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11/02/2009

La cabane dans les bois (4)

Il serait vain, ici, de raconter par le détail ce voyage aussi incroyable qu’insolite. Je pris un billet au hasard et me retrouvai dans un train qui aussitôt fendit la nuit noire en direction des ports de l’Atlantique. Dans le petit jour blafard, l’océan m’attendait, marquant la fin des terres et du monde habité. Je suis resté trois jours à le contempler, fasciné par ses vagues immenses qui venaient mourir sur les rochers dans un fracas de fin du monde. Il y avait de la rage dans cette écume baveuse, qui semblait d’abord vouloir tout anéantir puis qui se rendait compte finalement de son impuissance. Elle se tordait alors de désespoir le long des pierres usées, les enlaçant d’une dernière caresse mauvaise et cependant résignée avant de retomber dans le néant de l’onde. Mais aussitôt, révoltée devant sa propre défaite, elle recommençait une nouvelle attaque, voulant imposer le règne de l’élément liquide à cette terre prétentieuse qui osait lui faire face. Hélas, c’était pour essuyer un nouvel échec, d’autant plus cuisant que l’attaque avait été forte. La vague se tordait alors de douleur et, dans un grognement de fauve, regagnait son antre liquide.

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Pendant trois jours et trois nuits donc, je suis resté là, aussi patient que l’océan, pour tenter de savoir qui allait finalement remporter cette bataille au devenir improbable. Je dormais sur la plage, à même le sable, emmitouflé dans un sac de couchage de fortune et grignotant les quelques biscuits que j’avais emportés. Dans mon sommeil, il me semblait entendre le hurlement des loups, tout là-bas, dans la forêt que j’avais quittée. Je me réveillais en sursaut : ce n’était que le bruit de la mer qui lançait une nouvelle attaque, plus meurtrière encore que les précédentes, si on en jugeait par le bruit assourdissant et par les embruns qui arrivaient jusqu’à moi, laissant sur mes lèvres un goût amer et inconnu. Je me rendormais aussitôt et faisais d’étranges rêves, dans lesquels des bateaux démâtés partaient à la dérive, poussés par des courants inconnus. Au petit matin, la chaleur du soleil sur mes joues me réveillait. La plage était déserte et la mer, vaincue, avait reculé aussi loin qu’il était possible d’imaginer, laissant à découvert une vaste étendue de sable mouillé. Les mouettes s’y étaient donné rendez-vous. Elles se rassemblaient par centaines, cherchant leur nourriture avec une avidité inquiétante et lançant des cris assourdissants. Il me semblait vivre le premier matin du monde, avant même l’apparition de l’homme.

Puis je suis parti, longeant la côte vers le Sud dans des trains cahotants qui s’arrêtaient dans tous les villages. Après la Charente, ce fut Bordeaux « et ses vastes pontons » comme dit le poète et dans ma tête je fredonnais la chanson de Ferré. (« Je suis un grand bateau descendant la Garonne »). Du haut du pont d’Aquitaine, j’ai contemplé l’estuaire, qui n’en finissait pas de s’élargir en direction de l’horizon tandis que l’immense fleuve, imposant et majestueux, s’avançait gravement vers la mer sans savoir encore qu’il allait à la mort. Derrière moi, dans mon dos, je sentais la présence de dix mille hectares de vignoble qui venaient mourir par vagues successives et je pensais à tous ces hommes qui avaient travaillé cette terre et ces ceps depuis la plus haute Antiquité. Il me semblait être à la jonction de l’histoire et de la géographie, du temps et de l’espace. Paris était bien oublié.

Plus loin, dans la grande plaine, bien plus loin, devait se dresser le château de Montaigne et je me dis que c’était cela aussi voyager : retrouver les lieux décrits dans les livres que l’on a lus ou marcher sur les traces des écrivains qu’on a aimés. Et je me demandais si le paysage dans lequel ces génies ont vécu avait influencé leur pensée. On n’imagine pas un Pierre Loti sans la mer ni un Giono sans sa Provence. Qu’aurait écrit ce dernier s’il n’avait pas vécu à Manosque mais à Roubaix, Rennes ou Rouen ? Difficile à dire.

Puis ce fut la traversée des Landes, avec ses pins maritimes et ses odeurs de résine envoûtantes. Sur cent kilomètres, ce ne fut qu’un seul parfum, tenace et obstiné, qui se répandait dans la chaleur estivale.


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A Hendaye, il fallait attendre pour prendre le train vers l’Espagne et pendant deux bonnes heures j’ai arpenté les bords de la Bidassoa. En son milieu, se trouve l’île des faisans. C’est là qu’autrefois les rois de France et d’Espagne mirent fin à la guerre de succession qui opposait leurs deux pays. En terrain neutre, au milieu de l’eau, cette île qui n’était pas plus française qu’espagnole avait permis de trouver un terrain d’entente et de concilier les susceptibilités des grands de ce monde, personne ne voulant mettre un pied chez son voisin ou avoir l’air de faire un pas en sa direction. Les Pyrénées barraient l’horizon, superbes, imposantes et complètement indifférentes à ces querelles humaines, fussent-elles royales. C’est qu’elles savaient qu’il n’y avait qu’une seule et vraie frontière entre les deux pays et que cette frontière, c’étaient elles qui l’imposaient. On se dit parfois, rien qu’en contemplant les paysages, que les querelles des hommes sont bien vaines et leurs ambitions bien stériles.

J’allais d’ailleurs avoir l’occasion de me rendre compte à quel point l’espèce humaine est étrange. J’étais enfin installé dans le petit train qui conduit à San Sebastian et à à peine avais-je traversé Irun qu’un bruit sec fit sursauter tous les passagers. Une des vitres du wagon avait failli voler en éclats. En son centre, on pouvait voir un trou circulaire : c’était un impact de balle. Bienvenue dans la guerre urbaine, bienvenue au pays basque.

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00:31 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature

10/02/2009

La cabane dans les bois (3)

Je suis arrivé au village vers midi. Les rues en étaient désertes, les habitants étant probablement occupés à déjeuner chez eux. Il régnait un grand silence, qui me parut plus pesant que celui de la forêt. C’est que ce silence, même s’il pouvait se comprendre à cette heure, avait je ne sais quoi d’inquiétant, un peu comme si une épidémie avait emporté tout le monde ou comme si un commando des forces spéciales était intervenu pendant la nuit et n’avait laissé aucun survivant. Tout imprégné de cette ambiance macabre, je me suis assis sur l’unique banc de la place, le dos appuyé au mur de l’église. C’est là en principe que l’autocar qui passait une fois par semaine devait s’arrêter à treize heures précises pour me conduire à la ville. Il ne me restait donc plus qu’à attendre.

Le temps semble long dans ces cas-là. Moi qui ne m’ennuyais jamais, je me sentais comme mal à l’aise. Je n’avais aucune envie de lire. D’une maison proche, un bruit de vaisselle et de couverts me parvint, preuve que là on était occupé à manger. Un chien passa, sans même me gratifier d’un regard. Superbe dans son indifférence, il menait sa vie de chien consciencieusement, reniflant à gauche et à droite, levant la patte là où il fallait et finalement s’éloignant la tête bien droite, fier d’être ce qu’il était. Je me suis dit que finalement les animaux avaient en eux une dignité intrinsèque que les humains n’avaient pas toujours. Chez nous, beaucoup d’individus semblent résignés ou vaincus. Certains respirent l’ennui, d’autres semblent ne plus rien attendre de la vie. Ils marchent en baissant la tête, sans un sourire, soumis aux obligations qu’ils se sont eux-mêmes imposées. L’animal au contraire, s’il est moins intelligent et s’il se pose moins de questions existentielles (et probablement pas du tout), n’en est pas moins content d’exister. Il semble contenir en lui sa propre perfection. Avez-vous déjà vu un chat devenir dépressif parce qu’il n’a pas réussi à attraper une souris ? Non, il se concentre davantage et attrape la suivante, c’est tout. Un homme, dans des circonstances similaires, se met à douter de lui-même et pour s’apprécier il se croit obligé d’accomplir des exploits au-dessus de ses forces. Le chien que je venais de voir, lui, trouvait son équilibre en lui-même et non en dehors de lui.

J’en étais là de mes réflexions quand un bruit étrange se fit entendre. L’autocar arrivait dans un grand nuage de fumée. Bringuebalant, toussotant et râlant, il se traînait comme il pouvait. A la fin, il s’immobilisa devant moi dans un dernier hoquet, comme s’il venait de rendre l’âme. Une forte odeur d’huile et de gazole brûlés envahirent la petite place. Il fallait croire que le mécanicien de la compagnie avait pris sa pension et qu’il n’y avait plus personne pour régler le moteur. Tant pis pour la pollution ! Manifestement, dans cette campagne reculée, ce n’était le souci de personne. Les portes s’ouvrirent dans un grincement et une petite vieille descendit péniblement les trois marches qui la séparaient du sol, se tenant comme elle pouvait à une rampe métallique qui semblait devoir se détacher d’un moment à l’autre. Par miracle, l’ancêtre mit le pied à terre sans encombre, non sans me lancer au passage un regard noir et méfiant. Etait-ce ma jeunesse qu’elle enviait ? Ou bien avait-elle reconnu l’étranger de la cabane, celui qui vivait au milieu des loups et dont on devait parler le soir au coin du feu ?

Sans me poser de questions, je montai dans l’autocar, pris un ticket et allai m’asseoir sur la banquette du fond. Il n’y avait aucun passager et quant au chauffeur, il ne m’avait même pas salué et n’avait pas prononcé la moindre parole en me rendant la monnaie. Tout cela était assez lugubre et je n’étais pas fâché de m’en aller. Dans un râle étrange, le moteur se remit en marche. L’autocar fit deux ou trois bonds et s’achemina finalement vers la sortie du village. Nous fîmes un écart pour éviter la petite vieille qui trottinait au milieu de la route. A une des maisons, je vis distinctement un rideau bouger puis retomber vivement à notre passage. En me retournant, j’aperçus même quelques habitants : ils commençaient à sortir de chez eux et ils regardaient l’autocar s’éloigner. Etrange contrée tout de même !


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Le lendemain dans l’après-midi, j’étais à Paris et je flânais au milieu de la foule le long des quais de la Seine. Le beau fleuve d’Apollinaire coulait calmement sous ses ponts et les librairies d’occasion étaient ouvertes. Le dépaysement était total, comme on s’en doute. L’autocar m’avait d’abord conduit dans une ville. De là j’avais pris un train, puis encore un train, de nuit celui-là, et finalement un TGV m’avait amené directement ici. On ne comprend pas comment deux mondes aussi différents peuvent cohabiter et être finalement aussi proches l’un de l’autre puisqu’une seule journée de voyage suffit à les relier. Ceci dit, il en est ainsi de tout. La nuit, qu’on a du mal à imaginer en plein midi, finit toujours par rattraper le jour et même par l’évincer, ce qui prouve que les contraires se rejoignent. Et, pour prendre un autre exemple, qui a-t-il de plus différents qu’un homme et une femme ? Ils vivent dans des mondes parallèles, opposés même et pourtant les rencontres existent, d’autant plus fortes qu’elles sont plus soudaines.

Tout cela pour dire que ma vie à Paris était à l’opposé de celle que je menais auparavant. Néanmoins, après une semaine, je dus constater que j’avais pris de nouvelles habitudes, tout aussi régulières finalement que les précédentes. La seule différence résidait dans le fait que la visite des musées remplaçait mes promenades en forêt, mais finalement je me sentais aussi isolé ici au milieu de la foule que je ne pouvais l’être là-bas au milieu des arbres. A la limite je me sentais même plus seul, car la nature m’apportait le calme et l’apaisement tandis que je me sentais exclu de cet attroupement de badauds, qui ne me voyaient pas et que je ne voyais pas. A la longue, un sentiment de malaise s’empara de moi, sentiment que je ne parvenais même pas à vaincre une fois rentré à l’hôtel. La lecture des livres me semblait plus fade, dans cette chambre de passage, et les histoires racontées moins essentielles, comme s’il avait fallu la chaleur et l’intimité de mon feu de bois pour leur donner tout leur sens.

Je n’étais pas parti pour m’enfermer dans une chambre d’hôtel mais pour découvrir le monde. Or Paris n’était pas le monde, même s’il en était le centre. Force fut donc de repartir.


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09/02/2009

La cabane dans les bois (2)

Ces nuits-là, je sombrais aussitôt dans le sommeil, que venait parfois interrompre le hululement d’une chouette, dans la clairière toute proche. Je savais que si je me levais, je la verrais sur la branche du grand chêne, les yeux écarquillés dans ma direction, semblant s’étonner sur le sens de ma présence en ces lieux. Mais à quoi bon me lever ? Il faisait froid dans la chambre et j’étais si bien sous ma couette ! Je me rendormais aussitôt, mais des rêves étranges souvent peuplaient mon sommeil. C’était toujours le même rêve, en réalité, mais sous des formes différentes. Il s’agissait d’une femme que j’aurais aimée autrefois (mais quand ?) et qui surgissait comme cela du cœur de la nuit. Elle avait les yeux en amandes comme une louve et me fixait intensément. Cette fixité même m’effrayait un peu et à chaque fois je croyais entendre les hurlements de la meute dans les lointains. Etait-ce le fruit de mon imagination ou y avait-il vraiment des loups occupés à chasser quelque part, je ne saurais le dire. Ce qui est sûr, c’est qu’à chaque fois je les entendais et je sentais mon sang se glacer tandis que la femme continuait à me regarder intensément. Que désirait-elle, quel message voulait-elle transmettre, dans quel but était-elle venue ? Mystère. Pourtant il me semblait percevoir vaguement comme un reproche dissimulé derrière ce regard intense. Comme si je l’avais abandonnée un jour, alors que je ne l’avais jamais vue en dehors de mes rêves. Souvent, je me réveillais en sursaut, saisi d’effroi, tremblant presque. Autour de moi, régnait l’obscurité la plus totale. En prêtant l’oreille, on entendait seulement le trottinement des souris, là-haut au grenier, qui devaient être occupées à grignoter mes réserves de pommes.

Alors je me rendormais, pour ne pas continuer à fixer l’obscurité. Mais aussitôt la femme revenait. Elle était plus jeune cette fois et me souriait. Moi, je ne savais que faire. Parfois, j’essayais de lui parler, mais elle mettait un doigt sur ses lèvres, me signifiant par-là qu’il ne fallait rien dire ou que tout, déjà, avait été dit. Dans son regard, il y avait maintenant une sorte de tendresse. Petit à petit, ma peur s’estompait et je me sentais en confiance. C’est moi, maintenant qui la regardais, tandis qu’elle ne semblait plus s’apercevoir de ma présence. Elle était là, se promenant dans la clairière, sans but précis. Parfois, elle appuyait son front contre le tronc du grand chêne et je sentais comme de la tristesse dans son attitude. J’aurais voulu lui venir en aide, la consoler peut-être. Alors dans mon rêve je me levais et marchais vers elle en vacillant, mais à chaque fois que je j’atteignais enfin l’arbre, elle avait disparu. Une grande tristesse s’emparait alors de moi et il m’est arrivé de me réveiller en pleurs.

Un jour j’en ai eu assez et j’ai décidé de partir. Ce n’était pas que ma vie dans la forêt ne me plaisait plus, bien au contraire, mais ces rêves récurrents devenaient des cauchemars. J’en étais arrivé à ne plus oser m’endormir de peur de me retrouver à nouveau devant ces yeux de louve qui me fixaient ou bien devant cette jeune fille évanescente. Il fallait réagir sinon j’allais devenir fou. Mes lectures, qui n’étaient que plaisir pur au début, étaient en train de devenir un moyen commode pour échapper au sommeil et donc aux rêves étranges qui les habitaient. Je lisais maintenant toute la nuit pour fuir mon tourment, mais c’était un mauvais calcul car alors je dormais toute la journée, terrassé par l’épuisement. Je me réveillais qu’il faisait déjà noir, je ne sortais plus en forêt (les loups me semblaient de plus en plus nombreux), me traînais jusqu’au matin suivant, bref, je vivotais et ne parvenais plus à trouver l’épanouissement que j’étais venu chercher ici. Il me fallait donc partir au plus tôt, tout quitter, tout abandonner et aller chercher dans un ailleurs improbable ce que ne me donnait plus ce lieu reculé.

Un matin, je refermai donc la porte et mis la lourde clef au fond de ma poche. Sans me retourner, je pris le chemin qui conduisait au village, distant de seize kilomètres. En passant près du grand chêne, je ne pus m’empêcher de poser mon front contre son écorce rugueuse, imitant ainsi le geste que j’avais si souvent vu faire à la jeune fille de mon rêve. En moi, nulle tristesse, mais plutôt l’impression qu’un jour je reviendrais, apaisé, après avoir couru le monde. Puisse le destin me faire découvrir ce que je cherchais et dont j’ignorais moi-même la nature.


