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27/04/2009

La louve

En arrivant à l’eau elle la flaira d’un air méfiant et leva la tête pour le regarder. Elle observa à nouveau les flammes et la silhouette du cheval au-delà du feu. Ses yeux luisaient dans la lumière. Elle baissa le nez pour flairer l’eau. Ses yeux restaient fixés sur lui et ne cessaient pas de brûler et quand elle baissa la tête pour boire, le reflet de ses yeux apparut dans l’eau sombre comme un double de loup qui aurait eu son gîte à l’intérieur de la terre ou attendu en secret jusqu’en d’aussi artificiels trous d’eau pour que la louve puisse toujours y trouver confirmation de son existence et ne soit jamais tout à fait abandonnée dans l’univers.

Cormac Mac Carthy, « Le grand passage », page 92



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22/04/2009

Les écrivains (encore!)

On a souvent réfléchi ici sur la définition de l’écrivain, réflexion un peu vaine et théorique, j’en conviens, mais qui indirectement nous oblige à méditer sur l’essence de la littérature. L’autre jour, Jean-Louis Kuffer avait abordé le même sujet et avait ajouté un élément intéressant à ce débat. Il reprenait en fait la distinction de Jacques Audiberti, lequel distinguait

- l’ écriveur (qui utilise la langue comme un simple outil pour pouvoir communiquer).

- l’écrivant (qui, habituellement cultivé, entretient un rapport privilégié avec la langue, qu’il maîtrise parfaitement. Il n’a pas, cependant, de prétention littéraire particulière. Cela signifie qu’il s’exprime clairement, dans un style limpide, agréable même et donc que le message qu’il veut communiquer passe facilement, la langue ne faisant certainement pas obstacle à une bonne compréhension du contenu. A la limite, il parviendrait même à mieux se faire comprendre que certains auteurs qui restent quelque peu obscurs, que ce soit volontairement ou non.

- l’écrivain qui se donne le droit de transformer le langage (ce bien pourtant commun à tous) à sa guise pour en faire une sorte de propriété personnelle, ce qui fait que sa « griffe » se reconnaît parfaitement. C’est probablement ce que l’on veut dire quand on parle de « style ». Pas le « beau style » au sens académique, comme le fait remarquer JL Kuffer, (car ce style-là, c’est plutôt l’écrivant qui le maîtrise à la perfection), mais le style « organiquement accordé à un souffle et un rythme qu’on retrouve de Rabelais à Céline et de Proust à Thomas Bernhard entre mille autres… »

Grâce à cette définition, on comprend mieux ce qui se tramait dans la fameuse querelle sur les «fautes» de Flaubert. On sait que celui-ci avait une manière bien à lui d’employer les imparfaits de l’indicatif. Au début du XX° siècle, on le lui a reproché, allant jusqu’à dire qu’il maîtrisait mal la langue (il était donc un mauvais « écrivant »). Mais enfin, c’était Flaubert, tout de même, un des plus grands classiques. Pouvait-on dire que s’il était un bon narrateur, il écrivait cependant fort mal ? C’est Marcel Proust qui est venu prendre la défense du maître et expliquer que pour lui il n’y avait pas de fautes chez Flaubert dans la mesure où elles étaient voulues. C’est justement parce que Flaubert était un grand écrivain (ce que personne ne contestait) qu’il s’était permis de « jouer » avec la langue, de la pousser dans ses derniers retranchements pour mieux exprimer ce qu’il ressentait.

Etre écrivain consisterait donc, non pas à être édité, mais à savoir tordre la langue jusque dans ses derniers retranchements pour lui faire dire tout ce qu’on a envie de dire. Personnellement, avec mon style relativement classique, il me semble que je me situe surtout du côté des «écrivants». A chacun de réfléchir maintenant sur son cas personnel. Bon, que cela ne vous gâche pas la journée quand même, hein !

19/04/2009

L'antivoyage

Les gares, ces lieux où l’on n’existe pas
au milieu d’une foule qui ne fait que passer.
Endroits de transit pour des départs vers d’autres possibles.
Rêves de voyages, retours désespérés.
Dans la salle d’attente, mes pas se sont perdus.
Je regarde ces rails qui ne mèneront nulle part.
Je suis un voyageur en attente, qui sait qu’aucun train ne passera plus.

Déambulent des gens en ce lieu qui semble à peine exister.
Impossibilité d’une rencontre dans cette foule en transit.
Dans mon désespoir, je rêve encore de voyages
et passe devant un train en attente sans pourtant monter dedans.

Je suis en partance vers d’autres possibles
et voyage en rêve sur des rails d’éternités.
Tout cela ne mène nulle part
et je perds mon temps à attendre une voyageuse qui ne viendra plus.

Dans la gare, la foule n’existe pas
et moi, je ne fais que passer,
voyageur éphémère
qui n’a nulle part où aller.



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01:44 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (19) | Tags : littérature, poésie

17/04/2009

Des auteurs connus et de leurs manuscrits

Nous avons déjà parlé ici des auteurs et des éditeurs. Quiconque éprouve le besoin d’écrire se retrouve être un «écrivant», puis, le temps passant, il espère souvent devenir un écrivain, ce qui demande une reconnaissance publique qu’il ne peut obtenir sans être publié, autrement dit sans avoir été accepté par un éditeur.

Évidemment, quand on raisonne de la sorte, on pense de prime abord aux « écrivants » inconnus ou aux auteurs méconnus, étant entendu que tout écrivain reconnu (vous me suivez ?) ne doit avoir, lui, aucune difficulté pour continuer à se faire éditer (parce que son écriture est excellente et qu’il a atteint sa maturité disent certains ; parce que l’édition est d’abord un système commercial qui mise sur les célébrités du moment, disent d’autres, plus méchantes langues).

Une chose qui étonne, cependant, c’est qu’il est rare qu’un même auteur fasse toute sa carrière chez le même éditeur. Il y en a même qui changent de maison à chaque fois qu’ils sortent un livre. Inconstance des auteurs, gémissent les éditeurs (qui voient s’envoler la poule aux œufs d’or) ou même désir sordide et mesquin de vouloir gagner plus d’argent ailleurs avec un contrat mieux ficelé. Il y a du vrai dans tout cela, sans aucun doute, mais ne pourrait-on pas imaginer qu’un auteur déjà reconnu puisse voir son manuscrit refusé par son éditeur habituel ? Dans ce cas, il faudrait supposer, soit que ce manuscrit est de moins bonne qualité que la production antérieure et que l’éditeur, qui fait consciencieusement son travail, ne veut pas voir son nom associé à un pareil navet, soit que l’auteur a pris un cheminement différent dans sa manière d’écrire (dans le style ou dans les sujets traités) et que dès lors sa production ne correspond plus à la ligne éditoriale en vigueur chez son éditeur.

Dès lors, le voilà contraint d’aller sonner à d’autres portes, où généralement on lui ouvrira sans trop de problème, vu sa notoriété antérieure. Encore faut-il frapper à la porte qui soit la bonne et trouver une maison dont la philosophie corresponde à celle qui sous-tend ce dernier manuscrit et là, cela ne semble pas gagné d’avance.

Voici un exemple réel, trouvé sur le site d’Alina Reyes. (je ne sais par quel hasard je m'y suis retrouvé, les voies de Dieu sont vraiment impénétrables). J'’ai déjà parlé plusieurs fois de cette auteure, lui ayant même consacré un article dans la Presse littéraire autrefois et on connaît par ailleurs mes réserves face à ses récentes orientations mystiques, je n’y reviens pas. Après avoir joué sur la ligne d’un certain érotisme, elle écrit maintenant sur des sujets religieux (ceci dit, ces deux domaines ne sont pas incompatibles à mes yeux) et après avoir publié un livre sur Lourdes et Bernadette Soubirous, elle vient d’en écrire un autre sur Marie-Madeleine (belle manière d’associer la chair et la foi). Il lui fallait donc trouver un éditeur et là, voilà que cela se complique. Les trois éditeurs contactés se sont montrés enthousiastes sur son texte, mais tous ont déclaré qu’ils n’éditeraient pas ce livre.

L’un, qui est avant tout un éditeur purement commercial, spécule déjà sur le nombre limité de lecteurs qu’un tel ouvrage pourrait avoir et, vu paraît-il la qualité du texte, renvoie l’auteur vers des collègues spécialisés dans le domaine littéraire.

L’autre, parce que chrétien, trouve cette Marie-Madeleine un peu trop sensuelle.

Le troisième, quant à lui, très orienté vers des ouvrages littéraires, apprécie l'écriture « éblouissante », mais trouve que le contenu est « trop chrétien pour lui ».

En résumé, le manuscrit serait bon (mais auraient-ils dit la même chose, ces hypocrites, à un écrivain débutant ?), mais il ne correspondrait jamais avec la ligne éditoriale des maisons contactées. Celle-ci, c’est à craindre, vise surtout à caresser le lecteur dans le sens du poil et donc à lui proposer les livres qu’il a envie de lire. Cela signifie que si un auteur sort des sentiers battus, comme c’est le cas ici avec ce livre qui traite d’un sujet religieux, il aura les pires difficultés à trouver un éditeur.

On connaît mes sentiments face à la religion, dont je ne suis certes pas en train de faire l’apologie dans ce blogue. Je donne simplement cet exemple du manuscrit de « Marie-Madeleine » pour illustrer la politique éditoriale. Il faut rentrer dans un moule, en fait. Si l’auteure avait fait dans le style bigot, elle aurait trouvé preneur sans difficulté dans les milieux catholiques. Si elle s’était écartée du personnage biblique et s’était contentée de s’en inspirer pour dessiner les contours d’un héros littéraire, il n’y aurait pas eu de problème non plus. Si elle avait résolument choisi de choquer en faisant de Marie-Madeleine une héroïne purement érotique, on se serait bousculé pour vendre ce livre à succès. Non, ce qui ne va pas ici, c’est que le sujet est hybride : d’une dimension à la foi religieuse et humaine, il est trop profond et trop complexe (trop sincère aussi, à mon avis, l’auteure devant certainement y exprimer toutes ces convictions) pour les maisons d’édition, qui veulent finalement des produits formatés sur mesure.

Enfin, ne nous tracassons pas trop pour Alina Reyes, ses succès antérieurs vont certainement finir par lui ouvrir quelques portes. Mais que se passerait-il s’il s’agissait d’un premier manuscrit ? La réponse n’est pas difficile à trouver.


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Marie-Madeleine, par Léonard de Vinci

09/04/2009

Jean-Louis Kuffer, "Le Sablier des Etoiles".

Dans ce livre, qui se lit comme on écoute un morceau de musique, JL Kuffer nous donne à voir quelques tranches de sa vie passée dans un style croustillant assez inimitable. Il n’y a pas ici d’histoire à raconter au sens strict, mais par petites touches l’auteur nous fait remonter dans ses souvenirs, nous livrant des morceaux d’enfance, des impressions fugaces, des bouts de sa vie d’étudiant ou bien il dépeint la bohème de ses premières années, sans oublier les livres, bien entendu, qui ne sont jamais bien loin.

Se promenant au hasard dans les quartiers qu’il a connus, le narrateur capte les changements subtils qui se sont opérés, puis il part dans la chasse aux souvenirs, se demandant ce que sont devenues les personnes qu’il a connues autrefois. Il nous en brosse à chaque fois des portraits truculents et pleins d’humour, dans un style souvent baroque. Mais la tendresse et la nostalgie sont souvent bien présentes et c’est finalement tout émus que narrateur et lecteur quittent ces personnages du passé qui, entre-temps et par la force de l’écriture, ont acquis un statut de héros légendaires.

Chaque chapitre commence par un résumé de quelques lignes qui est à chaque fois un véritable morceau de style. En voici deux exemples pris au hasard :

Chapitre "Dernières nouvelles du siècle".

Où il est question de la dérive d’un jeune drogué et d’une barre de chocolat. Que la révolte gronde derrière les portes de la pauvreté. De l’étrange damnation frappant un innocent.

Chapitre « Dans les nuées.»

Où apparaît le personnage emblématique de la mère en ses œuvres. Des vicissitudes ménagères et des litanies qui en découlent. Des appareils symbolisant les avancées du Progrès. De la machine à tout oublier.

Quant au style du livre proprement dit, il est imagé et original. On se laisse entraîner par lui et à travers la grande balade des mots on suit le narrateur dans les circonvolutions de sa pensée, pensée qui se détourne facilement du récit raconté pour prendre des chemins de traverse où la poésie et un certain fantastique sont souvent au rendez-vous. Mais plutôt que de longs discours, voici un court extrait :

Description de La Désirade, la maison habitée par l’auteur au sommet des montagnes avec une vue plongeante sur le lac Leman :

« On est ici comme au bord du ciel, le dos à la forêt suspendue, à rêver à tous les bleus de là-bas.

Là-bas, pour peu qu’on oublie notre espèce désenchantée, c’est le règne encore d’avant le Déluge et, sur les rivages noirs aux murailles d’orchidées, c’est le jardin d’avant la Faute ; là-bas, tous les bleus vivent encore en liberté dans l’imagination du ciel aux trente-six mille lubies par jour, et tous ces bleus nous rappellent l’Afrique de nos enfances et l’Amérique, l’Asie extrême, l’Océanie cannibale de nos enfances aux visages ornés de peinturlure et aux noms libérant leur magie rien qu’à se trouver prononcés : rien que le nom de Pernambouc et ressuscite le tamanoir de Cendrars à la longue liche fourmivore et au petit œil élégiaque, rien que le nom d’Irkoutsk et se ressoulèvent, du néant de poussière, les hordes de cavaliers asiates à la pourchasse de Michel Strogoff, rien que le nom de la Désirade et voici qu’émerge, de tous les bleus étales de la mer des Caraïbes, cette affreuse souche de rocher plus vieil et plus dur que l’os, mais comment ne pas rêver à ce nom ?
"

On notera les références bibliques (le Déluge, la Faute), qui donnent une dimension eschatologique et mythologique à cette description du paysage. On n’est plus seulement dans un jardin, mais dans Le jardin d’avant la Faute, celui d’Adam et de la création du monde, bref, en d’autres mots, nous sommes aux origines de toute chose.

