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15/01/2009

La fin d'un monde

Texte sombre, des jours de guerre, dédié aux victimes de tous les conflits.

Nous étions là, au bord du fleuve tranquille, à vivre des jours heureux. Dans les champs alentour poussait le blé tendre, que nous avions semé au début du printemps. Le village prospérait, dans la douce lumière de juin et les femmes, partout, vaquaient à leurs occupations, tout en marchant d’une démarche ondulante, jolies comme des déesses. Nous, quand nous étions las de les regarder, nous partions à la chasse dans la forêt profonde et ramenions du gibier en abondance: sangliers noirs, cerfs à la ramure démesurée, biches au regard tendre ou daims roux tachetés d’étoiles. Le soir, sur des feux gigantesques, on grillait la viande et l’air embaumait de cette cuisson offerte aux dieux. Le village s’assemblait et le festin commençait dans l’odeur acre de la fumée, égaillé de chansons, d’éclats de rire et d’histoires du temps passé que racontaient les anciens. On mettait en perce une barrique de vin achetée aux rares marchands romains qui s’étaient aventurés jusqu’ici et nous buvions à notre santé et à celle de l’Empire auquel, finalement, nous appartenions nous aussi, étant de ce côté-ci du fleuve. Cela durait comme cela toute la nuit et l’aube venait nous surprendre alors que nous écoutions encore ce poème épique qui disait la passion d’un roi pour une belle princesse aux cheveux d’or.

Puis un jour ils sont arrivés, comme cela, sur leurs grands chevaux. D’abord il n’y en eut qu’un ou deux, en face, sur l’autre rive, là où tout est sauvage. On distinguait leur pelisse en peau d’aurochs et leur casque orné de cornes de taureau. On voyait surtout la grande lance qu’ils tenaient en main et comment ils regardaient par ici, scrutant la profondeur du fleuve, estimant sa largeur. Puis ils sont partis en remontant le courant, ce qui ne présageait rien de bon car là-haut, à trois jours de marche, il y avait les cascades. L’eau était rapide mais peu profonde et en sautant de rocher en rocher il y avait sûrement moyen de traverser. On disait que certains des nôtres l’avaient fait, autrefois. Qui sait ?

Alors on a préparé nos armes de chasse et on les a aiguisées avec soin. On a aussi préparé des lances de bois, taillées bien en pointe, puis on a rassemblé la volaille et les cochons, qu’on a enfermés tous ensemble dans un grand enclos. Personne ne disait rien, mais il n’y avait plus aucun chant dans le village. Les femmes rasaient les murs ou se terraient chez elles. Nous, nous parlions de nos exploits de chasse, comme si nous voulions nous rassurer sur notre propre valeur. L’Empire était vaste et Rome était loin. Il ne fallait compter que sur nous-mêmes ou sur la providence. Peut-être, finalement, que le fleuve était infranchissable, comme le disait le chaman, qui parlait avec les dieux.

Puis la terre a tremblé sous les sabots des chevaux et ils sont arrivés.

Ils sont arrivés dans un nuage de poussière, criant, gesticulant, les lances brandies en avant et le regard terrible. Alors ce fut le carnage. Que faire à pied devant des hommes à cheval ? Que faire pour se défendre devant des guerriers dont c’est le métier de voler et de tuer ? Les premiers corps tombèrent dans la poussière, les premières flammes s’élevèrent des toitures de chaume. Tandis qu’ils revenaient dans un galop infernal, on entendait les femmes qui criaient dans les maisons, terrorisées à l’idée de ce qui les attendait. On n’a rien pu faire et tout fut vite terminé. Trente corps gisaient maintenant à terre, répandant un sang aussi rouge que le soleil quand il se couche. Ils nous ont tout pris. D’abord la volaille et les cochons, qu’ils massacrèrent et dont ils pendirent les dépouilles aux flancs de leurs chevaux. Puis ils vidèrent les maisons de tout ce qu’elles contenaient. Meubles de bois et vaisselle s’entassèrent en un grand tas sur lequel ils jetaient tous les vêtements de lin et tous les matelas de paille qu’ils trouvaient, puis ils y mirent le feu. Cela fit de hautes flammes qui s’élevèrent vers le ciel, tellement hautes qu’on n’aurait jamais cru que ce fût possible si on ne les avait pas vues. Nous, les survivants, ils nous avaient rassemblés sur la place et nous obligeaient à regarder et à entendre. C’est que dans les maisons cela hurlait fort, à cause des femmes. On ne voyait pas ce qui se passait, mais il suffisait d’écouter pour comprendre. Soudain, un d’entre nous voulut se précipiter mais il fut aussitôt cloué au sol par une grande lance et il rendit l’âme avant d’avoir eu le temps de comprendre ce qui lui arrivait.

