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04/07/2011

Une île (17)

Ce soir-là, nous n’avions pas le  cœur à raconter des histoires. Nous allumâmes rapidement un feu, histoire d’avoir chaud et d’éloigner les bêtes sauvages, puis nous nous endormîmes aussitôt. Il faut dire que nous étions exténués par le travail de la journée ! A un certain moment, je fis un rêve étrange. J’étais dans la salle de bains du château et je voulais descendre pour vérifier si l’eau qui coulait en bas était toujours aussi chaude. Mais dans l’escalier en colimaçon, voilà que je tombe presque nez à nez avec deux tigres qui me barraient le passage. Que faire ? Avancer, il n’y fallait même pas songer, car ils émettaient déjà des feulements inquiétants, presque des grognements. Quant à reculer tout en leur faisant face, ce qui aurait été la seule solution, on en conviendra, j’en étais complètement incapable, tant mes jambes tremblaient et ne parvenaient plus à me porter.

C’est alors que derrière les tigres, qui se montraient de plus en plus menaçants, j’aperçus le compagnon que nous avions enterré ce matin. Je savais qu’il était mort et donc que c’était à son fantôme que j’avais à faire. Enfin, quand je dis son fantôme, ce n’est peut-être pas le mot qui convient. Je dirais plutôt son âme ou son esprit, comme on voudra. Et voilà qu’il me parlait et me faisait de grands signes. « Tu vois » disait-il « qu’il y a quelque chose après la mort. Mais j’aurais encore préféré qu’il n’y ait rien. Le fameux paradis n’existe pas. Il n’y a que les enfers et c’est horrible ! Viens donc voir… » Et il commençait à descendre les marches tout en me faisant signe de le suivre. Descendre ? Pas question, car les deux tigres étaient toujours là, qui m’observaient d’une étrange façon. Faire un pas en avant afin d’accompagner mon ami, c’eût été courir à ma perte. C’était pourtant ce que celui-ci voulait en m’invitant à le suivre, j’en étais sûr. Il désirait ma mort pour se venger du fait qu’indirectement il avait perdu la vie à cause de moi. J’en étais là de mes réflexions quand la terre se mit à trembler. Tout bougeait autour de moi, le sol, les parois, le plafond. Encore un instant et j’allais être enseveli sous les décombres de l’escalier. Les tigres, eux, avaient disparu. Quand les premières pierres commencèrent à tomber autour de moi, je poussai un cri et me réveillai en sursaut. Ce fut pour constater que la terre tremblait réellement. Un grondement sourd emplissait tout l’espace et j’étais ballotté dans tous les sens. Ce n’était donc pas un rêve ! Les secousses étaient terribles et cela ne s’arrêtait pas.

Après une bonne minute, le bruit cessa enfin ainsi que les tremblements. Quel silence, subitement ! Mes compagnons, qui s’étaient réveillés, se regardaient tous d’un air ahuri. Il faisait encore noir, mais comment se rendormir après une telle frayeur ? On remit un peu de bois sur les braises du feu et on discuta sur ce qu’il convenait de faire. Nos pensées, cela va sans dire, allaient vers le village, sur la côte septentrionale. Avait-il été touché ? Forcément ! L’activité sismique avait été tellement importante qu’il ne faisait aucun doute qu’il y eût des dégâts. Ce que nous ignorions, c’était leur étendue. Fallait-il donc retraverser l’île à pied ou bien d’abord remettre le navire à flot ? Par lequel de ces deux moyens parviendrions-nous le plus rapidement sur les lieux du drame ? Car avec de telles secousses, nous ne doutions pas un instant qu’une catastrophe ne se fût produite là-bas. En retraversant par le col, nous étions certains d’arriver dans la soirée, mais il y avait le risque de croiser d’autres tigres. Personnellement, je n’étais pas très chaud pour adopter cette solution, car j’avais encore en mémoire les deux fauves rencontrés dans mon rêve. Avec le bateau, par contre, nous irions plus vite, pour autant, bien entendu, que nous puissions le remettre à flot dans la matinée, sinon…

Chacun discutait en avançant des arguments pour l’une ou l’autre des solutions et ce n’était pas facile de trancher. Au-dessus de l’océan, l’aube commençait à poindre et un fin liseré rouge barrait l’horizon. Il fallait se décider ! Je fis remarquer que la voie terrestre comportait encore un inconvénient auquel personne n’avait pensé : on risquait de se perdre à cause du nuage qui couvrait les sommets. Instinctivement, chacun se retourna pour regarder ce fameux nuage et là nous restâmes stupéfaits. Le jour se levait à peine, je l’ai dit, et on commençait seulement à deviner l’océan. Pourtant, devant nous, les sommets qui auraient dû être plongés dans l’obscurité étaient bien visibles. Une barre rouge, étincelante, éclairait la montagne et au-dessus d’elle, le nuage, plus impressionnant et plus noir que jamais, était bien visible. Nous fixions ce spectacle fantastique sans rien comprendre. « On dirait du feu » dit un des marins. Et en effet, en y regardant bien, on voyait que cette ligne rouge bougeait, comme si elle se déplaçait. Mais pas comme des flammes, non. Elle avançait d’une manière continue, uniforme, du haut vers le bas. On aurait plutôt dit une rivière. Une rivière de feu. De la lave ! Cette île s’était formée autour d’un volcan et il venait de se réveiller !

Aucun doute, c’était bien de la lave qui s’échappait d’un cratère et qui coulait le long de la montagne avant de disparaître sur l’autre versant, du côté du village. Au-dessus, l’énorme nuage de cendres n’en finissait plus de grossir. Impossible de passer par là, donc, la voie était coupée. Il n’y avait plus une minute à perdre, il fallait remettre à l’eau ce satané bateau. Sans nous concerter, nous nous levâmes tous en même temps et courûmes jusqu’à la mer.  On plongea dans l’eau et on se mit à creuser dans le  sable. On creusait si fort que les doigts nous faisaient mal, mais nous nous en moquions bien et nous poursuivions notre tâche avec une frénésie anormale. Après un quart d’heure, il fallut se rendre à l’évidence. Nous étions fort agités, mais complètement inefficaces. Alors on se calma un peu et on commença à s’organiser. On cala d’abord le bateau avec de nouvelles perches, puis on se remit à creuser, armés d’outils cette fois. L’idée était de faire un trou sous le bateau. Evidemment, avec son poids, il allait s’enfoncer, mais au moins quand la mer arriverait la hauteur d’eau sous la quille serait plus importante. C’était notre seule chance de réussir. Si cette tactique échouait, il n’y avait plus d’espoir.

Après une bonne, heure le travail était achevé et il n’y avait plus qu’à attendre la marée haute. Derrière nous, le volcan continuait à déverser ses flots de lave et une odeur de soufre se répandait jusqu’à l’endroit où nous nous trouvions. Ce fut un moment pénible car il fallait rester là sur la plage, inactifs et impuissants, tandis que les pires pensées traversaient notre esprit. Vers onze heures, nous nous remîmes à l’eau car le niveau avait déjà fortement monté, mais pas encore assez pour soulever le bateau. C’est à ce moment qu’il se produisit une effroyable explosion. Le volcan venait d’éclater et entrait dans un nouveau type d’éruption. Ce n’était plus seulement de la lave qui sortait de son sommet, mais un nuage de cendres incandescentes mélangées à des pierres en fusion. Celles-ci tombaient partout, y compris sur notre versant qui avait été épargné jusqu’à présent. Il ne fallait plus traîner, mais nous ne pouvions rien faire d’autre qu’attendre que le niveau de l’eau devînt acceptable.

Cette attente était insupportable et l’angoisse à son comble. Il y avait maintenant environ deux mètres d’eau sous la proue du navire, mais celui-ci ne bougeait toujours pas. En regardant le volcan, je vis que la lave s’écoulait maintenant de notre côté. A la vitesse où elle allait, dans moins d’une heure elle aurait atteint la plage et donc la mer. Nous allions être ébouillantés comme des écrevisses dans une casserole ! Et on entendait toujours les pierres qui tombaient un peu partout dans la forêt. Je me souviens qu’à un certain moment quatre tigres sortirent du bois en courant. Ils s’immobilisèrent sur la plage et regardèrent dans notre direction. Puis, toujours en courant, ils longèrent le rivage et disparurent de notre vue. Nous n’étions plus des  ennemis, maintenant que chacun essayait de sauver sa peau. La même peur nous unissait et la mort nous guettait pareillement. Je repensai à mon rêve : les tigres, le tremblement de terre, mon ami mort qui m’appelait. Tout cela semblait drôlement prémonitoire !

 

Littérature
 
 
 
 
Photo du Stromboli, dans les îles Eoliennes

 

 

 

 

 

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30/06/2011

Une île (16)

Notre première tâche consista à enterrer notre malheureux compagnon. Nous fîmes un trou à même le sable au milieu de la plage, car c’était un marin qui allait reposer là et il convenait qu’il fût placé face à la mer. Il nous semblait à tous que son séjour en ce lieu serait quelque peu adouci si chaque matin à l’aube, quand le soleil se lève, il pouvait contempler l’océan et sentir les vagues qui, à marée haute, allaient venir lécher sa tombe ou même la recouvrir. Quel plus bel hommage pouvions-nous lui rendre ? Quand la fosse fut creusée, nous y déposâmes le corps, puis nous restâmes là un long moment à le contempler. Il aurait fallu faire un discours et il est fort probable que cette tâche me revenait, en tant que capitaine. Mais que dire ? Quels mots prononcer devant la  mort ? Aucun, évidemment. Nulle parole ne pouvait rendre compte de cette injustice profonde. Notre ami avait disparu, bien jeune par ailleurs, et il n’était plus. Mais même s’il avait eu cent ans, cela n’aurait rien changé à notre peine ni au fait que la mort restait une horreur sans nom, que l’homme ne parviendrait jamais à comprendre.

Certains, pour se rassurer, se tournaient vers la religion et c’était, ma foi, une solution qui en valait bien une autre. Mais même s’ils espéraient pouvoir revivre un jour dans un autre monde, il n’en restait pas moins qu’au moment fatal ils avaient aussi peur que les autres. Alors à quoi bon toutes ces simagrées que font les prêtres dans les cimetières ? Tout ce que je savais c’est que j’avais partagé quelques années de ma vie avec un homme et qu’il n’existait plus. Voilà ce que je  me disais en contemplant ce trou dans le sable, au fond duquel la mer, curieusement, s’infiltrait déjà imperceptiblement. Le pauvre ! Il allait avoir froid là-dedans et il allait être tout mouillé. Sans trop savoir pourquoi je pensai aux jeunes filles que nous avions surprises le premier jour et qui se baignaient dans l’eau. Le contraste entre les deux scènes était saisissant. Je poussai un soupir et je donnai l’ordre de reboucher le trou, ce qui fut facile car il suffisait de pousser le sable qui tombait tout seul, comme si la nature avait été pressée de faire disparaître toute trace de notre ami.

Après l’inhumation, nous mangeâmes un morceau, assis sur la plage. Inutile de dire que le début du repas fut particulièrement lugubre. Personne ne parlait et on entendait le vent qui venait du large et qui  agitait les feuilles des premiers arbres de la forêt. Puis un des marins dit quelque chose d’insignifiant, histoire de rompre ce silence oppressant, sans doute. Un autre lui répondit, puis un troisième. On sentait que les mots cherchaient leur chemin parmi ces hommes au visage dur mais dont le cœur était grand comme cela. A un certain moment, il y eut même un rire ou plutôt un ricanement nerveux. Du coup la conversation retomba aussitôt et le silence reprit ses droits, comme si le fait de montrer de la bonne humeur était subitement devenu incongru. Il se passa encore quelques minutes puis on se remit à discuter. D’abord à voix basse, puis de plus en plus fort. Un quart d’heure plus tard, le repas était animé. On parlait, on blaguait, on riait, comme pour se rassurer sur sa propre existence. Nous, nous n’étions pas morts ! Le tigre aurait pu agresser n’importe lequel d’entre nous, mais nous étions toujours là ! Heureusement ! Voilà en gros ce que signifiaient ces rires qui secouaient maintenant la petite assemblée. Les nerfs se détendaient et les blagues fusaient dans le petit groupe. Pour un peu on aurait oublié le mort, qui gisait à quelques mètres de nous, du sable plein les oreilles et les yeux, tandis que les vers nécrophages commençaient leur festin.