Il y a des aspects inquiétants dans ce jardin primitif (« les rivages noirs aux murailles d’orchidées »), mais aussi beaucoup de poésie (« là-bas, tous les bleus vivent encore en liberté »). De la description physique du ciel, on remonte aux souvenirs de l’enfance dans l’Afrique profonde, Afrique qui renvoie à son tour à d’autres contrées (l’Amérique, l’Asie, l’Océanie). Mais comme les mots sont au centre du livre, on joue bien évidemment avec eux et l’Extrême-Orient devient « l’Asie extrême » tandis que l’Océanie est qualifiée de « cannibale ». Du coup les jeux de l’enfance remontent à la surface et voici que le petit Jean-Louis apparaît « orné de peinturlure » (le terme « peinture » eût été trop simpliste pour renvoyer à la magie de cet âge et aux mille couleurs dont les visages sont maquillés, tels les Indiens du Bateau ivre avec leurs « poteaux de couleurs »). Les livres d’aventures, lus à cet âge, ne sont pas oubliés non plus (L’île au trésor ? Robinson Crusoë ?) et s’ils ne sont pas cités, on les devine en arrière fond de ces jeux enfantins. Puis ce sont les villes lointaines qu’on n’a jamais visitées mais qui sont demeurées dans la mémoire rien que par la beauté de leur nom étrange qui fait rêver : Pernambouc et Irkoutsk. Du coup, à partir de là, ce sont d’autres lectures qui refont surface et voici Cendrars puis Jules Verne (cité non pas directement, mais par l’intermédiaire de son héros Michel Strogoff, lequel, dans notre imaginaire, fait défiler devant nos yeux ébahis les grandes steppes de la Russie centrale).

On notera l’utilisation de néologismes (« fourmivore ») et surtout la référence aux grands faits historiques (les hordes de cavaliers asiates qui n’en finissent plus de soulever la poussière des siècles), lesquels donnent une dimension extraordinaire à cette maison qu’est la Désirade, qui semble soudain se situer au carrefour du temps et de l’espace. Avant elle, l’époque d’Adam ou les hordes asiatiques, plus loin qu’elle, ces villes aux consonances étranges que sont Pernambouc et Irkoutsk, quand ce n’est pas la mer des Caraïbes elle-même, avec son bleu incomparable, qui vient nous rappeler que la maison de l’écrivain est un lieu où on peut rêver.

JL Kuffer, "Le Sablier des Etoiles", Bernard Campiche Editeur, 1999, 200 pages.



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07/04/2009

Correspondance troublante

Suite au poème « Comparaison » (axé sur la répétition à l’infini des « comme si »), qui avait fait l’objet de la note précédente, je vous invite à aller lire un texte similaire proposé par Bertrand Redonnet sur son site l’Exil des mots.

Ce qui est fascinant, c’est que je ne connaissais absolument pas sa « Ballade pour un pendu » et que pourtant on retrouve des ressemblances avec mon texte, non seulement dans la forme (la répétition des « comme si »), mais aussi dans les thèmes traités, preuve que le « souffle poétique » est universel et l’esprit humain constant dans ses démarches. C’est ce que disait déjà Lévi-Strauss pour expliquer les similitudes entre tous les mythes des peuples primitifs, alors qu’aucune rencontre géographique n’avait pu avoir lieu. Il semble qu’il en aille de même dans la création littéraire, les sujets traités n’étant finalement pas infinis. Il est certain, en effet, que nous parlons tous de la même chose depuis que l’humanité existe (amour, mort, sens de la vie, souffrance, solitude, etc.) et que pour exprimer cette pensée nous avons recourt à une série d’images, de métaphores, qui elles aussi semblent constantes.

Ainsi, dans les deux poèmes évoqués ici, on commence par le thème de l’oiseau : Comme l’oiseau qui prend son envol / Comme ce passereau minuscule soudain surgi des nues. La différence, c’est que le mien est majestueux et part à la conquête du ciel, tandis que le sien est minuscule et vient du ciel se réfugier sur un toit (image inversée, donc).

Bertrand parle d’équinoxe et moi de solstice (même fascination pour les moments charnières des saisons)

Il évoque les « vagues toutes blanches, qui viennent et qui reviennent sur le sable des plages et qui grondent » et moi je parle de la marée qui détruit les châteaux de sable de l’enfant. Enfant que l’on retrouve dans son poème en train de jeter des pierres dans une rivière, cette fois.

La « brume lascive des frais matins de mars » devient chez moi « la rosée dans l’herbe fraîche du matin ».

On retrouve le thème du « cœur qui s'égare sur une erreur sublime » dans « cette jeune fille aimée autrefois et qui a disparu dans les tourments de la vie. »

Notons que des deux côtés on a le thème

- de la neige abondante qui vient tout recouvrir

- de la fuite du temps (ténèbres promises / notre vie s’écoule)

- de la guerre (comme ces soldats tombés, pitoyables, dans les flaques toutes rouges / comme ces guerres qui par le monde massacrent de parfaits innocents)

- de la souffrance animale (l'animal blessé dans une cour obscure et qui pleure et gémit / la biche atteinte par une balle)

- des saisons (l'automne invitant le poète à écrire / l’été dans les collines andalouses)

- des étoiles (cette voie lactée sur ma tête allumée / un poème écrit sous la voûte étoilée de nos rêves)

Que conclure de tout cela ? Qu’il nous faut rester très modestes, car finalement nous n’inventons absolument rien et nous ne faisons que répéter sempiternellement les mêmes thèmes et cela depuis des générations. La seule variable, dans ce phénomène, c’est la « griffe » personnelle de chacun, la manière de dire et d’écrire, en un mot le style, lequel reflète le caractère et les préoccupations intimes de celui qui tient la plume. En dehors de cela, nous sommes tous hommes (et femmes) et donc hanté(e)s par une même réalité. A la limite et même si cela ne saute pas aux yeux, c’est le même discours que l’humanité véhicule depuis l’âge préhistorique et les dessins rupestres des grottes de Lascaux ne sont pas aussi éloignés qu’on ne pourrait le croire des poèmes de Rimbaud. Déjà à cette époque il s’agissait de créer un monde imaginaire (voir la dimension des animaux, qui varie selon la conception qu’on en a et non selon leur taille réelle), calqué sur la réalité et dans lequel l’artiste exprimait toute son admiration ou toute sa peur. Un monde parallèle en quelque sorte, fait de dessins sur un rocher, pour dire qu’on est homme et qu’on se demande bien ce que l’on fait sur cette terre. Rimbaud affirma-t-il autre chose quand il s’écria : « Et j’ai vu quelquefois ce que l’homme a cru voir » ?



06/04/2009

Comparaison

Comme l’oiseau qui prend son envol et qui plane tout la-haut dans son éternité,

Comme les bateaux qui quittent le port et prennent le large pour des voyages dont ils ne reviendront pas,

Comme la fontaine qui n’en finit pas de chanter par les beaux jours d’été et dont le murmure se termine en sanglots une fois la nuit venue,

Comme les oliviers qui chuchotent dans les collines andalouses quand le solstice est au rendez-vous,

Comme le duvet de pêche de ta joue quand je la caresse d’un doigt tremblant,

Comme la rosée dans l’herbe fraîche du matin avant qu’elle ne s’évanouisse dans la chaleur du jour,

Comme cette jeune fille aimée autrefois et qui a disparu dans les tourments de la vie,

Comme la neige qui se met à recouvrir la campagne, lentement, lentement, mais aussi sûrement, très sûrement,

Comme la marée qui vient détruire encore une fois le château de sable construit patiemment par l’enfant,

Comme le soleil qui disparaît à l’horizon et qui entraîne le monde entier dans sa mort,

Comme ce chant d’opéra écouté en plein milieu de la nuit alors que la lune s’avance dans sa plénitude,

Comme ces chevaux qui galopent dans la plaine et qui sont encore un peu sauvages,

Comme l’oiseau qui chante au matin, étonné d’être toujours parmi les vivants

Comme la biche atteinte par une balle et qui sait qu’elle va mourir dans un instant,

Comme ces guerres qui par le monde massacrent de parfaits innocents,

Comme tout cela, notre vie s’écoule, heure après heure et nous n’en conservons qu’un poème écrit sous la voûte étoilée de nos rêves. Ce ne sont que quelques vers à lire debout devant le grand espace vide de la nuit.

09:49 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : littérature, poésie

01/04/2009

Recueillement

"Il se leva et traversa la route et entra dans le cimetière… (…) Il s’arrêta son chapeau à la main sur la terre qui ne portait aucune marque. Cette femme qui avait travaillé pour sa famille pendant cinquante ans. Elle avait gardé sa mère au berceau et elle avait travaillé pour sa famille bien avant que sa mère ne vînt au monde et elle avait connu et gardé les oncles de sa mère les fils Grady qui étaient de vrais sauvages et qui étaient tous morts depuis si longtemps et il restait là avec son chapeau à la main et il l’appela son Abuela et il lui dit adieu en espagnol puis il fit demi-tour et remit son chapeau et tourna son visage humide vers le vent et resta un moment les bras tendus devant lui comme pour reprendre l’équilibre ou bénir la terre là où il était ou peut-être pour ralentir le monde qui fuyait dans sa course folle et semblait n’avoir nul soucis ni des vieux ni des jeunes ni des riches ni des pauvres ni des basanés ni des visages pâles ni de lui ni d’elle. Nul souci de leurs luttes, nul souci de leurs noms. Nul souci des vivants ni des morts."

Cormac Mac Carthy, « De si jolis chevaux »



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Source

30/03/2009

De l'altérité

Le langage poétique, on le sait, a tendance à inverser les valeurs. Soit il prend des termes et en modifie ou en inverse le sens, soit il prend le terme opposé à celui qu’on attendrait habituellement (exemple : le fameux « soleil noir de la mélancolie » de Nerval dans El Desdichado). Par cette technique, la poésie nous parle donc d’un monde autre, différent, une sorte d’univers parallèle qui n’est pas sans rappeler celui de la magie, tel que décrit par les chamans.

Alors que la prose privilégie le signifié (le contenu), la poésie se concentre surtout sur le signifiant (la forme). La meilleure illustration en est la versification, qui est comme une sorte de retour en arrière (on reproduit un son qu’on vient déjà d’entendre). Il s’agit donc moins d’aller de l’avant vers un sens à découvrir que de regarder en arrière sur ce qui vient d’être dit, tout en prêtant moins d’attention au sens qu’à la musicalité de la langue. Les mots eux-mêmes sont d’ailleurs choisis avec discernement car par leur longueur et leur sonorité ils doivent former un tout harmonieux. Ainsi, le vers de Mallarmé « le vierge, le vivace et le bel aujourd’hui » commence par deux groupes de trois syllabes (le/vier/ge, le/vi/vace) pour se poursuivre par une groupe de six (et/le/bel/au/jour/d’hui). Il existe donc une progression harmonieuse, que n’aurait pas rendu « le vivace, le bel aujourd’hui et le vierge. »

A côté du nombre de pieds, la césure et l’enjambement assurent des pauses respiratoires qui contribuent à l’harmonie de l’ensemble. Il arrive aussi que certains vers soient repris comme dans une sorte de refrain, ce qui renforce encore le caractère musical du poème (comme le vers «Vienne la nuit sonne l'heure » dans « Le pont Mirabeau » d’Apollinaire). Ou bien le poète a recours à l’allitération (répétition de plusieurs consonnes identiques à l’intérieur d’un même vers) comme le célèbre « Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes ? » dans l’Andromaque de Racine. Parfois, c’est un même son qui est reproduit dans le vers (on parle alors d’assonance) comme dans «Tout m'afflige et me nuit et conspire à me nuire » (toujours Racine, mais dans Phèdre), où le son « i » est répété plusieurs fois.

Bon, on pourrait comme cela poursuivre encre longtemps et détailler tous les moyens techniques utilisés en poésie, mais ce n’était pas le but de mon propos. Tout ce que je voulais montrer, c’est qu’il existe un monde poétique, différent de la vie quotidienne ou du regard habituel que nous portons sur ce qui nous entoure. Ce monde parallèle, ce regard particulier, existe en soi, je veux dire en dehors du poème. C’est un état d’esprit ou une particularité de l’individu d’aborder l’univers autrement. Que cette vision soit finalement traduite ou non dans un poème (ou un poème en prose ou une prose poétique) importe peu par ailleurs.

Ce qu’il faut donc souligner, c’est cette notion de décalage entre le monde tel qu’on le regarde avec des yeux objectifs et le monde imaginé par le poète à partir de cette même réalité.

Maintenant, si un des moyens de rendre ce monde imaginaire un instant entrevu est d’inverser les valeurs habituelles ou le sens des mots, il se pourrait aussi que la recherche d’un ailleurs participe de la même démarche. L’étranger, les pays d’au-delà des mers, l’Orient mythique, sont autant de destinations réelles qui devraient permettre un dépaysement suffisant pour sentir ce décalage. C’est sans doute ce qu’allaient chercher les grands littérateurs du XIX° siècle en Egypte ou ailleurs. Là bas, tout était différent, les paysages, les coutumes, les lois, le climat, etc. Visiter ces pays étrangers aurait donc dû permettre de toucher du doigt ce monde « autre », ce monde décalé dont nous parlons ici. Cela voudrait donc dire que d’une manière générale, aller vers l’autre, vers l’étranger, participerait de ce mouvement poétique de la recherche d’un ailleurs. Loin du choc des civilisations, le regard curieux et humaniste porté sur l’altérité serait une manière d’atteindre cet autre univers. Cela reviendrait à dire que c’est par la culture en général et par la poésie en particulier qu’on peut espérer trouver une entente entre les peuples. Le poète, cherchant par nature ce qui est rupture par rapport au monde dans lequel il vit, aura tendance à regarder avec intérêt la culture de l’autre. Cette altérité fondamentale ne l’effraiera pas, au contraire il cherchera à l’explorer pour en saisir l’essence. Et puis dans cette culture autre, il découvrira aussi des poètes, s’exprimant dans une autre langue, véhiculant d’autres images, d’autres concepts. Derrière ces différences, cependant, il retrouvera un terrain qui lui est familier, celui de la littérature. Car les hommes sont partout les mêmes dans tous les endroits de la planète et ils sont confrontés aux mêmes problèmes : la vie, la souffrance, l’amour, la recherche du bonheur, la difficulté voire l’impossibilité de réaliser ses rêves et bien sûr la mort qu est tout au bout. Quel que soit le climat, quel que soit le pays, ces réalités sont partout présentes et si les diverses cultures ont proposé des solutions différentes, les poètes, partout dans le monde, parlent le même langage.

Le problème, malheureusement, c’est que les poètes ne sont pas légion et qu’ils semblent bien fragiles pour faire entendre leur voix aux marchands de canon qui, eux, savent exploiter habilement les différences entre les hommes. Et puis il y a les puristes, les intégristes (les Frères musulmans d’un côté de la Méditerranée, l’extrême-droite de l’autre), qui diront toujours qu’apprendre la culture de l’autre c’est perdre la sienne ou en tout cas courir le risque de la voir se métisser suffisamment pour devenir une culture autre. Ce risque de perte d’identité est un problème crucial. Personne n’a envie de renier ce qui le constitue et d’en programmer la perte en introduisant le ver dans le fruit, en ouvrant les portes à une autre culture. Et pourtant… Et pourtant il en a toujours été ainsi dans l’histoire il ne faudrait pas oublier que les cultures latine est grecque de l’Antiquité que nous admirons tant n’ont pu nous parvenir qu’en supplantant la culture celte de nos ancêtres laquelle s’est effacée pour ne subsister qu’à l’état de substrat. Et si beaucoup s’inquiètent de la forte présence arabe sur le sol européen (et dont les enfants de la troisième génération sortent de nos universités et commencent à occuper des postes clefs), que doit dire le Maghreb qui a été colonisé par la France durant une longue période ? Il semblerait donc que les interpénétrations culturelles soient déjà à l’œuvre de part et d’autre de l’ancienne « mare nostrum ». Bien sûr, nous n‘avons pas du tout envie que l’islamisme radical soit enseigné à nos enfants dans les écoles de la République, pas plus que les gens du Maghreb ne se réjouissent de notre civilisation marchande et matérialiste. Mais au-delà de ces deux points extrêmes, de ces deux antagonismes, n’y aurait-il pas moyen de trouver par la culture un langage je ne dirai pas commun, mais en tout cas un langage qui serait ouvert aux richesses de l’autre ?

