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31/12/2009

Un conte de Noël (fin)

Alors, les mois et les années passant, sa  réputation ne fit que croître, comme on le pense bien. Quand il revenait dans un village déjà visité précédemment, tout le monde sortait des maisons et on lui faisait fête. Ce n’est pas la nourriture qui lui manquait, ni le vin et s’il n’avait plus la moindre pièce de monnaie en poche, il n’avait jamais aussi bien vécu. Tout en mangeant et en engloutissant le pain et les pâtés qu’on lui offrait à profusion, il caressait la joue d’une fillette et expliquait que Dieu aimait les enfants et leur innocence. On le laissait faire car c’était un honneur de voir sa propre fille caressée par un tel mage, qui disait de si belles choses et même si on ne les comprenait pas toutes, on devinait que celui qui les proférait avait sa place à la droite de Dieu, ce qui n’était tout de même pas rien.

 

Sa popularité prenait chaque jour de l’ampleur et parfois à son insu. Ainsi, une fois qu’il était invité à un repas de noce, un des villageois, pour lui être agréable, fit apporter une barrique de vin, pour qu’il puisse offrir à boire à l’assemblée. C’était une attention délicate : il remercierait ainsi les jeunes mariés de leur invitation et ne se ferait pas passer pour un vulgaire pique-assiette. Mais les convives, qui avaient déjà bien bu, ne comprirent pas d’où sortait ce tonneau et il s’imaginèrent que leur mage avait transformé l’eau insipide du puits en un vin délicieux et capiteux. Lui, tout en riant dans sa barbe, s’est contenté de lever son verre, car il savait qu’en s’entourant de mystère, son crédit ne ferait que croître.

 

Parfois, il organisait lui-même ses tours de magie, comme la fois où il mit un puissant soporifique dans la boisson d’un pauvre diable. Ce somnifère, mélangé au vin, eut un effet insoupçonné. Le villageois tomba dans une espèce de coma éthylique qui le laissa sans connaissance et sans souffle pendant plus de vingt-quatre heures. On s’apprêtait déjà à l’enterrer quand notre mage réapparut, un peu surpris lui-même des conséquences inattendues de son breuvage. Décontenancé, mais ne pouvant avouer la vérité, il conseilla cependant d’attendre encore un peu avant de laisser faire les fossoyeurs. Bien lui en prit car quelques heures après le mort ouvrait un œil, à la stupéfaction de tous. Il n’en fallut pas plus pour que de simple devin notre héros ne fût déclaré d’essence divine. Proclamé malgré lui fils de Dieu, il continua donc à parcourir le pays, acclamé par tous. Des foules immenses l’attendaient le long des chemins, on se prosternait devant lui, les jeunes filles tombaient en pâmoison, quand elles ne tentaient pas carrément de l’embrasser. Lui, imperturbable et prenant son rôle très au sérieux, parlait des temps futurs et de ce Royaume de Dieu où la vie serait enfin supportable et bien différente de celle que l’on connaissait aujourd’hui (c’était à espérer). Il n’y aurait plus de percepteurs d’impôts, plus de policiers zélés, plus de marchands avides ni même de prêteurs sur gage pour plonger les pauvres gens dans la misère. Non, il n’y aurait plus rien de tout cela, rien que des plaines verdoyantes où couleraient le vin et le miel.

 