Il était trop tard pour s’occuper du bateau et d’ailleurs la nuit allait tomber. On ramassa un peu de bois mort dans la forêt (avec une sentinelle postée à proximité, le fusil pointé vers l’obscurité du sous-bois, on n’est jamais assez prudent) et on fit un grand feu sur la plage. Les marins se serrèrent les uns contre les autres puis ils racontèrent des histoires afin de se réconforter. L’un parla d’un voilier fantôme, qui hantait la mer des caraïbes, l’autre d’une île inconnue où un trésor avait été enfoui par des pirates, tandis qu’un troisième évoqua une étrange femelle dauphin, qui était tombée amoureuse d’un jeune matelot et qui suivait son navire à travers tout le Pacifique sans jamais se décourager. Personnellement, je racontai l’histoire d’Ulysse et de Calypso, et quand j’eus terminé, je vis bien que mes compagnons faisaient une analogie avec notre aventure sur cette île. Puis nous nous endormîmes profondément, couchés sur le sable encore tout chaud du soleil de la journée. A une faible distance, mais un mètre plus bas, notre ami dormait également. Mais lui il ne se réveillerait plus.

Au petit matin, nous sommes allés examiner le bateau. Eh bien, contrairement à ce que je croyais, il n’avait pas subi beaucoup de dommages. Il était échoué, oui, mais la coque semblait en bon état. Seuls les mâts avaient souffert lors de la tempête, mais tout cela semblait réparable. Alors nous nous sommes mis aussitôt à l’ouvrage. Après avoir coupé deux arbres, nous les avons élagués puis nous avons raboté et poli les troncs avec des outils retrouvés à bord. Le plus dur, ce fut de les acheminer jusqu’au navire car nous n’étions que six et ils étaient bien lourds. Une fois dans l’eau, on les a fait flotter, puis on les a hissés sur le pont avec des câbles. Ensuite il fallut les redresser et leur faire prendre la place occupée par les anciens mâts. Ce ne fut pas facile, mais nous y sommes arrivés. A midi nous fîmes une petite pause pour déjeuner. La bonne humeur était revenue et l’équipe était de nouveau très soudée. La débauche alcoolique des semaines précédentes semblait ne plus être qu’un mauvais souvenir et quant à notre malheureux ami il fallait bien reconnaître que nous étions déjà occupés à l’oublier.

Après le repas, nous avons essayé de redresser un peu le navire à l’aide de grandes perches, puis nous avons creusé le sable sous sa coque. Ce fut le travail le plus délicat et le plus éprouvant, car si la proue était à sec sur le sable, la poupe, elle, baignait dans un mètre cinquante d’eau. Il fallait donc retenir sa respiration et plonger pour tenter de dégager le sable avec nos mains. D’un autre côté, il ne fallait pas trop creuser non plus car le navire risquait soit de se coucher sur le côté, soit de s’enfoncer davantage. Il fallait juste le dégager suffisamment afin qu’il pût flotter par lui-même quand la marée haute le soulèverait.

Quand le travail fut terminé, nous nous sommes couchés sur la plage et nous avons attendu la montée de l’eau. C’est à ce moment que j’ai regardé vers l’île et je dois dire que j’en suis resté complètement ahuri. Occupé comme je l’avais été depuis le matin, je n’avais rien remarqué, mais là c’était difficile de ne plus voir. Accroché au sommet qu’il dissimulait en partie, un énorme nuage noir se tenait immobile. J’avais déjà été intrigué par ce nuage insolite avant notre départ, mais là ce que je voyais maintenant était tout à fait anormal. Cette espèce de cumulus horizontal qui était encore si petit ce matin avait incroyablement grossi. Maintenant, il était même devenu tout à fait énorme et il recouvrait toutes les cimes de l’île. En plus, il était d’une noirceur étonnante. Un nuage c’est blanc ou c’est gris, mais celui-ci était d’un noir si profond que je peux dire sans me tromper que je n’en avais jamais vu de pareil. Sa présence insolite dans ce ciel complètement bleu n’en finissait pas de m’étonner au point que j’en fis la remarque à mes compagnons. Mais ceux-ci se mirent à rire devant ma perplexité. Hé quoi, je n’avais jamais vu un nuage ? C’était un signe de pluie, voilà tout, le beau temps ne pouvait pas durer toujours. Est-ce que par hasard je craignais d’être mouillé ? Cela n’avait aucun sens puisque nous venions de passer l’après-midi dans l’eau… Mais si par malheur il se mettait à pleuvoir, je n’aurais qu’à piquer une tête dans la mer et puis voilà. Là-dessus ils se mirent tous à rire de si bon cœur que leur bonne humeur me gagna et que je me mis à rire moi aussi. Ils n’avaient pas tort, finalement, et je devais me poser trop de questions. Et puis le seul problème réel, c’était de savoir si le bateau allait ou non pouvoir reprendre la mer. Avec mes questionnements sur les nuages, j’étais un peu ridicule, je m’en rendais bien compte.

C’est vers vingt heures que le niveau de l’eau commença vraiment à monter. Nous nous remîmes à l’eau et tentâmes de faire bouger la masse du navire. Il y avait maintenant environ deux mètres de profondeur à l’avant et donc trois mètres cinquante à l’arrière. Cela aurait dû suffire pour désensabler le bateau, mais celui-ci restait complètement immobile. Evidemment, comme nous étions occupés à nager le long de la coque, nous n’avions pas beaucoup de force et les coups que nous pouvions donner, même en conjuguant nos efforts, restaient sans effet. Alors nous avons changé de tactique et nous sommes tous montés à bord. En nous positionnant tous du même côté, nous avons essayé de donner du mouvement au bateau, mais il n’y avait rien à faire. Découragés, nous sommes redescendus à terre alors que la nuit tombait déjà. Il allait falloir tout recommencer le lendemain.

 

littérature

 

 

 

 

 

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature

26/06/2011

Une île (15)

C’est comme cela que nous nous sommes retrouvés en train d’escalader la cordillère centrale. Il faisait chaud et la montée s’est révélée plus difficile encore par ce côté que par l’autre versant. Avant de partir, j’avais embrassé ma princesse, qui semblait déjà inquiète de ma décision. Elle ne comprenait pas pourquoi je voulais absolument revoir l’épave de mon bateau. Elle insistait d’ailleurs beaucoup sur ce mot « épave », comme pour me décourager et me faire comprendre que mon expédition était tout à fait inutile puisque je n’allais retrouver que des débris. Intuitivement, elle devinait que cette décision subite n’augurait rien de bon et elle craignait déjà que ne me vînt à l’esprit l’idée de quitter son île. Je la rassurai autant que je pus, lui mentant pour la première fois sur mes intentions réelles. Comme nous discutions devant le château, sur la terrasse qui embrassait tout le paysage, je remarquai un petit nuage noir à l’horizon, qui s’accrochait sur un des sommets. C’était bien la première fois que je voyais un nuage isolé. Ou bien le soleil resplendissait dans un ciel bleu limpide, ou bien une chape de plomb obscurcissait tout et finissait par crever en une pluie tropicale démentielle. Celle-ci ne durait jamais très longtemps, mais elle suffisait à alimenter les nombreuses rivières de l’île, lesquelles étaient indispensables pour irriguer les cultures. Voilà pourquoi ce nuage unique, absolument insolite, attira mon attention. J’y vis comme un mauvais présage, mas je préférai ne rien dire à ma princesse. Elle aurait été capable de prendre ce prétexte pour me dissuader de partir. Je l’embrassai et je me mis en route, avec pourtant cette idée qu’un danger nous menaçait, sans que je pusse en préciser la nature. En bas, au village, je retrouvai mes hommes et je chassai de mon esprit toutes ces pensées confuses et un peu ridicules, il faut bien l’avouer.

Nous marchâmes pendant quatre heures avant d’atteindre le col. Il ne devait pas être loin de midi et il faisait très chaud. La tentation était grande de trouver un coin d’ombre où s’étendre, mais il ne pouvait en être question. J’avais trop peur de me faire surprendre par la nuit au milieu de la grande forêt. Pas question de croiser la route d’un serpent en pleine obscurité ! Après une rapide collation, nous nous remîmes en route. Certains maugréèrent bien un peu, faisant valoir qu’une petite sieste et un verre de vin n’auraient pas été de refus. Je répondis qu’on n’avait pas le temps et que pour ce qui était de boire, il y avait assez de rivières à leur disposition. A mon ton, ils comprirent tous que l’époque de l’ivrognerie était terminée.

Une heure plus tard, les ennuis commençaient pour de bon : nous pataugions en plein marécage. J’avais cru, en obliquant plus à l’est, pouvoir contourner cette fameuse zone humide, qui nous avait déjà valu bien des soucis à l’aller, mais non, il n’y avait rien à faire, elle semblait s’étendre sur des kilomètres. Nous nous retrouvâmes une nouvelle fois avec de l’eau jusqu’à la ceinture et finalement, pour ne pas nous enfoncer tout à fait, il fallut bien se mettre à ramper. Heureusement que j’avais prévu des sacs de toile imperméable pour protéger les fusils, sinon nous aurions été à la merci du premier animal sauvage. En attendant, ce n’étaient pas les grosses bêtes qui nous attaquaient, mais les petites. Des milliers de moustiques tournaient autour de nous dans un nuage compact, qui obscurcissait presque le soleil. Et ces satanées bestioles ne se privaient pas pour nous piquer, je peux vous le garantir ! Occupés comme nous étions à ramper, tentant comme nous pouvions de ne pas nous faire engloutir dans les fondrières, nous n’avions guère le loisir de nous défendre contre ces insectes. Quand nous parvînmes enfin sur un sol plus stable, nous étions couverts de boutons urticants. Mais ce n’était pas tout. Nous étions également couverts de sangsues, ce que nous découvrîmes aves horreur ! Toutes les parties de notre corps qui n’étaient pas protégées par les vêtements étaient atteintes : le cou, la nuque, le visage, les mains et les avant-bras. Il fallut s’arrêter et arracher une à une ces bêtes immondes. On voyait bien que nous étions sous les tropiques car elles étaient énormes. Si nous n’avions pas agi immédiatement, elles nous auraient saignés à blanc en moins d’une heure.

On se remit en marche. Les hommes pestaient contre toutes ces épreuves que je leur faisais endurer mais moi, plus ils pestaient, plus je me disais que cette marche leur ferait du bien et qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour les faire sortir de l’état d’avachissement dans lequel ils étaient tombés. J’en étais là dans mes réflexions, très fier intérieurement de mes méthodes pédagogiques, quand un feulement grave se fit entendre à proximité. Diable, ce fauve devait vraiment être tout près de nous ! Le temps de nous saisir de nos fusils, il était trop tard. Un tigre énorme, tel que je n’en avais jamais vu, surgit des bosquets et s’élança sur l’homme de tête. Que faire ? Tirer, c’était risquer d’atteindre notre compagnon. Ne rien faire, c’était le condamner à une mort certaine. J’ai hésité trois secondes. Trois secondes de trop. Quand le coup est parti et que le tigre, blessé, a fait un bond en arrière, il était déjà trop tard. Notre ami gisait par terre dans une flaque de sang. Le félin, lui, nous fixait en émettant des cris étranges, sans qu’on pût savoir s’ils étaient causés par la douleur ou par la rage. Sans nous préoccuper de ces subtilités, nous tirâmes tous les cinq en même temps, vidant nos chargeurs. Le félin accusa le coup et recula, étonné. Il montra ses grandes dents en retroussant les babines, puis, au moment où il se retournait pour s’enfuir, il s’étala de tout son long. Il était mort.