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00:40 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : littérature

07/02/2009

La cabane dans les bois (1)

Autrefois j’habitais une petite maison, en bordure d’un grand bois. Personne aux alentours, rien que les loups qui parfois, en hiver, venaient renifler le seuil au milieu de la nuit.

Qu’auriez-vous voulu que je fisse, en cette contrée, si ce n’est me promener dans la forêt immense et tenter de me retrouver après m’y être perdu. Je marchais donc ainsi, des journées entières, observant les mélèzes résineux et odorants ou bien guettant le vol des oiseaux de proie, qui, tout là haut, lançaient dans le ciel leur cri de fin du monde. J’arpentais les sous-bois, empruntais les halliers, longeais des marécages aux limites imprécises, rampais sous les ronciers, débouchais dans des clairières inondées de lumière et revenais vers ma demeure par des chemins de traverse, passablement troublé de ces expéditions fantastiques, mais complètement heureux.

Le soir, pour me distraire, quand la grande nuit était venue, j’allumais un feu dans la cheminée, puis je m’installais devant l’âtre, à même le sol, me chauffant et m’éclairant tout à la fois grâce aux belles flammes qui crépitaient doucement. Quand j’avais bien songé, quand j’avais bien rêvé, quand tous les incidents de la belle journée s’étaient ordonnés comme il se doit dans les tiroirs de ma mémoire, je prenais un livre et entamais ma lecture. Les heures défilaient sans que je ne m’en rendisse compte, tant j’étais captivé par ces récits de voyage, et souvent l’aube naissante me surprenait là, grelottant légèrement devant l’âtre éteint. Alors, à regret, je fermais le livre aux enchantements et m’acheminais comme je pouvais vers mon lit, les yeux mi-clos, déjà tout endormi, tandis qu’à l’extérieur le cri du premier oiseau troublait l’éternel silence.

Ces jours-là, évidemment, je me levais tard, fort tard même parfois et il était impensable d’aller arpenter la grande forêt toute la grande journée. Alors, après avoir vaqué à mes menues occupations, je replongeais dans le livre comme dans un bain tiède et doux et poursuivais ma lecture. J’en étais resté au moment où la première croisade se mettait en marche ou bien j’avais laissé les soldats du roi de France en train d’assiéger le dernier château cathare. L’Histoire était là, dans ma chambre, et les Huns sanguinaires ou les Vandales intrépides n’en finissaient pas de déferler sur l’Europe, tuant et saccageant des peuples innocents, allumant des brasiers incroyables qui éclairaient encore ces siècles reculés. La marche du monde était là, dans ces événements du passé et je croyais entendre les pas des légions romaines sur les routes dallées ou les cantiques des moines dans le chœur des abbayes cisterciennes. Voici Napoléon partant vers la Russie, ne se doutant pas que l’hiver l’attend là-bas, au creux des steppes asiatiques, et voilà Hannibal traversant les Alpes avec ses éléphants, débouchant dans la plaine du Pô et contemplant la belle Italie inondée de lumière et offerte à lui comme un corps de femme.

Je lisais si longtemps et je vivais si intensément le contenu de ces livres que le soir me surprenait sans que j’eusse mis le nez dehors. Alors je me faisais un peu violence et laissais Roland à son sort, aux prises avec les Basques au col de Roncevaux et je m’enfonçais dans la nuit. Souvent il pleuvait et le bruit des gouttes sur les feuilles me rappelait l’écho sonore des cathédrales du Moyen-Age, au point qu’il me semblait entendre de nouveau les chants de ces moines dont j’avais lu la veille la vie recluse et tout entière tournée vers l’au-delà. « Aurais-je été moine, moi aussi, si j’avais vécu à cette époque reculée ? » me demandais-je en souriant intérieurement. C’eût été probable car après tout ma vie recluse dans cette contrée déserte s’apparentait un peu à leur démarche mystique. Ne voyant personne, sans cesse plongé dans mes lectures, il n’y avait pas grand chose qui me différenciait d’eux, finalement, si ce n’est cependant l’essentiel, leur croyance béate en un dieu de bonté dont ils n’arrêtaient pas de chanter la gloire.

Moi, c’est la nature que j’admirais et si je savais qu’elle était aussi grandiose que leur Dieu, je savais aussi qu’elle pouvait être cruelle. Souvent, à ce moment de mes réflexions, le hurlement des loups dans les lointains semblait me donner raison. La nature est belle, merveilleusement belle, mais elle est aveugle et ne fait pas de sentiment. Chacun chasse pour survivre et tant pis si on est né victime. Je décidais alors prudemment de rentrer car l’instant était mal choisi pour aller se perdre dans l’obscurité. Sait-on jamais comment cela pourrait finir ? Le vent se levait et je sentais dans mon cou les gouttes de pluie qui commençaient à s’infiltrer, froides et humides et c’est finalement avec soulagement que je me retrouvais chez moi. Je retirais mon manteau et me mettais au lit. Il était trop tard pour allumer le feu et recommencer à lire. Tant pis pour Roland, il continuerait à sonner du cor toute la nuit et devrait attendre l’aube pour mourir en beauté.



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01:37 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : littérature

04/02/2009

Désabusement

- Quand je pense à ce que je voulais quand j’étais gamin et à ce que je veux maintenant, ça fait une fichue différence. Sans doute que ce que je voulais, ce n’était pas ce que je voulais. (…)
- Et qu’est-ce que tu veux maintenant ?
- Je ne sais pas ce que je veux. Je l’ai jamais su. (…) Quand t’es gamin t’as des idées sur ce que tu feras de ta vie, dit Billy. En vieillissant t’es forcé d’en rabattre un peu. A la fin tout ce que tu peux faire, c’est essayer de réduire la casse au minimum. De toute façon le pays n’est plus pareil. Rien de ce qu’il y a dedans non plus. La guerre a tout changé. Je ne crois pas que les gens s’en sont encore aperçus. (…)
- En quoi est-ce que la guerre a changé le pays ?
- Ca l’a changé. Le pays n’est plus pareil. Il ne le sera plus jamais.

Cormac Mac Carthy, Des villes dans la plaine, Seuil Points, pages 87-88


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03/02/2009

Camus dans le Magazine des livres

Mon article «Camus ou l’ambiguïté d’une révolte» qui était paru autrefois dans la Presse littéraire est republié dans le dernier numéro du Magazine des livres. Il s’agissait de savoir si Camus n’était pas malgré lui le fruit du colonialisme. Certes il défend les Algériens contre les exactions commises par les Français, mais malgré ce discours très humain il ne remet jamais en question le fait que l’Algérie soit française et il n’envisage même pas son indépendance.
On a l’impression que pour lui il suffirait de prendre quelques mesures de surface (un peu de respect envers les Algériens) pour que l’ère coloniale puisse être justifiable.


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30/01/2009

Pierre Reverdy (2)

Je reviens encore une fois à Reverdy dans une approche cette fois plus biographique. Il est né à Narbonne en 1889 et a fait ses études à Toulouse. De là il « monte » à Paris avec la ferme intention de se consacrer aux lettres. Il est introduit dans le milieu parisien par un ami peintre, qui lui fait connaître Picasso et il rencontre peu après Apollinaire et Max Jacob. Comme il travaille comme correcteur dans une imprimerie, il en profite pour imprimer ses propres poèmes, lesquels seront illustrés comme il se doit par Picasso. Il collabore également à une revue fondée par Apollinaire.

Ici, il convient donc se poser la question que je me suis souvent posée pour d’autres écrivains ou d’autres peintres. Quand nous relisons la biographie de ces artistes, nous apprenons souvent qu’ils entretenaient, au début de leur carrière, des relations sociales ou même amicales avec les célébrités du moment. Reste la question insoluble (et sans doute sans intérêt) de savoir si ce sont ces relations qui les ont « lancés » ou si c’est leur génie propre qui a fait qu’ils ont été remarqués et compris par leurs aînés à une époque où ils n’avaient encore rien produit (ou alors des choses insignifiantes). Un peu les deux sans doute. Ils avaient tellement conscience de la force créatrice qu’ils avaient en eux qu’ils n’hésitaient pas à monter à la capitale, où leurs conditions de vie étaient souvent précaires. En prenant de tels risques, cependant, ils ont pu se mettre dans les conditions idéales pour promouvoir leur carrière. Si Reverdy s’était replié sur Narbonne après ses études, que serait-il devenu ? Déjà, il n’aurait pas eu l’occasion d’imprimer gratuitement ses premiers poèmes ou alors ceux-ci auraient eu une répercussion beaucoup moins importante. Si Verlaine n’avait pas eu les penchants homosexuels qu’on lui connaît, se serait-il autant intéressé à Rimbaud ? Si Proust n’avait pas eu des relations pour influencer le jury du Goncourt, qui parlerait encore aujourd’hui de la « Recherche » ? Pourtant si nous sommes tous d’accord pour dire que Rimbaud et Proust méritent assurément leur gloire, l’idée ne nous effleure jamais que leur nom aurait pu ne jamais parvenir jusqu’à nous. Il y a donc toujours une part de chance dans toutes les entreprises humaines, y compris dans la consécration des plus grandes œuvres. Le hasard restera toujours un élément important.

Ce fut par exemple le cas pour ces vers d’Ovide qui viennent d’être retraduits par Marie Darrieusecq sous le beau titre de « Tristes Pontiques ». Le poète est en exil dans le Pont Euxin et il n’a plus que l’écriture pour survivre au milieu des « Barbares ». Ces textes sont donc comme une véritable bouteille lancée à la mer et il ne se doutait sans doute pas qu’ils arriveraient jusqu’à nous, pour nous toucher d’une manière incroyable car on n’a jamais vu quelqu’un pour qui l’acte même d’écrire était aussi primordial puisque sa survie mentale et physique en dépendait. Pourtant, en toute logique, jamais ces vers n’auraient dû nous parvenir. Il s’agit de lettres (en vers) adressées à des correspondants différents et qui étaient confiées aux rares bateaux en partance pour Rome. Il fallait déjà que la lettre atteigne son destinataire. Il fallait ensuite que quelqu’un puisse les rassembler toutes afin de reconstituer les deux recueils (« Tristes » et « Pontiques »). Il fallait enfin que ceux-ci traversent les siècles et passent au travers des invasions barbares, des guerres et des incendies. Il fallait encore qu’un éditeur veuille bien remettre les lettres latines à l’honneur. Bref, il fallait beaucoup de conditions…

Bon, tout cela nous éloigne un peu de Reverdy…

En 1917, celui-ci crée la revue Nord-sud. Il ne faut pas voir dans ce nom une allusion à la langue d’oc et à la langue d’oïl, mais simplement à la ligne de métro qui relie Montmartre à Montparnasse. On retrouve dans cette revue des textes de notre poète, bien entendu, mais aussi d’Apollinaire, de Max Jacob et des futurs surréalistes comme Breton, Tzara, Soupault et Aragon.

En 1926, Reverdy se convertit au catholicisme et s’installe avec sa femme à Solesmes, dans une rue près de l’abbaye. Il ne quittera plus ce lieu, sauf pour de brefs voyages à Paris liés à ses publications.

Remarquons qu’il ne fut pas le seul à se convertir de la sorte, au point qu’on peut se demander s’il n’a pas existé chez certains intellectuels une sorte de mode à se tourner vers la religion, peut-être par réaction envers une société qui se laïcisait radicalement. Ainsi, on pourrait citer Claudel, Péguy, Paul Bourget, Jacques Copeau, Jacques et Isabelle Rivière, Max Jacob et jean Cocteau.

"En allant à Dieu, on perd toute illusion sur soi pour gagner une vue sur son être réel",
dira Reverdy.

Maintenant, on comprend, en lisant ses poèmes, que Reverdy ne devait pas se sentir à l’aise dans un monde qu’il trouve froid et distant. Rien d ‘étonnant donc, à ce qu’il ait cherché une voie qui le satisfît dans le domaine spirituel. Mais alors ses poèmes devraient être imprégnés de cette confiance retrouvée et éclairés de cet amour divin, or personnellement je n’y vois qu’une distance par rapport à un monde froid et incompréhensible. Ou alors en écrivant il n’a fait que démontrer à quel point il était en dehors de ce monde terrestre, pour lui incompréhensible et sa recherche personnelle et son cheminement auraient été tout intérieurs et tournés vers la foi et l’apaisement. En tout cas cela n’apparaît pas de manière évidente dans ses poèmes, mais je ne suis certainement pas un spécialiste de ces questions de foi et laisse les commentateurs plus compétents que moi sur ce sujet donner leur avis éclairé.

Il reste que l’abbaye de Solesmes est un haut lieu du chant grégorien et que c’est à ce titre que je la connais. Rien de plus envoûtant que ces chants monotones et gutturaux qui, sur le plan musical, parviennent à créer des équilibres et des architectures sonores époustouflants. Recherche d’harmonie donc, à partir du chaos, recherche du bonheur à partir du néant. Peut-être était-ce cela que Reverdy aimait à Solesmes ? Une manière pour l’être intérieur d’exprimer sa joie devant la création tout entière. Ou mieux : une manière de créer la joie en permettant à l’individu de dépasser l’étroitesse de son moi et de sa condition physique pour atteindre à une harmonie beaucoup plus vaste et pour ainsi dire cosmique.

Dommage que ce que je ressens en écoutant du grégorien, je n’en trouve pas vraiment la trace dans les poèmes de Reverdy. Il y a chez lui davantage d’angoisse que de sérénité et cette angoisse n’est pas exprimée humainement (avec des cris de désespoir ou de révolte par exemple) mais simplement retranscrite comme un constat. Un constat glacial qui fait froid dans le dos.





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Abbaye de Solesmes

28/01/2009

Pierre Reverdy

J’ai lu l’autre jour le poète Pierre Reverdy, que je n’avais jamais lu. Il s’agissait du recueil « Main d’œuvre », qui reprend des textes de 1913 à 1949 et qui est publié dans la collection Poésie-Gallimard. Ce livre fait tout de même 557 pages, ce qui devrait suffire pour se donner une idée de la production de l’auteur.

Et bien, moi qui adore la poésie, je dois avouer que pour une fois je ne suis pas parvenu à me trouver véritablement en harmonie avec l’auteur. Ce n’est pas que je ne comprenne pas ce qu’il dit, mais je n’arrive pas vraiment à partager son point de vue, comme s’il avait une sensibilité différente de la mienne.

En fait, ce qui m’effraie, c’est un peu cette absence de sensibilité. C’est comme si l’auteur contemplait le monde de l’extérieur, sans jamais parvenir à trouver un point de contact entre lui et ce monde. Il semble y avoir toujours une distance entre son être intime et la réalité qu’il décrit, comme si celle-ci était inaccessible. Souvent les écrivains parlent de la difficulté à retranscrire par l’écriture ce qu’ils ont vu ou ce qu’ils ont éprouvé. Ici, ce n’est pas vraiment cela. C’est plutôt comme si le monde était situé à distance et ne se laissait jamais saisir. Le poète donne un peu l’impression d’être un fantôme qui se promènerait dans un univers étrange, incompréhensible et qui ne le concernerait en rien.

Un poète comme Jaccottet, que j’adore, parle aussi de la difficulté à saisir le réel, mais il parvient tout de même à en percevoir une partie et même à nous relater son expérience par la magie de mots. Jaccottet semble nous dire qu’il n’a pas pu exprimer tout ce qu’il avait ressenti et qu’il n’a pas pu percevoir tout ce que le réel contenait comme nuances, mais ce qu’il nous donne à voir est déjà beaucoup. Ici, avec Reverdy, j’ai l’impression inverse, comme si le poète avait fait le constat une fois pour toutes que le monde extérieur lui était étranger et qu’il répétait ce message à l’infini, dans des centaines de poèmes qui sont tous finalement un peu les mêmes. Si on voulait s’exprimer autrement, on pourrait dire que Reverdy a compris que le monde n’était fait que de matière inerte et froide, sans rapport aucun avec notre sensibilité d’homme (et de femme, bien entendu) et qu’il était vain d’en attendre quelque chose. Sa poésie se veut donc un constat de cette froideur et de cette indifférence du milieu dans lequel nous vivons.

Mais il va plus loin, car les êtres humains qu’ils croisent sur sa route semblent eux aussi appartenir à ce même monde extérieur et incompréhensible, ce qui, j’avoue, me met assez mal à l’aise. Il n’y a pour ainsi dire aucun personnage dans ses poèmes ou alors ce sont de simples ombres qui passent ou bien encore une simple tête penchée à une fenêtre (un peu comme un objet détaché du corps).

