appréciait mes créations
tolérant, bonhomme, mes gravures sacrilèges.

Il m'a laissé faire, racler, écrire, très patient,
et a souffert dans son bois, itou.
Promu support d'art d'grand enfant
de moi il acceptait à peu près tout:

femmes nues, voitures, maximes, monts et rivières,
cartes géographiques de mes rêves et frustrations,
d'l'histoire, que seule j'aimais, les faits plus pervers
et du latin, qui m'démangeait, les locutions.

Il en a vues de toutes couleurs, mon vieux banc,
haut(e)s et bas(ses) et reliefs itou.
Mais promu adulte au bout d'quatre ans,
des gribouillages j'ai perdu le goût.

Depuis, par routes, monts, mers et lacs,
je vais, mais quand j'en ai ma claque,
je me souviens de ces noires flaques
d'encre, que d'un soin maniaque

je m'appliquais allègrement
à répandre sur mon banc
en sexes, gueules, culs, mots choquants
et pensées d'illustres savants.

Hélas, ces oeuvres premières
étaient rendues éphémères
par l'ignorance coutumière
de vertueuses bonnes à tout faire.

Ulcéré, j'ai dû remplacer
mes oeuvres chaque soir effacées
par dessins, bons mots et versets
patiemment au canif gravés.

Jaillis naguère du chaos de puérils tourments,
ils me consoleront toujours de mes amours vains,
de mes espoirs déçus et de mes scores peu brillants,
ainsi que d'un vieux gosse le stérile chagrin.

Mon bon vieux banc, on aimait bien rigoler.
Il y a sept lustres, miroir de ma pensée,
mais dans sept lustres on ne parlera plus de nous,
car sur l'Achéron, moi dessus toi dessous,

nous porterons sans mot dire au roi des enfers,
toi ta patience et mes premiers graffitis
et moi ton souvenir et mes derniers vers.
Mais je crains qu'il ne nous chasse vers le paradis;

car après nous avoir supporté quatr'ans,
Belzébuth et Asmodée itou,
qui déjà rien qu'en nous voyant
prennent de peur leurs jambes à leur cou,

il est hors de question, que le pauvre Satan,
auquel nous faisons plus d'une fois la nique,
à coup de strophes que m'inspirent la Bible ou le Coran,
tolère qu'on baise ses diablesses lors de nos pique-niques.

*

Écrit par : giulio | 23/12/2009

L'école où l'on a eu 4 ans, 5 ans, 6 ans, a de toute façon disparu. Ce n'est plus elle, ce n'est plus nous. Celui, celle que nous fûmes est aussi mort qu'un trépassé englouti dans le limon :-)

"Revenir", magnifique ce titre, ce verbe ; et il me renvoie à cet étrange livre de Béraud "Lazare" que je me suis mise à lire à la suite de tes premiers textes.
C'est là aussi un homme qui revient et qui ne peut communiquer avec ceux qu'il croise...

Écrit par : Michèle | 23/12/2009

@ Giulio: je vois que nous abordons des thèmes fort proches. Mais en effet mon texte est beaucoup plus sombre. Question de tempérament probablement.

@ Michèle: bien sûr nous ne sommes plus celui que nous avons été. Mais cela aussi, c'est troublant car finalement nous mourons et disparaissons à chaque instant. Ce n’est pas plus rassurant. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » disait un philosophe grec. Le fleuve a changé et nous aussi. Il est vrai qu’Héraclite pensait surtout à la matière, quand il a prononcé cette phrase. Pour lui, tout est flux, ce qui signifie que la matière et l’univers sont en éternel devenir

Écrit par : Feuilly | 23/12/2009

En tout cas, joyeux Noël. Très joyeux Noël.

Écrit par : Michèle | 24/12/2009

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