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30/09/2008

La nef des fous

Sur la mer flottent des navires qui ne vont nulle part. Des capitaines désabusés en tiennent la barre, noyant dans l’alcool la certitude de n’arriver jamais à aucun port.
C’est à peine s’ils se souviennent d’où ils ont pu partir un jour. Il est vrai que c’était il y a plus de mille ans !

Pour passer le temps, ils contemplent les nuages et s’amusent à deviner, dans leurs masses cotonneuses, les formes les plus étranges. Voici qu’apparaît un éléphant fantastique avec sa trompe dressée et là une île merveilleuse avec ses cocotiers. Plus loin, ils croient voir des châteaux ultramarins ou bien encore le visage d’une femme qu’ils auraient pu aimer.

Quand ils sont las de ces jeux stériles, ils observent les dauphins qui, parfois, jaillissent des profondeurs pour se transformer en gerbes d’écumes et disparaître dans le néant de l’onde.
Soudain, un oiseau pousse un cri de désespoir et vient se poser, exténué, tout en haut du mât d’artimon. Aussitôt, on fait descendre les voiles afin d’immobiliser le bateau. En effet, il convient que se repose ce messager des dieux qui n’a traversé l’éther que pour en signifier toute la vacuité. L’arrêt peut durer deux heures comme deux ans, cela dépend de l’oiseau et des rêves qui hantent son sommeil.

Pour s’occuper, on descend dans la cale, où, dans de vieux coffres de pirates, s’entassent des livres incroyables. On lit alors les Mille et une nuits, Lautréamont ou bien ce poète fou qui voulait remonter des fleuves mystérieux. En cherchant bien, on trouvera le Cantique des cantiques, Aristote, Montaigne et même les récits qu’un poète fit du périple d’Ulysse sur la grande mer salée. Le livre peut être écrit en hébreux, en grec ou bien en un sabir étrange, cela n’a aucune importance car il se trouve toujours un marin pour en comprendre le sens. Il s’assoit habituellement à califourchon sur un vieux tonneau de vin et commence la lecture à haute voix. Les autres n’y entendent rien, mais peu importe. Ils se laissent bercer par la musique des mots et observent les variations qui s’opèrent dans le regard de celui qui lit. Ils tentent alors de deviner le sens de l’histoire mais ce qu’ils imaginent est souvent encore plus beau que ce que l’auteur a voulu dire.

A la fin de la lecture, qui dure généralement entre deux et quatre jours, un des marins remonte sur le pont pour voir si l’oiseau dort encore sur le mât d’artimon. Si c’est le cas, on recommence un autre livre, sinon, on lève les voiles et on repart.

La proue aventureuse fend les flots en silence et le soleil éternellement au zénith darde des rayons de feu, insupportables. Pour se rafraîchir, on boit du vin de palme ou du thé d’Arabie. Souvent, un marin sort de sa poche un vieux jeu de cartes ou des dés. On essaie aussitôt de tromper le destin et de voir si la chance peut tourner. Elle ne le peut pas, évidemment, alors, le vin aidant et l’ivresse gagnant petit à petit, on sort les couteaux et on sombre dans des combats inouïs.

Pendant ce temps, dans la cabine du capitaine, un perroquet sourd psalmodie des prières en latin.

Plus tard, bien plus tard, quand les plaies seront pansées et les morts jetés à la mer, on recommencera à regarder les nuages et on y cherchera le reste de ses espérances. Puis on rêvera des sables d’Abyssinie, des fleuves d’Amérique ou des plaines de Russie, bref de tous ces lieux qu’on n’atteindra jamais. Pour se consoler, on dira qu’il vaut mieux ne pas les visiter, afin de mieux pouvoir les imaginer.

Car vous l’aurez compris, sur cette nef des fous que n’auraient reniée ni Erasme ni Bosch, seul compte l’imaginaire, qui permet d’oublier une partie de la réalité. De toute façon celle-ci est éphémère et est appelée à disparaître, alors à quoi bon s’en préoccuper ? Seuls importent les rêves insensés et les songes les plus creux et quand le vin est bu et que les bouteilles sont vides et jetées à la mer, les marins se mettent à fredonner des chants incroyables, où il est question de femmes, de corps qu’on dénude, de parfums exotiques et d’extases infinies au creux de hanches souples.