On retrouve par exemple des formules comme :

« Quelqu’un vient »
« Ceux qui sont autour n’ont encore rien dit »
« Il y a toujours quelqu’un qui regarde »
« En haut une tête se penche
»

Donc, ces êtres humains ressemblent finalement plus à des objets qu’à des êtres faits de chair et de sentiments. Le poète pourrait s’effrayer de sa solitude, perdu qu’il est au milieu d’un monde aussi hostile, mais non, il se contente de dire cette réalité d’un ton neutre et détaché. C’est cela, je crois, qui ne me plait pas trop chez lui. On aurait envie de le voir hurler ou même pleurer devant sa solitude mais il reste impassible, voulant sans doute, par cette attitude, dire précisément tout son malheur, mais donnant du même coup une impression de froideur à ses poèmes.

On croise des femmes, pourtant dans ses écrits. Enfin quelques-unes, pas beaucoup. Mais, il n’y a pas de sentiment non plus quand Reverdy évoque leur existence. Il s’agit chaque fois d’amours qui auraient pu exister mais qui ne se sont pas concrétisées ou bien d’amours qui sont déjà terminées. Autrement dit, une nouvelle fois, ces femmes se retrouvent à la même place que les objets et la matière : mises à distance, désormais inaccessibles, elles n’appartiennent pas au monde du poète. A vrai dire on en est peiné pour lui.

Je le rejoins plus dans les quelques poèmes où il exprime enfin autre chose que le vide qui l’entoure et où il semble enfin prendre conscience de sa solitude (mais ils sont rares, ces poèmes) :

« je suis seul sur la lèvre tremblante du rivage
Seul sur le roc glissant des fièvres de la mort
."

Mais s’il revendique un instant le fait qu’il soit vivant, c’est pour nous faire comprendre que tout cela est éphémère puisque la mort est proche. Finalement, être de passage dans un monde minéral indifférent, il va bientôt lui-même atteindre l’immortalité privée de sens des pierres.
En fait, en exagérant un peu, on irait presque jusqu’à dire qu’il éprouve du dégoût pour ce qui l’entoure, que ce soit le ciel et les étoiles ou encore les champs et les forêts (alors que chez Jaccottet, les mêmes réalités semblaient détenir un secret qu’il nous appartenait de découvrir).

Pour illustrer mes propos, voici un poème de Reverdy, dans lequel on perçoit bien le monde glacé dans lequel il vit :


Poème


La neige tombe
Et le ciel gris
Sur ma tête où le toit est pris
La nuit
Où ira l'ombre qui me suit
À qui est-elle
Une étoile ou une hirondelle
Au coin de la fenêtre
La lune
Et une femme brune
C'est là
Quelqu'un passe et ne me voit pas
Je regarde tourner la grille
Et le feu presque éteint qui brille
Pour moi seul
Mais là où je m'en vais il fait un froid mortel.


Reverdy, Poème, in Sources du vent, 1929, repris dans « Main d’œuvre », page 134



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19/01/2009

Mortelle passion

Que veux-tu que l’on fasse, petite, dans ce monde de fous ? Que veux-tu que l’on fasse ? Partir, c’est impossible, tout est partout pareil. Au Nord, au Sud, à l’Est, partout je te dis, ce ne sont que crimes, combines louches et exploitation. Que faisons-nous dans cette galère, nous qui ne cherchons qu’à être nous-mêmes, nous qui ne cherchons qu’à nous connaître et à nous aimer ? Il n’y a plus qu’à s’embarquer sur un bateau de rêves et voguer au hasard, à l’aventure, imaginant ce que nous ne parvenons pas à trouver ici.

Je te raconterai des histoires incroyables que tu auras raison de ne pas croire mais qui seront si belles que tu en finiras par pleurer. Ce seront de vraies larmes de bonheur et à travers elles je verrai qui tu es vraiment, je te découvrirai et je t’en aimerai encore davantage. On voguera sous des tropiques imaginaires, l’eau sera d’un bleu que tu n’as jamais vu et les poissons, multicolores, ressembleront à des arcs-en –ciel sous-marins. Il y aura des vagues immenses et un vent si chaud que notre étrange voilier semblera prendre feu, mais nous continuerons à aller droit devant. Tu croiras voir l’incroyable dans les yeux des dauphins dansant dans l’onde ultramarine et finalement nous découvrirons les falaises du bout du monde au-delà desquelles il n’y a plus rien. Nous tournerons alors sur nous-mêmes à la recherche d’un vrai port qui pourrait nous abriter et nous permettre enfin de jeter l’ancre. Nous fuirons comme la peste les lieux habités, préférant longer des côtes sauvages où l’homme n’a jamais osé pénétrer. Là-bas, probablement, nous trouverons ce que nous cherchons, il n’y a pas de raison.

Ce sera une petite baie de sable fin. L’eau n’y sera pas profonde et c’est à la nage que nous rejoindrons le rivage, laissant notre voilier s’éloigner au gré des vents. Nous serons seuls comme nous ne l’avons jamais été, loin de tout, perdus pour le monde. Je te prendrai par la main pour découvrir notre nouvel univers qui se résumera à la couleur de tes yeux et à la profondeur de ton regard. Alors, petite, ce sera un autre voyage qui commencera, un voyage qui n’aura pas de fin et au cours duquel nous n’en finirons pas de disparaître, jusqu’à l’ultime éclair bleu de la mort.

"Feuilly"


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15/01/2009

La fin d'un monde

Texte sombre, des jours de guerre, dédié aux victimes de tous les conflits.

Nous étions là, au bord du fleuve tranquille, à vivre des jours heureux. Dans les champs alentour poussait le blé tendre, que nous avions semé au début du printemps. Le village prospérait, dans la douce lumière de juin et les femmes, partout, vaquaient à leurs occupations, tout en marchant d’une démarche ondulante, jolies comme des déesses. Nous, quand nous étions las de les regarder, nous partions à la chasse dans la forêt profonde et ramenions du gibier en abondance: sangliers noirs, cerfs à la ramure démesurée, biches au regard tendre ou daims roux tachetés d’étoiles. Le soir, sur des feux gigantesques, on grillait la viande et l’air embaumait de cette cuisson offerte aux dieux. Le village s’assemblait et le festin commençait dans l’odeur acre de la fumée, égaillé de chansons, d’éclats de rire et d’histoires du temps passé que racontaient les anciens. On mettait en perce une barrique de vin achetée aux rares marchands romains qui s’étaient aventurés jusqu’ici et nous buvions à notre santé et à celle de l’Empire auquel, finalement, nous appartenions nous aussi, étant de ce côté-ci du fleuve. Cela durait comme cela toute la nuit et l’aube venait nous surprendre alors que nous écoutions encore ce poème épique qui disait la passion d’un roi pour une belle princesse aux cheveux d’or.

Puis un jour ils sont arrivés, comme cela, sur leurs grands chevaux. D’abord il n’y en eut qu’un ou deux, en face, sur l’autre rive, là où tout est sauvage. On distinguait leur pelisse en peau d’aurochs et leur casque orné de cornes de taureau. On voyait surtout la grande lance qu’ils tenaient en main et comment ils regardaient par ici, scrutant la profondeur du fleuve, estimant sa largeur. Puis ils sont partis en remontant le courant, ce qui ne présageait rien de bon car là-haut, à trois jours de marche, il y avait les cascades. L’eau était rapide mais peu profonde et en sautant de rocher en rocher il y avait sûrement moyen de traverser. On disait que certains des nôtres l’avaient fait, autrefois. Qui sait ?

Alors on a préparé nos armes de chasse et on les a aiguisées avec soin. On a aussi préparé des lances de bois, taillées bien en pointe, puis on a rassemblé la volaille et les cochons, qu’on a enfermés tous ensemble dans un grand enclos. Personne ne disait rien, mais il n’y avait plus aucun chant dans le village. Les femmes rasaient les murs ou se terraient chez elles. Nous, nous parlions de nos exploits de chasse, comme si nous voulions nous rassurer sur notre propre valeur. L’Empire était vaste et Rome était loin. Il ne fallait compter que sur nous-mêmes ou sur la providence. Peut-être, finalement, que le fleuve était infranchissable, comme le disait le chaman, qui parlait avec les dieux.

Puis la terre a tremblé sous les sabots des chevaux et ils sont arrivés.

Ils sont arrivés dans un nuage de poussière, criant, gesticulant, les lances brandies en avant et le regard terrible. Alors ce fut le carnage. Que faire à pied devant des hommes à cheval ? Que faire pour se défendre devant des guerriers dont c’est le métier de voler et de tuer ? Les premiers corps tombèrent dans la poussière, les premières flammes s’élevèrent des toitures de chaume. Tandis qu’ils revenaient dans un galop infernal, on entendait les femmes qui criaient dans les maisons, terrorisées à l’idée de ce qui les attendait. On n’a rien pu faire et tout fut vite terminé. Trente corps gisaient maintenant à terre, répandant un sang aussi rouge que le soleil quand il se couche. Ils nous ont tout pris. D’abord la volaille et les cochons, qu’ils massacrèrent et dont ils pendirent les dépouilles aux flancs de leurs chevaux. Puis ils vidèrent les maisons de tout ce qu’elles contenaient. Meubles de bois et vaisselle s’entassèrent en un grand tas sur lequel ils jetaient tous les vêtements de lin et tous les matelas de paille qu’ils trouvaient, puis ils y mirent le feu. Cela fit de hautes flammes qui s’élevèrent vers le ciel, tellement hautes qu’on n’aurait jamais cru que ce fût possible si on ne les avait pas vues. Nous, les survivants, ils nous avaient rassemblés sur la place et nous obligeaient à regarder et à entendre. C’est que dans les maisons cela hurlait fort, à cause des femmes. On ne voyait pas ce qui se passait, mais il suffisait d’écouter pour comprendre. Soudain, un d’entre nous voulut se précipiter mais il fut aussitôt cloué au sol par une grande lance et il rendit l’âme avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait.

Par signes, ils ont demandé qui était le chef du village et ils firent un cercle autour de lui, en riant à gorge déployée. Ils parlaient une langue étrange qu’on ne comprenait pas, une langue gutturale et obscène, faite d’interjections et de mots sonores. On aurait dit un bruit de cailloux roulés par une rivière. Alors, d’une des maisons, ils firent sortir la fille du chef, qui n’avait pas vingt ans. Le haut de sa robe était déjà lacéré et, d’un geste sec, un de ces sauvages la lui déchira complètement. D’une bourrade, il la força à s’agenouiller devant un des soldats et à lui baiser les pieds. Elle restait là, pliée en deux, honteuse, la poitrine nue devant tous ces hommes et elle pleurait. Eux, ils s’amusaient de voir ses seins tressaillir à chacun de ses sanglots et quelques-uns les touchèrent même du bout de leur lance aiguë. Puis, soudain, ils en eurent assez de jouer. Alors, dans un grand cri, une de ces brutes prit une hache et d’un seul coup trancha la tête de cette pauvre fille. Son père fit un pas en avant : aussitôt, il fut transpercé par une dizaine de lances et s’affala d’un coup. La place n’était plus qu’une mare de sang et ils riaient tous de plus belle, jusqu’à s’étouffer.

Puis ils remontèrent sur leurs grands chevaux, en riant toujours. Ils prirent quelques femmes, qu’ils ligotèrent ensemble et qu’ils poussèrent devant eux, comme des biches apeurées. Ils sont partis comme cela, calmement, après avoir mis le feu aux dernières maisons encore intactes. Dans le lointain, on entendait encore leurs cris et leurs rires. Nous, nous restions là, n’osant même plus bouger, dans la fumée de l’incendie qui montait jusqu’aux cieux.

"Feuilly"

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31/12/2008

Reflets

Ton eau est un miroir où se reflètent des palais d’un autre temps.
Leurs façades décrépites témoignent de splendeurs perdues et le voyageur qui les contemple s’interroge longuement devant les moulures aux ors fanés.

Quand vient le soir sur le canal, on croit parfois apercevoir l’ombre de ces hommes qui ne sont plus : un chapeau au coin d’une rue, une cape qui traverse un pont. Un parent de Casanova, peut-être ?

Passe une barque, sans bruit. Clapotis discret, froissement imperceptible, elle a déjà disparu, au point qu’on doute même qu’elle ait jamais existé. Mirage intemporel, essence de cette ville aquatique, perdue dans la lagune.

Il est, à qui sait chercher, des quartiers froids et tristes où l’eau semble morte au pied des maisons ternes. Il est des palais d’or aux volets fermés qui n’en finissent plus de mourir de leur belle mort. Il est tout au bout un front de mer aux allures estivales sous les pins qui embaument. Il est des musées aux peintures énigmatiques où les toiles pendent depuis des siècles. Il est des églises de marbre blanc qui se mirent dans l’eau bleue tandis que de grands bateaux remontent le canal principal. Il est une tour fantastique d’où l’on contemple le rêve de la mer.

L’autre soir, en arpentant la riva degli schiavoni, perdu dans ma solitude, j’ai cru voir de grands voiliers accoster en silence, remplis de toutes les épices de l’Orient. Un rêve, probablement. Quand je me suis retourné, les voiliers avaient disparu, tels des fantômes de l’Histoire. Pourtant, l’air embaumait le gingembre, la cannelle, la coriandre et la muscade au point que c’était à en perdre la tête. Je me suis enfoncé dans des ruelles étroites jusqu’au cœur de la nuit noire, me souvenant que ces bateaux apportaient parfois la peste et la mort.

Et pendant ce temps, Venise n’en finit plus de s’enfoncer dans la lagune, s’abolissant elle-même, comme prise d’un remords devant sa richesse passée.

"Feuilly"

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28/12/2008

Ovide et la création de l'homme

Création de l'homme (I, 76-88)

« Un être plus noble et plus intelligent, fait pour dominer sur tous les autres, manquait encore à ce grand ouvrage. L'homme naquit : et soit que l'architecte suprême l'eût animé d'un souffle divin, soit que la terre conservât encore, dans son sein, quelques-unes des plus pures parties de l'éther dont elle venait d'être séparée, et que le fils de Japet, détrempant cette semence féconde, en eût formé l'homme à l'image des dieux, arbitres de l'univers; l'homme, distingué des autres animaux dont la tête est inclinée vers la terre, put contempler les astres et fixer ses regards sublimes dans les cieux. Ainsi la matière, auparavant informe et stérile, prit la figure de l'homme, jusqu'alors inconnue à l'univers. »
Ovide, Les métamorphoses, I

On retrouve dans ce texte une conception de la création de l’homme proche de celle de la Genèse. L’homme naît comme cela, d’un coup. Soit il est sorti du néant par la volonté divine (« l'architecte suprême » dit le texte) soit il est issu directement de la matière (ce qu’on ne trouve pas dans la version biblique. Encore que : c’est en soufflant sur de la terre que Dieu crée l’homme). Il est, nous dit Ovide, « formé à l’image des dieux », ce qui signifie qu’il se distingue des animaux par essence. La preuve, c’est qu’il n’incline pas la tête vers le sol mais qu’il fixe les cieux.

C’est amusant de voir comment l’homme se voit lui-même comme un être d’exception. Si les loups ou les lions savaient parler et écrire, il y a fort à parier qu’ils diraient la même chose de leur propre espèce, mais passons.

Voulu par les Dieux, façonné à son image, l’homme, en levant le regard vers le ciel, peut contempler la divinité pour ainsi dire d’égal à égal. Cette conviction qu’un destin exceptionnel lui a été accordé a légitimé sa domination sur les animaux et sur la nature. Se croyant élu, tout lui était permis.

On voit aujourd’hui les limites de cette conception anthropocentrique de l’univers, avec notre monde pollué, notre climat déréglé et toutes les espèces menacées…

Et si on cesse un instant de regarder le ciel et qu’on se penche vers cette partie du monde où toutes ces croyances ont pris naissance, en l’occurrence le Moyen-Orient et plus précisément la Palestine, on se dit que c’est parce qu’il s’est cru l’élu de Dieu que l’homme est devenu intransigeant, y compris envers ses semblables.

Ces massacres perpétuels où les tirs de roquettes entraînent des bombardements sanguinaires, lesquels à leur tour suscitent d’autres massacres, ont de quoi nous attrister et nous révolter. Se croyant choisi par Dieu, chaque camp voue une haine féroce à l’autre et s’apprête à l’exterminer. L’un a les moyens techniques de le faire, l’autre pas. Le premier empiète sans arrêt sur le territoire du second, qui recule en se défendant comme il peut. Partout ce ne sont que combats, guerres, attentats et sang versé.

« Homo homini lupus est » disait justement un dicton latin. L’homme est un loup pour l’homme. Se croyant l’élue des dieux, chaque race méprise l’autre et s’approprie une terre qu’elle estime lui revenir de droit divin. Comme ceux qui sont en face pensent à peu près la même chose, cela débouche sur des massacres sans fin et seule la supériorité militaire permet à un des protagonistes de faire valoir ce qu’il estime être son bon droit. Les hommes qui s’affrontent ainsi en des combats fratricides seraient-il donc les descendants de ces géants dont parle Ovide, ces mortels qui par leur audace osèrent s’en prendre à la divinité elle-même avant que d’être vaincus par Jupiter et de donner une race violente et assoiffée de sang ?