Pour ceux qui ne le connaîtraient pas encore et qui souhaiteraient approfondir ce genre de réflexions, je les invite à aller se promener de temps à autre (mais tous les jours c’est mieux) sur le site de Jalel el Gharbi (voir par ailleurs le lien ici à droite) qui tente de concilier l’Orient et l’Occident et leurs cultures respectives. Personne ne s’étonnera du fait qu’il est précisément professeur de littérature, critique littéraire et poète. C’est donc bien par les livres qu’un dialogue interculturel semble possible. D’ailleurs ne lisons-nous pas les livres étrangers en traduction ? La littérature est universelle et on devrait, je trouve, proposer des cours de littérature comparée dans les lycées, cela aiderait peut-être à comprendre le fait que quel que soit l’endroit où il vit l’homme reste un homme avec ses espoirs et ses angoisses.



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Empire romain et "Mare nostrum"

28/03/2009

De Mac Carthy et de son style

J’ai cité ici plusieurs extraits de romans de Cormac Mac Carthy et quelques commentateurs se sont étonnés à juste titre de l’accumulation de la conjonction de coordination « et », qui rend souvent la phrase un peu lourde, voire disgracieuse. Généralement, le nouveau lecteur est étonné devant ce procédé inhabituel, qui ne correspond pas à l’idée qu’on se fait d’un style d’écrivain, qu’on imagine forcément limpide. Au vu de la réputation de l’auteur, on en arrive vite à la conclusion qu’il ne peut s’agir d’une faiblesse mais bien plutôt d’un moyen stylistique original et peu commun. Encore faudrait-il comprendre quel est le but recherché par ce procédé.

La conjonction « et » n’est d’ailleurs pas le seul terme qui revient périodiquement chez Mac Carthy. En fait, il emploie souvent les mêmes mots, comme ces « d’accord » qui ponctuent souvent les dialogues. On en trouve déjà dans la « Trilogie des confins », mais surtout dans « la Route », où ce mot renforce encore le style dépouillé. Le fait de se dire d’accord avec quelqu’un exclut toute discussion. Même quand le fils n’obtient pas la réponse qu’il souhaitait ou quand la réponse du père ne le satisfait pas, il finit toujours par dire « d’accord » C’est à mon avis une manière de souligner l’affection qui les lie. Il fait confiance à son père, alors même que le monde qui l’entoure, plein de dangers, suscite surtout des questions. Il y a donc une dimension affective dans l’emploi de ce mot, mais aussi une démarche existentielle. Le fils ne comprend pas, mais il s’en remet à celui qui a de l’expérience. Le père agit de même avec son fils et à chaque fois que le petit lui demande quelque chose qui est en son pouvoir (ne pas l’abandonner par exemple), il dira lui aussi « d’accord ». Il s’ensuit donc une complicité certaine entre les deux protagonistes, qui illustre bien leur union face aux dangers traversés ensemble.

Dans ce roman « La Route », l’auteur ne désigne pas les deux héros par leurs prénoms, mais il utilise les termes «L'homme » et «le petit » pour bien exprimer le rapport adulte/enfant qui les lie, ce qui permet aussi de généraliser leur expérience à toute l’humanité et donc d’impliquer le lecteur (on est tous le père ou l’enfant de quelqu’un).

Je ne connais malheureusement pas la version originale en anglais, il serait intéressant, cependant, d’aller vérifier quels sont exactement les mots employés.

Mais revenons à notre conjonction « et » et à l'absence de virgules qui, comme je l’ai dit moi-même, gênent beaucoup au début. Dès qu’on accepte le fait qu’il ne peut s’agir d’une maladresse mais que c’est voulu, alors, insensiblement, non seulement on s’y fait, mais on finit par attendre ces longues énumérations. A quoi peuvent-elles bien servir ?

A créer une atmosphère, je suppose. Les faits et les actions s’enchaînent un peu comme on verrait un film au ralenti. Sans que je ne m’explique bien pourquoi, il me semble que cela donne une dimension tragique au récit (l’enchaînement inéluctable des événements comme dans la tragédie grecque). Remarquons que souvent il s’agit pourtant d’actions voulues par le héros (il se leva et pris sa couverture et monta sur son cheval et…) Dans ce cas, il y aurait une volonté délibérée d’agir, même contre le destin. Le héros tente de s’affirmer en faisant ce qu’il a décidé qu’il ferait. Mais en même temps on sent à chaque fois comme quelque chose d’inéluctable, comme si, par son geste déterminé, le héros s’en allait au devant d’un danger. Je crois que ce qui est mis en scène avec cette conjonction, c’est le rapport de l’homme au monde, le conflit entre les aspirations intérieures et l’univers extérieur.

Parfois, ces énumérations concernent des descriptions de paysages. Est-ce une manière de nous faire voir par les yeux des protagonistes, comme si on détaillait le décor de gauche à droite ? C’est du genre « Il y avait une rivière et une montagne et plus loin une autre plaine et dans le fond le soleil se couchait… » Là aussi il y a quelque chose d’inéluctable. Mais aussi une dimension poétique. On passe ce paysage en revue, détail après détail, mais en agglutinant nos impressions, jusqu’à en faire une totalité qui forme un tout et qui, peut-être, se donne comme une approche exhaustive de la réalité. L’auteur veut tout décrire, donner du monde une vision globale. Comme il ne peint pas un tableau et ne peut être synthétique, il est obligé, dans une démarche analytique, d’accumuler les détails pour définir le tout. D’où l’importance de la conjonction qui non seulement ajoute chaque fois un élément au précédent mais relie véritablement les éléments entre eux, les soudant en une entité indestructible.

Quelque part, Mac Carthy me fait penser à l’Anabase de Xénophon. Mes souvenirs scolaires sont un peu loin, mais il y avait aussi chez cet auteur une grande utilisation du « et » » :

"Cyrus ensuite fit vingt parasanges en quatre marches et vint sur les bords du fleuve Chalus, dont la largeur est d'un plèthre. Ce fleuve était plein de grands poissons apprivoisés, que les Syriens regardaient comme des dieux, ne souffrant pas qu'on leur fît aucun mal, non plus qu'aux colombes. Les villages près desquels on campait appartenaient à Parysatis et lui avaient été donnés pour son entretien. On fit ensuite trente parasanges en cinq marches, et l'on arriva aux sources du fleuve Daradax, large d'un plèthre. Là était le palais de Bélesis, gouverneur de la Syrie, et un parc très vaste, très beau, et fécond en fruits de toutes les saisons. Cyrus rasa le parc et brûla le palais. » (Livre I)

Ici, cependant, le procédé me semble être différent. C’est plutôt le déroulement de l’action qui est ainsi mis en évidence, leur succession chronologique. Chez Mac Carthy, c’est plus que cela. Certes les actions s’enchaînent aussi, comme dans un film, mais elles sont moins vues dans leur détail singulier que dans leur union finale. Chez Xénophon on cherche à nous faire voir ces actions individuellement, une après l‘autre, ici, on vise surtout un tableau d’ensemble (dont il a bien fallu au préalable dessiner les différents contours).


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25/03/2009

Peu importe

Peu importent les jours et les nuits, les saisons qui défilent et l’équinoxe qui revient s’abattre sur nous en tempête de pluie battante et froide.

Peu importent la mer qui mugit et ses vagues en colère qui déferlent contre les falaises de la mort.

Peu importent ces navires au large qui tanguent dans la tourmente et pour qui tous les ports sont désormais hors d’atteinte.

Peu importent les heures qui passent et qui repassent au cadran de l’espoir.

Peu importent, vous dis-je, les départs sans cesse différés, les voyages toujours reportés et ces mille pas inutiles qui ne nous conduisent nulle part.


Parfois, une corne de brune hurle dans le noir et annonce des dangers imminents, tandis qu’un phare, au bout du monde, tente de trouer l’obscurité.


Peu importe, ils ne reviendront plus les exilés, ils auront péri en mer avant d’atteindre le port. Le poème sera leur tombeau et s’ils survivent, ce sera dans une chanson de marins, un de ces refrains qu’on reprend en pleine mer pour se donner un peu d’espoir, quand l’attente est trop longue et que la cause est perdue.

Peu importe la nuit au cœur de mon texte, peu importent cette page et ces mots qui s’envolent.

Peu importent ton cœur et ton sexe et tous tes mots qui m’ont fait rêver.

Peu importent les jours et les nuits.

Peu importe.

Reste le poème.

Je te le dédie.


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16:03 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature, poésie

24/03/2009

Dialogue (3)

Ils contemplaient le soleil qui se levait au-dessous d’eux. Les chevaux qui broutaient un peu plus loin sur un redan dressèrent la tête et le regardèrent. Rawlins but la dernière gorgée de son café et égoutta sa tasse et plongea sa main dans sa poche de chemise pour chercher son tabac.

Crois-tu qu’il y aura un jour où le soleil va pas se lever ?
Sûr, dit John Grady. Le jour du Jugement dernier.
Quand crois-tu que ce sera ?
N’importe quel jour qu’Il aura choisi.
Le jour du Jugement dernier, dit Rawlins. Tu crois à tout ça ?
J’sais pas. Oui. Sans doute. Et toi ?
Rawlins mit sa cigarette au coin de sa bouche et l’alluma et d’une chiquenaude il jeta l’allumette. J’sais pas, dit-il. Ca se peut.
J’savais bien que t’étais un mécréant, dit Blévins.
Toi tu sais foutrement rien, dit Rawlins. Ferme-la sans en rajouter à ta connerie.
John Grady se leva et traversa le bivouac et souleva sa selle par le pommeau et jeta sa couverture sur son épaule et les regarda. Allons-y, dit-il

Cormac Mac Carthy, « De si jolis chevaux »

22/03/2009

Mauriac

J’apprends qu’une nouvelle biographie de François Mauriac vient de voir le jour (mais je ne l’ai pas lue). L’auteur, Jean-Luc Barré, tente de comprendre la complexité du célèbre écrivain catholique et il a, paraît-il des révélations inédites à faire : François Mauriac. Biographie intime. Tome I de Jean-Luc Barré Fayard, 675 pages (je m’inspire pour cette note d’un article de jean d’Ormesson – écrivain que j’ai lu mais que je n’aime pas – paru dans Le Figaro –journal que je ne lis en principe jamais et sur lequel je suis tombé par je ne sais quel hasard lors de recherches sur Internet ).

On connaît en effet la complexité des personnages des romans de Mauriac, et nul peut-être mieux que lui n’a su rendre la lourdeur de cette atmosphère provinciale, faite de secrets inavouables, de tension entre les protagonistes, de haine assassine, de révolte larvée, d’apparences qu’il convient de sauvegarder et finalement de solitude désespérée. Dans cette bonne société bourgeoise bordelaise, l’argent ne manque pas, mais l’amour fait souvent défaut («Le Désert de l’amour ») ou s’il existe, il a souvent des effets pervers, comme dans « Thérèse Desqueyroux », où une femme étouffe son fils de son amour maternel. Une fois devenu veuf, celui-ci se détachera (enfin) d’elle pour s’enfermer dans le souvenir de son épouse décédée, ce qui nous fera finalement trois victimes : l’épouse qui est décédée au milieu de l’indifférence générale, le héros qui ne vit plus que de souvenirs et la mère qui voit son fils lui échapper. Tout cela sur fond de tradition familiale où le poids des ancêtres est encore bien présent.

Pour inventer des romans de cette trempe, il fallait bien que Mauriac ait eu lui-même une personnalité assez complexe. Orphelin de père, il est élevé par sa mère et sa grand-mère, toutes deux dévotes et puritaines. Le petit François apprend donc à vivre avec le regard d’un Dieu vengeur au-dessus de sa tête, ce qui, on s’en doute, le rendra obsédé par les notions de péché et de mal. A côté de cela, sa sensibilité exacerbée lui fait cruellement ressentir le manque d’amour apparent de sa mère, trop rigide et tout occupée à respecter les conventions.

Tout n’est pas négatif, pourtant, et dans son milieu aisé, on suit les cours de bons professeurs, notamment ceux du beau-frère de Gide et qui sera un des fondateurs de la NRF (Mauriac n’aura donc pas à chercher bien loin un éditeur quand il voudra être édité). Et puis il grandit dans un monde de livres et dévore Pascal, Racine, Baudelaire, Rimbaud, Gide, Régnier, Claudel, Francis Jammes et bien d’autres.

Le paradoxe de Mauriac, soutient son biographe, c’est d’un côté son humilité imposée par sa foi chrétienne et de l’autre son grand désir de gloire littéraire. Il est remarqué par Maurice Barrès, qui apprécie son recueil de poèmes « Les Mains jointes ». Il lui consacre un article élogieux dans la presse ce qui le range d’emblée dans le cercle des écrivains. Sans vouloir me montrer suspicieux, je me demande quand même si c’est la qualité littéraire de ce texte (que j’avoue n’avoir pas lu et sur lequel je ne me prononcerai donc pas) qui a propulsé Mauriac en avant ou si c’est le côté disons … catholique (avec un tel titre !) qui a ému Barrès.