Evidemment, tous ces attroupements qui se formaient sans arrêt, cela commençait par faire un peu désordre et les autorités se mirent à surveiller discrètement les moindres déplacements de l’homme de Dieu. Ses histoires de paradis et de monde meilleur, on s’en moquait bien. Après tout, cela faisait rêver le peuple et pendant qu’il rêvait celui-ci ne pensait pas à se révolter. Mais venir contester les autorités religieuses en place, c’était beaucoup plus délicat car, on le sait bien, le pouvoir politique s’appuie toujours sur la religion officielle et réciproquement. Et puis venir critiquer les notables, leur reprocher leur richesse et venir sous-entendre que demain, dans ce merveilleux paradis, ils pourraient bien ne plus être les premiers, voilà une chose qu’on ne pouvait guère tolérer. Alors, un jour que notre vagabond mystique, sûr de son succès, s’était aventuré jusque dans la capitale (où il avait d’ailleurs reçu un accueil triomphal), on décida tout bonnement de l’arrêter. On n’avait d’abord pensé qu’à l’enfermer dans une prison quelconque, afin que l’engouement des foules retombât un peu, mais les prêtres, qui étaient plus hargneux que les juges et les policiers réunis et qui craignaient surtout pour leur petit commerce (car ce fils de Dieu, devenu complètement fou, avait osé affirmer qu’il valait mieux aimer son prochain que d’apporter des présents au temple), ne l’entendirent pas de cette oreille. Ils manœuvrèrent si bien auprès des autorités (lesquelles avaient sans doute quelques dettes à leur égard, car on sait que la religion est parfois fort utile pour inciter les gens à se résigner et à renoncer aux revendications les plus légitimes) qu’on décida purement et simplement d’éliminer ce fils de Dieu si encombrant. Après un jugement sommaire, l’exécution fut donc décidée. La foule, retournée par quelques sermons bien ajustés, applaudit des deux mains, ce qui laisse quand même rêveur si on réfléchit à son  inconstance et sa versatilité. Le plus surprenant, ce fut en fait l’attitude de notre mage lui-même. Alors qu’il n’était jamais à court d’arguments et qu’il était passé maître dans l’art de manier la parole devant un public, là il resta complètement muet devant ses juges. Avait-il compris que l’issue de cette affaire était déjà décidée et qu’il ne servait plus à rien de se défendre ? S’était-il imaginé que le peuple allait se soulever et venir le libérer, ce qui aurait encore accru son prestige ? Ou bien avait-il fini par croire lui-même à toutes les histoires qu’il avait racontées et considérait-il qu’il était temps d’en finir et de rejoindre celui qu’il appelait son père et qui n’était autre que Dieu lui-même (lequel, après tout, le sauverait peut-être à la dernière minute) ? Ou bien encore avait-il pensé que ses parents, une dernière fois, allaient surgir au bon moment pour le ramener à la maison ? Difficile à dire. Tout ce que l’on sait c’est qu’il fut exécuté avec quelques brigands qui comme lui avaient l’habitude de traîner sur les chemins.

 

On n’aurait plus jamais entendu parler de lui si ses compagnons n’avaient tenté de conserver sa mémoire. Qu’auraient-ils pu faire d’autre, les pauvres ? Subitement privés de ressources, ils continuèrent d’aller de village en village, expliquant que la disparition physique de leur maître n’enlevait rien à la pertinence de son message : plutôt que de se calfeutrer chez soi et de vivre sur un tas d’or, il valait mieux ouvrir sa porte et partager ses richesses avec les plus démunis. Et tout en rappelant ces belles paroles, ils tendaient humblement la main. On dit qu’il se trouvait toujours quelqu’un pour y glisser une petite pièce.

 

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Palestine

29/12/2009

Un conte de Noël (suite)

Mais revenons à cet enfant, car c’est lui le sujet de notre histoire. Des parents souvent absents, un soupçon d’illégitimité sur les épaules, il ne pouvait que tourner mal, par réaction. Et puis avec tout ce qu’il entendait comme rumeur sur sa génitrice, il n’y avait pas de raison qu’il la respecte. Alors il faisait les quatre cents coups, un peu par malice, un peu pour attirer l’attention. Ses copains le méprisaient car ils savaient qu’il n’y avait pas beaucoup d’argent chez lui et ils ne se privaient pas de lui dire comment sa mère arrondissait les fins de mois. Le lieu de sa naissance avait même donné lieu à une légende. On prétendait qu’il était né dans une ferme à l’abandon. Et tout le monde de rire en imaginant le bébé coincé entre les ânes et les bœufs, tout nu sur la paille et maculé de bouse de vaches. Lui, à la longue d’entendre toutes ces méchancetés, s’était endurci et il avait même fait de sa pauvreté légendaire la base de sa réputation. D’accord, il n’était qu’un bâtard, mais un bâtard qui savait ce qu’il voulait. A douze ans il était ainsi devenu un chef de bande respecté, qui avait su asseoir son autorité sur sa seule valeur et non sur un quelconque prestige familial.

