18/08/2008
Mahmoud Darwich (3)
Ainsi donc Mahmoud Darwich a bénéficié de funérailles nationales. C’est assez rare pour un poète et mérite que nous le soulignions. On pourrait comparer son enterrement à celui de Victor Hugo en France, lui aussi connu pour ses activités politiques. Car bien évidemment, c’est moins le poète que les Palestiniens ont célébré que l’infatigable défenseur d’un état palestinien. De même que les Occidentaux ont surtout vu en Soljenitsyne celui qui a condamné le goulag, beaucoup plus qu’ils n’ont vraiment apprécié l’écrivain.
Ceci étant dit, les différences entre les funérailles des deux hommes de lettres restent significatives. L’écrivain russe était retourné dans sa patrie, celle de ses jeunes années, qu’il avait trouvée changée (on peut tout de même espérer que c’était en mieux) et il a été enterré, comme il l’a voulu, selon le rite orthodoxe.
Mahmoud Darwich, lui, a reçu les honneurs d’un pays qui n’existe toujours pas. Quelque part, donc, cet hommage n’en est pas un puisqu’il émane du cœur des hommes mais n’est pas vraiment officiel.
De plus, s’il est bien revenu vivre en Palestine, c’est dans un pays étranger qu’il s’est retrouvé, en l’occurrence celui d’Israël (1). Sa situation est un peu comparable à celle d’un Alsacien d’expression française qui serait revenu en Alsace occupée en 1871. C’est chez lui et ce n’est pas chez lui.
Enfin, fait significatif entre tous, il a fallu demander l’accord de l’occupant israélien pour savoir où on allait l’enterrer. La logique aurait voulu que ce fût dans son village natal, en Galilée, mais ce privilège lui a été refusé. Il reposera donc bien en Palestine, mais pas dans son pays et encore moins dans son village, celui qu’il avait si bien chanté dans ses poèmes.
Ce village, c’était Birwa (Al-Birweh). Je dis « c’était » car il a été rasé en 1948 par les Israéliens et est devenu Akheï Ehud, à l’époque où ceux-ci construisaient leur état et jetaient sur les routes 750.000 Palestiniens. Il ne reste que le cimetière (2). Cela aurait tout de même suffi pour y inhumer notre poète, mais même cela lui fut refusé.
Il faut dire que si on se place du point de vue israélien, il était impossible de donner un tel accord. En effet, accorder une sépulture à un Palestinien en Galilée, c’était reconnaître que cette terre lui appartenait comme elle avait appartenu à ses ancêtres. En d’autres termes, outre le symbole politique dangereux qu’aurait représenté la tombe de Darwich, c’était prendre le risque de voir les descendants des 750.000 expulsés revenir prendre possession de leurs terres (je ne dirais pas de leurs biens puisque tout a été détruit).
Le cimetière lui-même est menacé. Son accès est contrôlé entièrement par deux municipalités juives, Yasur et Achihud, lesquelles ont pris possession de toutes les terres de l’ancien village.
Darwich savait que ce retour au pays natal lui serait refusé, aussi avait-il simplement manifesté le souhait d’être enterré en Palestine. D’où l’autorisation qui a été accordée de l’inhumer à Ramallah.
Pourtant, de son propre aveu, c’est le souvenir de ce village, d’où il a été chassé avec ses parents alors qu’il avait sept ans, qui est à l’origine de toute sa poésie, une poésie de l’absence, du souvenir et de la nostalgie.
Voici comme il s’exprimait :
« Je préfère garder les souvenirs qui s’attardent toujours dans des espaces ouverts, des champs de pastèques d’oliviers et d’amandiers. Je me souviens du cheval attaché au mûrier dans la cour et comment j’étais monté dessus avant qu’il me fasse tomber et que je sois puni par ma mère… Je me souviens des papillons et du net sentiment que tout était ouvert. Le village était sur une colline et tout s’étendait en contrebas.»
Plus rien n’est ouvert, aujourd’hui en Palestine. Ce qui n’a pas été détruit est maintenant isolé par le mur.