Peu après, Mauriac connaît Cocteau, Radiguet, Proust et surtout André Gide, lequel règne sur la NRF. Et c’est là que notre biographe abat sa carte d’atout. Notant l’homosexualité manifeste d’au moins trois de ces écrivains, il en déduit que Mauriac n’aurait peut-être pas été insensible à cet aspect des choses. Etonnant, je n’avais jamais pensé à une chose pareille. Et le biographe de citer une phrase du propre fils de François, Jean, qui est troublante, il faut le reconnaître : «Homosexuel, mon père ? Non, certainement pas au sens où l'on entend ce terme quand on l'applique à Gide, Cocteau, Jouhandeau ou Montherlant. Mais de tendance homosexuelle, oui, bien sûr. »

Et le biographe d’insister sur les amitiés essentiellement masculines que Mauriac aurait entretenues à côté de son couple légal. D’ailleurs le romancier aurait affirmé un jour : «Il existe des affections légitimes : la famille, les amis, j'entends bien. Mais ces affections ne sont pas l'amour ; et, dès qu'elles tournent à l'amour, les voilà, plus qu'aucune autre, criminelles

Si cette hypothèse est vraie, on comprend d’autant mieux l’aspect torturé de Mauriac : «Je suis romancier, je suis catholique : c'est là qu'est le conflit ! Je crois qu'il est heureux pour un romancier d'être catholique, mais je suis sûr aussi qu'il est très dangereux pour un catholique d'être romancier…» Car si l’homme Mauriac recherche la grâce et la paix intérieure, le romancier donne libre cours à ses fantasmes, sans toutefois pouvoir les exprimer clairement, ce qui expliquerait le caractère torturé de tous ses personnages et le côté pesant des traditions et du silence. Maintenant, je ne sais pas s’il faut vraiment supposer une homosexualité refoulée pour comprendre tout cela. La lutte entre la chair et la grâce a souvent tracassé les bons catholiques et à mon avis une hétérosexualité classique suffit déjà amplement à expliquer cette angoisse. Ceci dit, cela m’a toujours un peu dépassé, je dois dire, ces tourments, et je ne comprends pas bien comment on peut voir le mal dans des choses finalement naturelles (le désir et les rapports sexuels) et que Dieu lui-même, si tant est qu’il existe, a voulues.

Mais bon, Mauriac, lui, semble rempli de remords, de repentirs et du coup il remplit ses romans de monstres amers et finalement pervers. Certains lui ont reproché de se complaire dans un «nouveau sensualisme trempé d'eau bénite» et Martin du Gard lui aurait dit : «Je rigole, mon cher Mauriac, je rigole quand on fait de vous un écrivain du catholicisme. Il n'y a pas d'œuvre d'incrédule ou d'athée où le péché soit plus exalté. Ce sont des livres à damner les saints (…) Il crève les yeux, que vos tableaux sont peints avec une frénésie, une complaisance, une évidente et charmante tendresse. »

Voilà, c’était le compte rendu d’un livre que je n’ai pas lu, d’après un auteur que j’ai peu lu, publié dans un journal que je ne lis pas et au sujet d’un écrivain que j’ai lu. Vous me suivez ? Comme quoi, ce n’et pas bien compliqué de parler de ce qu’on ne connaît pas, finalement.



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18/03/2009

Printemps, le retour

J’avais, au cours de ce long hiver, passé mes nuits à écrire. Que faire d’autre, en écoutant siffler le vent ? Rien, si ce n’est raconter ce que l’on a vécu ou imaginer ce que l’on pourrait vivre.

Un à un, les mots sont tombés dans mon cahier comme les flocons dans le jardin. Encre noire, tapis blanc, de longues phrases ont rempli les pages tandis que dehors s’épaississait la couche de neige.

Puis, un soir, le temps s’est soudain arrêté. Nature figée, immobile, au cœur du solstice.

Dans le petit matin gelé, un oiseau s’est envolé, effrayé de sa propre fragilité. Cri éphémère dans la pureté de l’azur. Blancheur et éternité.
De mon petit cahier, mes pensées frileuses se sont éparpillées, disant la beauté du monde, mais aussi ma peur et mon angoisse.

Ainsi donc, dans le grand silence de l’hiver, j’écrivais.

J’écrivais et décrivais ce que j’aurais voulu que fût le monde : un endroit où nul oiseau, le matin, ne serait effrayé par la blancheur éternelle de la mort. Un endroit où nul cri, jamais, ne devrait retentir si ce n’est pour dire la beauté fragile de l’azur.

Puis les jours, les semaines et les mois passèrent et un grand matin, ce fut le printemps. C’est l’oiseau qui me l’a dit avec ses mots à lui, qu’il inscrivait dans le grand cahier du monde. Alors j’ai déposé mon stylo, je suis sorti dans la douceur nouvelle et j’ai observé : le vol du premier bourdon, la beauté de la première fleur, la senteur du premier bourgeon. Tout était là, offert, donné, sans raison aucune.

Quand la nuit est tombée et que je suis rentré, toutes mes phrases, soudain, m’ont semblé bien vaines. Etalées là, noires sur le papier blanc, elles n’avaient ni la présence imposante du bourdon, ni l’éclat de la fleur, ni le parfum du bourgeon. Elles n’étaient finalement que des mots, des mots insignifiants et un peu tristes, qui cherchaient sans y parvenir à dire le manque, le vide et l’absence. Toute cette masse de papier inerte n’avait pas un grand intérêt et elle m’apparut pour ce qu’elle était dans toute sa futilité : un grand bavardage inutile, une logorrhée sans fin, un discours interminable.

Alors, tandis que la blanche lune se levait dans la nuit bleue, j’ai jeté dans les flammes de la cheminée le petit cahier avec toutes ses pages et toutes ses phrases devenues inutiles. Il s’ensuivit une grande chaleur qui pendant un instant m’a réchauffé le cœur.



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16/03/2009

Marc Villemain, "Et que morts s'ensuivent"

Onze petites nouvelles, voilà ce que nous propose Marc Villemain dans son livre « Et que morts s’ensuivent » (Seuil, février 2009, 165 pages, 17 euros).

Beaucoup de lecteurs se méfient des nouvelles car ils y voient des histoires trop courtes, pas suffisamment développées et sans liens aucuns entre elles. Le moins que l’on puisse dire c’est que ce recueil-ci va les réconcilier avec le genre car l’auteur est parvenu à ce tour de force qui consiste à rendre homogène un recueil composé pourtant de onze histoires différentes. C’est qu’elles ont toutes un point commun : comme dans la vie, la mort (réelle ou symbolique) est à chaque fois au rendez-vous à la fin de l’histoire. Comme par ailleurs les personnages mis en scène sont tous plus ou moins ordinaires, le lecteur ne peut s’empêcher de faire un rapprochement entre leur existence et la sienne propre, ce qui jette tout de même un froid, il faut bien le reconnaître.

A chaque fois Marc Villemain nous décrit des situations relativement banales (des jeunes femmes qui passent une charmante après-midi dans un institut de beauté, un noble qui surveille ses terres, une critique littéraire qui trempe sa plume dans l’acide, un père de famille qui revient avec sa fille sur le lieu de villégiature de son enfance, un employé fatigué de la monotonie de son existence), ou plus dramatiques mais pourtant ô combien familières (un jeune atteint d’un cancer, une amatrice d’art qui se fait enlever, un père incestueux, etc.). Ces situations, il les décrit très bien, dans un style pur et fluide. Nous nous prenons au jeu et quand nous sommes bien entrés dans le quotidien des personnages, le charme se rompt par un drame aussi brutal qu’inattendu. Pour être tout à fait honnête (ce que l’on peut faire plus facilement dans un blogue que dans un article, finalement), j’avoue que j’ai été un peu surpris par cette fin tragique dans les deux premières nouvelles. C’était tellement inattendu et surtout cela survenait de manière tellement étrange (aveugler son amie avec une fourchette, verser de l’acide dans un bain) que cela m’a semblé un peu forcé, comme si l’auteur voulait absolument s’assurer lé bénéfice d’une chute surprenante pour respecter le genre de la nouvelle, qui, si elle est courte, vaut surtout par sa fin. Mais cette impression un peu négative s’est vite dissipée à la lecture des autres textes, dont la fin, si elle reste surprenante, semble mieux s’accorder avec les faits racontés.

Mais reprenons note vue d’ensemble. Je disais que ce qui unissait tous ces textes, c’était leur fin morbide, mais il n’y a pas que cela. Un personnage, une certaine Géraldine Bouvier, se retrouve dans chaque histoire, créant ainsi une sorte de fil d’Ariane qui permet de guider le lecteur. Il faut dire que cette Mme Bouvier est chaque fois différente (par son âge, sa fonction, son statut social, son rapport au héros) et que ce n’est que par son nom, finalement, qu’elle parvient à assurer la cohésion du texte. Que faut-il comprendre par là ? Est-ce un clin d’œil pour signifier qu’il s’agit ici de personnages de papier, d’êtres inventés, qui n’existent que par leurs noms ? Est-ce une sorte de réflexion sur le langage, afin de montrer que les mêmes mots (y compris des noms propres) peuvent désigner une réalité différente ? Est-ce une manière de dire que nous sommes tous interchangeables, tous autant que nous sommes, n’occupant finalement que des fonctions (et pas vraiment des personnalités) dans la vaste comédie humaine ? Incarne-t-elle la Parque antique, cette Géraldine Bouvier et est-ce elle qui vient couper le fil de la vie dès qu’elle apparaît ? Il y a un peu de tout cela, à mon avis. En tout cas la trouvaille est intéressante et on se surprend à attendre son apparition, laquelle nous étonne à chaque fois, évidemment, car elle occupe les fonctions les plus insolites. Il y a là une sorte de dialogue entre l’auteur et son lecteur qui n’est pas déplaisant, une sorte d’humour et de connivence qui nous fait un peu oublier la mort qui rode sans cesse.

Le livre est intéressant aussi par ce qu’il nous dit sur notre société. C’est un véritable portrait de mœurs, mœurs qui sont décrites avec un côté pince-sans rire qui n’est pas déplaisant. Et puis il y a de vraies questions qui sont soulevées, comme celui de l’inceste et cette réponse originale : ce sont les enfants (les copains et copines du cours de catéchisme) qui jugent le père coupable et qui lui infligent un châtiment finalement fort logique, puisqu’ils l’émasculent sur le champ. Il y a aussi l’histoire de cette grande amatrice d’arts qui se fait enlever par un révolutionnaire idéaliste et qui finit par prendre la défense de son ravisseur, au point d’être la première à être tuée lorsque les forces spéciales de la gendarmerie interviennent.

Bon, je ne vais pas raconter les nouvelles les unes après les autres, ce serait déflorer le sujet, comme on dit pudiquement. Notons encore pour terminer une grande présence des enfants, qui contemplent le monde avec des yeux qui sont loin d’êtres naïfs, même s’ils conservent en eux cette part de rêve qui caractérise leur âge (et on sent bien que l’auteur, lui aussi, reste de plein pied dans le rêve) Mais cette présence enfantine contraste avec la fin chaque fois cruelle, établissant un raccourci saisissant entre les premières années de la vie, toutes de tendresse, et cette fin inéluctable qui arrive quand on s’y attend le moins. Le récit en devient cinglant, évidemment, grinçant, même, tout en procurant au lecteur une sorte d’étrange plaisir, mélange de sadisme, d’effroi et de peur. Le fait d’annoncer la mort finale comme une simple anecdote, sans la détailler outre mesure, en renforce encore l’aspect tragique car nous comprenons alors que cette mort appartient à notre quotidien et qu’elle est finalement banale. Affreusement banale, devrais-je dire et superbement mise en scène dans un livre qui lui ne l’est pas.

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11/03/2009

Réflexion sur le terme "écrivain" (3)

Continuons donc notre relation épistolaire avec l’auteur et les commentateurs du site « L’exil des mots » sur la définition du terme écrivain.

Ph. Seelen nous fait remarquer à juste titre qu’avant de définir ce qu’est exactement un écrivain, il faudrait peut-être se pencher sur la notion de littérature. Si je lis bien ce qu’il écrit, il considère que la littérature telle que la concevait Balzac par exemple a été bien malmenée au cours du XX° siècle, notamment par la critique universitaire, au point que son existence même s’en trouverait mise en péril.

Sur ce dernier point, je suis rassuré, la littérature trouvera toujours un moyen pour s’exprimer, que ce soit sous une forme ou sous une autre, mais c’est vrai qu’en France elle a subi de rudes coups et qu’on en oublierait le plaisir de raconter simplement une histoire mettant en scène des destins humains. Car la littérature, c’est bien cela, n’est-ce pas ? Parler de l’homme, de la femme, de leur vie, de leur destinée, tout cela d’une manière poétique ou imaginaire, de manière à mettre sous les yeux du lecteur ce qui l’intéresse le plus, à savoir sa propre vie, sur laquelle il peut subitement s’interroger par l’intermédiaire de personnages de fiction. La littérature donne donc du plaisir mais elle fait aussi réfléchir au point qu’on peut dire qu’on ne sort pas toujours intact de certaines œuvres quand celles-ci nous remuent au plus profond de nous-même.

Celui qui écrit ces livres (ce fameux écrivain que nous essayons ici de définir) restait en effet fort discret autrefois, travaillant dans l’ombre et ne se faisant connaître que par ses oeuvres. Aujourd’hui, comme le fait remarquer Philippe, on met sa personne sous le feu des projecteurs et on lui demande de s’exprimer à peu près sur tout et surtout sur ce qu’il connaît le moins, à savoir l’actualité (car toute oeuvre littéraire demande toujours une certaine distance par rapport à l’actualité la plus immédiate, qu’il s’agira d’analyser et de représenter autrement par l’intermédiaire de l’imaginaire). Certes, l’écrivain, comme tout citoyen, a son idée sur les événements contemporains, mais je dirai que ce n’est pas ce que j’attends de lui car justement il s’exprime alors comme n’importe qui et son opinion personnelle sur tel fait politique ou tel conflit guerrier n’a pas plus de valeur que celle de n’importe quelle autre personne éclairée.

En résumé : d’un côté on détruit la littérature, de l’autre on fait de l’auteur un personnage médiatique et on lui demande de s’exprimer sur tout et n’importe quoi (mais surtout pas, à la limite, sur la littérature).


Que s’est-il passé ?

Autrefois, un auteur était supposé maîtriser la langue française à la perfection. Ce rôle, les grammairiens puis les linguistes le lui ont enlevé. C’est le problème dont on a déjà parlé au sujet des « fautes » de Flaubert. L’écrivain peut-il « tordre » la langue jusqu’aux limites de ses possibilités pour exprimer ce qu’il a à dire ? Oui, bien sûr et c’est ce que Flaubert avait fait de son vivant et personne ne lui en avait tenu rigueur, mais au début du XX° siècle, on lui reprocha subitement ses écarts (sur la manière dont il utilisait l’imparfait par exemple). Cela signifie concrètement qu’à cette époque les grammairiens s’approprient la langue une fois pour toutes. Puis vinrent les linguistes, qui dirent que tous les niveaux de langue se valaient d’un point de vue strictement linguistique. De plus, toute langue évoluant, il n’y pas de raison de préférer celle du moment à celle que l’on parlait un siècle plus tôt. D’ailleurs la langue d’aujourd’hui aura disparue demain au profit d’une autre qui sera aussi valable. C’est la mort du bon usage et de la seule forme correcte. Tout se vaut. L’écrivain, on l’a vu, n’avait déjà plus aucune autorité pour parler de la langue ou pour la faire chanter à sa guise. Tout était devenu affaire de spécialistes. De plus, si tout se vaut, que signifie encore un beau style ? C’est dépassé. Il lui restait donc l’histoire à raconter (s’il écrit un roman) pour se consoler. Mais là les théoriciens sont venus porter un dernier coup de butoir. Raconter une histoire, vous n’y pensez pas ? C’est dépassé. Après tout, un article de presse aussi raconte un événement qui s’est produit. Non, si la littérature a une spécificité, c’est ailleurs qu’il faut la trouver. Arrive donc le nouveau roman, qui parle en fait de lui-même, suivi par Barthes qui dit qu’un texte est littéraire si l’auteur a décidé qu’il le serait (c’est l’exemple de l’article de presse qui devient un poème si on change la disposition des mots et la ponctuation).