Par signes, ils ont demandé qui était le chef du village et ils firent un cercle autour de lui, en riant à gorge déployée. Ils parlaient une langue étrange qu’on ne comprenait pas, une langue gutturale et obscène, faite d’interjections et de mots sonores. On aurait dit un bruit de cailloux roulés par une rivière. Alors, d’une des maisons, ils firent sortir la fille du chef, qui n’avait pas vingt ans. Le haut de sa robe était déjà lacéré et, d’un geste sec, un de ces sauvages la lui déchira complètement. D’une bourrade, il la força à s’agenouiller devant un des soldats et à lui baiser les pieds. Elle restait là, pliée en deux, honteuse, la poitrine nue devant tous ces hommes et elle pleurait. Eux, ils s’amusaient de voir ses seins tressaillir à chacun de ses sanglots et quelques-uns les touchèrent même du bout de leur lance aiguë. Puis, soudain, ils en eurent assez de jouer. Alors, dans un grand cri, une de ces brutes prit une hache et d’un seul coup trancha la tête de cette pauvre fille. Son père fit un pas en avant : aussitôt, il fut transpercé par une dizaine de lances et s’affala d’un coup. La place n’était plus qu’une mare de sang et ils riaient tous de plus belle, jusqu’à s’étouffer.

Puis ils remontèrent sur leurs grands chevaux, en riant toujours. Ils prirent quelques femmes, qu’ils ligotèrent ensemble et qu’ils poussèrent devant eux, comme des biches apeurées. Ils sont partis comme cela, calmement, après avoir mis le feu aux dernières maisons encore intactes. Dans le lointain, on entendait encore leurs cris et leurs rires. Nous, nous restions là, n’osant même plus bouger, dans la fumée de l’incendie qui montait jusqu’aux cieux.

"Feuilly"

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09/12/2008

L'antivoyage

Qu’avons-nous découvert, finalement, en ces contrées lointaines ? Que sont devenus les rêves fous qui nous avaient guidés ? Cela valait-il la peine d’avoir abandonné chez nous nos amis, nos femmes, nos enfants, pour parcourir ici des milliers de kilomètres dans les déserts torrides ou les forêts sauvages ? Quel fut le sens de ce voyage impossible, aussi déraisonnable que vain ?

Aucun, manifestement. Nous avons vieilli, mais n’avons pas trouvé ce que nous cherchions.
Point d’or, point d’argent et surtout point de rencontres qui vaillent la peine. Nos navires et nos galions ont remonté des fleuves extraordinaires, certes, mais ce fut pour s’échouer ensuite dans des marais immondes aux odeurs putrides. Là, même les poissons mouraient d’asphyxie dans l’immobilité des eaux troubles. Les moustiques et la fièvre jaune furent notre lot quotidien et ceux qui ne périrent pas du choléra contractèrent la malaria. Tout n’était que forêt et marécage, néant, désolation et désespoir.

