Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

29/09/2008

Annie Ernaux, "Les Années"

A la demande de quelques lecteurs(trices), voici la note de lecture consacrée aux "Années" d'Annie Ernaux et parue autrefois dans le "Magazine des livres".

Annie Ernaux a déjà beaucoup parlé d’elle-même dans ses livres, pourtant on ne peut pas dire qu’elle se cantonne dans la stricte autobiographie dans la mesure où elle inscrit le récit de sa vie dans le monde qui l’entoure. Loin du narcissisme ou du repli sur soi, son intention est plutôt de saisir son époque en partant de son propre personnage ou inversement de se comprendre soi-même en se replaçant dans la grande histoire du monde.

Son livre « Les Années », qui vient de sortir en février (1), est certes admirable de ce point de vue. Non seulement il représente un véritable concentré de son œuvre, mais c’est toute notre époque qu’elle nous fait revivre avec elle. Les plus jeunes d’entre nous découvrirons « de l’intérieur » les années qu’ils n’ont pas vécues, quant aux autres, c’est le cadre dans lequel ils ont vécu qui resurgira sous leurs yeux à travers les mots de la narratrice. Les années cinquante, mai soixante-huit, l’élection de Mitterrand, l’an deux mille, etc. C’est l’Histoire des historiens qui est au rendez-vous, mais une histoire à laquelle nous avons nous-mêmes participé, si pas comme acteurs, au moins comme témoins directs.

Autobiographie donc, mais autobiographie impersonnelle, puisqu’elle nous concerne tous. Elle tente de retrouver l’état d’esprit de ces périodes déjà révolues, à travers des mots, des images, des rumeurs. Cependant, elle ne les aborde pas comme on le ferait dans un traité scientifique, avec des chiffres et des statistiques, mais au contraire elle le fait à partir du milieu social qui était le sien. C’est donc une image subjective qu’elle donne de la réalité, celle qui était la sienne, autrement dit celle des gens avec qui elle vivait. A travers ce regard sur les choses, on la sent évoluer. D’abord, elle est la petite fille sage qui capte des échos de la conversation des grandes personnes, lors de ces interminables repas de famille qui l’ennuient un peu. Puis, adolescente, elle commence à prendre ses distances avec ce même milieu familial en qui elle ne se reconnaît plus , avant de s’en éloigner définitivement une fois qu’elle est diplômée de l’université. Elle porte alors un autre regard sur le monde, un regard de jeune femme adulte. Mais la manière dont elle aborde l’actualité reflète ses opinons : elle est de gauche, défend le droit à l’avortement, etc. Regard subjectif, donc, et qui se veut tel, d’une personne responsable qui subit finalement les événements plus qu’elle ne les domine (sa joie à l’arrivée de Mitterrand, sa déception par la suite).

Le livre est émouvant car il relate aussi l’avancée inexorable du temps. Annie Ernaux nous raconte son divorce, le départ de ses enfants, l’amant qu’elle prend pour passer le temps, le retour de la droite au pouvoir (époque de la cohabitation, suivie par les années Chirac) qui provoque chez elle un découragement certain, et puis surtout le vieillissement qui vient couronner cette vie dont elle se demande finalement quel en aura été le sens. C’est un peu comme si elle tentait de mettre en forme son absence future, seule manière de « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais.» Regard lucide donc, qui nous concerne tous car nous nous sentons vieillir avec elle, en même temps qu’elle.

Dans ce livre, on comprend aussi à quel point ce sont les événements qui conditionnent notre vie. Par exemple, jeune, elle vivait dans la peur de tomber enceinte. Son existence aurait donc été différente si elle était née quinze années plus tard, au moment de la généralisation de la contraception et de la liberté sexuelle. Liberté bien éphémère, car bientôt le sida fera son apparition, obligeant les partenaires à prendre de nouveau des précautions. L’individu, avec sa sensibilité et ses besoins, subit donc un peu son époque (il existe souvent des écarts entre les désirs et la réalité), époque qui a son tour conditionne son être intérieur. C’est en ce sens que l’œuvre d’Ernaux est intéressante et ce livre-ci en particulier. Nous comprenons à quel point une biographie écrite en dehors de tout contexte historique et social n’a pas de sens. L’individu s’inscrit irrémédiablement dans son époque, qui le façonne qu’il le veuille ou non. La narratrice se veut donc modeste, puisqu’elle n’est finalement qu’un produit de circonstances extérieures (milieu social, culturel, etc.). D’un autre côté, c’est cette appartenance involontaire à l’Histoire qui la sauve en partie puisque cette Histoire perdurera dans la mémoire de l’humanité. Du coup, ce qui est à la base de son destin individuel, ainsi que tous ses souvenirs, passeront un peu à la postérité. Il se trouvera toujours quelqu’un pour étudier cette époque qui fut la sienne et à laquelle elle doit tout.