Dépossédé de la langue et de l’histoire, la pauvre auteur se cherche en vain. Alors il parle de lui et de son désir d’écrire (ma vie ne vaut rien si ce n’est par mon écriture et dans cette écriture je dis justement que ma vie ne vaut rien). Bref on tourne en rond et la littérature est devenue nombriliste, du moins en France, car à la même époque en Amérique du Sud le réalisme magique a un autre souffle et aux Etats-Unis on a encore de grands romans qui parlent de l’homme et du monde (Mac Carthy étant un de ceux-là, à côté de Styron, Penn Warren, Prokosch et quelques autres).

C’est que la « clique universitaire », comme dit Ph. Seelen, n’aurait regardé que le texte et pas le contenu. D’accord. Attention cependant à bien se comprendre. Plutôt que de s’égarer sans fin dans l’histoire littéraire (et vouloir par exemple comprendre une œuvre uniquement par le biais de la biographie de son auteur), on peut se pencher sur le texte, mais pour voir ce qu’il dit évidemment, par pour compter les figures de style et s’extasier sur l’occurrence des noms masculins et féminins. Mais on se comprend, ce qui est visé ici c’est l’approche universitaire qui privilégie la forme au fond. Or cette forme n’est qu’un moyen pour transmettre un message et c’est cela qui a été oublié. On a fait du moyen le but en soi, coupant le texte de ce qu’il disait, le privant ipso facto du lecteur qui en était le destinataire. Ou alors, si on a parlé du lecteur, c’est pour dire que celui-ci vient avec son propre bagage culturel, ses propres lectures antérieures, que cela influence sa compréhension du livre qu’il a en main (ce qui est vrai) et qu’à la limite, ce qu’a réellement voulu dire l’auteur importe peu (ce qui est faux) puisqu’il est de toute façon mal compris et que ses propos sont toujours déformés (ce qui est exagéré).

Donc, il faut revenir à une littérature qui parle de la condition humaine, je suis bien d’accord. La littérature doit être critique par rapport au monde, en dénoncer les insuffisances et les sophismes et nous permettre de prendre conscience de la manipulation permanente qui s’exerce sur nous, par exemple par le biais de cette civilisation marchande qui nous fait croire que le bonheur réside dans l’acquisition de biens de consommation.

Un auteur serait donc quelqu’un qui écrit dans ce sens (qu’il soit connu ou inconnu, finalement, édité ou non édité) et pas un de ces littérateurs qui ne fait que renforcer le rôle marchand de la société en se prêtant au jeu (produire beaucoup de textes, quitte à se faire aider pour cela, parader sur les plateaux de télévisons et permettre à certains de vendre le livre comme n’importe quel produit de consommation).

Maintenant, vouloir faire naître la littérature à la fin du 18è siècle, cela me semble un peu curieux. Certes, on comprend bien que Stendhal, ce n’est pas la Chanson de Roland et que Rimbaud n’est pas Du Bellay, mais que dire de Montaigne, de Rabelais, de Racine, de La Fontaine ? Ce ne serait pas des littérateurs ? Ils l’étaient manifestement plus que certains de nos contemporains.



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10/03/2009

Réflexion sur le terme "écrivain" (2)

Sur son blogue "L'exil des mots", Bertrand Redonnet avait développé quelques idées suite à ma note précédente. Voici mon point de vue sur la question, qui prend sans le vouloir la forme d'un échange épsitolaire.

Bertrand, merci pour cette longue réponse.

Pourquoi je m’obstine sur ce thème ? Parce que si c’est le lecteur qui donne tout son sens à un texte écrit, de la même manière c’est le regard de la société (qu’on le veuille ou non) qui fait l’écrivain.
Un grand-père qui ferait les devoirs avec ses petits-enfants ne peut être qualifié d’instituteur, même si, peut-être, il explique mieux la matière qu’un enseignant officiel dûment diplômé. De même, celui qui cuisinerait chez lui avec grand art ne peut être qualifié de cuisinier. Pour cela il doit travailler dans le secteur de la restauration.

Mais je ne veux pas spécialement faire de l’art d’écrire un métier. D’ailleurs il n’y a heureusement ni école ni diplôme d’écrivain (je ne sais quels écrits académiques pourraient sortir de ce genre d’établissement). Il est donc logique que l’écrivain, en dehors de son activité d’écriture, trouve un moyen quelconque pour subsister, là n’est pas le problème.

Le problème, c’est de savoir à partir de quand quelqu’un qui a, comme tu dis, des velléités d’écriture, peut se qualifier d’écrivain (et on laissera le talent réel ou supposé de côté pour les besoins de notre démonstration).

L’écrivain est selon toi un homme qui écrit. Mais alors tous les adolescents qui tiennent un journal intime seraient des écrivains ? J’aurais tendance à dire, plus raisonnablement, qu’ils font œuvre d’écriture. D’ailleurs on sent bien que cette première définition ne te satisfait pas non plus puisque tu en propose aussitôt une deuxième, qualifiée très justement de «sociale » (preuve que c’est bien le regard des autres qui me positionne comme auteur). Ici, serait écrivain tout qui publie et touche des droits d’auteur.

C’est là que le bât blesse. En effet, pas plus qu’il n’y a d’école d’écrivains, il n’y a de profession officiellement reconnue. Et comme chaque auteur, en gros, tire ses revenus d’une autre activité, il y a confusion. Ecrire n’est pas un métier puisqu’on ne peut en vivre, mais bizarrement on a tendance à qualifier d’écrivain celui qui, par le nombre de livres parus et par la réputation qu’il s’est acquise, donne l’impression de ne pas avoir d’autre activité que l’écriture.

Tu me dis que je suis un écrivain. C’est très gentil, mais je n’arrive pas à y croire. Je serai écrivain le jour où des éditeurs auront bien voulu éditer quelques-uns de mes manuscrits (car ce sont eux qui délivrent le laissez-passer, en ayant estimé en tant que professionnels que mes écrits ont de la valeur).

Tu me diras que tu penses beaucoup de mal des éditeurs, qui ne font pas bien leur travail et tu auras raison. Malheureusement, en effet, ils viennent souvent avec des critères contestables, qui ne sont pas les nôtres, mais il n’en reste pas moins que ce sont eux qui dans un premier temps te sacrent écrivain. Après, il faut encore que le public suive.

Maintenant si tu me donnes un de tes textes à lire ou si Débla (puisque tu parles d’elle), fait pareil, il est évident que dans mon fort intérieur je vais vous considérer comme des écrivains. Mais Débla qui n’est pas encore parvenue à être publiée (pas plus que moi donc) peut-elle dire à sa voisine ou au boulanger du coin de sa rue qu’elle est un écrivain ? Non, bien sûr, ces personnes éclateraient de rire parce qu’ils n’auraient pas connaissance de l’existence du moindre manuscrit. C’est bien la preuve que pour pouvoir officiellement se dire écrivain, il faut donc une certaine reconnaissance du public. Je n’ai pas dit qu’il fallait passer tous les huit jours à la télévision et avoir trois millions de lecteurs, mais être reconnu par un certain nombre d’initiés me semble être le minimum. En fait, j’ai un peu l’impression qu’on est en présence de cercles concentriques. On est d’abord reconnu par quelques amis, puis on est publié. Ensuite, on peu avoir une certaine notoriété dans sa région (sans pour autant être un écrivain régionaliste), puis enfin être reconnu sur le plan national, voire international (avec ce paradoxe que les auteurs les plus connus ou les plus traduits ne sont pas forcément ceux qui offrent la meilleure littérature, du moins pas toujours).

C’est dans ce contexte déjà passablement embrouillé et qui manque de visibilité et de clarté, que sont apparus les blogues, qui ont permis à tout un chacun (et à moi le premier), de venir s’exprimer. Les quatre millions de blogueurs qu’il doit y avoir en France sont-ils tous des écrivains ? Non, nous sommes d’accord pour n’en retenir qu’un certain nombre, ceux qui font de l’écriture et de la transmission d’un certain message leur objectif. Pourtant, il faut tenir compte du fait que ces blogues non littéraires que nous classons un peu vite comme inintéressants ont tout de même permis à un certain nombre de personnes de (re)prendre la plume, depuis l’adolescent qui enfin aligne des phrases de plus de trois mots jusqu’à la mamy qui se croit de nouveau à l’école devant sa rédaction. Ces gens-là sont-ils des écrivains ? Mummm. Ils écrivent en tout cas. Et nous, avec nos blogues pompeusement qualifiés de littéraires, comment serions-nous perçus par des écrivains reconnus ? Comme de piètres imitateurs, comme des gamins qui veulent jouer dans la cour des grands, en tout cas pas comme de véritables écrivains.

Donc, bien sûr qu’on se moque du deuxième métier d’un auteur et il est évident que la vie militaire de Choderlos de Laclos ne nous intéresse pas comme telle et qu’elle ne porte pas ombrage non plus à sa qualité d’écrivain. Mais tu le dis toi-même, « le lecteur est souverain dans son plaisir». C’est donc lui qui me sacre écrivain. Encore faut-il avoir des lecteurs. Et pour en avoir (en dehors des blogues), il faut être édité. Et pour être édité…



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08/03/2009

Réflexion sur le terme "écrivain"

Nous disions donc que les émissions littéraires, si on les préfère à des séries télévisées ou à des jeux idiots, ont cependant contribué à fausser quelque peu le monde des livres. En effet, certains auteurs sont finalement moins connus par leurs écrits que par leurs prestations sur le petit écran ou en tout cas, si leurs livres sont connus et lus, c’est via la publicité (in)directe qui leur a été faite. Nous sommes dans une société du paraître où ce n’est pas ce qui est authentique qui prime, mais ce qui brille et ce qui pourra se vendre. Dans une telle logique, la télévision invite les personnalités les plus médiatiques qui lui assureront une bonne audience (ce qui permettra par ailleurs de bonnes rentrées publicitaires), lesquelles devenant célèbres seront les seules à jouir d’un grand prestige auprès du public. Mais si cette célébrité ne repose pas directement sur la qualité des livres écrits (ceux-ci peuvent être bons par ailleurs, mais ce n’est pas une nécessité), nous pourrions légitimement nous demander ce qu’est finalement un écrivain.

Je reprends ici le thème que j’avais développé en commentaire sur le nouveau blogue littéraire que vous connaissez sans doute déjà, les sept mains (blogue tenu à tour de rôle par sept écrivains parmi lesquels on retrouve Bertrand Redonnet, qui est un habitué de Marche romane et Marc Villemain qu’on a déjà croisé ici de temps en temps).

Faut-il, pour être qualifié d’écrivain, consacrer tout son temps à la littérature et en vivre ? On comprend bien que si on accepte cette définition, 90% des auteurs vont passer à la trappe car bien peu vivent exclusivement de leurs écrits (ou alors ce sont des auteurs qui ont un grand succès commercial et qui se vendent beaucoup, mais ce n’est sans doute pas là la meilleure littérature, on en conviendra. Et encore, je suis gentil, certains diront ouvertement que ce n’est pas de la littérature du tout).

Alors, un écrivain est-il quelqu’un qui ne fait qu’écrire mais qui ne vit pas forcément de ses livres ? Il pourrait, comme Gide ou Proust, être rentier ou bien dépendre des revenus d’un conjoint ou encore être entretenu par un parent. C’est vrai que dans ce cas, il dispose comme dans l’exemple précédent de tout son temps pour écrire. Mais le fait qu’il ait occupé ses longs loisirs en rédigeant des manuscrits plutôt que d’aller jouer au golf ne nous garantit en rien que ses livres seront de bonne qualité. Donc, il ne suffit pas d’avoir le temps et l’argent pour être un bon écrivain.

Faut-il, dès lors, mourir de faim dans sa mansarde et vivre en solitaire en dessous du seuil de pauvreté ? Un tel personnage qui aurait tout quitté par goût de la littérature forcerait forcément notre respect et c’est déjà une preuve qu’il se sent impliqué par l’écriture, mais est-ce une garantie de la qualité de sa production ? Non, évidemment.

D’ailleurs le même écrivain pourrait être par exemple au chômage et plutôt que de mourir de faim dans ladite mansarde, il pourrait tout de même s’offrir un plat de pâtes les vingt premiers jours du mois. Mais en serait-il davantage écrivain pour autant ? Non bien entendu.

Le problème de fond, c’est qu’on ne peut pas vivre de sa plume, sauf cas exceptionnel. Du coup, la majorité des vrais écrivains (ceux qui produisent des livres de qualité et que nous aimons lire) ont un deuxième métier pour survivre (parfois dans l’édition ou le domaine culturel, mais pas toujours. Il y a des enseignants, des journalistes, des employés, des animateurs d’ateliers d’écriture et des chômeurs même, comme nous l’avons déjà dit).

Mais du coup, cela complique notre recherche de définition de l’écrivain. Un professeur de lycée qui a publié deux livres est-il vraiment un auteur alors que toute son activité est concentrée ailleurs et que ses livres édités font figure de passe-temps ? Pourtant, s’il n’avait pas d’autre profession (et s’il vivait comme on l’a dit d’un héritage ou des revenus de sa femme) serait-il plus écrivain par le fait qu’il ne ferait rien d’autre ? On aurait tendance à dire que oui, mais on a vu que ce n’était pas une preuve de qualité.

Et celui qui n’a rien publié alors ? Il pourrait avoir quarante œuvres maîtresses dans ses tiroirs… Serait-ce un écrivain ? Non, il semble logique qu’il faille au moins être publié. Mais cela ne suffit pas. Il faut vendre un minimum, sinon cela reste de l’amateurisme. Mais il ne faut pas vendre trop non plus, sinon on va vous accuser de fabriquer des best-sellers, des ouvrages sur mesure, sans rapport aucun avec la littérature.

Mais si la profession, la publication, la vente et les revenus ne sont pas des critères suffisants, qui dira ce qu’est un écrivain ? Un amoureux des mots ? Mais qui ne l'est pas. Alors?



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04/03/2009

De la célébrité des écrivains

L’autre jour, dans la note intitulée «De l’enseignement des auteurs classiques », j’avais souligné qu’il vaudrait peut-être mieux, dans les écoles, étudier des auteurs (et même des auteurs classiques) en se penchant sur leurs œuvres et le texte en main plutôt que de se contenter d’inviter un écrivain dans la classe. Cette dernière démarche peut être intéressante à l’occasion, mais le risque est de focaliser l’attention sur un personnage finalement médiatique (aux yeux des élèves, un auteur possède forcément une certaine aura prestigieuse) au détriment de ses écrits.