Les Géants (I, 151-162)

"Le ciel ne fut pas plus que la terre à l'abri des noirs attentats des mortels : on raconte que les Géants osèrent déclarer la guerre aux dieux. Ils élevèrent jusqu'aux astres les montagnes entassées. Mais le puissant Jupiter frappa, brisa l'Olympe de sa foudre; et, renversant Ossa sur Pélion, il ensevelit, sous ces masses écroulées, les corps effroyables de ses ennemis. On dit encore que la terre, fumante de leur sang, anima ce qui en restait dans ses flancs, pour ne pas voir s'éteindre cette race cruelle. De nouveaux hommes furent formés : peuple impie, qui continua de mépriser les dieux, fut altéré de meurtre, emporté par la violence, et bien digne de sa sanglante origine."


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25/12/2008

Réflexion sur la littérature (3)

"Agir, c’est ce que l’écrivain voudrait par-dessus tout. Agir, plutôt que témoigner. Ecrire, imaginer, rêver, pour que ses mots, ses inventions et ses rêves interviennent dans la réalité, changent les esprits et les cœurs, ouvrent un monde meilleur. Et cependant, à cet instant même, une voix lui souffle que cela ne se pourra pas, que les mots sont des mots que le vent de la société emporte, que les rêves ne sont que des chimères. De quel droit se vouloir meilleur ? Est-ce vraiment à l’écrivain de chercher des issues ? N’est-il pas dans la position du garde champêtre dans la pièce du Knock ou Le Triomphe de la médecine, qui voudrait empêcher un tremblement de terre ? Comment l’écrivain pourrait-il agir, alors qu’il ne sait que se souvenir ?
La solitude sera son lot. Elle l’a toujours été. Enfant, il était cet être fragile, inquiet, réceptif excessivement, cette fille que décrit Colette, qui ne peut que regarder ses parents se déchirer, ses grands yeux noirs agrandis par une sorte d’attention douloureuse. La solitude est aimante aux écrivains, c’est dans sa compagnie qu’ils trouvent l’essence du bonheur. C’est un bonheur contradictoire, mélange de douleur et de délectation, un triomphe derisoire, un mal sourd et omniprésent, à la manière d’une petite musique obsédante. L’écrivain est l’être qui cultive le mieux cette plante vénéneuse et nécessaire, qui ne croît que sur le sol de sa propre incapacité. Il voulait parler pour tous, pour tous les temps : le voilà, la voici dans sa chambre, devant le miroir trop blanc de la page vide, sous l’abat-jour qui distille une lumière secrète. Devant l’écran trop vif de son ordinateur, à écouter le bruit de ses doigts qui clic-claquent sur les touches. C’est cela, sa forêt. L’écrivain en connaît trop bien chaque sente. Si parfois quelque chose s’en échappe, comme un oiseau levé par un chien à l’aube, c’est sous son regard éberlué – c’était au hasard, c’était malgré lui, malgré elle.
"
M.G. Le Clézio : Dans la forêt des paradoxes. Extrait du discours…

Nous retrouvons donc ici le problème, déjà évoqué, du rapport entre littérature et action. Puis Le Clézio continue en parlant de la solitude, qui semble souvent liée à l’écriture. Est-ce parce qu’on est solitaire de nature qu’on a tendance à écrire (dans une sorte de tentative désespérée pour parvenir à se faire entendre quand même) ou bien est-ce le fait d’écrire qui en lui-même nécessite un repli temporaire sur soi ? Un peu les deux, sans doute, car d’une part tout auteur, même amateur, écrit pour être lu et pour exprimer ce qu’il est et d’autre part son travail d’observation nécessite une distance par rapport à la société des hommes. Il observe les autres vivre plus qu’il ne vit lui-même (d’où la nécessité impérieuse d’écrire qu’il ressent, pour parvenir enfin à une réalité autre).

Ce qui me plait, dans le texte ci-dessus, c’est que cette solitude est bien comprise comme contradictoire, puisqu’elle est à la fois douleur et délectation. C’est un peu ce que j’avais dit ici, moi qui ne suis même pas écrivain. Certains lecteurs avaient pu voir de la douleur dans ma démarche. Ils ont en partie raison, mais ce serait oublier toute la jouissance qu’il y a à écrire et à entendre dans le silence de la nuit le petit bruit régulier du clavier.


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Feuilly, Pyrénées, juillet 2008

18/12/2008

La statue inachevée

J’ai sculpté mes rêves avec le marteau du poète
Je leur ai donné une forme impossible et les ai habillés d’illusions.
Au départ, ce n’était qu’une masse de pierre indistincte, composée de tous mes souvenirs, mais petit à petit une silhouette est apparue.
J’ai tapoté, buriné, poli, lissé cette belle pierre.
J’ai creusé là où il fallait creuser, j’ai ciselé là où il fallait ciseler.
Mes pauvres doigts étaient meurtris de tout ce travail, mais j’ai continué quand même.
A la fin, comme je l’ai dit, une image est apparue dans les dessins de la pierre
On aurait dit un visage, mais sans yeux, sans regard.
J’ai poursuivi cette chimère et j’ai repris mon travail, ciselant de plus belle et polissant à qui mieux mieux.

Les jours ont passé, puis les semaines. J’avais beau m’acharner, je ne parvenais pas à faire jaillir le moindre trait sur ce visage.
Dans la rue, je regardais les femmes que je croisais, dans l’espoir de voir une ressemblance avec ma sculpture, mais non, aucune ne semblait correspondre à cette statue endormie dans mon atelier.

Après quelques années, pourtant, le corps enfin apparut, éclatant de splendeur dans le beau marbre blanc. Les jambes fines, les hanches larges, la poitrine provocante, les doigts délicats, tout était parfait. Les yeux, pourtant, continuaient à rester inexpressifs. On aurait dit que la belle endormie restait plongée dans ses pensées, sans jamais rien en exprimer.
Je demeurais là à la contempler pendant des heures, me demandant dans quel rêve elle s’était perdue, dans quelle contrée elle s’était égarée.
J’ai encore essayé, encore et encore, mais il n’y avait rien à faire, les yeux de cette déesse de pierre restaient comme clos, inexpressifs.

Par la suite, j’ai réalisé d’autres sculptures, des dizaines et des dizaines. Beaucoup obtinrent des prix, quelques-unes furent même exposées à Paris et à New York. Moi-même, je fus nommé à l’Académie. Je suis donc devenu quelqu’un de réputé et de célèbre.

Pourtant, chaque fois que je passe dans mon vieil atelier et que je vois les formes de la statue poindre sous le drap dont je l’ai recouverte, je sais que tout mon succès repose sur un mensonge. Cette statue-là, je ne suis pas parvenu à la terminer et je sais que je n’y parviendrai jamais. J’en conserve une sorte de honte, une conscience très nette de mon incapacité en tant qu’artiste. La belle inconnue restera un rêve de poète, soit parce que je suis incapable de lui donner vie, soit tout simplement parce qu’elle n’existe pas.

"Feuilly"




19:03 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (34) | Tags : littérature

17/12/2008

Réflexion sur la littérature

"Mais les livres qui m’ont le plus marqué, ce sont les collections de récits de voyage, pour la plupart consacrés à l’Inde, à l’Afrique et aux îles Masacareignes, ainsi que les grands textes d’exploration, de Dumont d’Urville ou de l’Abbé Rochon, de Bougainville, de Cook, et bien sûr le Livre des Merveilles de Marco Polo. Dans la vie médiocre d’une petite bourgade de province endormie au soleil, après les années de liberté en Afrique, ces livres m’ont donné le goût de l’aventure, ils m’ont permis de pressentir la grandeur du monde réel, de l’explorer par l’instinct et par les sens plutôt que par les connaissances. D’une certaine façon ils m’ont permis de ressentir très tôt la nature contradictoire de la vie d’enfant, qui garde un refuge où il peut oublier la violence et la compétition, et prendre son plaisir à regarder la vie extérieure par le carré de sa fenêtre."

M.G. Le Clézio
: Dans la forêt des paradoxes. Extrait du discours prononcé le 7 décembre 2008 lors de la remise du prix Nobel.

On retrouve ici le thème du voyage, de l’ailleurs, si important chez les écrivains, sans qu’on sache si ceux-ci se sont mis à écrire pour atteindre des pays sans doute imaginaires ou au contraire si, comme Le Clézio, ils se sont mis à voyager pour pouvoir visiter les contrées qu’ils avaient d’abord imaginées. Un peu les deux sans doute, car dans tous les cas cet «ailleurs» appartient au merveilleux et donne à la vie tout son sens. Dans l’extrait ci-dessus, on opposera cet «ailleurs» enchanté et prometteur à «la vie médiocre d’une petite bourgade de province endormie au soleil.»

Notons aussi l’importance d’être en dehors de la vie, ce désir d’en oublier «la violence et la compétition» pour mieux pouvoir la regarder par «le carré de sa fenêtre.» L’écrivain est donc en- dehors de l’arène et, de son observatoire, il contemple le monde ou, si vous préférez, il est au-dedans de lui et il observe ce monde qui pour lui représente l’altérité. Ce qui est important, c’est donc cette notion de regard porté sur les hommes et les choses, cette distance critique dans laquelle s’engouffre toute la sensibilité de l’écrivain.


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11:15 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature

15/12/2008

De la littérature comme moyen de survie (2).

« Pourquoi écrit-on ? J’imagine que chacun a sa réponse à cette simple question. Il y a les prédispositions, le milieu, les circonstances. Les incapacités aussi. Si l’on écrit, cela veut dire que l’on n’agit pas. Que l’on se sent en difficulté devant la réalité, que l’on choisit un autre moyen de réaction, une autre façon de communiquer, une distance, un temps de réflexion

J.M.G. Le Clézio : Dans la forêt des paradoxes. Début du discours prononcé le 7 décembre 2008 lors de la remise du prix Nobel. «

"Si l’on écrit, cela veut dire qu’on n’agit pas
» nous dit le nouveau Nobel. En effet et c’est le genre de question que l’on s’est déjà posée ici même, sans vraiment trouver de solution satisfaisante.

La réponse, cependant est peut-être dans ces mots «distance» et «temps de réflexion». L’écrivain serait toujours ailleurs, en retrait, en train d’observer et non en train de vivre. Il y a entre lui et l’existence une distance critique. Il regarde, il observe, puis il couche ses impressions sur le papier, ce qui lui permet de «dire» ce qu’il a ressenti face aux événements observés. C’est donc son point de vue subjectif qui l’emporte et non les faits eux-mêmes, son intériorité et non la vie qui passe. Ecrire serait donc par définition se raconter soi-même, dans une sorte d’autobiographie mentale en quelque sorte. Dès lors, c’est aussi affirmer la suprématie de sa propre sensibilité sur le monde ambiant et donc tenter de dire que l’on existe. Ecrire, ce serait donc une course de vitesse avec la mort, une course que l’individu tente désespérément de gagner, même s’il sait qu’il n’y parviendra pas. D’où sans doute ce sentiment du tragique si souvent présent dans la littérature.

13/12/2008

De la littérature considérée comme un voyage

Un lecteur a fait remarquer que plusieurs textes récents faisaient allusion aux voyages. C’est vrai. Pourtant à y réfléchir, il ne s’agit pas de voyages géographiques, mais plutôt poétiques et existentiels. Nous serions donc tous plus ou moins à la recherche d’un ailleurs imaginaire, autrement dit d’un monde meilleur et différent.

La littérature n’a-t-elle pas justement pour fonction de dire cette aspiration à un au-delà (sans qu’il n’y ait rien de mystique dans ce terme) ? L’individu veut s’affirmer, être pleinement lui-même, mais la réalité ne lui en donne pas toujours la possibilité. Quelques-uns y parviennent, mais ce sont des êtres d’exception. Encore que ces personnages célèbres dont l’Histoire a conservé le nom ne se sont bien souvent affirmés que dans un seul domaine et que leur personnalité et leurs aspirations profondes ne devaient sans doute pas se résumer uniquement à ce domaine.

Mais parlons des autres, c’est-à-dire tout de même des 99,99 pour cent de la population. Il y a toujours un fossé, un hiatus, entre leur for intérieur et la réalité dans laquelle ils doivent bien vivre. Certains se résignent, d’autres se révoltent, d’autres encore s’échappent par le rêve. C’est un peu ce que nous faisons tous ici en allant butiner de blogue en blogue. C’est une parenthèse dans notre journée, de petites coupures qui permettent d’aller respirer un peu d’air frais ailleurs. On va lire les pensées des autres, écouter leurs aspirations, les regarder vivre intérieurement, finalement.

D’où ces textes sur les voyages («la nef des fous», «les rêves d’Amérique ») ou sur leur inutilité (« l’antivoyage »). C’est d’un ailleurs de la conscience dont il s’agit. D’un lieu non géographique et atemporel où nous aurions enfin l’impression d’être pleinement nous-mêmes.

Utopie, certes. Les plus habiles parviennent à s’accommoder du monde ambiant en se construisant un petit nid douillet qui correspond plus ou moins à leurs désirs et pour le reste ils se résignent, sachant bien qu’ils ne changeront pas le monde et encore moins les hommes et leur folie.

D’autres, plus intransigeants (ou moins habiles) crieront leur désespoir à travers l’art. Qu’on pense aux toiles de Van Gogh ou au « Cri » de Munch.


Munch qui n’a pas peint que le « cri » mais aussi «la madone », ce qui fait resurgir la problématique déjà évoquée dans les commentaires antérieurs au sujet de la présence de la femme dans ce monde imaginaire. Encore faudrait-il voir si de leur côté les femmes artistes parlent des hommes dans leurs oeuvres…

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09/12/2008

L'antivoyage

Qu’avons-nous découvert, finalement, en ces contrées lointaines ? Que sont devenus les rêves fous qui nous avaient guidés ? Cela valait-il la peine d’avoir abandonné chez nous nos amis, nos femmes, nos enfants, pour parcourir ici des milliers de kilomètres dans les déserts torrides ou les forêts sauvages ? Quel fut le sens de ce voyage impossible, aussi déraisonnable que vain ?

Aucun, manifestement. Nous avons vieilli, mais n’avons pas trouvé ce que nous cherchions.
Point d’or, point d’argent et surtout point de rencontres qui vaillent la peine. Nos navires et nos galions ont remonté des fleuves extraordinaires, certes, mais ce fut pour s’échouer ensuite dans des marais immondes aux odeurs putrides. Là, même les poissons mouraient d’asphyxie dans l’immobilité des eaux troubles. Les moustiques et la fièvre jaune furent notre lot quotidien et ceux qui ne périrent pas du choléra contractèrent la malaria. Tout n’était que forêt et marécage, néant, désolation et désespoir.

Sur les berges, nous avons vu des indiennes éventrées et d’autres que l’on vendait comme esclaves à cause de la cambrure de leurs reins et de ce sexe qu’elles dissimulaient comme elles pouvaient avec leurs mains attachées. Nous avons vu aussi des tribus sauvages se battre dans des combats inouïs jusqu’au dernier homme et enfin nous avons vu l’armée régulière exterminer des villages entiers et massacrer tous les habitants, les enfants y compris.

Dans la plaine, les compagnies pétrolières ont tout ravagé provoquant désolation et exodes. Partout les dollars règnent en maître, ainsi que l’alcool et la drogue. On dit que la mise à blanc des forêts est programmée. D’énormes volutes de fumées s’élèvent déjà jusqu’au ciel à partir de brasiers gigantesques. Le feu avance et détruit tout, la flore, la faune et tous nos espoirs d’un monde meilleur. Bientôt, il ne restera plus rien.

Dans les montagnes aux cimes enneigées, nous avons croisé les camions de la mort, qui ravitaillent les capitales en produits occidentaux en longeant des ravins vertigineux. Parfois l’un d’entre eux rate un tournant et chute dans le gouffre. On ne retrouve jamais sa carcasse et encore moins le corps du chauffeur tant le ravin est inaccessible. Les condors et les bêtes féroces se sont chargés de sa dépouille.

Sur la côte c’est le règne du commerce, de la danse et du sexe et nous avons fui cet endroit de perdition pour nous enfoncer plus au Nord dans le Delta de l’Amazone, espérant y retrouver enfin une nature vierge et pure. Hélas, des pirates et des voleurs d’épaves nous attendaient. Ils nous assaillirent aussitôt et nous ne dûmes la vie qu’à la fuite. C’est ainsi que nous vîmes nos fiers navires, désormais en des mains étrangères, s’éloigner dans les lointains brumeux, tandis que nous rampions dans ces marais infâmes.