Nous nous précipitâmes près de notre malheureux compagnon. Malheureusement, il n’y avait plus rien à faire. La carotide sectionnée, l’épaule arrachée, il se vidait de son sang. Nous tentâmes de le rassurer, lui faisant croire qu’il allait s’en sortir, mais au fond de nous, nous savions bien que ce n’était pas vrai. Pendant que je lui soulevais la tête et que je lui rappelais tous les événements fabuleux que nous avions vécus ensemble, il me regardait avec des yeux tristes de petit enfant. « J’ai peur » dit-il tout à coup. « J’ai peur de ce qu’il y a de l’autre côté. Et s’il n’y avait rien ? » Evidemment qu’il n’y avait rien, mais comment le lui dire en ce moment ? Je lui mentis donc encore une fois. Je le rassurai comme je pus, en lui parlant du paradis, mais lui m’interrompit en disant que le paradis, il venait juste de le quitter. C’était sa vie au village avec les femmes. Dans son regard qui commençait à vaciller, je vis comme un reproche et je me tus. Que dire encore après cela ? Les autres hommes accouraient avec une civière de fortune qu’ils avaient fabriquée avec des branchages. Je m’écartai d’un mètre, mais au moment où ils soulevèrent le blessé pour le déplacer, il expira. Il se fit un grand silence. Nous restions là, prostrés, à regarder ce marin qui avait été notre compagnon et qui maintenant était mort. De ses grands yeux fixes, il contemplait le ciel bleu et je me demandais ce qu’il pouvait bien voir maintenant. Instinctivement, je regardai aussi en l’air et là, dans l’immensité azurée, je revis le petit nuage noir de ce matin. Je n’aurais jamais dû partir, les dieux n’étaient pas avec moi !

Puis je suis parti examiner le cadavre du tigre. Il était vraiment énorme. Je n’avais jamais vu une bête pareille. Sans mentir, il était bien le double de ceux qu’on voit habituellement dans les zoos en Europe. Pourquoi nos routes s’étaient-elles croisées ? Il n’avait fait, lui, que son travail de tigre. Il avait attaqué pour manger. Nous, de notre côté, nous n’avions fait que nous déplacer avec l’intention de trouver un moyen pour rentrer chez nous. Et puis voilà. C’était le destin. Un jour on rencontre une  princesse, un autre jour c’est la mort qui est au rendez-vous. Quand on y réfléchit, cela n’a rien d’extraordinaire. Nous savons tous qu’il nous faudra bien mourir un jour et que ce n’est qu’une question de temps. Pourtant, plus les années passent et plus nous finissons par croire que cela n’arrivera jamais. Cet événement inattendu venait prouver le contraire. Et puis je me culpabilisais. Je me disais que ce compagnon était heureux au village. Moi, ma passion, c’étaient les livres et l’amour délicat de ma belle princesse. Lui, c’était de boire, de ne rien faire, et de caresser des corps de femmes. Chacun sa vie après tout. J’avais voulu l’arracher à ce que je considérais comme une turpitude et il en était mort. J’avais voulu, surtout, retrouver mon bateau afin de fuir cette île et c’était donc indirectement pour contenter mon  désir qu’il avait perdu la vie. Que dire à cela ? Rien, évidemment.

Après une bonne heure, nous nous remîmes en route en portant la dépouille de notre ami sur le brancard. Ce n’était pas facile. Quatre hommes étaient nécessaires pour cette tâche. Les deux autres devaient tenir les sept fusils tout en surveillant les abords. Nous entendîmes d’ailleurs d’autres feulements, mais heureusement fort éloignés. A un certain moment, il y eut même un combat entre deux tigres, quelque part dans la forêt. Deux mâles, sans doute, qui se battaient pour une femelle. La vie continuait. Il y aurait un gagnant et un perdant. Un des deux mourrait peut-être et l’autre, après un accouplement torride, donnerait la vie à un nouvel être. Un petit tigre qui grandirait et qui à son tour tuerait des hommes et s’accouplerait, à moins qu’il ne soit lui-même tué. Tout cela me semblait complètement absurde.

Mais l’heure n’était pas à la philosophie ! Il fallait être vigilant. Heureusement, il n’y eut plus d’autres mauvaises rencontres et vers les dix-huit heures nous arrivâmes enfin sur la plage. Nous avions traversé l’île dans toute sa largeur.

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22/06/2011

Une île (14)

Et la vie continua ainsi de nombreux mois encore. Ma princesse semblait très heureuse d’avoir à ses côtés un marin aussi cultivé et qui passait une grande partie de son temps libre à lire (l’autre partie lui étant par ailleurs exclusivement consacrée). Moi, pour ma part, j’aurais eu tort de me plaindre. Je lisais, je lisais, je lisais. Tout Cervantes y passa, ainsi que l’Histoire comique de Francion. Puis ce furent les pièces de Racine et de Corneille. Il me fallut plusieurs semaines pour arriver au bout du Grand Cyrus, mais j’y arrivai. Comme je choisissais les ouvrages selon la place qui leur avait été attribuée sur les rayons de la bibliothèque, je remontais le temps sans même m’en apercevoir. Après les Siècles d’Or français et espagnol, je dévorai les livres de la Renaissance. Le truculent Rabelais, mais aussi les poètes de la Pléiade comme Ronsard, du Bellay et bien d’autres encore dont j’ai oublié le nom. Puis j’abordai le  Moyen-âge et ses romans de chevalerie : Lancelot du Lac, de Chrétien de Troyes et les histoires du roi Merlin. Puis ce furent les grands cycles des chansons de geste, comme La Chanson de Roland, Guillaume d’Orange et Renaud de Montauban, bientôt suivis par Huon de Bordeaux et les Aliscans.

Cependant, j’avoue que le texte qui m’a le plus impressionné, c’est l’histoire de Tristan et Iseut. J’en avais appris des pages par cœur et le soir, quand nous descendions dans les profondeurs de la terre nous détendre dans les bains, j’en récitais des passages entiers à ma princesse. Celle-ci, allongée et les yeux fermés, écoutait attentivement tout en savourant l’eau chaude qui coulait librement sur sa peau nue. Et quand enfin elle ouvrait les yeux, c’était pour me gratifier d’un de ses regards doux et complices qui me  mettaient le cœur en émoi. Alors je laissais là l’histoire de la belle Iseut et, dès que ma compagne sortait de l’eau, je l’enlaçais et la couvrais de baisers sur tout le corps. J’aimais par-dessus tout son sexe doux et humide, qui me faisait penser à l’endroit où nous étions car il renfermait à la fois une source d’eau vive et un feu souterrain. Quand je disais cela, ma compagne souriait puis me coupait la parole, préférant laisser là les discours pour s’adonner à d’autres jeux. A chaque fois je restais ébahi devant autant d’audace et autant d’abandon.

Les mois passaient toujours et comme il n’y avait pas vraiment de saisons dans ce pays quasi tropical, j’avais complètement perdu la notion du temps. Mon seul repère, c’étaient mes livres. J’en étais arrivé au dernier rayon, celui de l’Antiquité. Je dévorai Cicéron et Sénèque, Plaute et Lucien, Julien et Suétone. Ovide, perdu et exilé sur des rivages barbares, aux confins de la Thrace, m’émut particulièrement. Puis un jour, j’ouvris le dernier livre de la dernière rangée. C’était l’Odyssée d’Homère. Je lus avec avidité l’histoire de ce marin perdu en mer, victime des tempêtes et de la colère des dieux. Le pauvre n’arrivait jamais à retrouver sa patrie et il était sans cesse la victime des éléments ou des vents contraires. Evidemment, cette quête perpétuelle qu’était devenue sa vie me faisait penser à ma propre existence et j’avoue que plus j’avançais dans ma lecture, plus ce livre me passionnait. Jusqu’au moment où je suis tombé sur l’histoire de Calypso et là ce fut un choc. Ulysse avait perdu son bateau dans une tempête et s’était échoué sur l’île où habitait cette belle nymphe. Cette dernière tomba amoureuse de lui et le retint de force, malgré son désir de rentrer chez lui.

Bon, me dis-je, ma situation est un peu différente, on ne me retient pas de force, moi. Bien au contraire, c’est avec plaisir que je reste auprès de ma princesse. Néanmoins, les éléments sont tout de même contre moi et si je voulais quitter l’île, je ne le pourrais pas. Alors, subitement, ma vie me parut affreusement vide. Moi qui avais passé mon existence à voyager et qui avais cru trouver un refuge ici, dans les bras d’une femme, voilà que tout cela me semblait n’avoir aucun sens. Qu’est-ce que je  faisais de mes journées en fait ? Strictement rien, à part lire. J’aimais et j’étais aimé, oui. Mais est-ce que cela pouvait suffire pour justifier une existence ? Pendant tous ces mois, certes, cela m’avait semblé une solution originale, mais voilà subitement que cette situation me pesait. J’avais remis le devenir de ma destinée entre les mains d’une seule personne et je trouvais maintenant cela fort réducteur. Je vivotais en fait, ne réalisant aucun travail et dépendant entièrement de l’activité des villageoises. Quant aux livres, je venais de refermer le dernier qu’il y avait dans cette contrée et désormais je risquais fort de m’ennuyer à mourir.

La complicité que j’avais avec la princesse était certes exceptionnelle et son corps de déesse ainsi que ses hanches généreuses continuaient à faire ma joie, mais est-ce que cela suffisait pour définir qui j’étais ? Pour le dire autrement, il me semblait perdre ma personnalité dans cette relation, par le don de moi-même que je faisais. Je n’étais plus un aventurier, même pas un marin, à peine un homme. N’assumant rien, laissant à d’autres la charge de me nourrir, je n’existais plus que dans les yeux de la princesse. M’eût-elle regardé autrement que je n’étais plus rien. Il me fallait réagir au plus vite et les livres que je venais de lire venaient à mon secours. Lancelot, par exemple, le chevalier sans peur et sans reproche, aimait sans doute les femmes qu’il rencontrait, mais il poursuivait tout de même sa route à la recherche du Graal. Quant à Ulysse, malgré les attraits de la belle Calypso, il n’arrêtait pas de regarder l’horizon, se demandant comment il allait quitter cette île qui le retenait prisonnier et qui l’empêchait d’accomplir sa destinée.

Certes, il y avait l’exemple de Roméo et celui de Tristan. Mais il s’agissait là d’amours contrariées et on sentait bien que Roméo n’aimait Juliette que parce qu’elle était inaccessible, appartenant au clan de ses ennemis. Même chose pour Tristan, qui désirait en Iseut la future femme du roi Marc. Leur amour était sans doute admirable et occupait toute leur vie, mais il n’était admirable, précisément, que parce qu’il constituait un combat où leur désir et leur volonté devaient s’imposer. Iseut eût-elle été libre et Juliette accessible, que personne n’aurait pris la peine de raconter leurs histoires.