A la fin du livre, elle aborde sa conception de l’écriture. Elle explique comment, étudiante, elle espérait trouver un langage inconnu « qui dévoilerait des choses mystérieuses, à la manière d’une voyante. Elle imaginait aussi le livre fini comme la révélation aux autres de son être profond , un accomplissement supérieur, une gloire » (2). Plus tard, professeur de lettres dans un lycée, mère de famille, complètement absorbée par la vie active, ces rêves d’écriture et de révélation d’un monde ineffable l’ont quittée. Elle s’est contentée d’utiliser la langue de tous pour manifester sa révolte face à un monde qui ne lui plaisait pas. Le livre dès lors, était devenu instrument de lutte. Une fois pensionnée, le besoin s’est fait sentir de révéler ce qui a été, de le sauver de l’oubli : « plus que tout, maintenant, elle voudrait saisir la lumière qui baigne des visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourriture évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure. » (3) Il s’agit donc pour elle de sauver ce qui a été et qui déjà n’est plus (sauf dans sa mémoire à elle). Il s’agit aussi de préparer ce temps où elle ne sera plus, en livrant un témoignage sur son époque, afin que les générations futures puissent se rendre compte de ce qui a été et de ce qu’elle a été. Ce témoignage qu’elle veut transmettre peut faire référence à l’avènement de la pilule ou à mai soixante-huit, mais aussi à des expériences plus intimes, comme « le regard de la chatte noire et blanche au moment de s’endormir sous la piqûre » (4), cette chatte qu’elle enterrera dans son jardin en accomplissant pour la première fois ce geste d’enfouissement, ce qui lui donnera l’impression d’enterrer à la fois ses parents décédés, son amant mort et même d’anticiper sur son propre enterrement.

Un beau livre assurément, que ces « Années », qui fait réfléchir sur notre destinée, sur le temps qui passe, sur l’Histoire des hommes avec laquelle notre vie s’est mélangée un instant avant que tout ne termine dans un grand silence.

---------------------------------------------------


Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008, 242 pages, 15,50 euros.
Op. Cit. page 240
Op. Cit. Page241.
Op. Cit. Page242.


ernaux.jpg

Commentaires

Merci

Écrit par : christiane | 29/09/2008

A vous lire j'ai à nouveau envie de me plonger dans les pages d'un livre, un goût dont j'ai un peu oublié la saveur je dois bien l'admettre . Juste par manque de concentration , pourtant j'ai toujours aimé lire , découvrir , m'enrichir , j'ai quitté l'école trop tôt . J'ai trouvé dans la lecture à me cultiver un peu plus , mais depuis quelques années cette passion s'est un peu délavée .

Écrit par : debla | 29/09/2008

Etrange, Debla, cet éloignement de votre blog, cette nostalgie de la route et du monde des libres fils du vent et ce désir exprimé, ici, du livre... et par n'importe quel livre puisque celui-ci est un livre de femme qui contient des secrets de fille et de femme...un livre de la transmission...
Votre envie de route a-t-elle à voir avec l'écriture, hors blog ? Vous dîtes avoir quitté l'école très tôt , vous être éloignée des livres et pourtant vous écrivez sur les gitans avec tant de finesse. D'où vous viennent ces mots, cette langue ?
Il est étrange que Feuilly ait si bien élucidé les livres de Annie Ernaux, pourtant c'est un homme... Je croyais leur planète plus éloignée de la nôtre... Diable d'homme !

Écrit par : christiane | 29/09/2008

Eloignement temporaire sur mon blog , qui devienait trop journal intime à mon goût , un recul c'est tout ...Pour le monde des " fils du vent " je suis dans la continuité avec mon fils et mes petites filles , issus de ce monde .... Mais ce n'est pas la place ici pour raconter ma vie .....
Fueilly réveille mes envies de lecture , aprés avoir passé beaucoup de temps à écrire ma propre histoire avec mes mots , mes ressentis , je ne sais parler que dans l'émotion ....... Et mon vécu trimballe des tonnes d'émotions......
J'ai mis beaucoup de temps à commenter ici car je ne me sentais pas à la hauteur. Feuilly est trés cultivé ainsi que ses commentateurs (rices ) ........