 

Il organisait de petits vols dans les magasins et revendait sa marchandise en douce. Pour l’aider dans cette entreprise, il avait donc constitué une petite équipe de quatre garnements lesquels lui vouaient une admiration sans borne. Il faut dire qu’il savait s’y prendre pour imposer son point de vue et même devant les autorités il ne baissait pas la tête. Ainsi, une fois qu’un commerçant, le soupçonnant de quelque larcin, l’avait conduit devant un prêtre, afin qu’il lui fasse la morale, il était parvenu à détourner la conversation et à orienter le débat sur des questions religieuses. A la fin, ils étaient au moins dix prêtres à discuter, le livre sacré ouvert devant eux, mais lui n’était pas du tout impressionné. Au contraire, il argumentait à partir des extraits qu’on lui lisait et il aurait fini par convaincre tout le monde que le vol était légal car Dieu voulait que tous les hommes, ses enfants, soient traités sur un pied d’égalité. Or certains sont riches, disait-il et d’autres sont pauvres et cela par la faute de la société. Jamais l’Etre suprême n’a pu vouloir une telle situation. En volant, concluait-il, je ne fais que rétablir l’équilibre au profit des plus pauvres, autrement dit des gens comme moi. Les prêtres, bien entendu, étaient offusqués en entendant de tels propos et ils cherchaient dans leurs écrits un passage qui prouvait que Dieu non seulement autorisait la richesse mais même qu’il préférait les personnes riches et honnêtes aux misérables pauvres et chapardeurs. Le problème, c’est qu’un tel passage, ils avaient du mal à en trouver un dans le livre de la Loi et lui, pendant ce temps-là, il continuait à argumenter et à tenter de prouver que Dieu ne pouvait pas approuver une richesse acquise malhonnêtement, sur le dos des plus pauvres, même si cela s’était fait légalement. A la fin, quand ses parents, qui une fois de plus étaient à sa recherche, le retrouvèrent, il était assis tranquillement au milieu des grands prêtres, pendant que ceux-ci se disputaient méchamment sur la manière dont il fallait interpréter le texte sacré. Rien d’étonnant, après de tels exploits, qu’il suscitât l’admiration chez les petits voyous de son espèce.

 

Plus tard, comme on s’en doute, il a assez mal tourné. Comme il n’aimait pas trop le travail et qu’il avait été habitué à obtenir de l’argent facilement, il a continué dans cette voie. Au lieu de se trouver un métier honnête comme son père, il a préféré courir les chemins et vivre d’expédients. En fait, adulte, il a reproduit ce qu’il avait déjà fait enfant, c’est-à-dire qu’il a débauché quelques pêcheurs illettrés et un peu naïfs pour se constituer une petite cour de fidèles qui l’aidaient dans ses entreprises louches. Dans un premier temps, ils avaient vécu de rapine, mais très vite il comprit qu’ils finiraient tous par avoir des ennuis avec les autorités s’ils persistaient dans cette voie. Alors, plus subtilement, il s’est fait passer pour une sorte de mage, qui savait prédire l’avenir. Il rentrait dans les villages avec toute sa troupe et il se mettait à haranguer les foules, parlant de Dieu et de ses bienfaits qui tardaient un peu, en effet, à se manifester, puis il rassurait tout le monde en expliquant que tout cela n’était qu’une question de temps et que bientôt les pauvres n’auraient plus faim tandis que les riches tireraient le diable par la queue. Les gens l’écoutaient, mi-amusés, mi-intrigués, mais finalement, au fond d’eux-mêmes, tout ce qu’il disait là leur plaisait bien. Cela signifiait que sans s’en rendre bien compte lui-même, notre brigand se transformait en agitateur politique et qu’après son départ les villageois se mettaient à rêver d’un monde meilleur, où la vie serait plus facile et surtout plus juste.

(à suivre)