Certes, on aurait pu enterrer Darwich à Judeidi, le village arabe le plus proche de l’ancien Birwe (là où la famille du poète est revenue s’installer, le plus près possible de leurs anciennes terres). Mais comme disait son frère, Mahmoud n’était pas de Judeidi, il était de Birwe. Et sa mère, qui vit toujours (85 ou 95 ans selon les versions que j’ai consultées), avoue « Je voudrais que mon fils soit enterré ici, mais ce n’est pas que mon fils, c’est le fils du monde arabe tout entier.»
Sa mère !
J’ai la nostalgie du pain de ma mère,
Du café de ma mère,
Des caresses de ma mère...
Et l'enfance grandit en moi,
Jour après jour,
Et je chéris ma vie, car
Si je mourais,
J'aurais honte des larmes de ma mère !
Enfin, bref, voilà pourquoi Mahmoud, aujourd’hui, est enterré à Ramallah et non à Birwe.
Le comble, c’est que du coup les membres de sa propre famille ont dû demander des autorisations pour assister à l’enterrement. Comme Arabes ayant la citoyenneté israélienne, ils n’ont pas le droit de pénétrer dans des zones contrôlées par les Palestiniens telle que Ramallah.
Enfin, finalement, les difficultés furent aplanies et les Darwich purent voir le cercueil mis en terre. C’est déjà cela car Mahmoud, lui, après trois années consécutives d’assignation à domicile, avait été déchu de sa citoyenneté et on lui avait refusé le droit de voir sa famille jusqu’au milieu des années 90 (accords d’Oslo).
Quant à son œuvre poétique, elle est interdite dans les écoles israéliennes, même les écoles arabes.
Pauvre poète. Le voilà issu d’un village détruit et d’une terre confisquée. Enterré en dehors de sa Galilée natale, il repose certes en terre palestinienne, mais pas dans un état palestinien. Quant à ses textes, ils sont officiellement censurés chez lui, même s’ils sont lus par le monde entier. Car aucun mur, jamais, n’arrêtera la poésie et son message de liberté.
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1. Enfin pas vraiment. Depuis 2005, Israël a décidé de se désengager d'une partie de la Cisjordanie et de Gaza. Ces territoires sont donc « occupés par fait de guerre et ne font pas partie du territoire d’Israël, mais ils ne constituent pas non plus un état palestinien indépendant.
2. Pendant des années, les Palestiniens ont essayé d’empêcher les fermiers israéliens de faire paître leurs troupeaux dans le cimetière. Ils ont finalement pu mettre une clôture. Mais aujourd’hui, on construit une grande étable et celle-ci dresse sa structure métallique au-dessus des tombes. La maison du grand-père Darwich se trouvait près de l’entrée de ce cimetière. Des nombreux arbres fruitiers qu’il possédait, il ne reste qu’un grenadier. Un vieil habitant, qui avait 18 ans en 1948, conserve encore la clef rouillée de sa maison détruite et la montre à qui veut la voir.
23:27 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (19) | Tags : littérature, mahmoud darwich
Commentaires
Hubert Haddad était venu, chez nous, à Saint-Ouen, dans ma petite librairie préférée "Folies d'encres", pour présenter son roman. Il en avait lu avec une voix bouleversante, les 30 premières pages. Un silence avait recouvert même nos respirations. Quand il s'était tu, ce silence a duré. Nous étions dans cette écriture et dans ce drame, dans le drame de cette terre...
Écrit par : Christiane | 19/08/2008
Pour le reste, je ne connais Haddad que par le blogue d'Alina Reyes, justement, qui avait fait l'éloge de son "Nouveau Magasin d'écriture".
Il est Tunisien, il me semble.
Écrit par : Feuilly | 19/08/2008
(4e de couverture)
idem, pour JKL... pas tout lu et certainement moins que vous puisque je viens juste de le découvrir, comme Redonnet.
Angela Paoli, en juillet, toujours grâce à votre lien, m'avait fait découvrir "Icare dans un ciel de craie" de Martin Rueff. Elle avait écrit une très longue et belle page sur ce livre. Je viens de commander son dernier livre "Lalla ou le chant des sables" et pour Redonnet, en ligne, "chez Bouclou et autres toponymes".