Je me levai d’un bond et partis au village retrouver mes marins, afin de leur demander comment ils vivaient la situation. En longeant un champ, je vis plusieurs villageoises occupées à biner des plans de pommes de terre. Quand elles se redressèrent pour me saluer, je vis que deux d’entre elles au moins étaient enceintes. Cela me fit un choc car cela voulait dire que notre présence sur cette île allait avoir des conséquences et que toute l’organisation de la vie sociale allait en être modifiée. Je poursuivis mon chemin, admirant au passage le bon entretien des cultures. Il y avait surtout du blé et du maïs, mais aussi des plantes potagères, des courgettes et des haricots. Je me suis arrêté à l’entrée d’une vigne, rien que pour admirer les belles grappes qui pendaient des sarments. Décidément, ces femmes savaient y faire et je ne voyais pas trop ce que nous leur apportions.

A l’entrée du village, je croisai deux autres femmes qui elles aussi étaient enceintes. Elles semblaient fort contentes de leur état, posant, tout en marchant, une main sur leur ventre déjà proéminent. Elles me saluèrent avec un grand sourire, comme si indirectement j’étais responsable de ce qui leur arrivait. Franchement, à part échouer mon bateau, je n’avais vraiment pas fait grand-chose ! Je me mis à la recherche de mes marins, ce qui ne fut pas facile. Je finis par les trouver dans le patio d’une maison, attablés devant des verres de vin. Et dans quel état ! Une vraie catastrophe ! Trois au moins ne me reconnurent pas, tant ils avaient bu. Les autres me regardèrent d’un air hébété, comme si je sortais d’un autre monde ou carrément des Enfers.

Ils me demandèrent en bégayant comment j’allais et si je m’amusais autant qu’eux. Puis l’un d’entre eux ironisa en faisant remarquer que je n’avais qu’une femme à ma disposition et que forcément ma situation était moins enviable que la leur. Avinés comme ils étaient, ils se mirent tous à rire d’un rire bestial, sans qu’on sût s’ils avaient tous compris la blague. Celui qui avait parlé continua à ricaner et à se montrer grossier. M’étais-je réservé la princesse parce que j’étais le capitaine ou bien parce que j’étais incapable de satisfaire plus d’une femme à la fois ? Les rires redoublèrent tandis que je les fusillais du regard, blanc de rage, complètement dégoûté par leur attitude. En fait je les plaignais  en voyant ce qu’ils étaient devenus et l’incident aurait pu en rester là si un autre n’avait pas surenchéri. Comment se faisait-il que la princesse fût une des seules filles de l’île à ne pas être enceinte ? Ce n’était pas possible, je devais passer trop de temps le nez dans mes bouquins ! Ou alors je devais mal m’y prendre ! J’étais sans doute trop romantique et je me contentais de promenades au coucher de soleil, main dans la main. Mais sacrebleu, ce n’était pas de cela qu’une femme avait besoin ! Si je voulais, ils allaient arranger cela la prochaine fois qu’ils rencontreraient ma compagne. En s’y mettant à six, elle finirait bien par s’arrondir comme les autres...

Là, la rage me prit. Une rage comme je n’en avais jamais eu dans ma vie. Je me mis à crier, à hurler même. Je renversai la table et tous les flacons de vin, qui éclatèrent sur le pavé dans un bruit effroyable. Je les traitai de porcs, d’ordures, de déchets humains. Je leur reprochai ce qu’ils étaient devenus, des ivrognes, des bons à rien, des ratés. Ils vivaient comme des fainéants sur le compte de toutes ces femmes, qui elles travaillaient d’arrache-pied dans les champs malgré leur état. Ils auraient dû avoir honte. Et en repensant au sort qu’ils réservaient à ma princesse, j’en bousculai violemment un, qui s’affala aussitôt sur le pavé. Du coup ils eurent l’air complètement dessoulés et ils me regardèrent d’un air ahuri.

Je leur expliquai plus posément qu’ils étaient tombés bien bas et que leur oisiveté les perdrait. La compagnie des femmes ne leur convenait pas. Ils devaient se ressaisir. Vivre éternellement dans cette île n’était pas non plus une solution. L’existence ne pouvait se limiter ni à des amours bestiales comme ils le croyaient, ni d’ailleurs à des rêves romantiques comme je l’avais cru moi. Il nous fallait tous réagir si nous ne voulions pas définitivement sombrer. Cette île paradisiaque était en train de se transformer en un véritable piège. Dès demain, nous nous mettrions à la construction d’un bateau. Ou plutôt, nous irions voir dans quel état se trouvait le nôtre, à l’autre bout de l’île.

 

 

littérature

 

 Calypso séduisant Ulysse (d'après "Sur les traces d'Ulysse")

 

 

 

 

 

 

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16/06/2011

Une île (13)

C’est ainsi que commença une nouvelle vie. Je passais la plus grande partie de mes journées au château, en compagnie de la princesse. Nous devisions à n’en plus finir, nous nous promenions dans les alentours immédiats et consacrions le reste du temps à l’amour. Parfois, mais rarement, nous descendions jusqu’au village, où mes marins, ma foi, ne semblaient pas se plaindre de leur sort. Pas du tout, même. Visiblement, ils avaient rencontré autant de succès que moi, à la différence près qu’il y avait cinquante femmes en bas, ce qui ne leur laissait pas beaucoup de temps libre, je peux vous le certifier. Car j’avais vite deviné qu’ils ne s’étaient pas contentés des charmes d’une seule personne, ce qui pouvait se comprendre dans la mesure où le nombre des prétendantes était impressionnant, tout comme le désir de ces dernières de ne pas être laissées pour compte. Bref, pour le dire plus simplement, j’étais le seul homme de l’île à être monogame. Je préférais cela, je l’avoue, aux exploits sportifs qu’ils pratiquaient. J’étais bien avec ma princesse. Elle était adorable et jolie avec cela, ce qui ne gâtait rien.

Les jours se mirent à défiler, puis les semaines et enfin les mois. J’avais l’impression d’avoir trouvé le paradis sur terre. Et le travail me direz-vous ? En fait, au début, j’avais bien proposé à ma compagne de l’aider dans ses tâches quotidiennes et j’avais même suggéré de réquisitionner mes hommes, au village, afin qu’ils donnassent un coup de main pour les travaux des champs, mais elle ne voulut rien entendre. Nous étions ses invités et n’avions pas à payer de notre sueur le peu que nous mangions. Le sol de l’île était suffisamment riche pour nourrir tout le monde, le sujet était clos, il n’y avait pas à discuter. J’avais alors fait remarquer que nous n’étions pas des visiteurs ordinaires. Non seulement notre présence durait depuis un certain temps déjà, mais elle risquait même de s’éterniser encore fort longtemps. Rien n’y fit. On me répondit que ces dames étaient si heureuses d’avoir de la compagnie, qu’elles nous dispensaient de tout travail, notre présence seule étant déjà en soi un réconfort suffisant. Comme j’insistais, on insinua, à demi-mot et en pouffant de rire, qu’il  convenait surtout de nous ménager pour que nous restions au meilleur de notre forme. Bon, vu comme cela, évidemment, il n’y avait plus qu’à accepter et à se taire.

C’était donc une vie bien agréable que nous menions là. Moi, comme je l’ai déjà dit, je passais la plupart de mon temps auprès de ma princesse. Nous discutions pendant des heures ou nous nous promenions. Parfois, mais rarement, elle allait pourtant rejoindre les villageoises pour organiser le travail. Car c’était elle, en effet, qui décidait des labours et des moissons ou encore de la bonne période pour récolter le raisin. Elle devait aussi régler tous les conflits qui pouvaient naître, jouant quelque part le rôle d’un juge. Mais sa clémence était légendaire et elle parvenait toujours à réconcilier les protagonistes, ce qui fait qu’elle rendait moins des jugements qu’elle ne conciliait habilement les avis opposés, pour le plus grand profit de la petite communauté. C’est elle aussi, en tant que souveraine en exercice, qui devait décider des gros travaux d’infrastructure, comme la consolidation d’une maison, la réfection d’une route (si les chemins de moindre importance étaient en terre battue, les rues principales du village étaient empierrées, tout de même !) ou encore l’érection d’une nouvelle fontaine ou d’un nouveau lavoir. Bon, quand je dis qu’elle décidait d’exécuter ces travaux, c’est un peu exagéré, car finalement chaque habitante pouvait donner son opinion et souvent la souveraine se rangeait à l’avis général quand elle estimait qu’il était bon. On était donc loin, sur cette île, d’une monarchie de droit divin et le fait de faire participer la population à la vie publique tuait toute opposition dans l’œuf puisque chaque femme avait eu, à un moment ou à un autre, l’occasion de s’exprimer librement.

Mais si je raconte tout cela, c’est pour dire que la princesse me laissait seul certaines après-midi pour aller gérer les affaires publiques. J’avais donc pris l’habitude, pendant son absence, de flâner dans la bibliothèque du château. C’est comme cela que j’ai redécouvert Rousseau et en le lisant je me suis dit que ce que je connaissais, là, en ce moment, ressemblait fort à son paradis primitif, lorsque l’homme vivait en petite communauté au milieu de la nature. Puis j’ai lu Voltaire, qui m’a fait comprendre que la meilleure organisation politique qui soit, c’était celle qui avait été instaurée dans la contrée où je résidais. Quant à Jules Verne, il m’a troublé, avec ses naufrages, ses îles désertes et son voyage au centre de la terre. Pour un peu j’aurais cru qu’il avait rédigé ses manuscrits ici même et il me semblait ressembler tellement à ses personnages que je ne savais plus très bien où était le monde réel et le monde de la fiction. Il est vrai que je vivais dans une sorte de conte merveilleux et ce qui m’arrivait était trop extraordinaire pour ne pas me faire douter de ce que j’avais sous les yeux.

Un jour, la princesse s’étonna de me voir toujours penché sur des livres. Ce n’était pas là l’image qu’elle se faisait d’un marin et je dus lui expliquer que je n’étais pas tout à fait un capitaine ordinaire. En fait, j’avais étudié au lycée, mais à dix-huit ans, à l’âge où les autres adolescents entraient dans la vie active ou entreprenaient des études supérieures, je m’étais mis à parcourir le monde, tentant d’assouvir la rage et le désespoir qui m’habitaient depuis des années. Ma mère était morte quand j’étais tout petit et les rapports avec mon père avaient toujours été conflictuels. Etait-ce là la raison profonde de mon mal être ? Je ne le crois pas. Je pense plutôt que je réfléchissais trop et au lieu de courir les filles et de me laisser vivre, je ne faisais que m’interroger sur le sens de ma vie. Or justement, de sens, je n’en trouvais aucun. Quel que soit le métier que j’exercerais, je me retrouverais tous les soirs chez moi à me demander ce que j’avais fait de vraiment important dans ma journée. Existentiellement parlant, le fait d’être banquier, commerçant ou instituteur ne changeait rien : les années allaient passer et je m’avancerais inexorablement vers la mort.

Alors j’ai décidé de réagir et de tout quitter. J’ai commencé à parcourir le monde, d’abord à pied, puis finalement en bateau. J’ai visité Venise, Florence et Naples. Puis je me suis dirigé vers l’Espagne. J’ai été ouvrier agricole en Catalogne, pêcheur de crevettes près de Valence, gardien de moutons sur les contreforts de la Sierra Nevada et fabricant de tonneaux à Salamanque. Partout où je passais, les gens me racontaient leur vie et ce que j’apprenais me confortait dans l’idée que l’existence n’avait pas beaucoup de sens. Alors j’ai fui plus loin encore et j’ai quitté l’Europe pour le Moyen-Orient. J’ai vu la Palestine, la Syrie et les hauts plateaux de l’Anatolie. Un jour, désespéré et sans argent, j’ai atterri au Liban et là, sur un coup de tête, je me suis engagé sur un bateau marchand. Je voulais fuir, aller plus loin encore et finalement découvrir un endroit sur terre où vivre aurait un sens. Mais j’avais beau naviguer dans toute la Méditerranée, je ne trouvais rien. Dix années se passèrent ainsi, au cours desquelles, comme je le redoutais, il n’arriva rien de significatif. J’allais d’île en île ou je reliais la côte dalmate à la côte turque. J’avais l’impression de tourner en rond et d’étouffer. En attendant, je vieillissais et j’acquérais de l’expérience, aussi, quand on me proposa de devenir capitaine d’un navire qui devait  traverser l’Atlantique pour rejoindre l’Amérique du Sud, j’ai sauté sur l’occasion. Voilà enfin une aventure qui était digne de moi. J’allais quitter le vieux monde pour découvrir de nouvelles terres. Là-bas, peut-être, j’allais enfin trouver ce que je cherchais.