Il nous fallut manger des cadavres d’animaux, des racines et des fruits putrides pour survivre à notre désespoir. Nos rêves d’aventures étaient loin et, comme Ulysse, nous avons commencé à penser à un retour possible vers nos chers foyers, où sans doute des Pénélopes fidèles devaient nous attendre, du moins l’espérions-nous.

Il nous fallut pourtant encore errer des années durant avant de pouvoir nous extraire de ce pays fangeux et malsain. La vie ici n’avait pas plus de sens qu’ailleurs, au contraire on pouvait même dire qu’elle n’avait aucun sens, tant elle était fragile et tant le moindre acte, même anodin, vous conduisait aux portes du néant et de la mort.

C’est dans une pirogue construite tant bien que mal de nos mains ensanglantées que nous parvînmes enfin un jour en face du grand océan, après une navigation des plus périlleuses sur ce fleuve imprévisible qui changeait de forme, de couleur et de direction selon les saisons. Nous nous sommes assis sur le sable et avons contemplé cette mer incroyablement salée qui s’étendait devant nous jusqu’à l’infini. Disparus, les chants des sirènes, disparues, les jeunes filles qui se baignaient là autrefois et dont les rires nous emplissaient de joie. Il n’y avait que cette onde froide et grise et des vagues monotones qui venaient mourir à nos pieds, aussitôt bues par un sable spongieux qui semblait rendre inutile leur éternel va-et-vient.

C’est en passagers clandestins que nous embarquâmes comme des misérables sur un vieux rafiot qui transportait illégalement une cargaison de bananes. Cachés au fond de la cale dans une obscurité moite, nous avons eu tout le temps de méditer sur notre expédition et sur nos rêves évanouis. Chacun alors raconta la tristesse de son enfance et c’est ainsi que nous découvrîmes, consternés, que tout était déjà inscrit depuis le jour de notre naissance. Nous avions tenté d’atteindre l’impossible avec l’espoir de trouver le sens caché des choses, mais nous n’avions récolté que des coups et le mépris de nous-mêmes. Amers, dans le demi-jour de la cale, nous nous récitions les « Paradis artificiels » de Baudelaire et pleurions quand son albatros venait s’affaler sur le pont d’un navire semblable à celui qui nous ramenait à notre point de départ.

Hélas, une fois arrivés au port, sous la pluie battante des hivers de l’Europe, nous avons retrouvé nos foyers désertés. Nos tendres compagnes, lassées de nous attendre, s’en étaient allées offrir à d’autres leurs charmes légendaires. Et nous sommes restés là, chacun dans notre solitude, à rêver aux caresses prodigues qu’elles nous donnaient autrefois. Nous avons imaginé les rires qu’elles devaient avoir, maintenant qu’elles s’offraient nues sous les couettes de l’amour aux barbares, aux inconnus, aux étrangers et même à des rustres qui n’avaient pas lu les poètes.

C’est avec nostalgie que nous repensions à la petite fossette qui creusait toujours leur joue quand elles riaient de contentement après l’amour. Et en imaginant leur regard d’azur sombre qui chavirait et vacillait, tout troublé, nous nous remettions à rêver, encore une fois, à des mondes impossibles dont la femme aurait été le centre. Hélas, nous ne faisions que courir après ce que nous avions définitivement perdu.




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09:42 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : littérature, prose, voyages

26/11/2008

Stéfan Zweig "Amerigo" (2)

Dans la suite de son livre, Zweig démontre comment une suite de méprises a finalement imposé Vespucci au point de le faire passer pour celui qui avait découvert l’Amérique.
Il y avait eu ce « Mundus novus » où effectivement il disait bien qu’un nouveau continent avait été découvert. Mais voilà que quelques années plus tard paraît à Florence un mince cahier de seize feuilles en langue italienne, signé Amerigo Vespucci. Celui-ci, parle des quatre voyages qu’il avait réalisés (en fait comme marchand, ni comme capitaine ni comme explorateur. Il était présent sur ces bateaux, sans plus).

Ensuite, un éditeur italien, comprenant que la mode est à ce genre d’ouvrage, réunit en une seule édition le « Mundus novus » et les « quatre voyages » et il intitule ce livre « Nouveau monde et terres récemment découvertes par Vespucci ». Ce titre est ambigu. Certes il fait allusion au fait que Vespucci pense qu’on a découvert un nouveau continent, mais on peut croire, en le lisant rapidement, que c’est Vespucci lui-même qui l’a découvert. Dans l’imaginaire des foules, son nom commence à concurrencer celui de Colomb.

Plus tard encore, un autre éditeur, français celui-là (de Saint-Dié) décide de mettre à jour la « Cosmographia » de Ptolémée, en ajoutant sur les anciennes cartes les terres nouvellement découvertes. Son but est louable et logique. Le problème, c’est que dans cet ouvrage on ne cite même plus le nom de Colomb. Par contre, quand il parle du futur Brésil (où Vespucci est bien allé), on trouve cette phrase fatale : «… que l’on pourrait appeler désormais terre d’Americus ou America, puisque c’est Americus qui l’a découverte. » Et, puisque les autres continents portent des noms de femmes, il suggère le nom d’Amérique. Sur sa carte, il indique le nom « Amerique » à l’emplacement du Brésil. Quelques années plus tard, quand les contours des nouvelles terres sont mieux définis, on retrouve évidemment ce mot d’Amérique pour désigner le continent tout entier.

Ainsi donc, c’est tout à fait à l’insu de Vespucci que son nom fut mis en avant. Notons que pendant ce temps-là, Colomb continuait à affirmer qu’il avait découvert les Indes, mais plus personne ne le croyait. Lui qui avait été si célèbre, c’était maintenant un homme fini, disqualifié, répudié presque par le roi d’Espagne. Les marchands avaient perdu de l’argent à cause de ses promesses non tenues, les érudits étaient lassés de ses aberrations géographiques. Dans l’imaginaire des peuples, le grand homme c’est maintenant Vespucci. C’est lui qui allait remplacer le vrai découvreur.

Maintenant, peut-être était-ce justice que Vespucci l’emportât ainsi. Certes, il n’avait rien découvert personnellement, mais finalement il n’avait pas non plus massacré les Indiens. Il n’avait pas volé leur or. Il n’avait détruit aucun royaume. Au contraire, il avait observé ces peuples sauvages en humaniste, décrivant leurs coutumes sans les blâmer.

Le premier à montrer quelques réserves sur le rôle réel de Vespucci, c’est Michel Servet (avant d’être traîné sur le bûcher par Calvin). Puis ce sera le grand Las Casas lui-même, qui s’offusquera de cette gloire usurpée et qui dira qu’il est impossible que Vespucci ait découvert le Brésil deux ans avant que Colomb ne pose le pied sur le sol américain. Il a raison, évidemment. Ce qu’il ne sait pas, c’est qu’il y a eu confusion au sujet de la date du premier voyage. Erreur malheureuse des éditeurs ? Probablement. Volonté délibérée de Vespucci ? Il ne faut pas l’exclure non plus. Ce qui est certain, c’est que pendant des siècles les spécialistes vont se déchirer au sujet de l’intention réelle du commerçant-navigateur. Intrigué par cette affaire, Zweig, qui vient de débarquer au Brésil devant la montée du nazisme, décide de se pencher sur le dossier. Notons qu’affecté par ce qui se passait en Europe, il se suicidera avec son épouse en février 1942, près de Rio de Janeiro, sur cette terre à laquelle Vespucci donna son nom.


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Image Internet ("Grandquebec.com")

24/11/2008

Stefan Zweig "Amerigo"

Bon, revenons à notre devinette de l’autre jour. J’avais promis d’apporter des précisions sur Vespucci. En fait, je n’ai jamais lu une ligne de lui (son oeuvre est pourtant courte) et c’est via Stefan Zweig que je l’ai découvert. Zweig, que l’on connaît comme romancier, se fait historien dans son livre « Amerigo » et il s’y interroge sur le mystère qui entoure Vespucci. Cet homme, qui n’a écrit que trente-deux pages dans sa vie et qui n’était ni un romancier ni un explorateur, est parvenu à évincer Christophe Colomb de son vivant et à imposer son prénom, Amerigo, qui a été donné au nouveau continent que l’on venait de découvrir (l’Amérique).

Certains ont vu en lui un infâme imposteur, un usurpateur de premier plan. D’autres ont pris sa défense, expliquant qu’il n’avait rien fait pour s’approprier cette gloire au détriment de Colomb. Pendant plus de quatre siècles des spécialistes se sont battus pour défendre l’une ou l’autre de ces théories, sans que rien de décisif ne ressortît vraiment de leurs travaux. Zweig, lui, essaie dans ce livre de reconstituer l’enchevêtrement de circonstances, des hasards et des malentendus qui sont à l’origine de cette erreur. Pour y parvenir, il nous place d’abord dans le contexte de l’époque et nous invite à voir le monde avec les yeux d’un homme du XV° siècle. Colomb était persuadé d’avoir découvert les Indes (et il s’obstinera dans cette idée jusqu’à sa mort). Cela signifiait aussi que la terre n’était pas aussi grande qu’on l’avait cru puisqu’il suffisait de naviguer un peu vers l’Ouest pour se retrouver en Asie. Mais voilà qu’en 1503, se mettent à circuler, à Paris, à Florence, quelques feuilles imprimées, quatre ou six en tout, intitulées « Mundus novus » d’un certain Albericus (sic) Vespucius. Il s’agit d’un rapport en latin que celui-ci adresse à Petrus Franciscus de Medici au sujet d’un voyage qu’il aurait fait dans des terres inconnues sur l’ordre du roi du Portugal. Ces rapports commerciaux étaient fréquents à l’époque et permettaient aux établissements financiers de se renseigner sur d’éventuels investissements rentables. On se les volait d’une firme à l’autre et quand un de ces feuillets tombait dans les mains d’un éditeur qui avait le sens des affaires (déjà à l’époque), il le publiait aussitôt.

Mais qu’y avait-il de si extraordinaire dans le rapport de Vespucci ? D’abord on dit qu’il est traduit de l’italien en latin, ce qui intrigue déjà. Ensuite, ce Vespucci est « le premier de tous les navigateurs qui sache raconter et de manière amusante. » Les autres, ce sont des marins analphabètes, des soldats, éventuellement des juristes au style épais. Ici, le narrateur raconte avec sincérité les difficultés du voyage, comment ils ont failli périr dans leur bateau rongé des vers alors qu’aucune terre n’était en vue. Et puis finalement était apparue cette terre complètement merveilleuse : le paradis sur terre. On y trouve une nourriture abondante, les fruits poussent tout seuls, les animaux y sont extraordinaires et même les femmes se donnent sans penser à mal.

Or il se fait que les pères de l’Eglise avaient autrefois émis l’hypothèse que le paradis terrestre existerait toujours quelque part en un lieu éloigné et inaccessible. Et voilà ce Vespucius qui dit finalement qu’il en revient. Avouez qu’il y a de quoi lui prêter attention. Dans cette époque troublée où les guerres font rage, la découverte de ces sauvages du bout du monde qui vivent heureux, sans contrainte, sans morale, sans argent, fait fantasmer. Ils représentent le rêve de l’humanité, le retour aux sources, le temps d’avant la faute d’Adam.

Et ce n’est pas tout. Il n’y a pas que le contenu de la lettre qui est extraordinaire, il y aussi le titre : « mundus novus », un nouveau monde. « deux mots, quatre syllabes qui ont suscité une révolution sans précédent dans la manière de considérer l’univers » nous dit Zweig. Alors que Colomb assure qu’il est arrivé en Inde (mais il n’a pas ramené d’épices et n’a pas vu le grand Khan de Chine) Vespucci assure lui que c’est un nouveau continent qu’on a découvert là. Bouleversement dans la conception du monde, certes, mais aussi dans la conception de l’homme. Les anciens avaient affirmé qu’au-delà de Gibraltar s’étendait une mer infranchissable et voilà que cette mer, les hommes du quinzième siècle l’avaient traversée et avaient découvert des terres dont ces anciens n’avaient même pas imaginé l’existence. Epistémologiquement parlant, c’est l’image même que l’homme porte sur lui-même qui se modifie avec cette découverte. A partir de ce moment, c’en sera définitivement fini de s’en référer aux anciens.

Tout ceci explique donc pourquoi Vespucci prit soudain une importance considérable aux yeux de ses contemporains. Pourtant, probablement ne se doute-t-il pas lui-même de l’importance de ce continent qu’on vient de découvrir. Et puis, finalement, une route plus courte pour aller aux Indes, c’est une découverte qui n’intéressait que les commerçants et les armateurs. Dire subitement que le monde était plus vaste qu’on ne l’imaginait, cela concernait tout le monde. Les contemporains des événements ont soudain l’impression d’appartenir à une génération extraordinaire, celle qui va enfin explorer le monde, celle qui dépasse les anciens et qui remet en doute leur savoir.

(à suivre)




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(image Internet:"ecole.free.fr")

21/11/2008

Jaccottet (encore)

Pour ceux et celles qui aiment le poète Philippe Jaccottet, je signale que la revue EUROPE lui consacre son dernier numéro.
Je ne peux m’empêcher de citer ici quelques extraits de la présentation qui est faite du poète (présentation que l’on trouve sur le site Internet de la revue), tant ils sont éclairants :

« …émergeant du désastre, cette voix discrète, tâtonnante mais déterminée dans son souci de justesse et d’effacement, a toujours su se tenir à l’écart des formes modernes de l’idolâtrie, du culte du superficiel et du superflu. Cette voix continue de parler au lecteur contemporain. À la violence de notre siècle. À la violence de toute époque condamnée à naître ou à renaître dans une lumière blessée, dans l’ombre de la douleur. »

Et c’est bien cette discrétion, à l’écart des mondanités de l’univers littéraire, que l’on apprécie chez Jaccottet. Cet homme a toujours tenté de dire l’indicible. Conscient de la difficulté qu’il y a à y parvenir, il a su rester humble et modeste, préférant aux honneurs tapageurs le vrai contact avec les mots. Sa seule ambition, mais elle est de taille, consiste à trouver le mot et le ton justes, afin de faire passer l’indicible. Vaste tâche, on en conviendra, qui, même si elle est souvent tâtonnante, n’en est pas moins déterminée et obstinée.

On apprend que pour ce numéro spécial de la revue Europe, il n’a pas souhaité «voir s’ajouter un nouveau recueil d’études universitaires à ceux qui existent déjà. » On le reconnaît bien là. Joli pied de nez aux intellectuels qui tentent de l’analyser et de le faire entrer de force dans une catégorie. C’est qu’il sait que l’essentiel n’est pas dans ces études, intelligentes certes, mais souvent froides et cérébrales. Il a donc préféré laisser la parole à ses traducteurs, dont bon nombre sont par ailleurs écrivains, poètes et amis car il sait (lui qui est aussi traducteur) que ces gens-là travaillent au plus près des mots, dont ils connaissent toute la complexité.

C’est l’occasion de souligner par ailleurs le rayonnement international de notre discret poète. Lui qui se voulait un « passeur » a très bien rempli son rôle, puisque ses écrits rayonnent maintenant dans des pays étrangers où ils suscitent à leur tour des questionnements sur la manière de percevoir et de dire l’insaisissable.

Mais revenons à l’introduction de la revue Europe :

« Dans une société de consommation, de médiatisation et de profit qui exerce durement son emprise, la poésie de Philippe Jaccottet propose à qui sait l’entendre une façon de vivre et d’habiter le monde en préservant ou en retrouvant le lien à l’essentiel. » En effet, il faut sans doute voir dans cette notion « d’essentiel » une des raisons de l’intérêt que nous portons au poète. A la fois humble et ferme, Jaccottet nous trace le chemin, sans jamais s’en détourner et sans céder à la facilité. Nous qui sommes plongés, bien malgré nous, dans un tourbillon médiatique, où chaque nouvelle se veut plus sensationnelle que la précédente (pour être aussitôt oubliée), nous trouvons chez lui un regard lucide et constant, un regard qui se veut authentique et qui en cela nous émeut et nous interpelle. Moment privilégié, le poème analyse le rapport entre l’homme et le monde, tentant de décrire comme il peut tout ce qu’il y a d’invisible et d’incompréhensible dans la création (à commencer par le fait d’être en vie).
Du coup et sans même le vouloir, il est condamnation de cette société utilitariste que nous connaissons et propose d’autres voies, celles d’un « humanisme modeste, dans la conscience de ses limites. »

Notons encore, dans cette revue Europe, la présence de trois textes inédits de Jaccottet, curieusement intitulés « Trois proses »,. Titre étonnant, on en conviendra, comme si la poésie qui a été l’objet de toute sa vie était subitement niée pour laisser la place à une interrogation sur la mort. Dans ces textes, Jaccottet parle, paraît-il, de la disparition des êtres chers, ce qui l’amène à une réflexion sur le monde contemporain et la perte du sens (étant donné que notre société contemporaine nie la mort et tente de l’occulter). Mais tout demeure méconnaissance : le monde, la démarche poétique, la réflexion métaphysique (l’âme nous survit-elle ?), tout. Et comment une pensée agnostique, qui implique en elle-même son propre néant, peut-elle espérer se maintenir et être présente ?