26/12/2009

Un conte de Noël

Ce n’était pas un mauvais garçon, on ne peut pas dire cela, mais il avait quand même passé toute son enfance dans les rues, à traîner et à chaparder ici ou là. C’est vrai que ses parents n’étaient pas bien riches, mais enfin ce n’est pas une raison suffisante et nous connaissons tous des personnes peu argentées qui s’occupent admirablement de leurs enfants. Ils les éduquent, les poussent à aller à l’école et tentent de les mettre  sur le droit chemin. Ici, ce n’était pas vraiment le cas. Le père était menuisier-ébéniste et ma foi il avait peu de temps à consacrer à son fils. Toujours à travailler dans son atelier, jusqu’à des dix heures du soir en été, il faisait visiblement ce qu’il pouvait pour nourrir sa petite famille. Il faut croire cependant qu’il n’y arrivait pas vraiment car son épouse louait ses services comme femme d’ouvrage un peu partout dans la ville, manifestement pour arrondir  les fins de mois. Elle était courageuse, la brave dame, mais du coup elle n’était pas souvent à la maison non plus et on sait ce que cela veut dire. Quand le gamin rentrait de l’école et qu’il ne trouvait personne pour lui offrir un biscuit ou un verre de lait, il ressortait aussitôt, laissant là les devoirs et les leçons. Souvent quand la mère rentrait après ses ménages, vers les huit heures du soir, elle devait encore se mettre à arpenter les rues à sa recherche. Elle le retrouvait habituellement sur la place, en train de s’encanailler avec une bande de vauriens. Elle le réprimandait un peu, pour la forme, puis le ramenait toute contente à la maison, heureuse de l’avoir récupéré aussi vite.

 

Malheureusement, il n’en allait pas comme cela tous les soirs et il arrivait (les voisins pourraient encore en témoigner) qu’on voyait les deux parents, la mère et son menuisier de mari, en train d’arpenter les rues et les champs des alentours à la recherche de leur fils et cela jusqu’à une heure avancée de la nuit. Parfois ils le retrouvaient juché au sommet d’un arbre ou bien dissimulé dans une grotte. Dans ces cas-là le chenapan ne faisait aucun bruit dans l’obscurité et laissait d’abord ses parents passer plusieurs fois à deux mètres de lui avant de se décider à manifester sa présence. Il y avait donc bien longtemps que la nuit était tombée quand ces pauvres gens retrouvaient enfin leur rejeton. C’est à coups de bâton que le père ramenait alors le fils « prodigue » à la maison et tout le monde savait qu’ils l’avaient retrouvé rien qu’en entendant les cris du petit, qui hurlait comme un cochon qu’on égorge. Personne ne disait rien et tout le monde laissait faire car enfin ce n’était tout de même pas normal de faire enrager ainsi ses parents tos les soirs. A la limite, chacun était content d’entendre les fameux cris, cela voulait dire que le vaurien avait été retrouvé et que le voisinage n’avait plus à s’inquiéter. C’est qu’à cette époque et dans une petite ville comme celle-là, tout le monde s’occupait de vos affaires en permanence et la vie privée était quasi publique. Qu’une femme soit enceinte et tout le quartier était au courant avant même que le mari ne le soit. Et si une autre trompait son époux, cela se savait aussi bien entendu, cela se disait, se répétait et à la fin cela prenait des proportions gigantesques.

 

Que n’avait-on pas dit, d’ailleurs, sur la femme du menuisier. Les pires horreurs, vous n’imaginez pas ! Certains assuraient qu’elle ne faisait pas que des ménages dans ces familles riches où elle allait nettoyer. Les uns pensaient qu’elle monnayait ses charmes (car elle était particulièrement mignonne, la petite) mais d’autres, plus piquants, soutenaient carrément qu’elle faisait cela par vice. Dans le fond, personne ne savait rien de précis, mais la rumeur avait fini par prendre une telle ampleur que chacun restait convaincu que la petite dame du menuisier menait une mauvaise vie. On avait même été jusqu’à dire que son chenapan d’enfant n’était pas le fils de son père. Et c’est vrai qu’il ressemblait bien peu au menuisier, tant par le physique que par son manque de goût pour le travail, mais bon, ce sont des choses qui arrivent souvent sans que pour autant on puisse en conclure grand chose. Dans notre histoire, pourtant, il s’était trouvé des voisines pour se souvenir que l’accouchement n’avait pas eu lieu ici, dans la ville, mais bien loin, à l’autre extrémité du pays. Or, on ne fait pas un tel mystère quand il n’y a rien à cacher, non ? Il n’en avait pas fallu davantage pour décréter que cet enfant était illégitime et qu’en un mot le pauvre artisan ébéniste était carrément cocu. Tout le canton le savait, sauf lui, bien entendu, qui continuait à s’acharner sur son travail jusqu’à des dix heures du soir, comme je l’ai déjà dit. Cela faisait mal au cœur quand on passait devant l’atelier et qu’on l’entendait raboter ou scier sans relâche. « A quoi bon » disaient les gens, « si c’est pour nourrir une femme infidèle, une traînée quoi et un enfant qui n’est même pas le sien ? »

 

(à suivre)