Et puis voilà, il y a eu cette tempête, ce naufrage et me voilà ici. « Et tu veux que je te dise ? Pour la première fois j’ai l’impression d’avoir enfin trouvé quelque chose, quelque chose d’essentiel, qui est la tranquillité d’âme. Je suis ici, avec toi et je ne fais plus rien, sauf lire justement, car j’ai conservé de mes années d’études le goût de la chose écrite. Mais pour la première fois je me sens bien. Apaisé en quelque sorte. Je crois que c’est à ta présence que je dois cet état d’esprit. Je voulais que tu le saches. »

 littérature 

Vignobles face à la mer (ici Collioure-Banyuls, Pyrénées orientales)

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11/06/2011

Une île (12)

A la question qu’elle me posa, je répondis que je préférais essayer le bain chaud, tant cette idée d’être en contact avec une eau qui venait d’être en contact avec le feu central de la terre me fascinait. Avant de me laisser, elle alluma une dizaine de bougies qui se trouvaient sur un rebord de pierre, face à des miroirs disposés en oblique. La pièce s’emplit bientôt d’une lumière magique, car chaque petite flamme était répercutée à l’infini dans ce jeu des miroirs qui se faisaient face. C’était magnifique et j’avoue avoir regardé avec admiration la maîtresse des lieux qui parvenait à créer ainsi cette ambiance particulière par une mise en abyme. Elle me sourit, manifestement satisfaite de l’émerveillement qu’elle avait provoqué chez moi, me souhaita un bon bain et sortit.

Je me déshabillai et m’étendis dans la baignoire. C’était délicieux ! J’avais vraiment l’impression d’être en- dehors du monde. Isolé sur une île, réfugié au centre de la terre, plongé dans une eau à la température de mon corps, je n’étais plus qu’un esprit qui flottait dans une demi-conscience. De plus, toutes ces flammes de bougie qui se répétaient à l’infini me donnaient l’impression d’avoir basculé dans une autre dimension. Derrière moi, j’entendais l’eau qui tombait en cascade dans ma baignoire, rythmant l’espace de son bruit régulier et apaisant. Le temps, ici, n’était pas celui des hommes, mais celui des dieux. Je n’aurais pas été plus étonné que cela si Aphrodite ou quelque sirène s’était tenue sur le bord de la pierre froide. J’étais bien, tout simplement. Je n’étais plus vraiment moi-même en fait. Je ne sentais plus mon corps et j’avais l’impression de me dissoudre dans l’univers. Je n’étais plus qu’un esprit flottant au-dessus des éléments.

C’est alors que la princesse est entrée, vêtue d’un long peignoir. Tout d’abord, j’ai cru que je rêvais. Ce n’était pas possible ! Hors du temps et de l’espace comme je l’étais, la pensée dans les limbes de l’inconscient, j’attribuai cette apparition soudaine à ma seule imagination. Mais non, au sourire qu’elle me lança dans le miroir, sourire réfléchi à l’infini par les reflets, je compris que rien n’était plus réel. « Elle est bonne ?» demanda-t-elle, ce qui me confirma que c’était bien une femme de chair et d’os qui se tenait devant moi et pas un quelconque fantôme sorti des entrailles de la terre.

J’allais répondre affirmativement, mais je n’en ai pas eu le temps. Toujours face au miroir, elle laissa glisser son peignoir d’un geste souple et apparut soudain dans le plus simple appareil. Là, je dois dire que je suis resté époustouflé ! Si je m’attendais à cela ! Moi qui rêvais tout à l’heure de belles sirènes ou même d’Aphrodite en personne, j’étais comblé. Je ne savais plus où regarder et mes yeux allaient de ce dos et de ces hanches généreuses, que je voyais en vrai, à la ravissante poitrine qui apparaissait dans le miroir. Le tout dura peut-être trois secondes, puis nos regards se croisèrent dans la glace. Ce fut un instant délicieux. Il se produisit de part et d’autre comme un choc électrique, puis nos yeux se détournèrent. Mais avant même que la gêne et le trouble ne se soient installés, elle s’était retournée et, avec un aplomb phénoménal, avait franchi la distance qui la séparait de la baignoire. Et voilà qu’elle était maintenant dans le bain avec moi ! Elle avait un large sourire et me regardait par en-dessous d’un regard malicieux.

Cette fille étrange, cette princesse des îles, qui avait grandi en bordure de son âge, hors du monde et du temps, voilà qu’elle était là, près de moi, avec moi, et je sentais la peau nue de ses jambes contre les miennes. « On voit », lui dis-je « que vous êtes, de par votre fonction, habituée à prendre des initiatives... » « Ma fonction n’a rien à voir et si je suis ici, c’est bien à titre privé. » « Ma foi, je m’en réjouis. C’est donc une dame qui me rend visite et pas la reine de cette contrée. C’est tellement plus intéressant. Je dois vous avouer qu’en fait je n’aime pas trop les rapports hiérarchiques. J’ai pourtant envie de vous appeler ‘ma princesse’, allez comprendre. » «Votre princesse ? Ce serait flatteur, mais vous allez un peu vite en besogne. » « Je ne suis pas le seul, il me semble. » Nous éclatâmes de rire.

Et forcément, nous nous sommes mis à parler, afin de faire plus ample connaissance. Je serais incapable de retranscrire toute notre conversation, qui dura bien une heure. Nous avons abordé mille sujets différents, mais franchement je ne sais plus trop lesquels. Tout ce dont je me souviens, c’est que tout cela fut fort agréable. Le ton était plaisant, enjoué même. En fait, nous avons passé notre temps à nous cerner et à tenter de nous comprendre. Et évidemment, derrière cette approche, disons intellectuelle et psychologique, il y avait chez chacun de nous le désir de plaire, qui sous-tend souvent les relations hommes-femmes. Je dois dire que ma visiteuse jouait le jeu à merveille. En fait, c’était une vraie experte, même si elle n’avait jamais rencontré d’homme dans sa vie adulte. Mentalement, je revis la scène de la rivière et la prestance qu’elle avait eue lorsqu’elle nous avait fait face avec un aplomb phénoménal. Cet aplomb, je venais de le retrouver quand elle était entrée dans la salle de bain puis quand elle s’était glissée dans la baignoire. Mais pour le reste, ce que je découvrais maintenant, c’était un être à la fois sensible et enjoué, un être qui m’attirait et que j’avais de plus en plus envie de connaître. Tout cela pour faire comprendre que le courant passait à merveille entre nous. Et après me direz-vous ? Après, ne comptez pas sur moi pour vous raconter ce qui se passa, mais vous pouvez facilement l’imaginer, je suppose. Ce cadre insolite, cette eau chaude qui coulait librement et à  volonté, ces bougies qui se réfléchissaient à l’infini, cette personne charmante et affable qui semblait désireuse de faire ma connaissance, tout cela mis ensemble fit que la nature suivit son cours, tout simplement et que cet homme et cette femme qui s’observaient à chaque extrémité de la baignoire finirent par se rapprocher. Le reste leur appartient.

 

 

 littérature 

 

D'après "photos-depôt.com"

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06/06/2011

Une île (11)

Je suivis donc mon guide. Par des couloirs compliqués, nous pénétrâmes dans une autre partie de la maison. C’était un véritable labyrinthe et j’étais déjà complètement perdu et je ne parvenais plus à m’orienter, quand elle ouvrit une porte qui donnait sur un escalier de pierre, lequel semblait plonger littéralement dans les entrailles de la terre. On n’en voyait pas la fin. Une salle de bain, cela ? Une cave, oui, ou un cachot… La princesse remarqua mon inquiétude et me sourit avec tendresse, d’un petit air complice, ce qui me rassura aussitôt. Nous entreprîmes la descente et mentalement je me mis à compter le nombre de marches : soixante-deux, soixante-trois, soixante-quatre… Ca n’en finissait plus. Quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-six. Ouf ! Nous étions enfin en terrain plat.

Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Je croyais être arrivé à destination, mais il fallut me rendre à l’évidence. Le couloir que nous empruntions maintenant n’était qu’une étape, un palier, en quelque sorte, dans l’interminable descente que nous avions entreprise et bientôt un autre escalier, plus étroit, fit son apparition. « Eh bien, elle n’est pas très d’accès facile, votre salle d’eau… » Elle se retourna : «C’est vrai, aussi, quand nous venons ici, c’est toujours pour un long moment. » Et en disant cela elle me fixa longuement de son regard grave et sérieux. Qu’est-ce qu’elle voulait dire ? Etait-ce un piège ? Me conduisait-elle vers quelque cachot sordide ou quelque oubliette de type moyenâgeux ? J’étais sur mes gardes, tout en continuant à compter : cent quarante-deux, cent quarante-trois… Nous étions maintenant dans une sorte d’escalier à vis, qui plongeait littéralement vers le bas, dans une descente vertigineuse. Deux cent vingt-huit, deux cent vingt-neuf, deux cent trente. Ouf ! Nous étions enfin arrivés.

Une solide porte en chêne nous barrait le passage. Elle prit son trousseau de clef et ouvrit. Curieux. Depuis quand ferme-t-on les salles de bain quand elles sont inoccupées ? Je m’attendais vraiment à me retrouver dans un cachot et pour rien au monde je n’aurais franchi cette porte le premier. Mais non, c’est elle qui entrait, tout en me souriant d’un air mystérieux. « Nous y voilà » Ca alors ! En fait de salle de bain, je n’avais jamais rien vu de semblable. On se serait cru dans une espèce de grotte. En tout cas une des parois avait été taillée directement dans le rocher et d’ailleurs fort grossièrement, ce qui donnait à l’ensemble un côté « naturel » assez étonnant. De plus, une grande cuve de pierre, taillée elle aussi dans le roc, tenait lieu de baignoire. Le plus curieux c’est qu’elle était déjà remplie d’eau. D’une ouverture dans le rocher, une petite cascade tombait dans la baignoire, laquelle se vidait à l’autre bout par une sorte de trop-plein. La lueur des flambeaux que nous tenions à la main donnait à la scène un aspect féérique et quand la princesse s’avança pour tremper une main dans l’eau, son ombre, gigantesque, s’agita sur la paroi. « Les bains froids » dit-elle simplement, sans rien ajouter d’autre. « Pour les bains chauds, c’est par ici. »

Elle ouvrit une autre porte et une nouvelle volée d’escaliers apparut. Décidemment, on n’en verrait jamais la fin ! Heureusement, après une petite cinquantaine de marches, nous étions déjà arrivés. Le même spectacle s’offrit à moi : le rocher nu et une grand baignoire de pierre, taillée elle aussi directement dans le roc. Mais ici régnait une chaleur incroyable et de l’eau qui tombait dans la baignoire s’élevait de la vapeur. Cette fois, c’est moi qui trempai ma main. L’eau était vraiment chaude, presqu’à 37 degrés autant que je pus en juger. Comment était-ce possible ? Sans que je ne lui demandasse rien, la princesse me donna l’explication : nous étions à trois cents mètres sous le niveau de la mer, autrement dit à plus de six cents mètres par rapport au niveau du château. Les deux salles de bain récoltaient naturellement l’eau de deux lacs souterrains, l’un d’eau froide, provenant probablement du ruissellement de la pluie, et l’autre d’eau chaude. Mais comment cette eau pouvait-elle être chaude ?