En y réfléchissant un peu plus, je me dis que l’école ne fait là que reproduire ce qui se passe dans la société. Il suffit, pour s’en convaincre, de regarder les émissions littéraires, dans lesquelles l’accent est surtout mis sur la personnalité de l’écrivain beaucoup plus que sur ses livres. C’est un fait connu et une évidence : il vaut mieux avoir un physique agréable et un bon bagout pour se faire remarquer sur un plateau de télévision. C’est un peu normal, me direz-vous. Non, pas vraiment en fait, puisque le propre d’un écrivain est d’écrire et non de venir faire le guignol devant une caméra. Si on attend en principe d’un animateur qu’il soit charismatique et qu’il sache emporter les foules, je considère au contraire qu’un bon écrivain n’a pas forcément à avoir ces qualités-là.

Le problème, c’est que pour être connu (et donc vendre suffisamment d’exemplaires de manière à ce que son éditeur accepte sans trop de problème son prochain manuscrit) il doit passer par la télévision. Nous sommes donc en présence d’un double paradoxe. D’une part c’est lui qui assure la publicité de ses écrits et non l’éditeur (lequel ne fait que récolter les fruits de la prestation télévisée de « son » auteur) et d’autre part il est jugé non sur ses livres mais sur la manière dont il fera bonne figure devant les téléspectateurs. Autant demander à un juriste de se singulariser dans une piscine olympique ou à un diplomate de faire ses preuves devant les fourneaux d’un grand restaurant trois étoiles, c’est la même chose.

Vous me direz qu’il n’est pas nécessaire de passer à la télévision pour être consacré auteur, mais je vous répondrai que par les temps qui courent ce n’est pas si sûr. En effet, qu’est-ce qu’un auteur ? Il y aurait mille définitions à proposer, mais il est certain que Bernard Pivot, dans son «Métier de lire » a pu dire que « tout auteur passé par « Apostrophes » était un écrivain et inversement, si l’on n’avait pas été invité à l’émission, c’est qu’on n’était pas écrivain. »

C’est donc l’émission qui accorde le titre d’écrivain et pas l’inverse. On n’est pas invité parce qu’on est écrivain, on le devient parce qu’on est invité. Le problème (encore un), c’est que ce sont toujours les mêmes que l’on revoit sur les plateaux. Ce ne sont pas forcément les meilleurs prosateurs (notons en passant qu’il y a peu de poètes dans ces émissions) mais ceux qui défendent mieux leur produit (oui, on en est là !). On tourne donc avec une trentaine de célébrités et de temps à autre on invite un petit nouveau. A lui de se montrer à la hauteur s’il veut revenir la prochaine fois. De plus, comme ces émissions ont souvent un thème (la culture, l’œnologie, la psychologie, etc.) on peut aussi faire venir des personnes célèbres dans un autre domaine et qui ont écrit sur le sujet du jour (à la demande probable d’un éditeur, qui, misant sur le fait que ces personnes étaient déjà connues, leur a demandé de traiter un thème porteur et qu’ils connaissent un peu : Sarkozy, Internet, l’inceste, etc.). Les voilà donc reconnues comme écrivains par le seul fait d’avoir écrit un livre et confirmées dans ce statut par le fait d’avoir été invitées à TF1 ou Antenne 2.

Et tous les autres me direz-vous ? Les 600 auteurs de le rentrée d’automne ? Les 59.400 qui se sont vu refuser leurs manuscrits en 2008 (on n’accepte qu’un texte sur cent, c’est bien connu) ? Et les 600.000 qui écrivent dans leur petit cahier ? Et bien ceux-là ne sont pas écrivains, voyons. Ils écrivent, c’est différent.



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Du pouvoir exorbitant de la télévision…

03/03/2009

Dialogue (2)

Comment saurait-on qu’on est le dernier homme sur terre ? dit-il.
Je ne crois pas qu’on le saurait. On le serait, c’est tout.
Personne ne le saurait.
Ca ne ferait aucune différence. Quand on meurt, c’est comme si tout le monde mourait aussi.
Je suppose que Dieu le saurait. N’est-ce pas ?
Il n’y a pas de Dieu.
Non ?
Il n’y a pas de Dieu et nous sommes ses prophètes.


Cormac Mac carthy, La route

02/03/2009

Dialogue (1)

Vous souhaitez mourir ?
Non. Mais je pourrais souhaiter être mort. Quand on est en vie on a toujours ça devant soi.
Ou vous pourriez souhaiter n’être jamais né.
Hé bien. Les mendiants ne peuvent pas faire les difficiles.
Vous pensez que ce serait trop demander.
Ce qui est fait est fait. De toute façon ça ne rime à rien de vouloir du luxe par les temps qui courent.
Sans doute que non.

Cormac Mac Carthy, La route

25/02/2009

Une vie

Toi qui es assise au bord du monde
et qui regardes la mer
a quoi penses-tu quand descend le soir
et que la marée monte?

Rêves-tu du temps infini de l’enfance
quand il te semblait voir dans l’onde du fleuve
des châteaux merveilleux
aux reflets troubles et bleus ?

Revois-tu la jeune fille que tu fus
et qui s’en allait par les chemins,
cueillant des fleurs étranges
qui ressemblaient un peu à l’amour ?

Penses-tu à l’amante des mille nuits
qui se donnait au roi
en son palais d’outre-mer ?

Es-tu, pour un instant, la mère jeune et belle
qui offrait à l’enfant nouveau né
la couronne de son sein ?

Toi qui es assise au bord du monde
et qui regardes la mer
a quoi penses-tu quand la nuit est venue
et que la marée a fini de monter ?

Es-tu de nouveau la jeune adulte
qui s’en va sur des chemins solitaires
chercher d’autres châteaux
dans une Espagne de rêve ?

Ressembles-tu à celle qui cueillit enfin une fleur
au bord du fleuve
en souvenir de son enfance
et de ce que peut-être elle fut ?

Ou bien, lassée de tout,
as-tu été séduite par l’onde merveilleuse
au reflet trouble
où disparaissent tous les châteaux ?

Que cherches-tu encore et toujours
dans la nuit noire, devant la mer
quand la marée déjà
n’en finit plus de descendre
et que tu restes là, au bord du monde ?

Oui, que cherches-tu, belle étrangère ?



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24/02/2009

Nocturne

Par les soirs d’été
je contemplais la mer
sa masse ondoyante
et ses vagues déferlantes.

J’y cherchais les traces du souvenir,
d’un temps qui n’est plus
ou qui peut-être jamais ne fut.

Comment savoir si ce qui fut
a été ailleurs que dans les rêves ?
Tout n’est-il pas inventé ?
Aboli aussitôt qu’apparu ?

Reste ma mémoire
garante du néant
pour témoigner de ces êtres
qui se sont tus.

Grosses déferlantes sur les rochers,
vagues ondoyantes, écume de la nuit.
Il faut scruter la mer, les soirs d’été
quand tombe la nuit…


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00:39 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature, poésie

22/02/2009

De l'enseignement des auteurs classiques

C’est devenu un peu la mode dans nos écoles, me semble-t-il, d’inviter des auteurs à venir parler de leur oeuvre ou de la manière dont ils écrivent. C’est assurément une bonne initiative et je ne vais pas m’insurger contre cette pratique. Cependant, je me demande si c’est la bonne manière de faire aimer la littérature.

La première question qui se pose, c’est celle de savoir si un écrivain vivant est plus intéressant qu’un écrivain mort. A partir du moment où c’est l’œuvre qui compte pour elle-même, on doit quand même se demander pourquoi tous les classiques sont un peu mis systématiquement de côté au profit de textes plus contemporains qui sont supposés être plus proches des centres d’intérêt des élèves. Pourtant, il y a tout de même des livres relativement abordables (soit par leur longueur, soit par les thèmes exposés) qui mériteraient d’être étudiés en classe. Certes la langue classique demande un effort, mais je n’ai pas dit non plus d’aborder racine ou Corneille à 12 ans. Les romanciers du XIX°, par exemple, devraient quand même pouvoir intéresser les grands adolescents.

Certes je comprends bien la démarche qui consiste à inviter un auteur et je ne la blâme certainement pas, mais il ne faudrait pas faire que cela. Le but est manifestement de montrer que la littérature n’est pas inabordable et qu’un écrivain, finalement, est quelqu’un comme tout le monde (enfin presque comme tout le monde). On peut le voir, le toucher et il peut parler de sa passion, de son travail, etc. toutes choses qui devraient susciter la curiosité. Donc, invitons les auteurs. Mais il faudrait que ceux-ci parlent de leur œuvre car c’est cela qui compte, non ?
Ce que je crains, en fait, c’est une solution de facilité. Ce n’est plus le jeune qui fait un geste vers le livre, c’est l’auteur qui se déplace pour venir parler de lui. Mais si c’est pour apprendre à quelle heure il se lève le matin, combien d’heures il travaille, s’il boit du thé ou du café, s’il a un plan préconçu pour son livre, s’il écrit à la plume ou sur son PC, et bien cela ne nous amène pas à grand chose. Ce qui compte, c’est le texte écrit et l’approche de ce texte écrit. Or un écrivain mort n’est pas dans sa tombe mais dans ses livres et à ce titre il a droit lui aussi au chapitre.

Je me demande s’il n’y a pas une volonté politique inavouée de reléguer le livre aux oubliettes.

La gauche est partie du principe que les enfants issus des classes sociales défavorisées avaient peu de chance d’obtenir un diplôme, ce qui allait les pénaliser dans leur existence. Elle n’a pas tort. Mais du coup, elle a misé sur la facilité. Il fallait baisser le niveau des études pour permettre à tout le monde de réussir. Dans cette optique, le niveau de langue (et on sait que dans les classes aisées, un bon niveau est généralement atteint pour ainsi dire naturellement) ainsi que la pratique de la lecture devaient être strictement réglementés. Plus d’auteurs classiques donc, jugés incompréhensibles puisque parlant une langue tout à fait inconnue pour certains jeunes. Le problème, c’est qu’autrefois l’école permettait justement à ces jeunes de progresser et de sortir en partie de leur milieu (en accédant à la culture dite bourgeoise). Aujourd’hui, je ne suis plus certain qu’elle le permette encore. Certes on aura obtenu un diplôme, mais que représente-t-il en fait ?

A côté de cette dérive de la gauche, la droite, elle, s’est toujours inquiétée de voir le savoir se répandre dans les classes subalternes. Car qui sait raisonner est capable de se rendre compte de l’iniquité d’un système qui l’exploite. Qui a fait des études est capable de revendiquer clairement ce qu’il estime lui être dû. Donc, le livre, là aussi, est devenu un objet dont il faut se méfier. Le résultat, on le connaît. La suppression des épreuves de culture générale dans les concours d’accession à la fonction publique est significative. Plus besoin d’avoir lu La Princesse de Clèves pour faire un bon douanier ou un bon postier, pense un certain président que je ne nommerai pas. C’est vrai évidemment. On a donc orienté la sélection sur les tests de personnalité (une bonne secrétaire doit d’abord être soumise, un bon vendeur doit être entreprenant, etc.), ce qui à mon avis est contestable mais tout aussi injuste que l‘inégalité devant l’école et le savoir. En effet, dans ce cas on ne me juge plus sur ce que je sais (et que j’ai fait l’effort d’apprendre) mais sur ce que je suis (or comment changer la personnalité pour correspondre au poste à pourvoir ?)

Puis, le système ayant sans doute montré ses limites, on en est maintenant à tester la compétence. L’enseignement a emboîté le pas en se disant que de toute façon on oublie à peu près tout ce qu’on a appris sur les bancs de l’école et donc qu’il vaut mieux ne plus rien apprendre. Ce qui compte, in fine, c’est de savoir faire. Certes, mais comment devenir un bon laborantin si je n’étude pas la chimie en profondeur ? Le système qui est en train de se mettre en place est vicieux car on ne donne pas toutes les bases nécessaires aux jeunes générations, mais on leur demande quand même de savoir résoudre le problème qui leur est posé à l’examen. A partir du dossier qu’ils ont sous les yeux (et donc ils ne connaissent strictement rien au départ sur le fond), les plus malins parviendront à proposer une réponse qui se tient. Ceux-ci seront recrutés car considérés comme intelligents et capables de s’adapter à des situations toujours nouvelles. A quoi cela sert-il d’avoir étudié le droit ? Les lois changent quand même sans cesse. Ce que le directeur du personnel (pardon, le Human ressources manager) qui m’engage désire surtout, c’est que je sois capable, par tous les moyens, de remporter les procès intentés contre sa firme. Moralité : à un système injuste, on en substitue un encore plus injuste car on naît intelligent dans certains domaines, on ne le devient pas. Et puis qu’est-ce que l’intelligence ? Il n’y a pas que l’intelligence livresque ou rationnelle (celle que veut développer l’école), il y a toutes les autres : affectives, intuitives, etc. Or on risque de me refuser un emploi parce que je n’aurais pas tel type d’intelligence alors que j’en possède peut-être de nombreux autres…

Enfin, bref, on me juge désormais sur une compétence supposée.

Dans une telle optique, la question de la culture (et donc de la lecture) devient tout à fait secondaire, on l’aura compris. Et puis de toute façon les usines vont continuer à fermer et à se délocaliser. Le nombre des chômeurs va croître d’une manière vertigineuse. Pourquoi dès lors passer son temps à former l’ensemble des citoyens ? Il suffit d’en former 20%, ce sera bien assez, les autres iront quand même au chômage, diplôme de lettres ou pas en poche. Et puis ce qui manque ce sont des chauffeurs de camions, pas des poètes ou des archéologues. Et que ferait-on avec un chauffeur qui lit la Princesse de Clèves, je vous le demande. Mieux vaut donc réduire les impôts (surtout ceux des sociétés, afin qu’elle soient concurrentielles) et ne plus dépenser bêtement de l’argent dans les écoles.

Conclusion : droite comme gauche sont tombées d’accord pour ne pas se poser la bonne question, qui est de savoir comment on pourrait transmettre le meilleur au plus grand nombre ?

Car si l’ancienne école était sélective sur les contenus, les plus courageux pouvaient encore espérer réussir par leur volonté. Maintenant la sélection est toujours aussi sévère mais on ne conserve qu’une tranche réputée « compétente ». Tant pis pour ceux qui n’en font pas partie. Pourtant il est évident que la culture conduit à plus d’humanité et à moins de barbarie. Mais en quoi une société qui fonde ses valeurs sur l’échange des marchandises a-t-elle besoin de la culture ? Du coup, l’apprentissage de la langue et les livres passent au second plan (ou au troisième).