Les plus vieux leur répondent par des refrains d’autrefois. Ils parlent des corsaires et de leurs combats brûlants à la verticale des tropiques, en un lieu étrange au large des Sargasses. On dit que là-bas existe une île entourée d’algues noires comme la mort et que ceux qui s’avancent dans ce marécage n’en reviennent jamais. D’autres prétendent que c’est là que vivent les sirènes à la peau dorée comme le blé et aux yeux aussi bleus que l’océan. Elles chantent d’une voix somptueuse et attirent à elles les marins enivrés d’amour et de musique sacrée. Celui qui n’est pas englouti par les algues visqueuses et qui parvient au rivage finit par se donner la mort devant tant de beauté. Les sirènes, alors, recouvrent son corps de branches de bananier et elles entament des chants funèbres qu’on entend parfois de très loin, les jours de tempêtes. On dit aussi qu’elles versent des larmes sur leur éternelle virginité et sur les plaisirs qui leur sont toujours refusés. Mais on dit tant de choses !

Quand enfin vient la nuit aux multiples étoiles, les marins se séparent. Les uns vont dormir dans la cale, qui sent bon le vieux tabac, tandis que les autres tendent leur hamac entre les mâts. Par habitude, le plus ancien des capitaines prend la barre, mais il est souvent le premier à s’assoupir, terrassé par l’âge, la chaleur et l’alcool. Cela n’a aucune importance puisque le bateau ne va nulle part et qu’aucune terre jamais n’apparaît à l’horizon. Les plus jeunes, eux, s’endorment lentement en contemplant la lune, aux formes troublantes et douces, et dont la clarté bleue se répand sur le pont en flaques de lumière. Ils ferment les yeux et rêvent des sirènes à la blanche poitrine; certains croient même entendre leurs chants mélodieux, mais ce n’est que le bruit monotone et obstiné de la houle qui frappe la carène du bateau maintenant livré à lui-même. Quant aux autres marins, ceux qui se sont réfugiés dans la cale, ils ont allumé une lampe tempête et écoutent, un peu inquiets, les craquements sourds des poutres et de la charpente. C’est le voilier tout entier qui gémit sous la pression des vagues nocturnes et on dirait que de fatigue et de lassitude il va s’ouvrir en deux et se livrer à la mer, couler dans les grands fonds et puis s’immobiliser tout en bas sur un lit de sable vierge et pur comme il en existait au commencement du monde.

Le vent s’est levé et le bateau file maintenant à vive allure, en aveugle dans la nuit noire. De gros nuages sont venus manger la lune et un éclair, suivi d’un roulement de fin du monde, illumine parfois les lointains incertains. Dans les bas-fonds, des monstres d’un autre âge se sont réveillés, beuglant des chants désespérés qui se répercutent dans l’onde. Bientôt la proue fend une masse informe d’algues noires. Les marins dorment. Ils ne savent pas que la mélodie qui hante leur sommeil est bien maintenant le chant des sirènes dont ils contemplent en rêve les corps nus et sveltes. Dans leur sommeil, ils entendront comme des musiques mystiques qu’on jouerait dans des églises sous-marines. Ils verront ou croiront voir les peuples de la mer agenouillés en extase tandis que l’officiante, toute de blanc vêtue, chantera a cappella des poèmes étranges et troublants, repris à contre-temps par un chœur de jeunes filles. A la fin, le blanc vêtement ne sera plus dans leurs songes qu’une voile de navire flottant à la dérive dans les grands vents océaniques tandis que les chants mélodieux se confondront avec le bruit du ressac sur une plage du bout du monde.

Restera le navire, ballotté par la houle et tanguant sous les roulis. A l’horizon, une lumière incertaine enflammera les nuages, qui sembleront brûler comme l’Alhambra à la chute des Almohade. Abû Abd Allâh As-Saghîr, une nouvelle fois, livrera Grenade et l’Histoire sera définitivement écrite dans le sang.

Puis la lumière apparaîtra, blanche sur la mer bleue et les marins qui se réveilleront croiront un instant avoir basculé dans un autre monde, tant le calme alentour sera impressionnant et le temps comme suspendu pour l’éternité.

Soudain, un oiseau criera dans le ciel nouveau et viendra se poser sur le mât d’artimon. Alors tout recommencera et aujourd’hui sera comme hier et demain comme aujourd’hui. Le soleil brillera et on jouera aux cartes ou on lira Homère et son éternelle Odyssée. Le voyage, semble-t-il, n’aura jamais de fin.

"Feuilly"