Écrit par : debla pour Christiane | 29/09/2008

@ Debla:

"A vous lire j'ai à nouveau envie de me plonger dans les pages d'un livre"
Voilà qui me fait bien plaisir, car le but de ces impressions de lectures est évidemment d’amener d’autres personnes à ouvrir ces livres. Même si vous avez pris du recul avec la lecture, ce n’est pas grave, il suffit d’y revenir. L’avantage de la littérature, c’est qu’on peut entrer dedans à tout moment et sans connaissance particulière préalable (à la différence des mathématiques, par exemple, qui demandent d’avoir assimilé certaines notions avant de pouvoir continuer).
Certes, certains auront peut-être une manière plus intellectuelle d’aborder un livre, mais leur lecture ne sera pas pour cela meilleure. En effet, ce qui compte le plus, c’est l’émotion que le texte suscite en nous et finalement la réflexion à laquelle il nous amène. Or, vous dites précisément ne savoir écrire que dans l’émotion. On peut donc supposer qu’il en sera de même pour la lecture. Ne boudez pas votre plaisir et lisez donc sans complexes.

Écrit par : Feuilly | 29/09/2008

Bon, Feuilly a bien dit ce qu'il fallait dire.
J'ajoute que votre fils et vos petites-filles doivent être très beaux et très indépendants !
(Un très beau livre, réédité et paru en folio -Gallimard : la petite gitane de Michel de Cervantès (2 euros)
et le livre vitriol "Le chant des gitans"(Albin Michel) de cette journaliste new-yorkaise ,Fernanda Eberstadt (et Jonh Updike)qui s'est immergée dans la communauté gitane de Perpignan et qui dénonce les pratiques du maire UMP envers la communauté au moment des élections !)
Amitiés et...n'oubliez pas de réouvrir votre Blog après cette pose !

Écrit par : christiane | 29/09/2008

Et n'oublions pas le film culte de Kusturica, "Le temps des gitans" avec sa merveilleuse musique.

http://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Temps_des_Gitans

Écrit par : Feuilly | 29/09/2008

Je suis heureuse que vous ayez aimé ce film, Feuilly. Flamboyant, complètement fou, enivrant et poignant...
Votre analyse des livres d'Annie Ernaux est étonnante.
Avez-vous lu (puisqu'on parle lecture, c'est ici...le... lieu possible !..) le chapitre VI de B.Redonnet ? C'est méchant à souhaits ! Je me suis bien amusée !

Écrit par : christiane | 29/09/2008

J'ai vu ce film bien sûr , il a eu un impact incroyable ce qui a permis sans nul doute un regard différent sur les Tziganes .... Par contre je ne me suis pas du tout reconnue car j'ai vécu de mon temps chez les Tziganes tout autre chose ..... Les Rôm de Roumanie sont sédentaires , établis dans des villages, mais ils sont considérés comme de véritables parias ... Je connais des Tziganes Français depuis plusieurs générations , des voyageurs , qui passaient la saison d'été aux Saintes Maries de la mer pour gagner leur vie . Bien sûr ils gardent leur racines de l'Europe de l'Est bien ancrées en eux ( surtout musicalement ) mais la vie de tous les jours est si différente de ce que montre ce film ..... J'ai eu la même impression "d'inconnu" avec Gadjo Dilo de Tony Gatlif mais je ne prétends pas tout savoir sur le monde Tzigane .....Mon expérience est tout simplement trés différente ..... Le seul film que j'ai vraiment aimé retrace musicalement le départ de l'Inde mère jusqu'à l'Espagne où sont établis les Gitans Kalé .... C'est Latcho drom ( bonne route ) de Tony Gatlif ....... Mais je m'éloigne de la teneur de votre note ......

Écrit par : debla pour Feuilly | 29/09/2008

Pour Debla et Feuilly,
sur dailymotion.com et sur googlevideo.fr
on peut voir et entendre de larges extraits de Latcho-drom :
l'Inde (10 mn)
l'Egypte (9mn)
l'espagne ( 10 mn)
Et Christophe Lartilleux (à qui on doit la bande-son du film) sur sa guitare où il a inversé les cordes des aigus et des graves pour obtenir ce son tellement nouveau.
Dans l'extrait tourné en Inde, cette jeune femme dansant pied nus sous l'arbre avec ses voiles flottants autour d'elle et l'enfant chantant à pleine voix juste accompagné par le tambour : c'est magnifique. Allez voir et entendre !
Quand même, quelle aventure ce blog ! que de belles rencontres autour des livres !