Elle me regarda d’un air amusé. « Vous oubliez que nous sommes sur une île… » « Sur une île, oui et alors ? Je ne vois pas le rapport. » « A votre avis, qu’est-ce qui a pu être à l’origine de cette île ? » « Ben, je ne sais pas moi… Un tremblement de terre ? Ou la pression du sol qui a fait surgir ces montagnes. » « Voilà, vous y êtes presque. La pression du sol, autrement dit de la lave. Nous sommes sur une île volcanique et dans les profondeurs de la terre le magma incandescent fait monter la température. Du coup, l’eau des lacs souterrains devient chaude et mes ancêtres ont eu l’idée géniale de la récupérer. » Je n’en revenais pas. C’était absolument ingénieux et supérieur encore comme invention au chauffage central des Romains. La princesse m’observait toujours, mi-sérieuse, mi-amusée.

 « En tout cas, il fait chaud » dis-je pour garder une contenance, car son regard me troublait sans que je susse pourquoi. « Bien sûr qu’il fait chaud. C’est normal. Au fait, vous voulez voir le centre de la terre ? » Elle ouvrit alors une porte latérale et la chaleur devint aussitôt étouffante, suffocante même, tandis qu’une forte odeur de souffre faillit nous faire reculer. Nous étions sur une petite plate-forme de quelques mètres carrés seulement, laquelle dominait une immense grotte. De nos têtes, nous en touchions presque le plafond. Mais là, sous nos pieds, tout en bas, à cent ou deux cents mètres peut-être, une inquiétante masse rougeâtre bougeait lentement. « Et voici la lave… » dit-elle simplement, comme si c’était là le spectacle le plus naturel du monde. J’osais à peine regarder, de peur de tomber, car il n’y avait ni barrières ni garde-fou. Mais elle avait raison. Cette masse mouvante au fond du gouffre était bien de la lave en fusion.

Elle m’expliqua que tout était calme pour le moment, mais qu’elle avait connu des périodes où le magma devenait plus chaud et donc plus liquide. Ce qui coulait alors là en-dessous, c’était une véritable rivière de feu, qui se déplaçait à la vitesse d’un grand fleuve. Petite fille, elle était souvent venue ici, fascinée  par ce spectacle grandiose. Elle avait été une enfant fort solitaire, surtout après la mort de son père et elle n’aurait pu dire combien d’heures elle avait passé là, à observer la lave en fusion. Parfois, l’envie lui prenait de se jeter dedans, ce qui aurait résolu tous ses problèmes. Mais seul le désir de venger son père l’avait empêchée d’accomplir ce geste fatal. C’était à l’époque où tout le monde croyait encore que les marins allaient revenir. Depuis, évidemment, cette idée de vengeance s’était évanouie, puisque fort probablement les assassins avaient dû périr en mer. Il n’y avait qu’une chose qui était restée la même. « Votre solitude » dis-je spontanément. « Oui, ma solitude » répéta-t-elle en me fixant de nouveau d’une étrange façon. Je sentis aussitôt un trouble étrange m’envahir et pour la première fois le désir de l‘embrasser, là, sur le champ,  s’imposa à moi. Je parvins pourtant à me contenir et nous regagnâmes la salle de bain. 

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26/05/2011

Une île (10)

J’ai souri à ses propos. « Il faut parfois prendre des risques et forcer le destin, non ? La nuit est la nuit et elle ne sera romantique que si j’ai envie de la voir comme telle. » « Soit. Et bien entrons dans le château, vous me direz comment vous le trouvez. Personnellement il me semble surtout lugubre. Il est vrai que j’y vis seule, avec juste une ou deux femmes qui viennent parfois me donner un coup de main pour faire le ménage. Cela m’aide à passer les journées, qui sont bien longues, et à vrai dire je considère ces deux aides comme des amies plutôt que comme des servantes. Mais le soir elles retournent toujours dans leur foyer. Surtout aujourd’hui, avec la venue de vos amis ! Vous pensez qu’elles n’allaient pas rater cela ! » « Nous sommes donc seuls, si je comprends bien ? » «Cela vous dérangerait-il ? » « Je n’ai pas dit cela…» 

Mon hôtesse alluma deux chandeliers et nous entrâmes dans un salon superbe, qui ressemblait à s’y méprendre à l’intérieur d’un navire. En effet, non seulement les murs comme le plafond étaient recouverts de lattes de bois, mais en plus on avait volontairement donné à l’ensemble une forme courbe ou du moins ogivale. C’était superbe. On sentait qu’on était ici en présence d’un vrai peuple de marins. D’abord c’était en bateau qu’ils étaient venus sur cette île, puis ensuite, pendant des siècles, ils n’avaient côtoyé que des matelots, et finalement c’est sur un navire construit de leurs mains qu’ils étaient partis pour ne plus revenir. Ces gens avaient la mer dans le sang, cela se voyait.

Je n’en finissais pas d’admirer ce salon. De beaux meubles en chêne brut lui donnaient un cachet certain et une grande bibliothèque dominait l’ensemble. J’approchai mon chandelier pour tenter de lire quelques titres. C’étaient de beaux livres anciens, reliés en cuir et dont la plupart étaient écrits en langue espagnole. Je reconnus au passage le Lazarillo de Tormes, puis les œuvres de Lope de Vega, de Calderon de la Barca, de Guillen de Castro, de Gongora et bien évidemment de Cervantes. Il n’y avait pas que le Don Quichotte, mais aussi Les Nouvelles exemplaires, Persilès et Sigismonde et le fameux roman pastoral Galatée. Bref, à chaque fois, il y avait plusieurs volumes pour un même écrivain et on devinait que les propriétaires de ces lieux ne voulaient posséder que des œuvres complètes. Sans doute fallait-il voir là une volonté de ne pas se couper du monde. Eloignés de l’Amérique comme de l’Europe, perdus sur leur ile au milieu de la mer, ils avaient sans doute voulu suppléer, par la culture, à leur éloignement. Il y avait quelque chose d’existentiel dans leur démarche, je le sentais très fort. Comme si le fait de rassembler tous ces volumes était une manière de se définir comme humains au milieu de cette nature sauvage et hostile. Lire et posséder les plus grands chefs d’œuvre de l’humanité, c’était pour eux une manière de dire qu’ils étaient bien vivants et qu’ils étaient autre chose que de simples animaux rejetés par le destin sur une plage.

Ceci dit, que sommes-nous d’autre, finalement ? Nous débarquons dans la vie sans l’avoir demandé. Nous nous trouvons dans un endroit que nous n’avons pas choisi. Nous tentons de nous y habituer et d’y vivre le mieux possible. Pour ce faire, nous luttons contre les éléments, contre les autres hommes, puis contre la maladie et la mort. Le travail occupe une bonne partie de notre existence, mais seul l’art nous permet de nous élever un peu et de réfléchir à notre condition. Qu’on lise, qu’on écrive, qu’on peigne des tableaux ou qu’on compose de la musique, il s’agit chaque fois de dénoncer notre condition et d’imaginer des mondes meilleurs. Depuis les grottes préhistoriques, l’homme n’avait pas fait autre chose, finalement.

J’en étais là de mes réflexions, un doigt frôlant la tranche de tous ces livres qui s’offraient à moi, quand je sentis le regard de mon hôtesse posé sur moi. Elle m’observait attentivement. Il faisait assez sombre dans cette pièce et je ne distinguais pas bien ses traits, mais comme la lueur des flambeaux se réfléchissait dans ses yeux, je crus y voir briller mille étincelles. Sans doute n’était-ce que le reflet des flammes, mais peut-être aussi était-ce la manifestation d’un feu intérieur. Je me mis donc moi aussi à l’observer attentivement. Cet échange de regard ne dura que quelques secondes, mais cela me sembla une éternité. Pendant ce temps infini, je compris subitement qu’il n’y avait pas que les livres pour parvenir à dire la vie et que la présence à mes côtés d’une personne de l’autre sexe était beaucoup plus importante que ce ramassis de papier. Je n’en finissais pas de la regarder et je réalisai soudain qu’elle comptait déjà pour moi. Beaucoup plus que je ne l’aurais cru en tout cas. Moi le marin, qui n’avait fait que parcourir le monde à la recherche de je ne sais quelle vérité qui m’avait toujours échappé, voilà qu’en échouant sur cette île je découvrais subitement un trésor insoupçonné. Et ce trésor n’était pas fait de pièces d’or ou de richesses futiles, il était tout simplement concentré dans ce regard interrogateur qui me fixait.

« Vous avez là de bien beaux livres » murmurai-je, histoire surtout de prendre une contenance et d’avoir quelque chose à dire. La princesse sembla sortir de sa torpeur et m’expliqua que ses ancêtres avaient dépensé une fortune pour acquérir tous ces volumes. Mais ils étaient loin d’avoir tout lu et malheureusement la bibliothèque ne servait souvent qu’à impressionner les visiteurs de passage ou les habitants du coin. « C’est une manière comme une autre de diriger, mais ce n’est pas la mienne. Je suis pour la vérité toute nue, je n’aime pas dissimuler.» Je souris, en pensant à la scène du bain que nous avions surprise dans l’après-midi. Il faut croire qu’elle parvint à lire dans mes pensées car elle proposa, avant de me montrer ma chambre, de m’indiquer l’emplacement de la salle de bain. « Je suppose que vous serez heureux de pouvoir vous rafraîchir avant de dormir ? » Après toutes mes aventures de la journée, ce n’était pas de refus et c’est avec joie que j’accueillis sa proposition. 

 

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20/05/2011

Une île (9)

Il était plus de deux heures du matin quand la soirée toucha à sa fin. Se posa alors la question du logement. Où allions-nous dormir ? Il y eut comme un flottement dans l’assemblée, suivi d’un grand silence. Il était difficile de ne pas voir les regards que se lançaient nos convives. A vrai dire, nous ne savions pas trop quoi en penser. Etions-nous subitement de trop ? Allait-on nous demander poliment de regagner la forêt et de nous confectionner un lit de fougères ? Après tout, nous ne connaissions rien aux habitudes de ces dames et nous ne savions pas du tout comment elles avaient organisé leur vie affective. Mais subitement l’une d’entre elle se souvint qu’il y avait un logement libre : une vieille grange désaffectée qu’il suffirait de meubler sommairement et qui ferait très bien l’affaire. Tout le monde sembla soulagé. Nous les premiers, qui n’avions pas trop envie d’affronter des tigres au milieu de la nuit (au point que nous nous demandions déjà si toute cette histoire de marins disparus à jamais en mer avec leur bateau n’était pas une simple invention et si en fait nos belles Amazones ne se débarrassaient pas discrètement de la population mâle en la livrant aux fauves nocturnes). Mais elles aussi semblaient soulagées, ce qui, ma foi, nous rassura et même nous flatta : c’était la preuve qu’elles tenaient à nous, ce qui était assurément une bonne chose. Mais pourquoi alors ces regards étranges qu’elles continuaient à se lancer l’une l’autre par en-dessous ? On sentit subitement comme une sorte de tension et même d’agressivité entre elles, ce qui était en totale contradiction avec l’atmosphère chaleureuse du dîner. C’était à n’y rien comprendre et d’ailleurs nous n’y comprenions rien. Nous en étions à nous demander si finalement nous n’aurions pas été plus en sécurité au milieu de la forêt plutôt que parmi ces tigresses qui s’observaient en silence.