Sur les berges, nous avons vu des indiennes éventrées et d’autres que l’on vendait comme esclaves à cause de la cambrure de leurs reins et de ce sexe qu’elles dissimulaient comme elles pouvaient avec leurs mains attachées. Nous avons vu aussi des tribus sauvages se battre dans des combats inouïs jusqu’au dernier homme et enfin nous avons vu l’armée régulière exterminer des villages entiers et massacrer tous les habitants, les enfants y compris.

Dans la plaine, les compagnies pétrolières ont tout ravagé provoquant désolation et exodes. Partout les dollars règnent en maître, ainsi que l’alcool et la drogue. On dit que la mise à blanc des forêts est programmée. D’énormes volutes de fumées s’élèvent déjà jusqu’au ciel à partir de brasiers gigantesques. Le feu avance et détruit tout, la flore, la faune et tous nos espoirs d’un monde meilleur. Bientôt, il ne restera plus rien.

Dans les montagnes aux cimes enneigées, nous avons croisé les camions de la mort, qui ravitaillent les capitales en produits occidentaux en longeant des ravins vertigineux. Parfois l’un d’entre eux rate un tournant et chute dans le gouffre. On ne retrouve jamais sa carcasse et encore moins le corps du chauffeur tant le ravin est inaccessible. Les condors et les bêtes féroces se sont chargés de sa dépouille.

Sur la côte c’est le règne du commerce, de la danse et du sexe et nous avons fui cet endroit de perdition pour nous enfoncer plus au Nord dans le Delta de l’Amazone, espérant y retrouver enfin une nature vierge et pure. Hélas, des pirates et des voleurs d’épaves nous attendaient. Ils nous assaillirent aussitôt et nous ne dûmes la vie qu’à la fuite. C’est ainsi que nous vîmes nos fiers navires, désormais en des mains étrangères, s’éloigner dans les lointains brumeux, tandis que nous rampions dans ces marais infâmes.

Il nous fallut manger des cadavres d’animaux, des racines et des fruits putrides pour survivre à notre désespoir. Nos rêves d’aventures étaient loin et, comme Ulysse, nous avons commencé à penser à un retour possible vers nos chers foyers, où sans doute des Pénélopes fidèles devaient nous attendre, du moins l’espérions-nous.

Il nous fallut pourtant encore errer des années durant avant de pouvoir nous extraire de ce pays fangeux et malsain. La vie ici n’avait pas plus de sens qu’ailleurs, au contraire on pouvait même dire qu’elle n’avait aucun sens, tant elle était fragile et tant le moindre acte, même anodin, vous conduisait aux portes du néant et de la mort.

C’est dans une pirogue construite tant bien que mal de nos mains ensanglantées que nous parvînmes enfin un jour en face du grand océan, après une navigation des plus périlleuses sur ce fleuve imprévisible qui changeait de forme, de couleur et de direction selon les saisons. Nous nous sommes assis sur le sable et avons contemplé cette mer incroyablement salée qui s’étendait devant nous jusqu’à l’infini. Disparus, les chants des sirènes, disparues, les jeunes filles qui se baignaient là autrefois et dont les rires nous emplissaient de joie. Il n’y avait que cette onde froide et grise et des vagues monotones qui venaient mourir à nos pieds, aussitôt bues par un sable spongieux qui semblait rendre inutile leur éternel va-et-vient.

C’est en passagers clandestins que nous embarquâmes comme des misérables sur un vieux rafiot qui transportait illégalement une cargaison de bananes. Cachés au fond de la cale dans une obscurité moite, nous avons eu tout le temps de méditer sur notre expédition et sur nos rêves évanouis. Chacun alors raconta la tristesse de son enfance et c’est ainsi que nous découvrîmes, consternés, que tout était déjà inscrit depuis le jour de notre naissance. Nous avions tenté d’atteindre l’impossible avec l’espoir de trouver le sens caché des choses, mais nous n’avions récolté que des coups et le mépris de nous-mêmes. Amers, dans le demi-jour de la cale, nous nous récitions les « Paradis artificiels » de Baudelaire et pleurions quand son albatros venait s’affaler sur le pont d’un navire semblable à celui qui nous ramenait à notre point de départ.