Mais le message que personnellement je retiens de l’œuvre de Jaccottet, c’est ce face à face avec le monde et surtout l’émerveillement que ce face à face soit possible. Il y a de la stupeur chez Jaccottet, de l’étonnement devant la grandeur de la création. De l’incompréhension aussi, probablement. Maintenant que le poète a vieilli, on sent bien que le thème de la mort qui l’a toujours tracassé prend une autre dimension, qui n’est pas acceptation, mais qui n’est pas révolte non plus.

Une œuvre à lire et à relire, en tout cas.


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06/11/2008

Michel Ragon, "La Mémoire des vaincus"

Michel Ragon, dont nous avons déjà parlé l’autre jour, est né dans une famille paysanne en Vendée. A 14 ans, il travaille comme garçon de courses. Il lit l’écrivain anarchiste Henry Poulaille, qu’il retrouve à Paris quand il « monte » à la capitale. Poulaille, qui travaille chez Grasset, a toujours lutté pour l’apparition d’une littérature prolétarienne (une littérature faite par le peuple et pour le peuple, autrement dit il prône des écrivains comme le mineur wallon du borinage Constant Malva. « Pour parler de la misère, il faut l’avoir connue » déclare-il souvent). Il influencera considérablement le jeune Ragon.

Michel fréquente le groupe Cobra puis publie Les Écrivains du peuple ouvrage qui, remanié, donnera en 1974 L’Histoire de la littérature prolétarienne de langue française. Après avoir été, grâce à André Malraux, conférencier pour le ministère des Affaires étrangères, il obtient ensuite un poste de professeur à l’Ecole des Arts décoratifs (car entre-temps il est devenu historien de l’art et de l’architecture contemporaine, domaine dans lequel il publie plusieurs ouvrages). Cet ancien travailleur manuel obtient finalement un doctorat d'État ès lettres à plus de cinquante ans. On le retrouve alors comme professeur dans l'enseignement supérieur.

Personnellement, je le connais surtout pour son roman « La Mémoire des vaincus » (1989), qui offre un beau panorama des grandes figures de l’anarchie. Au fil de la lecture, on croise René Valet, Kropotkine, Doriot, Makhno et surtout Victor Serge. Le héros du roman, un certain Fred Barthélémy, sorte de gavroche du faubourg Poissonnière, devient conseiller de Zinoviev, avant de prendre ses distances avec l’étatisme russe. Ce qui m’a le plus marqué dans ce livre, c’est l’approche humaine de Ragon face à ces « oubliés de l’histoire », ces gens remplis d’un grand idéal égalitaire, mais qui ont finalement été broyés par le communisme d’état tel que l’envisageait Lénine et surtout Staline. Qui se souvient encore vraiment de leur nom aujourd’hui ? Dans quel cours d’histoire parle-t-on d’eux ?

J’ai été frappé aussi, dans ce livre, par le personnage de Victor Serge (Viktor Lvovitch Kibaltchiche, né à Bruxelles en 1890 de parents russes émigrés politiques et mort à Mexico en 1947). Il avait été impliqué dans l'affaire de la Bande à Bonnot et pour cela devra purger cinq années de prison. De son expérience, il écrira un livre : Les Hommes dans la prison. Ensuite, il adhère au parti communiste russe en mai 1919. Il renie donc l'anarchisme au profit du marxisme, ce qui sera considéré comme un reniement par ses pairs. Néanmoins, quand le régime russe tentera d’éliminer ces anarchistes gênants, qui prônent la liberté et qui ne veulent pas d’un état policier, il tentera de les défendre. Plus tard, il dénoncera la dégénérescence stalinienne de l'Etat soviétique (qu’il avait pourtant contribué à mettre sur pied, comme le montre bien Ragon), ce qui entraînera son exclusion du parti pour « activités fractionnelles ». Placé sous surveillance, les autorités l’empêchent d’émigrer hors de Russie. Finalement, il est condamné à trois ans de déportation dans l'Oural et ses manuscrits sont saisis. Il devra sa libération à une campagne internationale. Il quitte Moscou avant les premiers grands procès. Maltraité par la presse communiste, il se réfugie au Mexique où il écrit ses mémoires. Il meurt dans le dénuement, après avoir échappé à des tentatives d’assassinat.

Du livre de Ragon (revenons-y), je retiens encore le rôle (rarement connu) des agents communistes envoyés par Moscou lors de la guerre d’Espagne. Visiblement, ils étaient là plus pour éliminer les anarchistes indépendants que pour se battre contre les soldats de Franco.

Michel Ragon peut donc assurément être considéré comme un écrivain prolétarien au sens où Henry Poulaille définissait ce terme puisqu’il est issu du peuple et a connu la pauvreté. Néanmoins, il dira lui-même la difficulté qu’il a éprouvée à changer de classe sociale lorsqu’il devint un intellectuel. Il eut alors l’impression de trahir les siens tout en désirant lui-même accéder à ce monde de la culture qui l’intéressait et qui lui ouvrait de nouveaux horizons.

Quand on lui demande s’il existe encore des écrivains prolétariens, il avoue que non. Il cite François Bon, qui a été ouvrier très spécialisé et qui a écrit sur l'usine, (mais ce dernier récuse la qualification de prolétarien. Il a raison puisqu'il a une formation d'ingénieur en mécanique et s’est spécialisé dans la soudure par faisceau d'électrons). Sinon, il pense que la littérature prolétarienne a pris une autre voie, celle du polar, du roman noir (Manchette) et fait remarquer que depuis que les usines ont été fermées, le vrai milieu prolétarien aujourd'hui se rencontre dans les banlieues où vivent de nombreux immigrés.

Voilà donc la vision que j’avais de Michel Ragon et inutile de dire que celui-ci m’était particulièrement sympathique. Aussi, quelle ne fut pas ma surprise l’autre jour quand j’ai découvert qu’il était l’ami de Philippe de Villiers (lui qui avait côtoyé Noam Chomsky, Daniel Cohn-Bendit, Georges Brassens, Léo Ferré et Albert Camus…).

Etrange et incompréhensible. Sauf si on se souvient qu’il est né en Vendée et qu’il a conservé un amour profond envers sa terre natale (quel est celui d’entre nous qui n’a pas ce même amour, d’ailleurs ?). Or il se fait que Philippe de Villiers s’est toujours battu pour le développement de cette région et c’est visiblement ce qui rapproche les deux hommes, aussi différents qu’ils puissent être sur le plan politique.

Il faut savoir par ailleurs que Ragon a écrit aussi des romans qui constituent la Suite Vendéenne : Les Mouchoirs rouges de Cholet, La louve de Mervent, Le Marin des Sables, L'accent de ma mère, Le Cocher du Boiroux

Je n’en dirai rien car je ne les ai pas lus. Visiblement, « Les Mouchoirs rouges de Cholet » traite du bocage vendéen et raconte la vie de ces paysans qui ont survécu à la guerre des Chouans. On pourrait s’étonner, une fois de plus, de voir Ragon soutenir les Vendéens contre les armées de la révolution (lui, l’anarchiste, ne peut être soupçonné d’être dans le camp du roi), mais cela s’explique par le fait qu’il défend les humbles contre le pouvoir étatique. D’ailleurs pour lui, il semblerait que la révolte des Chouans était à la base une révolution paysanne et non une révolution aristocratique.

Comme quoi tout trouve toujours une explication et le moins que l’on puisse dire c’est que Michel Ragon n’en finit pas de nous étonner dans son parcours intellectuel et idéologique.


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30/10/2008

Jean-Louis Kuffer, "Ceux qui songent avant l'aube"

Je relaie ici la publication chez Publie.net (édition numérique dont nous avons déjà parlé) de « Ceux qui songent avant l’aube » de Jean-Louis Kuffer (en lien ici à droite). Cela fait déjà un bon moment que JLK, comme on dit, nous gratifie sur son blogue de ces petits exercices de style. Chaque phrase, qui commence par « ceux qui », en appelle une autre et ainsi de suite.

Ce qui est amusant, c’est que tous les lecteurs de son blogue ont pu à leur guise glisser quelques phrases de leur choix dans les commentaires pour prolonger son exercice. Moi-même je m’y étais exercé ici. Et voici que ce qui n’était initialement qu’un jeu (en fait au départ c’est une technique qui est utilisée dans les ateliers d’écriture) devient un livre. Numérique, certes, mais livre tout de même, ce qui suppose éditeur et diffusion.

Du coup, on touche ici, à mon avis, à une des spécificités de ce type d’édition moderne : une interaction permanente entre les lecteurs et l’auteur. Celui-ci écrit d’abord pour les lecteurs de son blogue, cela prend de l’ampleur, puis devient un livre numérique, lequel sera essentiellement acheté par des blogueurs (en tout cas par des gens fréquentant assidûment Internet). L’auteur peut ensuite poursuivre à loisir la rédaction de son livre sur son propre blogue et ses lecteurs peuvent continuer à l’imiter dans leurs commentaires. Parallèlement, le livre numérique s’enrichira au fur et à mesure des nouveaux textes de l’auteur. On vit donc un peu le travail de création en quasi-direct et chacun (même si c’est une illusion) a un peu l’impression d’y participer.



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Michel Ragon, "Un si bel espoir"

Michel Ragon place l’action de ce roman dans le Paris du Second Empire, celui des grands travaux d’Haussmann, celui de l’argent et des fortunes vite faites. Je ne suis pas un fanatique des romans historiques, mais il se fait que j’aime bien la petite musique qui émane toujours de l’écriture de Ragon. Ici, il met en scène un architecte issu du peuple, rempli d’idées avant-gardistes et plein d’idéal. Tout de suite, le problème est posé, celui de l’appartenance sociale. Sortant des milieux défavorisés, c’est par son seul talent qu’il parvient à obtenir son diplôme, mais il demeure rejeté par les autres étudiants, tous bourgeois, qui ne voient pas en lui un des leurs. Dans la vie active, il en sera de même. Tous les beaux projets architecturaux qu’il avance seront refusés à tous les concours, mais réalisés aussitôt par les concurrents qui pillent ses travaux sans vergogne. Notre architecte restera pauvre et méprisé dans une société où l’argent et les relations familiales comptent davantage que le vrai talent (rien n’a changé, donc). Sa compagne et son seul ami le quitteront pour jouer le jeu, se faire appuyer politiquement et devenir scandaleusement riches.

Derrière ce faste de la haute société, se trouve le peuple, que l’on veut cacher. Haussmann rase les vieux quartiers populeux et insalubres, repousse les miséreux dans des banlieues plus éloignées et trace ses grands boulevards (ceux que nous connaissons aujourd’hui : Sébastopol, St Michel, etc.) en ligne droite, pour permettre aux charges de cavalerie d’être plus efficaces en cas d’émeutes.

Ces émeutes, qu’on sentait depuis trop longtemps contenues, elles éclatent avec la fin de l’Empire et c’est l’épisode de la Commune. On devine bien que Ragon est proche de cette colère, mais il trace des événements un tableau objectif (montrant l’illusion d’une telle démarche, le manque de préparation, l’incohérence du commandement) sans occulter non plus les tirs des Versaillais, ces soldats français que les Prussiens (qui assiégeaient Paris) ont laissés passer pour aller rétablir l’ordre dans un bain de sang.

La répression qui suivra la chute de la Commune sera terrible et notre héros, l’architecte, finira ses jours déporté en Nouvelle Calédonie.

Au-delà de l’histoire racontée, c’est donc la tendresse de Michel Ragon pour les gens simples et miséreux que l’on retrouve (tiens, n’est-il pas lui aussi issu d’un milieu modeste et n’est-il pas devenu docteur d’Etat ès lettres alors qu’il travaillait manuellement à quatorze ans ? Sans oublier qu’il fut un grand critique des mouvements architecturaux modernes). Tendresse par ailleurs doublée de révolte quand il croise le chemin des riches ou des parvenus qui méprisent et qui affament ces gens simples.

Notons aussi que Michel Ragon fut proche des milieux libertaires et anarchistes. Mais nous en reparlerons une autre fois, car ce point est trop important pour nous contenter de seulement le citer.

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27/10/2008

Le regard poétique

Dans un ancien article (il y a tout juste un an), je me demandais si le fait de lire et d’écrire devait être considéré comme « une échappatoire, une percée décisive contre la bêtise ambiante » ou au contraire comme une « fuite en avant, un refuge, voire une régression ? » et j’ajoutais : « Un être normalement constitué a-t-il besoin de ce jeu qui consiste à vivre ou à créer des mondes imaginaires ? Un homme (une femme) adulte, en pleine maturité, est supposé(e) agir sur le monde qui l’entoure et non pas se complaire dans la fiction ou la poésie. »

Je n’ai toujours pas trouvé la réponse, encore qu’il me semble de plus en plus évident qu’écrire nous offre la possibilité d’accéder à autre chose, à un « je ne sais quoi » qui permet de rompre avec la banalité quotidienne. En ce sens, en mettant le doigt sur ce qui est vraiment important (du moins pour nous), la lecture comme l’écriture transcendent donc nos vies. Elles appartiennent donc bien de plein droit à notre existence et valent bien d’autres activités plus « concrètes », plus centrées sur les affaires du monde.

Mais si je reviens à ce vieil article et à la question qu’il posait, c’est que je viens de trouver chez Jaccottet un questionnement similaire :

On aura vu, dit-il, inopinément, à la dérobée, autre chose.
« On a commencé à le voir, adolescent ; si, après tant d’années (…), on le voit encore, est-ce pour n’avoir pas assez mûri, ou au contraire parce qu’on aurait tout de suite vu juste, de sorte qu’il faudrait inlassablement, jusqu’au bout, y revenir ?
Du moins quiconque écrit ou lit encore ce qu’on appelle de la poésie nourrit-il des intuitions analogues; tellement intempestives qu’il se prend quelquefois pour un dérisoire survivant. »
Philippe Jaccottet, Après beaucoup d’années, Poésie Gallimard, pages 189-190

Ainsi donc ce poète considère que c’était son premier regard d’adolescent qui était le bon, lorsqu’il a appréhendé le monde autrement et qu’il a tenté de synthétiser son expérience dans des poèmes. On sent aussi chez lui, lorsqu’il vieillit, comme une fatigue un peu lasse et il avoue parfois ne plus parvenir à s’extasier comme par le passé. Quand il parle comme cela, ce n’est pas, cependant, pour remettre en cause l’essence de son activité de poète mais bien pour regretter de n’avoir plus la force de pénétrer dans le secret des choses ni celle de relater le côté indicible du monde. Il approuve donc toujours dans l’absolu la démarche poétique mais avoue ne plus pouvoir se maintenir en permanence dans cet univers. Enfin, c’est lui qui le dit, car les poèmes qu’il continue à nous donner sont toujours remplis de ce mystère indicible qu’il semble être un des seuls à percevoir.




20:32 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : littérature

11/10/2008

"Chez Bonclou" de Bertrand Redonnet

On sait qu’il est toujours très difficile de trouver un éditeur qui veuille bien s’intéresser à votre cas. Avec Internet, il existe maintenant des sites qui proposent des textes d’écrivains connus ou moins connus, textes qu’il suffit alors de télécharger, soit gratuitement comme chez Feedbooks, soit en payant comme chez Publie.net.

Jean-Jacques Nuel avait parlé sur son blogue de son expérience chez Feedbooks (ici et ici). Quant à Publie.net, il suffit d’aller voir le site de François Bon pour comprendre de quoi il s’agit.

Mais mon propos aujourd’hui n’est pas d’analyser les avantages et les inconvénients de ce système d’édition électronique mais plutôt de parler d’un des textes que l’on peut y trouver, à savoir «Chez Bonclou et autres toponymes » de Bertrand Redonnet.

Pour les habitués de ce blogue, Bertrand n’est pas un inconnu puisqu’il vient régulièrement déposer des commentaires et que l’on trouve son site en lien ici à droite. Dès lors, je ne puis prétendre à une critique objective car il est toujours difficile de juger le texte d’une personne que l’on connaît (même si c’est par l’intermédiaire d’Internet) et dont on apprécie par ailleurs les qualités. Mais cela ne fait rien, Baudelaire lui-même ne revendiquait-il pas une critique d’humeur, forcément partiale, mais qui avait l’avantage de dire clairement ce que l’on pensait ? De son côté, un auteur préfère souvent une critique sincère qui prouve qu’on a lu son texte avec attention plutôt que des phrases toutes faites comme on en trouve trop souvent dans la presse, lesquelles ne visent qu’à faire vendre un livre que le journaliste a à peine effleuré. Rien de semblable ici, donc, mais un regard qu’on sait déjà amical avant que ne commence la lecture.