C’est alors que l’une d’entre elles proposa de nous conduire à notre logement. Toutes suivirent aussitôt, ce qui mit fin au malaise général. Nous nous dirigions déjà vers la fameuse grange, au milieu des rires et de la bonne humeur retrouvée, quand la voix de la princesse se fit entendre derrière nous. « Puisque manifestement vous êtes le capitaine », dit-elle en s’adressant à moi, « cela vous plairait-il de venir loger au château ? » Je me retournai et la regardai avec surprise. Elle sourit. « Allons, je sais qu’un capitaine ne quitte jamais son navire et qu’il n’abandonne jamais son équipage. Mais bon, vous n’êtes pas en mer, ici, vous êtes sur terre et les règles sont un peu différentes. Déjà que vous n’avez plus de bateau... Quant à vos amis, ils se passeront bien de votre protection pendant une nuit, non ? Ce sont de grands garçons. Et puis je crois qu’ils sont en de bonnes mains, vous ne trouvez pas ? » Des rires et des gloussements se firent entendre parmi les femmes. « C’est très gentil à vous, mais je ne sais pas si je peux… » « Et pourquoi ne pourriez-vous pas ? Vous avez peur d’abuser de mon hospitalité ? Vous ne me dérangez pas. Mais pas du tout alors. C’est même plutôt le contraire et je serais fâchée si vous n’acceptiez pas mon invitation.» Sur ces paroles, elle me fixa droit dans les yeux, avec une certaine insistance. J’en frémis. « On ne désobéit pas à une princesse », m’entendis-je répondre. « Alors venez », dit-elle avec un sourire énigmatique.

Mes compagnons continuèrent leur route, tout en plaisantant avec les femmes. Moi, je suivis mon hôtesse dans un petit chemin étroit et escarpé qui devait mener au château. Nous nous taisions. Il faut dire que le fait qu’elle marchait devant ne facilitait pas la conversation. Il faisait assez sombre et la lune n’était pas encore levée. La situation me semblait insolite. J’étais là, au milieu de la nuit, et je me laissais guider par cette inconnue dont j’ignorais jusqu’à l’existence il y a quelques heures à peine. Je ne pensais à rien et surtout pas à ce qui m’attendait là-haut. En fait, je crois que sans le vouloir mon regard se portait sur le balancement de ses hanches. Du coup, j’étais un peu troublé par la proximité de ce corps de femme au milieu des ténèbres. Ce corps me semblait à la fois si proche physiquement (j’aurais pu le toucher) et si lointain moralement (rien que l’effleurer eût été un sacrilège).

J’en étais là de mes réflexions quand nous arrivâmes enfin à destination. Le sentier débouchait sur une espèce d’esplanade au bout de laquelle se dressait le château. « Il a été construit il y a plus de cent ans, lorsqu’il y avait encore beaucoup d’hommes sur l’île» dit ma compagne. « D’ici, la vue est superbe car on voit à la fois la mer et les montagnes. Bon, le moment est mal choisi, on ne distingue quasi rien puisque nous sommes au cœur de la nuit. Mais la nuit aussi a ses charmes, non ? » « Des charmes différents » dis-je. Elle me regarda attentivement. Un peu intimidé, je crus bon de rectifier : « Oui, la nuit a en soi quelque chose de mystérieux et de romantique. Qu’on soit dans l’obscurité la plus profonde ou sous un magnifique clair de lune, on vit dans une réalité différente de celle de la journée. Une sorte de monde parallèle, si vous voulez, un univers étrange où on ne sait jamais ce qui peut arriver. En bien comme en mal, d’ailleurs. » « C’est vrai » dit-elle. « La nuit évoque souvent pour moi la mort, peut-être parce que c’est en fin de soirée, après un bon repas, que mon père a été assassiné. J’étais présente et j’ai tout vu. Je n’avais que dix ans, mais je n’ai rien oublié et cela m’a marquée à vie. » « Je comprends… Mais vous me faites peur » dis-je en souriant. « Nous venons nous aussi de faire un bon repas et il fait bien noir, maintenant… » « Vous craignez de vous faire tuer dans mon château ? Qui sait, je pense peut-être à me venger de la folie des hommes. Si cela se trouve je vous ai tendu un piège… Vos amis sont bien loin, maintenant…» Nous nous regardâmes longuement. « Un piège ? Je ne crois pas non. La nuit n’est pas toujours sombre et maléfique. Elle peut aussi être romantique, non ? » « Puisque vous le dites. Mais peut-être confondez-vous vos souhaits avec la réalité… »   

 

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Outre ses plages, j'imagine cette île avec des falaises semblables à celles d'Etretat (crédit photo, Hardware.fr). 

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16/05/2011

Une île (8)

Nous nous sommes tous retournés et nous avons alors reconnu la jeune femme de tout à l’heure, celle qui nous avait regardés après être sortie de son bain dans la rivière et dont la prestance nous avait tant impressionnés. « Non, on ne les a jamais revus » reprit-elle et il y avait dans ses paroles à la fois de la tristesse et de la résignation, mais aussi comme la conscience aigüe d’avoir vécu un destin particulier. Elle me fixa dans les yeux, toujours avec ce sérieux qui semblait la caractériser. Elle me fixa et je sentis que quelque chose se passait, un « je ne sais quoi » qui me fit deviner que nos destins respectifs étaient en train de se jouer. Cela dura combien de temps ? Cinq secondes ? Six peut-être ? Mais déjà, j’avais compris tant de choses. D’abord que je ne m’étais pas trompé tout à l’heure et qu’elle était bien une personne fière, imposant le respect. Ensuite, que derrière cette histoire de la disparition des hommes se cachait un drame : celui de la solitude existentielle d’un être qui était condamné à trouver sa vérité seule sans jamais y parvenir, puisque toujours manquerait cette moitié inaccessible que représentait l’autre sexe.

"J’avais dix ans quand ils sont partis », poursuivit-elle « et depuis vingt longues années se sont écoulées. Ils ne reviendront plus, maintenant, c’est sûr. Leur bateau aura fait naufrage ou tout simplement ils ont décidé de nous abandonner à notre sort. Ceci dit, c’est peut-être mieux ainsi, du moins pour moi. Qu’est-ce que j’aurais fait s’ils étaient revenus ? Comment aurais-je accueilli les assassins de mon père ? Car je suis la fille du roi que l’on a assassiné. »

Alors, je l’ai regardée, saisissant d’un coup tout le drame cornélien qui se cachait là-derrière. Tandis que les autres femmes espéraient toujours le retour improbable d’un père ou d’un mari, elle, seule et à l’écart, s’enfermait dans sa douleur et ruminait sa vengeance. Du coup, déjà isolée sur cette île comme toutes ses compagnes, elle se singularisait en plus de ses amies d’infortune par son destin propre. Entre elle et les autres, il y avait ce meurtre qui faisait que si elle avait attendu comme tout le monde le retour des hommes, c’était pour de tout autres motifs. Partagée entre le désir de représailles et la peur d’être à son tour assassinée, elle ne savait plus trop, finalement, ce qu’elle désirait vraiment. Le fait qu’elle était de sang princier avait dû encore accentuer la distance qui la séparait des autres.

C’est tout cela que je perçus dans son regard. Cela et autre chose encore. Il y avait eu dans ses yeux un éclat un peu trop brillant, une sorte d’insistance qui m’avait troublé et qui m’avait fait souvenir que cette jeune femme, comme toutes celles de l’île, d’ailleurs, n’avait plus vu d’hommes depuis vingt ans. Les belles Amazones s’étaient bien débrouillées entre elles pour l’organisation de la vie quotidienne, comme nous avions pu en juger par les champs cultivés et bien entretenus que nous avions  aperçus, mais, en faisant soudain irruption dans leur monde exclusivement féminin, j’avais le sentiment que nous venions de rompre un équilibre précaire.

Je n’eus pas le temps d’approfondir mes pensées car déjà on nous conviait à un dîner, pour fêter le fait que nous avions échappé à un naufrage et pour célébrer dignement cette rencontre inespérée entre personnes qui n’auraient jamais dû se rencontrer. L’ambiance était à la fête. Le repas fut somptueux et nos hôtesses adorables. On parla beaucoup, on rit plus encore. Elles nous servaient à tour de rôle et sans discontinuer un petit vin rosé issu de leur vigne qui, ma foi, se laissait boire avec plaisir. Il avait aussi la particularité de délier les langues car mes compagnons n’en finissaient plus de raconter des histoires de marins, dont je me demandais bien s’ils les avaient vraiment vécues, s’ils les tiraient d’un roman, ou s’ils les inventaient pour les besoins de la cause, à savoir entrer dans les bonnes grâces de ces dames. Mais ils se donnaient de la peine pour rien, car sur ce dernier point il n’y avait aucun doute à avoir. Notre seule présence semblait avoir suffi à les bouleverser et la gaieté dont elles faisaient preuve montrait à suffisance qu’elles étaient heureuses de nous accueillir. Bref, ce fut une bonne soirée, qui se prolongea tard dans la nuit.

Parfois, quand je regardais dans la direction de ma princesse (c’est ainsi que je l’appelais intérieurement) je surprenais son regard qui me fixait. Elle semblait calme et heureuse elle aussi, mais elle conservait au fond d’elle cette gravité qui semblait la caractériser. Et puis, derrière sa bonne humeur, demeurait toujours comme une sorte de tristesse sous-jacente, qui elle aussi devait faire partie de sa personnalité. J’avoue que cette sorte de vague à l’âme m’attirait au plus haut point. J’aurais voulu l’aider, lui apporter quelque chose, je ne savais pas trop quoi, d’ailleurs, mais faire en sorte que son sourire fût spontané et n’exprimât point cette sorte de peine qui n’osait pas se montrer. Puis j’étais repris par la fête et l’ambiance générale. Je racontais moi aussi des histoires, je ne sais plus trop lesquelles d’ailleurs. Mais quand j’arrivais à la fin et que toute l’assemblée éclatait de rire, je me tournais vers elle et c’était une nouvelle fois pour surprendre ce regard rieur certes, mais aussi insistant et grave. On aurait dit qu’elle n’écoutait pas vraiment mes propos et que c’était moi en fait qu’elle observait. Elle se situait au-delà de mes mots et à la limite j’aurais pu dire n’importe quoi que cela n’aurait eu aucune importance. Ce n’était pas mon histoire qu’elle analysait, mais ce que j’étais moi. J’avoue qu’autant d’attention de sa part me troublait encore plus et je me demandais comment faire pour parvenir à me rapprocher d’elle car les places que nous occupions à table étaient assez éloignées.

 

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11/05/2011

Une île (7)

Les années passèrent et même les décennies. Le climat était agréable et la vie finalement facile. Les tempêtes, elles, étaient rares, mais terribles, comme on l’a vu, ce qui provoqua l’arrivée d’autres naufragés, dont les navires s’étaient à leur tour échoués le long des grandes plages de sable blanc. Insensiblement, la population se mit à croître. De cinquante personnes, on passa à soixante-dix, puis à cent. Chez les plus jeunes, et même à vrai dire chez les moins jeunes, l’amour fit le reste. Des couples se formèrent et à défaut de prêtres (les voies de Dieu étant impénétrables, comme dit le proverbe, aucun ne survécut jamais à ces catastrophes maritimes) on vécut en union libre. Des enfants naquirent, puis les enfants de ces enfants. D’autres navires, plus chanceux, vinrent mouiller dans le petit port qu’on avait construit, ce qui leur évita de sombrer dans l’océan en furie. Des échanges se firent. On se mit à vendre des fruits et des légumes frais à ces marins qui venaient tout droit d’Espagne et que le scorbut menaçait. En échange, ils offrirent des vêtements, des ustensiles de cuisine, quelques bijoux…

Les jeunes filles ne restaient pas insensibles devant la virilité de ces loups de mer au regard énigmatique, perdu dans les lointains. Beaucoup se retrouvèrent enceintes et sans compagnon, car une fois les cales de leurs bateaux remplies de provisions, les marins en question repartaient aussitôt vers la fascinante Amérique. Ce n’était pas bien grave et très vite la collectivité s’organisa en conséquence pour aider les pauvres filles éplorées à élever leurs enfants. Pour les consoler, il se trouva même sur l’île des hommes mariés tout disposés à leur procurer un peu de tendresse. Cela déboucha sur d’autres naissances et sur quelques scandales, mais bon, c’est la vie.