Pourquoi les jeunes ne lisent-ils pas ? Parce que la littérature est trop difficile ? Non, parce qu’elle est trop difficile pour eux, ce qui n’est pas pareil. Et si elle est trop difficile, c’est parce qu’on ne leur a pas appris à lire. Une fois passé le cap de la première année primaire, on estime qu’un enfant sait lire. Mais c’est une capacité qui ne demande qu’à s’exercer. Il faut développer les potentialités de l’enfant, disent les programmes, partir de son vécu, de ce qu’il connaît et le pousser plus loin. Et bien justement, allons-y. Tout enfant de trois-quatre ans adore qu’on lui raconte des histoires. Une fois l’apprentissage de la lecture acquis, il faut continuer. Quelle joie pour l’enfant de pouvoir enfin lire tout seul ses histoires favorites, sans devoir attendre le bon vouloir d’un adulte (je me souviens encore de cette joie qui fut la mienne : acquérir une indépendance totale face aux histoires que je pouvais enfin lire autant de fois que j’en avais envie et quand j’en avais envie, sans parler de la fierté de savoir lire, évidemment). Or il semblerait bien que l’école ait fini par décourager cette petite flamme qui brillait au fond des yeux des bambins, si on en juge par le niveau de lecture des adolescents.

Maintenant, j’accuse ici l’école, mais n’est-elle pas le simple reflet de notre société ? Si elle s’adapte (et pas toujours dans le bon sens, comme on le voit), c’est simplement parce qu’elle essaie de suivre comme elle peut l’évolution de la société. On lui reproche d’ailleurs sans cesse de ne pas être assez en phase avec le monde professionnel. On retombe donc toujours sur la même problématique : la société a besoin de chauffeurs de camions et de vendeur d’aspirateurs, il nous faut donc des écoles qui préparent à ces métiers, disent certains.

Pourtant il me semblait qu’une rencontre personnelle avec les grandes œuvres de l’humanité ne pouvait pas faire de tort. Il est même des auteurs dont la lecture peut changer une vie et dont on ne sort pas intacts.

Evidemment, si la vie idéale consiste à regarder le football, à s’enrichir et à s’acheter le dernier modèle d’enregistreur vidéo, alors effectivement il ne sert à rien de lire. Mieux vaut apprendre à écraser l’autre que de se plonger dans les subtilités psychologiques de la Princesse de Clèves, non ?

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20/02/2009

Réflexion

"Il regardait la lumière révéler les contours de l’eau stagnante dans les champs de l’autre côté de la route.

- Où on va quand on meurt ? dit-il
- J’en sais rien dit l’homme. On est où en ce moment ?

Le soleil apparut au-dessus de la plaine derrière eux.
(…)

- Je suis né au Mexique. Je n’y suis pas retourné depuis bien des années.
- T’y retournes maintenant ?
- Non.

Billy acquiesça.
L’homme contemplait le jour naissant.

- Au milieu de ma vie, dit-il, j’en ai tracé le parcours sur une carte que j’ai longuement étudiée. J’essayais de voir le dessin qu’elle faisait sur la terre parce que je croyais que si je pouvais voir ce dessin et en connaître la forme alors je saurais mieux comment continuer. Que je saurais mieux ce que devait être mon chemin. Que je pourrais lire dans l’avenir de ma vie.
- Qu’est-ce que cela a donné ?
- Autre chose que ce que j’attendais."

Cormac Mc Carthy, « Des villes dans la plaine ».

17/02/2009

La cabane dans les bois (9)

En sortant de l’hôtel pour prendre l’air, je suis tombé en arrêt devant la statue de Cristobal el Colon qui se trouve à l’entrée du vieux port. J’ai souri en voyant l’explorateur fixer l’horizon et tendre le doigt vers la mer, dans un geste qui résume bien tout son désir d’aller conquérir des terres nouvelles, malgré la difficulté qu’il y a à les atteindre. Je me suis dit qu’entre lui et moi il y avait comme un air de famille car finalement j’avais poursuivi mon rêve jusqu’au bout du continent et si je ne ramenais pas d’or, au moins avais-je accompli ce pour quoi j’étais parti. En plus, je revenais avec une richesse autrement plus importante puisqu’elle était tout intérieure. Alors, complètement rassuré, j’ai parcouru les Ramblas dans tous les sens puis j’ai visité la cité, avide de tout connaître. Tard dans la nuit, j’arpentais encore les ruelles louches de la vieille ville, passant d’un bar à tapas à un autre, sentant l’ambiance, percevant l’atmosphère, m’en imprégnant jusqu’à plus soif. Il était bien quatre heures du matin quand j’ai regagné mon hôtel et que je me suis endormi du sommeil du juste.

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Après, tout a été très vite. A midi j’étais dans le train pour la frontière. Un vent brûlant s’engouffrait par les fenêtres ouvertes et on voyait la Méditerranée, la mare nostrum des Romains, qui resplendissait dans son éternité. C’est sur cette mer que le fier Ulysse avait accompli tous ses voyages, devenus désormais mythiques et c’est sur ces rivages qu’il avait aimé tant de femmes et de déesses. Il suffisait de fermer les yeux et de se laisser porter par le balancement du train, tout en respirant l’odeur acre des genets ainsi que celle des oliviers et des pins, pour l’imaginer aux commandes de son navire, parcourant la mer bleue et longeant les côtes à la recherche de sa patrie pour finir par découvrir l’amour dans des ports improbables. Mais au bout du voyage, il retrouve le chemin de sa maison et rentre dans son foyer, accueilli en premier par son chien fidèle, qui est le seul à le reconnaître.

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Quand j’ai rouvert les yeux, le train se frayait un passage entre des masses de rocher. Il venait d’atteindre les Pyrénées. Il fallut franchir la frontière puis changer de convoi, l’écartement des rails étant différent d’un pays à l’autre. Ensuite, nous avons roulé sur une étroite bande de terre entre la mer et des étangs, dans un paysage irréel, un peu fantastique, tandis que dans le lointain les montagnes barraient l’horizon. Le train prit de la vitesse. Je laissais l’Espagne derrière moi, une étape était franchie. Puis nous avons continué encore et encore, pour ainsi dire sans aucun arrêt. Les villes défilaient, écrasées de soleil, avec leurs toits rouges et leurs murs ocres. Perpignan, Carcassonne, Toulouse, Montauban… C’est ainsi qu’à six heures du matin, je débarquais à Paris. Un sandwich, un métro, un TGV cette fois et j’étais déjà reparti. On a roulé longtemps puis en début d’après–midi je me suis retrouvé dans le vieux car brinquebalant que j’avais pris au départ. J’en suis descendu sur la place du village où régnait toujours le même calme impressionnant. J’ai mis mon sac sur mes épaules et j’ai continué à pied. En passant non loin du cimetière, j’ai vu que tous les habitants étaient rassemblés là. Je ne sais pas pourquoi j’ai pensé que c’était la petite vieille qui était décédée, celle qui autrefois m’avait jeté un regard noir en sortant du car. On entendait le curé qui psalmodiait un chant en latin. Toutes les têtes qui étaient penchées vers la tombe se sont relevées pour me voir passer sur la route. Moi j’ai continué. Il me restait seize kilomètres à faire et je voulais arriver avant la nuit.

La cabane était toujours là et la porte a à peine grincé quand je l’ai poussée doucement. J’ai allumé un feu et je me suis fait un thé bien chaud, que j’ai bu en tenant la tasse dans le creux des mains, pour me réchauffer car il faisait un peu froid. Des volutes de vapeurs s’échappaient du breuvage, formant des spirales aux formes étranges. Je les contemplais distraitement, regardant bien au-delà. Ce que je voyais, c’étaient tous ces paysages que j’avais traversés, ces routes que j’avais empruntées, ces trains qui m’avaient entraîné au bout du monde. Dans ces nuages de vapeur apparaissaient comme des flashes l’océan déchaîné sur la côte Atlantique, les rues en pente d’Almeria, un grand bateau blanc qui quittait le quai et enfin une fille extrêmement belle qui me souriait. La boucle était bouclée et j’étais revenu à mon point de départ. Epuisé, je me suis jeté sur le lit, tandis que les flammes crépitaient dans l’âtre et qu’une bonne chaleur accueillante se répandait dans la pièce. Je me suis endormi comme cela, tout d’un bloc et ce fut un long sommeil réparateur et sans rêves. Juste avant de sombrer, il m’a semblé entendre au loin les loups qui hurlaient, mais je n’en suis même pas sûr.

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FIN

"Feuilly"



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16/02/2009

La cabane dans les bois (8)

Je suis resté sur mon banc pendant des heures. A un certain moment un bruit strident de sirène a retenti. C’était le « Ciudad de Sevilla » qui appareillait pour le Maroc. Peut-être était-elle à bord, mais cela n’avait plus aucune importance. Elle avait sa vie, son univers et j’avais les miens. Le plus extraordinaire avait été notre rencontre, finalement, à laquelle tout aurait dû s’opposer. Mais elle avait eu lieu et c’était le principal. J’avais parcouru plus de deux mille kilomètres pour que nos destins puissent se croiser un instant. J’avais obtenu ce que je cherchais, j’avais connu l’amour, même s’il avait été bref, j’avais connu son corps et aussi étrange que cela puisse paraître, je me sentais apaisé. Elle, je l’avais cherchée dans mes rêves et je l’avais trouvée, connue, aimée. Tout cela me semblait bien. C’était une belle expérience de vie, comme une initiation. Maintenant j’étais vraiment moi-même et je savais que quoi qu’il puisse m’arriver j’aurais cette force en moi qui ne me quitterait plus, cette force née du fait de l’avoir rencontrée et d’avoir vécu cette expérience unique. Plus tard, sans doute, j’expliquerais tout cela par écrit et j’y trouverais comme l’aboutissement d’une quête existentielle, mais pour le moment je ne sentais qu’un grand apaisement. J’étais bien c’est tout et je crois que je me suis assoupi à moitié, là, sur ce banc, alors que tombait le crépuscule. Quand j’ai ouvert les yeux un instant, le « Ciudad de Sevilla » n’était plus qu’un point à l’horizon. Je me souviens encore confusément que ce point devint de plus en plus petit et qu’à la fin il disparut complètement. Il ne restait que l’étendue de la mer, aussitôt remplacée dans mon rêve par une grande plaine enneigée, éclatante de blancheur et incroyablement belle.


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Quand je me suis réveillé, il faisait nuit noire. Je me suis acheminé lentement vers la gare de la Renfe. Quand il fut six heures, j’ai pris un ticket pour Paris. L’employé derrière son guichet me regardait d’un air goguenard. Il devait me prendre pour un drogué ou un alcoolique.
Le train démarra dans l’air frisquet du matin, cet air propre à tous les ports de mer, chargé d’humidité, de sel et de saveurs étranges. Puis il prit de la vitesse, au milieu d’une campagne désertique, faite de rochers et de figuiers de barbarie. Encore quelques heures et cet endroit se transformerait en une fournaise impitoyable, mais moi je n’y serais plus.

Ce fut ainsi que je remontai vers le Nord, vers mes terres à moi, mon univers. Le convoi était désespérément lent. Il s’arrêtait on ne savait pourquoi dans des bourgades minuscules, si petites qu’on se demandait ce qu’elles faisaient là, toutes seules en pleine montagne aride. Ce n’était partout que caillasses et rochers, sans la moindre végétation. Pourquoi avait-on eu l’idée de construire là des habitations et pourquoi le train s’y arrêtait-il ? Sans doute par pitié, pour que ces habitants ne se sentent pas trop seuls, coupés du monde comme ils étaient. Je me disais qu’on leur devait bien cela. Après tout j’avais bien eu ma chance, moi, en rencontrant mon amour, ils méritaient bien eux aussi d’avoir la leur. Ce train qui s’arrêtait chez eux était une invitation au voyage, une possibilité qui s’offrait à eux de partir, de quitter ce désert et d’aller trouver un sens à leur vie ailleurs, dans des contrées inconnues.

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Mais personne ne montait et le train repartait. Un peu plus loin il s’arrêtait en rase campagne sans que l’on sache pourquoi. Cela pouvait durer d’une demi-heure à une heure puis il repartait. Les noms de villes succédaient aux noms de villes. Il faisait nuit quand nous arrivâmes à Madrid Chamartin. Je me retrouvai dans le train de Barcelone et le trajet continua. On roulait dans la nuit noire, toutes fenêtres ouvertes tant il faisait chaud et on entendait le cri désespéré du klaxon qui se répercutait dans l’immensité du plateau de vieille Castille.

Dans la glace des WC je ne me suis pas reconnu. Je ressemblais à un bandit évadé de prison et j’ai essayé de remettre un peu d’ordre dans ma tenue. Puis je me suis étendu sur une banquette vide et je me suis endormi. Ce sont les haut-parleurs qui m’ont réveillé bien plus tard. Le train était arrêté en gare de Barcelone et le jour se levait.

Malgré cette nuit passée à dormir, j’étais trop fatigué pour continuer, aussi j’ai décidé de faire une pause dans cette ville qui était tout de même la capitale de la Catalogne. Je me suis mis à la recherche d’un petit hôtel et j’en ai trouvé un pas trop cher derrière la Grand Poste. Je suis resté une demi-heure sous ma douche, heureux de sentir l’eau claire et tiède parcourir mon corps, me purifiant de toute cette poussière accumulée au cours du voyage. Quand enfin j’ai fermé le robinet, il m’a semblé que j’étais devenu un autre, comme si une page avait été tournée et qu’une partie de mon passé, avec ses incertitudes, était maintenant derrière moi. J’ai dormi quelques heures d’un sommeil réparateur et sans rêves et à mon réveil je me suis senti fort et content de moi.




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14/02/2009

La cabane dans les bois (7)

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Puis, un beau matin, elle ne fut plus là. Le vide, l’horreur, l’inconcevable. Où était-elle ? Je voulais me rassurer et je me disais qu’elle était sans doute partie se promener seule, mais une telle initiative, qui n’avait pourtant rien d’inquiétant, aurait déjà marqué un changement radical dans son comportement. De plus je savais au fond de moi que cette hypothèse était fausse et que la vérité était bien plus grave. Néanmoins, je me mis à chercher comme un fou, inspectant chaque crique, arpentant toutes les plages, contournant tous les rochers. Rien. Pas la moindre trace de sa présence. Je me suis même éloigné du rivage et pour la première fois j’ai pénétré dans le désert de roches et de poussière qui nous entourait. Mais où chercher ? Et puis de toute façon il n’y avait rien. La journée s’est passée comme cela et je me suis retrouvé devant la mer quand le soir commençait à tomber. Ma chère inconnue avait disparu. C’est alors que je me rendis compte que je ne connaissais même pas son prénom. Quand nous nous appelions, nous utilisions ces petits mots tendres qu’inventent les amoureux. Il n’y avait rien de plus normal. En attendant, je me retrouvais seul et je me rendais compte qu’elle avait totalement disparu, non seulement physiquement et affectivement, mais même sur le plan symbolique, puisque que je ne pouvais même pas la nommer en lui donnant un nom. Il ne restait que le vide, un vide pascalien et au-dessus de moi ces milliards d’étoiles inconnues et indifférentes.