Ce texte, qui fait 118 pages tel qu’il est proposé (en grands caractères assez espacés pour faciliter la lecture à l’écran) mais qui en ferait environ une bonne soixante selon la présentation classique, parle de toponymie. Sujet érudit, me direz-vous ? Et bien non. Il ne faut point chercher ici un dictionnaire exhaustif des noms de lieu de votre région ni même espérer y trouver des arguments scientifiques prouvant que tel nom de village ou de lieu-dit provient bien d’un étymon latin et non d’un étymon celte. C’est qu’il ne s’agit point du travail d’un savant philologue mais d’un poète des mots (ou d’un poète tout court). L’auteur, en effet, s’est amusé à émettre plusieurs hypothèses quant à l’origine de quelques toponymes.

Il traite, comme c’est normal, des régions qu’il connaît, à savoir en gros le Poitou (département des Deux-Sèvres et un peu le Sud de la Vendée) qui est à l’origine de tout puisque c’est le pays de son enfance et la Pologne puisqu’il y vit actuellement (suite à ces hasards de la vie qui n’en sont jamais vraiment et qu’il vous racontera lui-même un jour s’il en a envie). A partir donc de quelques noms de villages, il envisage différentes hypothèses, par l’entremise de dialogues imaginaires entre les villageois, ce qui rend la lecture agréable et même ludique. Chaque participant propose son explication quant à l’origine du toponyme. Le ton monte, on s’affronte et à la fin on comprend qu’on ne découvrira jamais la vérité, enfouie au plus profond de l’Histoire la plus reculée.

Ce qui nous intéresse, en tant que lecteur, c’est cette remontée dans le passé, à la recherche des origines (car les lieux où nous sommes nés sont fondateurs) car dire les lieux, c’est dire d’où on vient donc dire qui nous sommes. Mais derrière cette démarche pour ainsi dire existentielle, il y a dans ce texte une réflexion sur la langue et ses possibilités.

Oléron est-elle l’île aux parfums (insula oleorum) ou l’île aux larrons ? Cela fait une belle différence. En remontant aux origines du nom nous renouons avec nos ancêtres, tous ces gueux et tous ces manants qui ont habité ces terres avant nous et qui les ont nommées, déformant le latin qu’ils maîtrisaient mal ou pas du tout pour créer sans le savoir notre belle langue française. « La magie des mots passe le flambeau toujours intact, loin par-delà les hommes. Les mots sont des monuments » nous dit l’ami Bertrand. Comprenez aussi : les hommes passent, les mots demeurent. Car derrière les phrases de ce texte, je sens poindre les questions existentielles. La recherche du mot originel, c’est aussi la recherche des origines et du paradis perdu. Nous ne faisons que passer, transmettant aux générations suivantes ces toponymes dont nous avons nous-mêmes hérité. Belle réflexion sur le temps qui passe donc, comme ces fleuves, qui n’en finissent pas de couler (quand ils ne s’immobilisent pas dans les marais du Poitou)

« Car les fleuves sont comme le temps et comme les mots, éternels et de passage. En les regardant bien, en fait, ils ne bougent pas. Ils vont. Pour matérialiser la fuite, capter leur éphémère, il suffit de jeter un bout de bois et de le suivre des yeux. Sans cela, rien ne bouge devant nous que de l’éternel et rien ne bougera devant les yeux des hommes de l’an quatre mille cent et même au-delà. C’est en cela peut-être que réside mon effroi du temps et de la mort promise au bout et que je m’accroche à ces mots impérissables, des milliards de fois prononcés, jamais les mêmes cependant. C’est en eux qu’on peut puiser une goutte d’éternité. »

Et c’est comme cela tout du long, le poète continuant à s’interroger sur les mots, mais aussi sur l’Histoire. Un toponyme comme «Les Alleuds» provient-il des terres libres octroyées aux serfs par les seigneurs du Moyen-Age ou bien sont-ce les terres que les conquérants germaniques se sont octroyées au dépend des paysans celtes ? Cela fait une belle différence pour celui qui habite cet endroit. Est-il le descendant d’un chef de guerre qui s’imposa par la force ou d’un paysan qui lutta pour sa liberté ?

Je ne vais pas ici passer en revue tous les toponymes étudiés, ce serait déflorer le sujet. Que celui que cela intéresse y aille voir par lui-même ! Il n’y trouvera pas de réponses à ses questions, mais il repartira au contraire avec plus de questions encore. Mais n’est-ce pas le propre des livres de nous faire réfléchir ?

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05/10/2008

Alvaro Mutis "Et comme disait Maqroll el Gaviero"

Nous avons déjà parlé d’Alavaro Mutis et de son oeuvre en prose. Je termine maintenant le recueil de ses poèmes et je reste ébahi par l’intensité atteinte. C’est un petit livre (265 pages dans l’édition Poésie/Gallimard) si l’on considère qu’il renferme l’œuvre de toute une vie, à savoir les poèmes écrits de 1947 à 1986, mais c’est un grand livre si l’on regarde les thèmes traités et l’émotion ressentie.

Les titres des différents sous-recueils sont déjà tout un programme et donnent une bonne idée de la personnalité de l’auteur et de ses angoisses existentielles :

- Les éléments du désastre
- Les travaux perdus
- Inventaire des hôpitaux ultramarins
, etc.

Colombien il passa sa première jeunesse en Europe où son père était diplomate, puis retourna dans son pays. Toute sa vie il conservera cette double culture, cette double appartenance, avec le sentiment d’être partout un exilé, quel que soit le côté de l’Atlantique où il se trouvait.

Exil (extrait)

Et c’est alors que je pèse tout ce que j’ai perdu dans mon exil,
que j’en mesure la solitude irrémédiable.
À cette part de la mort anticipée
apportée par chaque heure, chaque jour d’absence
que je remplis de choses et d’êtres
dont la condition étrangère me pousse
vers la chaux définitive
d’un rêve qui rongera ses propres vêtements
faits d’une écorce de matières
transplantées par les ans et l’oubli
.

Il sera fasciné par les grands fleuves colombiens descendant de la cordillère. Lorsqu’ils sont en crue, ils transportent les choses les plus invraisemblables : des troncs d’arbres, des toitures de maisons, des cadavres d’animaux, etc. tandis que leurs eaux jaunes et tumultueuses emportent tout sur leur passage. Ces fleuves représentent pour le poète la fuite du temps qui irrémédiablement nous entraîne vers le néant. Mais paradoxalement ils sont aussi source d’apaisement, comme si, par leur mouvement continu, ils semblaient donner un sens à la vie et comme si, par leur démesure même, ils nous faisaient accepter l’inéluctable.

La solitude est évidemment un thème qui revient fréquemment et la femme, si elle est désirée, est cependant souvent absente :

Je suis venu t’appeler
sur les falaises.
J’ai lancé ton nom
et seule l’écume vorace et passagère
de la mer m’a répondu.
Sur le désordre éternel des eaux
vogue ton nom
comme un poisson qui se débat et qui fuit
vers le lointain immense.
Vers un horizon
de menthe et d’ombre
navigue ton nom
errant sur l’océan de l’été.
Avec la nuit qui tombe
Reviennent la solitude et son cortège
De rêves funèbres.


On trouve aussi de belles réflexions sur la littérature elle-même :

Chaque poème est un oiseau qui fuit
le lieu marqué par le fléau.
Chaque poème est un habit de mort
Sur la cire mortelle des vaincus
par les places et les rues inondées.
(…)
Chaque poème est un fracas
de voiles blanches qui s’écroulent
dans le rugissement glacé des eaux.
Chaque poème envahit et déchire
L’amère toile d’araignée de la lassitude.
Chaque poème naît d’une sentinelle aveugle
Qui lance au gouffre sans fond de la nuit
Le mot de passe de son malheur


Cette image de la sentinelle aveugle est absolument époustouflante. Une sentinelle, c’est bien un soldat qui est aux avant-postes et qui assure la protection des autres. Il est le premier à voir le danger. Le poète, de par sa position, perçoit donc ce que les autres n’aperçoivent pas ou ne comprennent pas. Il est là pour sonner l’alarme avec ses mots. Mais il est aussi aveugle (comme le vieux devin chez Homère, qui prédit l’avenir et voit donc ce que les autres ne voient pas). Cette cécité peut donc se comprendre de deux manières. Soit le poète est infirme (et tout homme l’est face à l’existence) et bien qu’il n’ait rien vu il compose tout de même son poème, lequel sera rempli de ses seuls pressentiments et de ses angoisses, soit comme chez Homère il a un don de voyance (« et j’ai cru voir ce que l’homme a cru voir » disait Rimbaud) bien que dans la vie courante il soit peu clairvoyant (et alors c’est l’albatros de Baudelaire avec ses ailes de géant qui l’empêchent de marcher).

Mutis est donc d’abord un poète avant d’être un romancier. C’est sur le tard, d’ailleurs, qu’il écrira son oeuvre en prose, en partant du personnage de Maqroll le gabier qui était déjà au centre de ses poèmes. Notons aussi que c’est comme romancier que la notoriété lui est venue, preuve une fois de plus que le message poétique passe difficilement tant auprès des éditeurs que des jurys des prix littéraires (il obtiendra le Médicis étranger pour son roman « La neige de l’Amiral »)

Donc, Mutis est avant tout poète, mais il ne cache pas que pour lui la poésie est ineffable. Elle tente de dire l’essentiel, mais ne fait jamais que l’approcher. Cet essentiel, c’est la condition humaine, bien entendu. Car Mutis est hanté par la mort et il est donc un adepte de la désespérance. Cette dernière implique lucidité, incommunicabilité et solitude. Se tenant toujours en marge, ne jugeant pas, Mutis observe les hommes et leur agitation quotidienne. Ils ne semblent pas s’apercevoir qu’ils sont mortels et vaquent à leurs petites occupations. Le poète, lui préfère se réfugier dans l’imaginaire et suivre son héros sur les routes désertes des Andes (où des trains à l’abandon restent immobilisés au bord des précipices – tout un symbole) ou le long des grands fleuves. Toujours, cependant, il dépasse l’instant présent et l’anecdotique pour nous élever par la réflexion et la lucidité. Ses descriptions de l’Alhambra de Grenade ne sont pas simplement un hommage à la beauté architecturale de ces lieux, c’est aussi une réflexion sur l‘Histoire, sur la chute des empires et finalement sur la destinée des hommes. Dans cet Alhambra, il croit encore entendre les pas des sentinelles arabes, ce qui amène le lecteur à une réflexion sur la fuite du temps et la vanité du monde. Mais la vanité, ce sont aussi ces touristes qui visitent en troupeau ces lieux sacrés et qui ne comprennent rien à leur dimension tragique ni au fait qu’ils sont devenus le porte-parole de la mémoire des siècles. A Cordoue, Mutis croit sentir subitement la présence de ses ancêtres et il a enfin l’impression, pour un instant, d’être enfin de quelque part, lui l’éternel exilé.

Notons encore le rythme de sa phrase, qui est exemplaire. Qu’elles soient en prose ou en vers, elles déroulent leur cheminement avec souplesse et nous font parvenir là où elles voulaient nous mener. Je salue au passage le travail exemplaire du traducteur François Maspéro (celui des éditions du même nom) qui est parvenu à nous rendre cette respiration naturelle dans le texte français. C’est assurément un tour de force.

Si je devais résumer Mutis en un mot, je dirais que j’ai surtout retenu ces mondes imaginaires qu’il crée à partir d’un seul mot, comme cette nuit qui s’avance et établit son royaume :

La nuit avançait pour établir ses domaines
faisant taire tout bruit éteignant toute rumeur
qui ne soient ceux de ses ténèbres répandues
de ses galeries tortueuses de ses lents labyrinthes
par lesquels elle progresse en se jetant contre les molles parois
où rebondit l’écho des paroles et des pas du passé
et flottent s’approchent et s’éloignent des visages
dilués dans la suie impalpable du rêve

etc. etc.

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29/09/2008

Annie Ernaux, "Les Années"

A la demande de quelques lecteurs(trices), voici la note de lecture consacrée aux "Années" d'Annie Ernaux et parue autrefois dans le "Magazine des livres".

Annie Ernaux a déjà beaucoup parlé d’elle-même dans ses livres, pourtant on ne peut pas dire qu’elle se cantonne dans la stricte autobiographie dans la mesure où elle inscrit le récit de sa vie dans le monde qui l’entoure. Loin du narcissisme ou du repli sur soi, son intention est plutôt de saisir son époque en partant de son propre personnage ou inversement de se comprendre soi-même en se replaçant dans la grande histoire du monde.

Son livre « Les Années », qui vient de sortir en février (1), est certes admirable de ce point de vue. Non seulement il représente un véritable concentré de son œuvre, mais c’est toute notre époque qu’elle nous fait revivre avec elle. Les plus jeunes d’entre nous découvrirons « de l’intérieur » les années qu’ils n’ont pas vécues, quant aux autres, c’est le cadre dans lequel ils ont vécu qui resurgira sous leurs yeux à travers les mots de la narratrice. Les années cinquante, mai soixante-huit, l’élection de Mitterrand, l’an deux mille, etc. C’est l’Histoire des historiens qui est au rendez-vous, mais une histoire à laquelle nous avons nous-mêmes participé, si pas comme acteurs, au moins comme témoins directs.

Autobiographie donc, mais autobiographie impersonnelle, puisqu’elle nous concerne tous. Elle tente de retrouver l’état d’esprit de ces périodes déjà révolues, à travers des mots, des images, des rumeurs. Cependant, elle ne les aborde pas comme on le ferait dans un traité scientifique, avec des chiffres et des statistiques, mais au contraire elle le fait à partir du milieu social qui était le sien. C’est donc une image subjective qu’elle donne de la réalité, celle qui était la sienne, autrement dit celle des gens avec qui elle vivait. A travers ce regard sur les choses, on la sent évoluer. D’abord, elle est la petite fille sage qui capte des échos de la conversation des grandes personnes, lors de ces interminables repas de famille qui l’ennuient un peu. Puis, adolescente, elle commence à prendre ses distances avec ce même milieu familial en qui elle ne se reconnaît plus , avant de s’en éloigner définitivement une fois qu’elle est diplômée de l’université. Elle porte alors un autre regard sur le monde, un regard de jeune femme adulte. Mais la manière dont elle aborde l’actualité reflète ses opinons : elle est de gauche, défend le droit à l’avortement, etc. Regard subjectif, donc, et qui se veut tel, d’une personne responsable qui subit finalement les événements plus qu’elle ne les domine (sa joie à l’arrivée de Mitterrand, sa déception par la suite).

Le livre est émouvant car il relate aussi l’avancée inexorable du temps. Annie Ernaux nous raconte son divorce, le départ de ses enfants, l’amant qu’elle prend pour passer le temps, le retour de la droite au pouvoir (époque de la cohabitation, suivie par les années Chirac) qui provoque chez elle un découragement certain, et puis surtout le vieillissement qui vient couronner cette vie dont elle se demande finalement quel en aura été le sens. C’est un peu comme si elle tentait de mettre en forme son absence future, seule manière de « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais.» Regard lucide donc, qui nous concerne tous car nous nous sentons vieillir avec elle, en même temps qu’elle.

Dans ce livre, on comprend aussi à quel point ce sont les événements qui conditionnent notre vie. Par exemple, jeune, elle vivait dans la peur de tomber enceinte. Son existence aurait donc été différente si elle était née quinze années plus tard, au moment de la généralisation de la contraception et de la liberté sexuelle. Liberté bien éphémère, car bientôt le sida fera son apparition, obligeant les partenaires à prendre de nouveau des précautions. L’individu, avec sa sensibilité et ses besoins, subit donc un peu son époque (il existe souvent des écarts entre les désirs et la réalité), époque qui a son tour conditionne son être intérieur. C’est en ce sens que l’œuvre d’Ernaux est intéressante et ce livre-ci en particulier. Nous comprenons à quel point une biographie écrite en dehors de tout contexte historique et social n’a pas de sens. L’individu s’inscrit irrémédiablement dans son époque, qui le façonne qu’il le veuille ou non. La narratrice se veut donc modeste, puisqu’elle n’est finalement qu’un produit de circonstances extérieures (milieu social, culturel, etc.). D’un autre côté, c’est cette appartenance involontaire à l’Histoire qui la sauve en partie puisque cette Histoire perdurera dans la mémoire de l’humanité. Du coup, ce qui est à la base de son destin individuel, ainsi que tous ses souvenirs, passeront un peu à la postérité. Il se trouvera toujours quelqu’un pour étudier cette époque qui fut la sienne et à laquelle elle doit tout.