Écrit par : christiane | 29/09/2008

Contente de te retrouver ici où tu livres des parties de toi que je n'ai jamais lu même sur ton blogue.Magie des blogues.
On est conditionné par les événements comme le souligne Feuilly mais aussi par les gens que l'on rencontre.

Écrit par : Rosa à Debla | 29/09/2008

@ Debla: que vous ne vous soyez pas reconnue dans le film de Kusturica ne m'étonne pas. Je m'étais d'ailleurs posé la question à l'époque de sa sortie au sujet de la véracité du témoignage qu'il proposait. Mais bon, c'est un film qui fait appel au rêve et à l'imaginaire aussi et c'est sans doute ce qui explique son succès. C'était tout de même un tour de force de parvenir à proposer un film sur un tel sujet à une population en principe assez hostile au phénomène gitan.

Écrit par : Feuilly | 29/09/2008

Debla,
vous imaginez, si vous l'écriviez ce livre de votre vie. ..Tout ce que vous pourriez nous apprendre...qui nous mettrait le coeur en fête. C'est peut-être cela que le livre d'Annie Ernaux a réveillé en vous grâce au texte si fort de Feuilly...

Écrit par : christiane | 29/09/2008

* un tour de force assurément !
mais la condition des Rôm depuis l'espace Schengen empire , car des familles entières pensent trouver un el dorado en venant en France , ils se retrouvent dans des bidonvilles vivant dans des conditions inhumaines .......
Pour revenir aux livres , peu de Tziganes dans les années 1970 savaient lire , j'étais un peu leur écrivain public ....mes copines ne comprenaient pas ma passion des livres .... Mais j'ai fait des rencontres extraordinaires d'érudits Tziganes comme Torino Zigler , poète , peintre et Matéo Maximoff grand écrivain Tzigane ...... Ce sont des mémoires écrites ( décédés tous les deux ) ...... L'histoire du peuple Tzigane était passé oralement un peu à la manière des griots d'Afrique ......Malgré les embûches les traditions millénaires sont passées de bouches à oreilles pendant des générations ....

* Christiane , j'ai écris mon histoire , le manuscrit n'est pas corrigé , mais il existe en brut , environ une centaine de pages word ....

Écrit par : debla pour Feuillyet Christiane | 29/09/2008

Bravo, Debla. On a besoin de ce livre.

Écrit par : christiane | 29/09/2008

A mon avis c'est le genre de "tranche de vie" qui devrait intéresser les éditeurs. Quant aux corrections à apporter au manuscrit, ils ont leurs spécialistes. De toute façon, ils modifient toujours, quel que soit le texte présenté (compromis entre les nécessités de vendre des choses qui plaisent et l'originalité de l'écrivain). Et quant à la langue et bien je connais quelqu'un qui connaît une correctrice d'une maison d'édition. Il m’a cité un écrivain connu dont les manuscrits étaient remplis de fautes de grammaire et d'orthographe. La correctrice modifie le tout et parfois même des phrases entières. L'écrivain, dans ce cas précis, n'apportait que l'intrigue du roman, finalement, mais pas le style. C’est tout de même affligeant, je trouve. En fait, c’est encore le cas classique de quelqu’un qui était déjà connu dans un certain milieu et à qui on a demandé d’écrire. Le succès venant, il a continué.
Vous voyez que vous n’avez vraiment pas de complexes à avoir ! Vous faites déjà mieux que lui.

Écrit par : Feuilly | 29/09/2008

Merci beaucoup feuilly , venant de vous ce compliment me va droit au coeur ....J'ai déposé ce manuscrit tel quel .... Je verrais plus tard pour la correction et la mise en page .... J'ai encore des modifications à apporter car la mémoire se réveille en écrivant .......
Bon feuilly je vais laisser votre espace , nous parlons trop de moi ......
Bonne soirée , hou là là vu l'heure : bonne nuit !

Écrit par : debla pour Feuilly | 29/09/2008

je partage ce qui est dit dans ce très beau billet.
Ce livre offre une expérience de lecture très originale et très troublante.
C'est vrai qu'on peut tous s'y retrouver, et par la manière la plus paradoxale.
c'est un livre qu'il ne faut pas manquer :)

Écrit par : sylvie | 23/11/2008

Mais je vois d'après votre site qu'Ernaux n'est pas une inconnue pour vous.

Écrit par : Feuilly | 25/11/2008

Les commentaires sont fermés.