Hélas, une fois arrivés au port, sous la pluie battante des hivers de l’Europe, nous avons retrouvé nos foyers désertés. Nos tendres compagnes, lassées de nous attendre, s’en étaient allées offrir à d’autres leurs charmes légendaires. Et nous sommes restés là, chacun dans notre solitude, à rêver aux caresses prodigues qu’elles nous donnaient autrefois. Nous avons imaginé les rires qu’elles devaient avoir, maintenant qu’elles s’offraient nues sous les couettes de l’amour aux barbares, aux inconnus, aux étrangers et même à des rustres qui n’avaient pas lu les poètes.

C’est avec nostalgie que nous repensions à la petite fossette qui creusait toujours leur joue quand elles riaient de contentement après l’amour. Et en imaginant leur regard d’azur sombre qui chavirait et vacillait, tout troublé, nous nous remettions à rêver, encore une fois, à des mondes impossibles dont la femme aurait été le centre. Hélas, nous ne faisions que courir après ce que nous avions définitivement perdu.




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09:42 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : littérature, prose, voyages

13/11/2008

L'écriture et la nuit

La nuit j’écris.

La nuit, c’est fait pour écrire, sans qu’on sache pourquoi, finalement.

Peut-être parce qu’il fait noir et qu’il n’y a plus personne. La maison est silencieuse, le calme est absolu. On se retrouve donc avec soi-même comme jamais on ne l’a été dans la journée. Que faire, si ce n’est coucher sur le papier tout ce que l’on a sur le cœur, tout ce qui fait un poids, là, quelque part dans la poitrine et qui nous empêche de vivre comme il faudrait ?

Alors on écrit dans cette grande solitude délicieuse. Les mots s’affichent sur l’écran un à un, comme les gouttes d’une pluie qui commencerait à tomber. Puis petit à petit ces mots se rassemblent en phrases et les phrases en paragraphes et voilà la page-écran remplie. C’est un grand fleuve de mots qui maintenant coule de lui-même et emporte celui qui tape sur le clavier. Il l’emporte vers une destinée inconnue, peut-être un immense océan où disparaître enfin. Car écrire est dangereux. Pas toujours, mais parfois. Ecrire c’est mettre à nu la vérité que l’on a au fond de soi, c’est la jeter à la face du monde par l’intermédiaire de cet écran qui scintille dans l’obscurité de la pièce comme un ciel étoilé. Ecrire, c’est toucher l’espoir de se faire enfin comprendre, c’est crier aussi l’absurdité de ce monde qu’il nous faudra un jour quitter sans savoir pourquoi ni même sans avoir compris ce que nous étions venus y faire.

Ecrire, c’est une grande consolation aussi puisque cela consiste à créer des mondes imaginaires, des mondes où il nous semble que nous pourrions peut-être vivre. Enfin, s’ils existaient. Mais ils existent pour un instant, cependant. Ils sont là, dans toutes ces phrases que j’aligne, soumises à ma volonté ou au contraire indépendantes. Peu importe : un univers est en train de se créer, un univers où je retrouve mes désirs et mes angoisses, mes craintes et mes espoirs. Et en filigrane, l’amour toujours, qui se glisse subtilement dans l’intrigue alors qu’on ne l’a pas invité. On contemple ébahi les relations qui se nouent entre les personnages et à la fin on se demande si on n’est pas un peu l’un d’eux et si on ne voudrait aussi croiser le regard de cette fille qui traverse l’histoire.

Dehors, le vent souffle en tempête. Je m’en moque bien. Ici, tout est calme, le clavier fait son petit bruit régulier et les mots grignotent patiemment l’écran. Je suis bien, en accord avec moi-même. Demain sera un autre jour.



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22:43 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : prose, écriture