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Je crois que j’avais de la fièvre d’avoir autant pensé. Le désespoir peut-il rendre malade ? En tout cas je me souviens que je tremblais de tous mes membres et que mes dents s’entrechoquaient. A la fin j’ai dû m’assoupir (on ne peut pas appeler cela dormir). Je me suis réveillé aux premiers rayons du soleil. C’était le deuxième jour sans elle qui commençait. Alors je me mis en route en direction d’Almeria. Le chemin était long, long et épuisant par cette chaleur. Pas un arbre, pas un rocher, pas la moindre ombre, rien que cette route qui n’en finissait pas et au-dessus de moi un soleil immense que je n’osais même pas regarder tant il faisait mal aux yeux. Après bien des kilomètres, je me suis assis devant une maison isolée, qui se trouvait là, allez savoir pourquoi, perdue dans ce désert. A ma grande surprise, elle était habitée. En effet, au moment où je m’apprêtais à partir, la porte s’ouvrit doucement et une petite vieille toute de noir vêtue montra le bout de son nez. Elle ne semblait pas plus étonnée que cela de me voir là, devant sa demeure. Je lui demandai si elle n’avait pas rencontré une jeune fille aux grands yeux noirs et à la chevelure d’ébène. Elle fit non de la tête puis, sans doute alertée par mon accent étranger, elle me montra la route qui continuait vers Almeria et rentra précipitamment chez elle. La porte claqua avec un bruit sec. On aurait dit que la petite vieille venait de refermer le couvercle de son propre cercueil, tant le silence qui suivit fut impressionnant. Quelque part, pourtant, c’était moi qui étais mort, complètement désespéré et incroyablement amoureux.

Alors, pour oublier, j’ai marché et j’ai marché. Des kilomètres et des kilomètres. J’avais soif. Faim aussi, bien entendu, mais surtout soif. Forcément, avec une telle chaleur (il devait faire plus de quarante degrés), il fallait être fou pour entreprendre un tel voyage. Et pourtant je continuais, car il me semblait qu’au bout du chemin je trouverais la réponse à ma question. Plus je marchais et plus je me rendais compte que je n’espérais même plus retrouver ma compagne, mais seulement comprendre où elle était partie et surtout pourquoi elle était partie. J’avançais comme un somnambule sur ce chemin poussiéreux, au milieu des cactus, des figuiers de barbarie et des cailloux. L’horizon était désespérément barré par des collines désertiques et au-dessus de moi le soleil continuait de darder ses rayons implacables.


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Puis ce fut la nuit et la température s’est enfin mise à baisser. Moi, je continuais de marcher, fixant le mètre de route qui était devant moi. La nuit s’est passée ainsi, à avancer dans le noir. Sur ma droite, un croissant de lune éclairait faiblement les montagnes tandis que sur ma gauche je devinais une lueur opalescente qui devait être la mer. A six heures du matin, j’entrais enfin dans Almeria. Je me suis d’abord rendu à la station d’autobus et pendant des heures j’ai questionné les employés et les voyageurs. Evidemment personne n’avait vu une personne ressemblant à mon amour. De là je suis parti pour la gare des chemins de fer de la Renfe, où je n’obtins pas plus de résultats. Il était déjà midi et j’errais à travers les rues écrasées de chaleur, complètement désorienté et perdu, épuisé par le manque de sommeil. Pas rasé, trempé de sueur, je devais tout doucement ressembler à un clochard, c’est du moins ce que je me suis dit en remarquant le regard étonné des passants, qui me fixaient d’un air ahuri.

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Almeria est une ville dont les rues dévalent vers la mer, ce qui fait que je me suis retrouvé sur le port sans même m’en rendre compte. Je me suis assis sur un banc et j’ai contemplé les deux grands navires qui étaient à quai. L’un, je m’en souviens bien, s’appelait le « Ciudad de Sevilla ». Derrière moi, dans une sorte de parking couvert, des centaines de voitures venant de l’Europe entière attendaient pour embarquer. Il y avait des Espagnols, forcément, mais aussi des Français, des Allemands, des Danois et même des Suédois. C’étaient tous les travailleurs immigrés du continent qui profitaient des vacances pour retourner au pays. Ils s’entassaient là, cinq ou six par voiture, dormant et cuisinant par terre, dans la chaleur étouffante, espérant faire partie du prochain voyage pour le Maroc. C’est là que subitement j’ai tout compris. Ma belle compagne au teint basané devait elle aussi être retournée dans son pays. Elle était probablement venue en Espagne comme travailleuse clandestine et était repartie comme elle était venue. Je ne saurais pas expliquer pourquoi, mais j’avais l’intime conviction de détenir la vérité. Ce n’était même plus la peine d’aller interroger les employés du port.


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13/02/2009

La cabane dans les bois (6)

Nous sommes restés au Cabo de Gata une quinzaine de jours peut-être, vingt tout au plus. Nous vivions en pleine nature, absolument seuls, dormant à la belle étoile et nous réveillant le matin devant la mer immensément bleue. Je ne retournais au village (si on peut appeler cela un village) qu’une fois tous les deux jours pour les provisions. Elle, elle ne m’accompagnait jamais, je ne sais pas pourquoi. On aurait dit qu’elle craignait de se faire remarquer, comme si elle avait commis quelque acte répréhensible. De plus, elle était farouche de nature, méfiante et perpétuellement sur ses gardes. Avec moi, cependant, toutes les barrières étaient tombées rapidement dès le premier regard échangé. On aurait dit qu’elle savait que je la cherchais depuis des mois, on aurait dit qu’elle n’était venue là que pour m’attendre. Cependant, quand elle ne se savait pas observée, je décelais dans son regard comme une grande tristesse qui me faisait craquer encore plus.

Nous parlions peu (elle s’exprimait bien en français, pourtant, ce qui, vu l’endroit où nous nous trouvions aurait dû attirer mon attention ). La journée se passait comme dans un rêve, à marcher le long de la mer ou à se laisser flotter sur l’eau. Il faisait si chaud que nous n’avions pas le courage d’explorer l’intérieur des terres et le seul fait de savoir que derrière nous se trouvait un quasi désert suffisait amplement à nous contenter. De plus, ces kilomètres de terres arides qui nous séparaient d’Almeria et de la civilisation renforçaient notre délicieux sentiment d’isolement. Etre ensemble au bout du monde, rien qu’à deux et complètement isolés de tous me procurait une joie que je n’avais jamais connue. Il faut dire qu’il aurait fallu être difficile pour ne pas être comblé, ma compagne se montrant de plus en plus entreprenante au fur et à mesure que les jours passaient.

Là, tout n’était que luxe, calme et volupté, disait le poète. Si nous n’avions pas le luxe, nous avions assurément le calme et la volupté. Je me souviens de ces nuits étoilées, face à la mer. Nos corps enlacés n’arrêtaient pas de se chercher et nous finissions par rouler dans le sable jusqu’à glisser dans la mer. Alors l’eau salée excitait encore plus notre désir et nous entamions des courses poursuites au milieu des gerbes d’eau écumantes. Quand je parvenais à la rattraper (mais je me dis aujourd’hui qu’elle s’arrangeait bien pour que ce fût possible) elle poussait un cri strident et c’est dans l’eau qu’elle se donnait comme jamais je n’ai vu une femme se donner. Alors elle devenait loquace et tout en m’embrassant elle me disait qu’elle m’aimait vertigineusement. Je trouvais curieux cette expression « aimer vertigineusement », mais au fond c’étaient exactement les mots qui convenaient. Dans la pénombre, mes mains caressaient sa peau sombre de fille du Sud et quand un rayon de lune éclairait son visage, je voyais deux braises au fond de ses yeux, deux braises qui n’en finissaient plus de me contempler et de dire le désir qu’ils avaient de moi. Je redoublais alors de caresses. Quand elle jouissait, elle criait sans retenue dans la nuit noire, sachant qu’ici il n’y avait personne et que le monde nous appartenait. Je n’ai jamais rien entendu de plus beau que ces cris qui manifestaient tout le contentement d’exister et d’être au monde. Jamais je n’ai été aussi heureux, jamais la vie ne m’a semblé aussi pleine de sens que quand nous étions nus sur cette plage, seuls dans l’éternité des galaxies, fragiles sans doute, mais puissants en même temps car c’est nous qui commandions aux forces de l’univers. Nous étions devenus des dieux dans la chaleur andalouse, au bord du monde, face à la mer.




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00:37 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : littérature

12/02/2009

La cabane dans les bois (5)

Puis le voyage continua comme dans un songe. A San Sebastian j’ai assisté à des manifestations indépendantistes. Je me suis retrouvé dans les rues étroites et perpendiculaires de la vieille ville, coincé dans une encoignure de porte, les manifestants d’un côté, la police de l’autre, qui chargeait à coup de gaz lacrymogènes. A Salamanca, j’ai médité sur le vieux pont romain qui enjambe le Rio Tormès et j’ai flâné entre les arcades de la Plaza Mayor. Dans les montagnes de la sierra de Francia, au-dessus de Bejar, je me souviens d’un village dont le nom enchanteur valait déjà à lui tout seul tout un poème : Miranda del Castanar. Il fallait une heure pour monter la-haut dans un autocar poussif et quand on arrivait sur la place du village, on croyait avoir atteint le ciel, tant celui-ci semblait proche. Il y avait des cerisiers partout et les paysans vous en vendaient des paniers entiers pour quelques pesetas. Sous la voûte des arcades d’une maison, appuyée à une colonne, une jeune fille en croquait quelques-unes de ses dents blanches et éclatantes. Nos regards se sont croisés dans un instant d’éternité. Puis j’ai repris l’autocar.

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En Extremadura, j’ai longé un barrage sur le Tage. Le niveau de l’eau était tellement bas, en cette saison estivale, que le clocher d’une église émergeait du lac, dernier témoignage d’un village définitivement englouti. Des habitants, qui sait, continuaient peut-être à vivre là-bas, plongés dans des rêves aquatiques. En tout cas, au bord de la route, deux vieux paysans, un homme et une femme, regardaient eux aussi ce clocher sorti des ondes et dans leur regard se reflétait la nostalgie du temps perdu, du temps de leur jeunesse. Peut-être est-ce là tout au fond qu’ils s’étaient rencontrés un jour, à un bal du village et qu’ils avaient échangé leur premier baiser. Le progrès avait noyé leur rêve et leurs souvenirs.

A Caceres, j’ai visité une ville qui se croyait encore au XVI° siècle et où les bûchers de l’Inquisition semblaient à peine éteints, tandis que Merida, elle, s’était construite autour de son théâtre de la Rome antique, qu’elle encerclait jalousement. Plus bas, j’ai vu des prairies immenses qui ressemblaient à des forêts, tellement il y avait des arbres dispersés partout. Des troupeaux de taureaux y couraient en liberté, tout en vous observant d’un oeil noir et méfiant. Dans un village du Sud, j’ai pu observer le flamenco authentique, dansé par des filles à la beauté farouche. Endiablées, sensuelles et comme en extase, elles jouaient avec leur corps comme les musiciens avec leurs guitares, tandis que les hommes frappaient en cadence dans leurs mains, plongeant tous les protagonistes au bord de la folie, dans un délire quasi chamanique.

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Un petit matin, au Nord de Sevilla, j’ai traversé des collines d’orangers et d’oliviers qui s’étendaient à l’infini. Ce fut l’aube la plus magnifique qu’il m’ait été donné de voir. La ville elle-même, capitale de l’Andalousie, se trouve dans une cuvette et ne bénéficie d’aucun souffle de vent. La visiter en pleine canicule, avec 44 degrés à vingt-deux heures, le soir, fut une épreuve physique sans précédent. Mes efforts, cependant, furent récompensés car c’est là qu’eut lieu ma première rencontre avec la civilisation arabe d’El Andalus et ce fut un choc dont je ne me suis jamais remis. Le raffinement, la beauté et la grâce de ces monuments sont restés à jamais gravés dans ma mémoire, comme tous ces patios des maisons particulières, avec leur végétation et leur petite fontaine, où l’ombre de Garcia Lorca semblait encore errer. Ensuite, j’ai visité Cordoba et sa mosquée, cette forêt de piliers de marbre que l’hégémonie catholique a tenté de transformer en cathédrale sans y parvenir le moins du monde. Puis ce fut Granada et son Alhambra, ce palais enchanteur des mille et une nuits, avec ses dépendances, les jardins du généralife. Dans une des salles du palais, il me sembla entendre encore les cris des Abencérages exterminés par Boabdil avant que celui-ci ne doive finalement remettre les clefs de sa cité à Isabelle, la grande reine de toutes les Espagnes.



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J’ai vu les cimes enneigées de la Sierra Nevada, puis Jaen, Lorca et le désert de pierres où il ne pleut jamais. Après avoir dormi dans des bouges infâmes à Murcia et avoir failli perdre la vie dans une agression à Cartagena, je me suis retrouvé à Almeria à contempler la mer.


Il était impossible d’aller plus loin. Pour la première fois je m’arrêtais et je me demandais ce que j’étais venu chercher. La réponse n’était pas évidente. J’avais traversé la moitié de l’Europe pour me retrouver face à moi-même. C’est alors que j’ai compris que je fuyais, que je « me » fuyais et qu’à la fin du voyage c’était encore mon ombre que je voyais devant moi, projetée par la lumière du même soleil. Il n’y avait pas d’issues. J’aurais beau franchir la nouvelle mer qui s’étendait devant moi, visiter des mosquées, traverser des déserts, parler aux Touaregs, remonter le fleuve Congo ou contempler le Kilimandjaro, il ne se passerait jamais rien. Ce qu’il y avait à découvrir était en moi et rien qu’en moi. Là était le véritable voyage.

Pourtant un matin, dans un sursaut de révolte, j’ai repris le chemin, à pied cette fois, et je suis allé jusqu’à l’extrême pointe des terres, au Cabo de Gata. Là, on pouvait dire qu’il n’y avait vraiment plus rien. Ce pays n’était plus qu’un nuage de poussière et on ravitaillait en eau avec un camion citerne les trois maisons qui résistaient là comme elles pouvaient au soleil brûlant. La mer était partout. La mer, le sable et le ciel bleu. Le vent aussi et la chaleur. Rien d’autre. Je me suis avancé sur la plage et c’est là que je l’ai vue. Elle était appuyée au tronc d’un eucalyptus. Elle avait le teint mat des filles de l’extrême Sud, des cheveux d’ébène et deux grands yeux noirs, légèrement en amandes. Elle me fixait sans rien dire. Puis elle s’est appuyée davantage encore contre le tronc de l’arbre et là je l’ai reconnue à sa tristesse. C’était la fille de mon rêve, celle que j’avais fuie ou que j’avais désespérément cherchée, je ne savais plus. Elle a souri et cela a été le commencement du monde.

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