A la fin du livre, elle aborde sa conception de l’écriture. Elle explique comment, étudiante, elle espérait trouver un langage inconnu « qui dévoilerait des choses mystérieuses, à la manière d’une voyante. Elle imaginait aussi le livre fini comme la révélation aux autres de son être profond , un accomplissement supérieur, une gloire » (2). Plus tard, professeur de lettres dans un lycée, mère de famille, complètement absorbée par la vie active, ces rêves d’écriture et de révélation d’un monde ineffable l’ont quittée. Elle s’est contentée d’utiliser la langue de tous pour manifester sa révolte face à un monde qui ne lui plaisait pas. Le livre dès lors, était devenu instrument de lutte. Une fois pensionnée, le besoin s’est fait sentir de révéler ce qui a été, de le sauver de l’oubli : « plus que tout, maintenant, elle voudrait saisir la lumière qui baigne des visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourriture évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure. » (3) Il s’agit donc pour elle de sauver ce qui a été et qui déjà n’est plus (sauf dans sa mémoire à elle). Il s’agit aussi de préparer ce temps où elle ne sera plus, en livrant un témoignage sur son époque, afin que les générations futures puissent se rendre compte de ce qui a été et de ce qu’elle a été. Ce témoignage qu’elle veut transmettre peut faire référence à l’avènement de la pilule ou à mai soixante-huit, mais aussi à des expériences plus intimes, comme « le regard de la chatte noire et blanche au moment de s’endormir sous la piqûre » (4), cette chatte qu’elle enterrera dans son jardin en accomplissant pour la première fois ce geste d’enfouissement, ce qui lui donnera l’impression d’enterrer à la fois ses parents décédés, son amant mort et même d’anticiper sur son propre enterrement.

Un beau livre assurément, que ces « Années », qui fait réfléchir sur notre destinée, sur le temps qui passe, sur l’Histoire des hommes avec laquelle notre vie s’est mélangée un instant avant que tout ne termine dans un grand silence.

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Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008, 242 pages, 15,50 euros.
Op. Cit. page 240
Op. Cit. Page241.
Op. Cit. Page242.


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22/09/2008

"Une Femme" d'Annie Ernaux

Je termine le livre Une Femme qu’Annie Ernaux a écrit à la mort de sa mère (atteinte de la maladie d’Alzheimer) pour tenter de faire revivre celle-ci et de l’immortaliser par l’écriture au moment précis où elle disparaît définitivement. L’auteure espère ainsi, par ce biais, retrouver le lien qui l’unissait à cette mère, mais aussi tracer le portrait de cet être qui a existé en dehors d’elle (en dehors, donc, de la relation mère/fille). Inconsciemment, donc, Annie Ernaux se retrouve d’un côté dans la position de la petite fille qui évoque ses souvenirs mais aussi d’un autre côté dans celle d’une mère puisque c’est elle, par ses mots, qui redonne naissance à la défunte. Ce livre, qu’elle mettra un an à écrire, est donc une sorte d’accouchement. Il s’agit de donner le jour à un personnage dont elle n’a connu finalement qu’un des aspects et de tenter de le faire revivre en étant fidèle au contexte historique dans lequel s’est déroulée sa vie.

Le début commence comme dans l’Etranger de Camus par une phrase forte : « Ma mère est morte le lundi 7 avril à la maison de retraite de l’hôpital de Pontoise, où je l’avais placée il y a deux ans. » (p.11)

Tout est déjà dit par cette simple phrase. On perçoit la déroute de l’auteure suite à cet événement dramatique mais aussi sa culpabilité latente d’avoir dû placer sa mère quand celle-ci avait perdu la raison.

Le livre retrace donc le parcours de cette mère, qui vivait en Normandie, dans un milieu modeste (ouvrier), mais qu’elle tentera de quitter en s’élevant un peu socialement (petit commerce). C’est elle qui poussera sa fille Annie à faire des études, à « s'en sortir » mais en faisant cela elle la fera passer de l’autre côté de la barrière, dans le monde bourgeois et cultivé où elle-même n’aura jamais accès. D’un côté, donc, elle sera fière du parcours de son enfant, mais de l’autre, cet enfant, elle l’aura perdu car elle ne la comprendra plus vraiment (et réciproquement).

L’écriture a finalement un rôle cathartique pour Annie Ernaux :

« Il fallait que ma mère, née dans un milieu dominé, dont elle a voulu sortir, devienne histoire pour que je me sente moins seule et factice dans le monde dominant des mots et des idées où, selon son désir, je suis passée. » Alors qu’Annie, adolescente, fuyait sa mère (dont elle ressentait cruellement le côté populaire au point d’en éprouver une certaine honte) elle va pourtant l’accueillir chez elle lorsque celle-ci sera âgée (mais en retrouvant cette impression d’être épiée dans son comportement d’intellectuelle). A la fin, lorsque la démence sera là, elle l’aura perdue une nouvelle fois, mais c’est la mort, évidemment, qui scellera l’adieu définitif :

« Je n'entendrai plus sa voix... J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. »

Car si Annie Ernaux se sent coupable envers sa mère (de l’avoir reniée socialement et d’avoir dû la placer), elle éprouve également un certain malaise vis à vis de sa classe d’origine : elle ne la comprend plus et s’y sent mal à l’aise, mais elle n’oublie pas qu’elle en est issue et qu’une partie d’elle-même puise donc ses racines là. La disparition de la mère coupe donc définitivement les ponts avec un monde révolu. D’où la nécessité d’écrire tout cela pour retrouver la paix intérieure.

En lisant ce livre, je me demandais dans quelle catégorie il convenait de le ranger. Car finalement, écrire sur ses parents, est-ce déjà de la littérature ou bien est-ce que cela relève du journal intime ? A un certain moment, l’auteur donne elle-même la réponse :
« Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jointure du social et du familial, du mythe et de l’histoire. Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de cherche rune vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-à-dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner cette vérité.) Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature. » (p. 23)

Annie Ernaux considère donc que le fait d’utiliser les mots rattache d’emblée son travail à la littérature (tout en insistant sur le fait qu’il y a une part personnelle importante qui fait qu’elle reste un peu en dessous).

Evidemment, si elle s’était juste contentée de retracer pour elle seule un portrait de sa mère, on n’aurait pas pu qualifier son livre de littéraire. Mais elle va au-delà de la peinture individuelle en replaçant cette mère dans son contexte historique et social :

« J'essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de ma mère comme seulement des traits personnels de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale. Cette façon d'écrire, qui me semble aller dans le sens de la vérité, m'aide à me sortir de la solitude et de l'obscurité du souvenir individuel, par la découverte d'une signification plus généreuse. »

Petite fille, elle a donc connu sa mère avec certains traits de caractère qu’elle a crus lui être propres. Adulte, elle se rend compte qu’une bonne partie de ce caractère était lié à l’appartenance à une classe sociale bien définie (parler fort, déplacer les objets en faisant du bruit, etc.). Ecrire tout cela dépasse donc le simple compte-rendu individuel et permet d’atteindre une vérité plus générale. C’est en ce sens, à mon avis, que ce livre appartient de plein droit à la littérature.

Mais une fois ce point acquis, qui rassure l’écrivain, un autre doute surgit, qui concerne la petite fille que fut Annie :

« Mais je sens que quelque chose en moi résiste, voudrait conserver de ma mère des images purement affectives, chaleur ou larmes, sans leur donner un sens. »

En livrant sa mère aux lecteurs, elle la sauve de l’oubli mais elle en fait aussi un personnage quasi public, qui ne lui appartient plus vraiment. Autre paradoxe de l’écriture…

Finalement, demeure le problème de savoir dans quelle catégorie on va placer ce livre, puisque c’est bien de la littérature.

« Ceci n’est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire."

Comme quoi, rien n’est simple quand on se met à écrire pour clarifier ses pensées et exorciser ses démons.


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18/09/2008

Le cerf-volant (souvenir d'enfance)

« Regarde les oiseaux », avait dit le père. «Tu vois comme ils volent vite et haut ? Regarde les oiseaux, ils sont la liberté. Ils vont où ils veulent, dans le grand ciel bleu, aussi légers que des ballons et aussi rapides que des avions. Si tu veux, si tu parviens à lire tout seul, à la fin de l’année scolaire, je t’offrirai un cerf-volant. »

« Qu’est-ce que c’est, un cerf-volant ? » avait demandé l’enfant.

« Un cerf-volant », avait dit le père, « c’est un objet en toile, très très léger et qui vole comme les oiseaux. Tu le tiens par une corde, pour ne pas le perdre et tu le lances dans le grand vent. Il va monter, monter, de plus en plus haut, comme les oiseaux. Ensuite, si tu veux qu’il bouge, dans le grand ciel bleu, tu te mets à courir et lui il te suit, tout là-haut. Ou bien, si tu veux qu’il fasse des zigzags, tu bouges ton poignet pour donner du mouvement à la corde et lui, là-haut, tout là-haut, il va bouger dans tous les sens comme un fou, comme s’il éclatait d’un grand rire. »

L’enfant avait regardé le père et avait souri.

Un grand silence s’était fait et tous les deux, le grand et le petit, contemplaient le ciel et les oiseaux qui virevoltaient.

« Je sais déjà lire un petit peu… », avait hasardé l’enfant timidement.

« Non », dit le père », « cela, ce n’est pas encore lire. Pour le moment, tu parviens à déchiffrer un certain nombre de lettres, mais tu ne les connais pas encore toutes. Et puis tu mets trop de temps pour comprendre un mot. Non, lire ce n’est pas cela. C’est quand tu prends un texte que tu n’as jamais vu et que tu es capable d’en comprendre le sens d’une traite, sans hésitation et de le lire à haute voix. »

« Mais, si je n’ai jamais vu ce texte avant et si je ne l’ai pas étudié en classe, comment pourrais-je le lire ? » questionna l’enfant, apeuré.

« Justement », dit le père », « c’est cela savoir vraiment lire : c’est être capable de lire à voix haute et sans hésitation un texte que tu n’as jamais vu et puis surtout tu dois en comprendre le sens, sinon cela ne sert à rien. »

« Ce n’est pas grave », dit l’enfant, malicieux, « car à la fin de l’année, j’aurai étudié en classe tout mon livre de lecture et je connaîtrai toutes les histoires. »

« Non », dit le père, « je ne suis pas d’accord. Cela, c’est tricher. Moi, je te donnerai le journal du jour et tu me liras la première page. Si tu parviens à le faire, tu auras ton cerf-volant. »

L’enfant réfléchit un long moment.
« Marché conclu », dit-il, en relevant la tête. « A la fin de l’année, je saurai lire dans le journal. »
Et ils s’en allèrent en regardant le grand ciel bleu et les oiseaux qui y dessinaient comme des lettres mystérieuses.


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Plus tard, bien plus tard, sur la plage de juillet, l’enfant tenait dans sa main un cerf-volant. Il le regardait attentivement. Comme il était beau, avec ses couleurs vertes et jaunes. On aurait dit un perroquet des tropiques ! Dans le ciel, les mouettes blanches criaient en tournant tandis que les noirs cormorans plongeaient dans la mer houleuse. L’enfant, lui, ne les voyait pas. Il ne voyait rien d’autre que son cerf-volant. C’ est qu’il était vraiment beau, il n’y avait pas à dire, avec ses bords bien cousus et sa forme effilée. Et comme il était léger ! On n’avait aucun mal à le porter et même on pouvait le tenir entre le pouce et l’index sans sentir son poids. C’était vraiment un cerf-volant fait pour planer très haut.

Mais voilà, si l’enfant le regardait tellement, c’est parce qu’il étai beau, certes, mais aussi parce qu’il se demandait comment il allait s’y prendre pour le faire voler. A ses pieds, il y avait une bobine de ficelle enroulée autour d’un bâton de noisetier que le père était allé couper exprès. Et de la ficelle, il y en avait beaucoup, des dizaines et des dizaines de mètres, afin que le bel oiseau puisse monter très très haut dans le grand ciel bleu. Le problème, c’est que si on déroulait la ficelle au fur et à mesure, le cerf-volant ne montait pas assez vite et il tombait lamentablement. Par contre, si on déroulait une grande longueur de ficelle, c’est celle-ci qui allait s’étaler dans le sable humide que la mer venait juste de quitter. Après, elle restait là à terre, comme un grand serpent mort et il fallait un bon quart d’heure pour la rembobiner sur son morceau de noisetier. Inutile, après cela, d’essayer de l’utiliser de nouveau, tant elle était lourde de toute l’eau et de tout le sel qu’elle avait bu.

L’enfant en était donc là, son cerf-volant dans une main et son bâton de noisetier dans l’autre, avec cette fameuse ficelle diabolique enroulée comme un serpent maléfique. Il ne savait plus que faire. Il ne voyait ni la mer, ni la plage, ni le grand ciel bleu, ni les mouettes qui la-haut tournaient inlassablement, mais seulement ce beau cerf-volant qui lui avait coûté tant d’efforts et qui refusait de décoller. Oh, il ne demandait pas l’impossible, l’enfant ! Tout ce qu’il aurait voulu, c’était simplement qu’il s’envole un petit peu, rien qu’un petit peu et qu’il ne reste pas toujours là dans sa main, comme un perroquet ridicule.

Car dans le ciel, il y avait d’autres cerfs-volants, qui eux non seulement avaient décollé, mais qui en plus planaient à des hauteurs inimaginables. Ils étaient si haut, ces cerfs-volants-là, qu’il fallait lever la tête très fort et presque se faire mal au cou pour les apercevoir, là-bas, tout au bord du soleil. Et les enfants qui les guidaient n’avaient aucun mal, semblait-il. Ils se contentaient de tenir leur ficelle distraitement, sans se soucier de rien et là-haut, dans le grand ciel bleu, leur cerf-volant leur obéissait. S’ils allaient à gauche, il allait à gauche, s’ils allaient à droite, il allait à droite et s’ils restaient immobiles, à regarder la mer ou à parler avec des copains, il restait bien tranquille à les attendre.

Il faut dire qu’ils étaient déjà grands, ces enfants-là et qu’ils devaient s’y connaître en cerfs-volants ! Rien qu’à les voir, on avait compris qu’il y avait intérêt à leur obéir. Le petit, lui, avec ses sept ans, restait là à regarder son jouet qui ne voulait rien faire de ce qu’il aurait voulu qu’il fasse. Par contre, pour ce qui était de se planter la tête la première dans le sable, ça, il s’y connaissait !

C’est alors que le père intervint, grave et sérieux, devinant sans doute toute la détresse de son fils. Il se mit à lui expliquer un tas de choses sur la technique à employer et pour se montrer plus compréhensible, il joignit l’acte à la parole, tirant sur la corde, lâchant du lest, marchant, courant, bref tentant l’impossible pour que décolle enfin de damné cerf-volant qui évidemment ne voulait toujours rien entendre. Vexé et piqué au jeu, le père se mit en devoir de réussir. Vous pensez bien, quelque part il y allait de son prestige ! Alors, les minutes passèrent, puis d’autres et encore d’autres. L’enfant, à la fin, commençait à s’ennuyer lorsqu’il remarqua des coquillages qui s’étaient incrustés sur les rochers de la falaise. N’y tenant plus, il laissa là le père et son cerf-volant, préférant s’agenouiller dans le sable mouillé pour contempler de plus près ces étranges créatures. Il se mit même à les compter, effleurant du bout des doigts leurs coquilles rugueuses et coupantes. Il fut parcouru d’un frisson.

Mais un cri de joie interrompit soudain son observation. C’était le père qui avait enfin réussi l’impossible : à une hauteur vertigineuse, le cerf-volant décrivait de larges cercles concentriques, n’en finissant plus de prendre de l’altitude. Ebahi, rempli d’admiration, l’enfant avança la main pour prendre la ficelle et pouvoir enfin jouer avec son cadeau. Hélas, c’est à ce moment précis qu’une bourrasque imprévue vint tout compliquer. Le pauvre cerf-volant virevolta sur lui-même tant et si bien qu’il tira brusquement sur la corde trop fine qui cassa net.

Alors le père et le fils virent s’envoler dans le grand ciel bleu le bel oiseau de toile, aussi léger qu’un ballon et aussi rapide qu’un avion. Il était libre et il en profitait, traînant derrière lui un morceau de ficelle inutile. Déjà il survolait la mer et bientôt il ne fut plus qu’un point à l’horizon, de plus en plus petit et finalement il disparut. Découragé, retenant ses larmes, le petit s’assit par terre, au milieu du restant de corde qui, sur le sable, dessinait comme de grandes lettres incompréhensibles.

« Je t’en achèterai un autre », dit le père confus. Mais l’enfant n’entendait rien. Il fixait sur le sable ces grandes lettres qui ne voulaient rien dire, si ce n’est, peut-être, tout le malheur du monde.

"Feuilly"