Vous n'en finissez pas d'ouvrir des portes aux autres... Et vous, secret ami dont je respecte ce pseudo plein du chant des arbres, je pense que des écritures de vous habitent ce monde quelque part, sous un autre nom et je leur souhaite des lecteurs attentifs et aimants.
Voyez-vous, je préfère lire qu'écrire. Je me sens plus utile et plus à ma place, en lisant qu'en écrivant, une sorte de terrain d'atterrissage pour mots en quête de lecteurs !
Écrit par : Christiane | 19/08/2008
Écrit par : Feuilly | 19/08/2008
Si tout devait se brouiller et que nous ne puissions plus correspondre, ici, je vous laisse mon adresse email :
cparrat@free.fr
Bon, je vais m'éloigner de cette machine infernale tout en laissant l'ordi allumé et faire accueil à la magie du café et des livres... Plus tard, la ville, plus tard, la marche, plus tard...plus tard...cet inconnu du jour qui s'inscrit, immuable sur un calendrier impitoyable...
Écrit par : Christiane | 19/08/2008
Écrit par : Christiane | 19/08/2008
je découvre votre blog avec ce très beau et très émouvant billet.
Comme vous je suis touchée par la différence entre les funérailles de ces deux écrivains d'autant que celles de Mahmoud Darwich n'ont pas été médiatisées de la même manière.
Discrimination par rapport à la poésie ou par rapport à l'origine nationale ?
Écrit par : Rosa | 19/08/2008
Écrit par : Feuilly | 19/08/2008
En se déplaçant à Birwa, ils avaient tous la conscience d’accomplir un acte politique. Loin des officiels, ils rappelaient discrètement que ce village aussi, appartenait à la Palestine.
Écrit par : Feuilly | 19/08/2008
de tes visions vers tes pas,
et élève ton pont
car le non-lieu est le piège
...
Vis, que la vie t'entraîne
à la vie
dépose
ici
et maintenant
la tombe que tu portes.
Qu'est le rêve ? Qu'est ce rien
qui traverse le temps,
scintillant telle l'étoile
au commencement de l'amour ? "
Extraits de " Ne t'excuse pas " - Mahmoud Darwich
( Lä ta' tadhir' ammä fa' alta )
traduit de l'arabe pae Elias Sanbar - Actes Sud.
Et, entendu, sur les terres du cimetière de Birwe,, extrait de son poème "Murale" :
" ... And walk with me in my ancestors' foot steps
silently to the rhythm of a flute
towards my eternity
And don't place a violet on my grave
it's the flower of depressed
and reminds the dead of how love died too young
Place seven ears of green wheat on my coffin and a few red anemones should you find."
Et ses amis l'ont fait sur les terres de ce cimetière où les pelleteuses nivelaient le sol pour y installer des étables...
Écrit par : Christiane | 20/08/2008
Tout cela avec notre accord tacite à nous Occidentaux.
En 1945, tout le monde était culpabilisé par ce qui était arrivé aux Juifs. L'Allemagne forcément, mais la France aussi, par sa collaboration. Quant à l'Angleterre, puisqu'elle sentait qu'elle ne conserverait pas ses colonies du Proche-Orient, elle a plié bagage en laissant un cadeau empoisonné.
La Palestine était une colonie occidentale. C'est l'Occident qui a fait le partage actuel (sous la pression légitime, certes, des Juifs dont c'était aussi le pays et qui avaient bien le droit d'avoir un état).
L'Occident aurait dû faire respecter les limites de 1948. Evidemment, vu les violentes réactions arabes, ce fut la guerre de 1967 (gagnée grâce aux mirages III français de Dassault). Israël, se sentant menacé à juste titre (son état n'avait que 19 ans), s'est défendu et s'est étendu. Depuis, il est resté dans la même logique: s'agrandir pour protéger ses frontières intérieures.
Il a peur aussi de la démographie arabe, qui est galopante. D'où l'immigration juive depuis l'Europe et la Russie, pour "remplir" les territoires.
Puis ce furent les attentats et les réactions en chaîne (le Liban envahi dans le années 80 et encore en 2006).
On n’en sortira jamais.
Le mécontentement arabe se généralise, il y a des attentats dont on se sert pour justifier une présence militaire occidentale en Afghanistan. Tout cela pour le pétrole, bien entendu. En attendant, cela nous fait 10 soldats de tués. Pour qui, pour quoi ?
Écrit par : Feuilly | 20/08/2008
Cher Feuilly, n'ayons pas peur des mots, L'Etat Hébreux est dans un logique expansionniste depuis la guerre des six jours. Faire reculer les frontières pour protéger des frontieres en-deça...
Mais ce n'est pas l'essentiel de mon commentaire. Je voulais te remercier de ce bel hommage à la poésie et au poète Mahmoud Darwich...
Bien amicalement
Écrit par : Redonnet | 20/08/2008
" J'ai derrière le ciel un ciel pour revenir, mais
Je continue à polir le métal de ce lieu, et je vis
Une heure qui discerne l'invisible. Je sais que le temps
Ne sera pas par deux fois mon allié, et je sais que je sortirai de ma
Bannière, oiseau qui ne se pose sur nul arbre
Je sortirai de toute ma peau, et quelques mots sortiront de ma langue sur l'amour chez Lorca
Qui habitera ma chambre
et verra ce que j'ai vu de la lune bédouine. Je sortirai des
Amandiers, duvet sue l'écume de la mer. L'étranger est passé
Portant sept siècles de chevaux. Il est passé là l'étranger
Pour que l'étranger passe là-bas. Je sortirai sous peu
Des rides de mon temps, étranger à Shâm et à l'Andalousie
Cette terre n'est pas mon ciel, mais ce soir est mien
Et les clefs m'appartiennent, et les minarets et les lanterne, et moi
Egalement, je m'appartiens. Je suis l'Adam des deux édens,
L'un et l'autre perdus
alors chassez-moi lentement,
Et tuez-moi lentement
sous mon olivier
Avec Lorca."
Écrit par : Christiane | 30/08/2008
Écrit par : Feuilly | 30/08/2008
Écrit par : Christiane | 30/08/2008
Écrit par : Feuilly | 31/08/2008
C'est aussi, par cette langue, apporter du bonheur à l'autre et vous le faites pour tous les migrants de passage ici, un peu à la façon d'un Brassens, quelques mots, un sourire et du vin. (Ou un cri de colère à faire trembler les murs du blogue !)
Et puis, vous éveillez la parole de l'autre et cela c'est une fécondité, une transmission de la parole. Ces mots tout simples mis bout à bout, de vous à nous puis de nous à vous puis de nous à nous puis de nous et de vous aux autres...puis...puis...
Habiter la langue et qu'elle devienne une maison ouverte sur le monde...ouverte au monde...
Écrit par : Christiane | 31/08/2008
L'échange, dans les blogues, est tout de même incroyable. Beaucoup plus que pour un livre imprimé, finalement. C'est quasi en direct et il y a interaction. Vive la technique quand elle nous rapproche.
Et puis nous sommes finalement plus nous-mêmes ici que dans la vie courante (dans le sens où je ne vais pas forcément parler de Darwich dans le métro le matin)
Écrit par : Feuilly | 31/08/2008
Mais vous avez raison, il y a ici, un charme particulier à échanger. Je crois que la tonalité de vos textes définit un peu qui cherchera à s'attarder chez vous . Je trouve que la sympathie s'établit très vite avec certains de vos amis, plus vite et plus profondément que ne le permettrait la vis quotidienne.
Un autre jour toujours dans le métro, je faisais discrètement quelques croquis de voyageurs et là c'est une dame charmante que cela a amusé. Comme je parle assez facilement, avec des inconnus, de choses qui m'intéressent, nous avons partagé un bout de ligne en évoquant cette activité, elle-même peignait !
Écrit par : Christiane | 31/08/2008
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