La réputation du lieu s’accrut auprès des matelots et bientôt l’île devint un passage obligé pour les grands voiliers en partance pour la Jamaïque ou la lointaine Colombie. Le petit port s’était transformé en un lieu d’échange, une sorte de plaque tournante internationale, et maintenant, à côté des galions espagnols ou portugais, il n’était pas rare de trouver des navires anglais ou français. Tout cela faisait pas mal de monde et la population locale s’enrichit considérablement de ce commerce, population qui, dit-on, atteignit les trois mille âmes au milieu du XVII° siècle.

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Puis, la roue de la fortune, comme toujours, finit par tourner. Les guerres entre les grandes puissances maritimes rendirent la zone peu sûre. Bientôt on ne vit plus que des bateaux espagnols et encore, ceux-ci hésitaient à venir jeter l’ancre dans le petit port, de peur de se retrouver encerclés par une flotte ennemie, surgie de nulle part pour les anéantir. Alors les Espagnols eux-mêmes se montrèrent rares, d’autant plus qu’avec le temps la taille des navires s’était considérablement accrue. En plus des douze rangées de canons qu’ils arboraient fièrement, ils pouvaient maintenant transporter des quantités plus importantes de vivres, ce qui rendait superflu le détour par la petite île.

On se retrouva entre soi, bien seuls, avec le sentiment d’être abandonnés par la terre entière. Les plus jeunes commencèrent à partir, afin d’aller tenter leur chance ailleurs. En cinquante ans, la population décrut considérablement. De trois mille âmes, on passa à deux mille, puis à mille. C’est alors qu’un des rares bateaux qui avait accosté apporta une maladie terrible, qui était peut-être la peste. Il mourut beaucoup de monde et pas seulement chez les vieux. Après l’épidémie, il ne restait plus que cinq cents personnes, toutes fort affaiblies.

Les années passèrent encore, mais maintenant le nombre de naissances ne compensait plus le nombre de décès et on se retrouva à deux cents, puis à cent insulaires. Ce n’était plus possible. Les hommes avaient beau s’acharner au travail, labourant, plantant, sarclant, il n’y avait plus assez de bras pour entretenir tous les champs. La forêt tropicale reprit rapidement ses droits et on survécut comme on put en pêchant, autrement dit en cherchant dans la mer une ultime ressource. A l’horizon, plus aucune voile n’apparaissait jamais, ce qui fit qu’on se retrouva complètement isolés et qu’on vécut en autarcie. Loin de faciliter les rapports de bons voisinages, cette situation créa des conflits entre les habitants. C’est qu’il fallait se partager le peu de richesse qu’il restait et surtout il fallait se partager les femmes. Il faut dire que les jeunes filles à marier se faisaient plutôt rares et qu’elles étaient fort convoitées. Il s’ensuivit des rixes sanglantes, parfois mortelles, entre les prétendants, ce qui indirectement rétablit l’équilibre numérique entre les sexes, mais  contribua également à faire baisser une nouvelle fois le nombre des survivants. Car on pouvait bien appeler comme cela les pauvres hères qui vivotaient sur l’île.

La famille princière, qui s’était déclarée noble deux siècles plus tôt et qui avait toujours tout dirigé avec souplesse et intelligence, avait maintenant bien du mal à se faire écouter. Ses ordres étaient contestés, ses décisions fort peu respectées. Petit à petit l’anarchie s’installa, ce qui n’améliora pas le combat pour la survie. Les hommes surtout, se montraient de plus en plus agressifs, et les meurtres devenaient monnaie courante. Si on continuait de la sorte, il était clair qu’il n’allait plus rester un seul être humain sur l’île. Alors, un jour, le prince prit une décision de la plus haute importance, une décision que curieusement il parvint pour une fois à imposer. C’était il y a vingt ans  de cela, environ. Il expliqua que la population mâle allait s’exterminer d’elle-même dans des rixes sanglantes complètement ridicules, des rixes que lui, le chef, ne parviendrait ni à empêcher ni à réprimer. Alors il demanda à tous les hommes de construire un grand navire et d’aller tenter leur chance ailleurs, derrière cet horizon qui devait bien cacher quelque part des terres habitées. L’idée était d’aller faire fortune dans ces contrées lointaines, puis de revenir chercher les femmes une fois qu’on se serait bien établi là-bas.

Pendant six longs mois les hommes cessèrent donc de se quereller et de se battre. Dès que le soleil paraissait à l’horizon, ils se levaient et allaient travailler à la construction du fameux bateau. Il fallut abattre des arbres, scier des troncs, en faire des planches, puis plier celles-ci à la chaleur du feu afin qu’elles épousent les formes rondes du navire. Ils riaient désormais entre eux, disant que le seul souvenir qu’ils conserveraient des femmes, ce serait précisément la rondeur de la carène de cette espèce d’arche étrange. Alors, par ironie ils la baptisèrent Noé.

Quand tout fut terminé, ils décidèrent encore de dresser à la proue une grande statue représentant une sirène. Pour cela, il leur fallut encore bien un mois. Le résultat, cependant, était époustouflant. Dans un tronc d’arbre entier, tout d’une pièce, ils étaient parvenus à sculpter un corps de femme. Celle-ci avait un visage fin et gracieux, de longs cheveux bouclés et un regard nostalgique. Elle était vêtue d’une ample robe aux replis abondants, mais qui laissait à découvert une poitrine provocante, aux seins durs et dressés devant les intempéries à venir. A partir du ventre, son corps devenait celui d’un poisson et se perdait insensiblement en dégradé dans la structure-même de la proue. Cette statue était une merveille et manifestement cette sirène n’avait pas besoin  de chanter pour séduire le cœur des marins.

Le dernier soir, on organisa un grand festin durant lequel le prince prit la parole. Il expliqua que de tous les hommes, lui seuil allait rester avec les femmes, afin, disait-il, de les protéger. Mais l’instinct de survie avait aiguisé la conscience de classe et les futurs marins se gaussèrent de lui. Quoi ? On les envoyait, eux, sur la mer, à la recherche de richesses fort incertaines, pendant, que lui, le prince, parce qu’il se disait noble, allait pouvoir rester avec leurs femmes et en jouir à sa convenance ? Cela n’allait certainement pas se passer comme cela ! Le ton monta et le vin aidant, un des hommes finit par se saisir d’une hache et par fracasser la tête du roi. Alors, sans attendre l’aube, on poussa le navire dans l’eau et on embarqua pour une destination inconnue. Restées seule sur la plage, les femmes les regardèrent partir, la gorge serrée. La dernière image qu’elles conservèrent dans leur mémoire, c’est celui du bateau qui, après être sorti du port, vira à bâbord toute et se retrouva de profil pendant quelques instants. Alors, à la lumière de la lune, qui était pleine ce soir-là, elles purent voir distinctement la figure de la sirène laquelle, la poitrine dénudée, contemplait fixement les ténèbres et la nuit.

« On ne les a jamais revus », dit une voix derrière nous, qui nous fit tressaillir. 

 

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07/05/2011

Une île (6)

Les premiers habitants étaient  arrivés il y avait très longtemps. C’était l’époque des grands voiliers et Colomb venait à peine de découvrir l’Amérique. Il fallait peupler la nouvelle colonie et de Séville étaient partis douze navires avec à leur bord pas mal de monde. Des gens pauvres essentiellement, qui avaient préféré quitter leur terre andalouse, où ils mourraient de faim, pour tenter leur chance là-bas, dans ce nouveau continent où on disait que tout était possible et où, en tout cas, on leur offrait gratuitement une terre à cultiver. Une terre qui leur appartiendrait ! C’était inespéré, eux qui n’avaient jamais été que journaliers dans les grandes exploitations des seigneurs de l’époque et qui travaillaient des quatorze heures par jour pour recevoir comme salaire un petit sac d’olives avec lequel il fallait nourrir toute une famille. Alors, avoir subitement une terre à soi, c’était plus que magnifique, c’était tout simplement un rêve extraordinaire.

Ils étaient donc partis, plusieurs centaines de familles, hommes, femmes, enfants, tout cela entassé dans douze galions de la marine royale. Car Isabelle, la reine très catholique, prêtait même ses vaisseaux pour aller peupler de chrétiens ces terres du bout du monde. C’est que ces contrées étaient remplies de sauvages, des êtres sans âme, proches des animaux, et qui n’avaient jamais entendu parler de Dieu. Il fallait donc amener là-bas des Européens en masse, des hommes de race blanche, de la race supérieure, pour contrer la puissance du Diable, qui régnait en maître sur ces terres reculées.

Eux, les pauvres, sur leurs galions, ils s’en moquaient bien du Diable. Certes, ils étaient catholiques comme tout un chacun, mais que les sauvages, là-bas, vénèrent les plantes ou les animaux, ce n’était pas vraiment leur problème. C’était plutôt du ressort des prêtres, qui eux aussi, soit dit en passant, étaient venus en nombre. Sur les navires, ils occupaient d’ailleurs les plus belles cabines, tandis que les paysans étaient relégués à fond de cale, mais bon, ce n’était après tout qu’un mauvais moment à passer... Non, ce qui les intéressait, les pauvres, ce n’étaient pas ces sauvages à évangéliser, mais c’étaient ces champs qu’on leur avait promis et qu’ils allaient pouvoir cultiver et faire fructifier rien que pour eux. Bien sûr, cela allait être dur, il allait falloir défricher, arracher, labourer, sarcler, mais tout cela, ils savaient le faire. Ils n’avaient même jamais rien fait  d’autre dans leur vie. La différence c’est que pour la première fois ils allaient bénéficier directement du fruit de leur travail. Alors, quand on leur disait que cette terre promise était l’empire du Diable, ils souriaient intérieurement, car le Diable, c’est en Andalousie qu’ils l’avaient rencontré.

Ils étaient donc partis confiants et tout heureux. Malheureusement, la durée de la traversée dépendait des vents. Après un calme plat qui immobilisa les navires pendant des semaines, une tempête terrible se déchaîna. Personne n’avait jamais vu cela et surtout pas ces pauvres paysans andalous, habitués à des cieux plus sereins dans leur Espagne méridionale. Les vagues étaient énormes, vraiment impressionnantes, et les bateaux roulaient et tanguaient dans tous les sens, plongeant, remontant, plongeant encore. Bientôt les mâts commencèrent à se rompre, dans des craquements de fin du monde, emportant dans leur chute les gabiers qui se cramponnaient comme ils pouvaient dans ce qui restait des cordages. Sur le pont, c’était un désastre et on n’avait pas le temps de compter les morts que déjà ceux-ci étaient entraînés par les vagues qui n’en finissaient pas de déferler. Les pauvres marins, jetés par-dessus bord dans la mer en furie, se retrouvaient aussitôt dans ce qui allait devenir leur tombeau. Mais dans les cales, ce n’était pas mieux. Les grosses barriques de vin et d’eau avaient rompu leurs amarres sous la violence des chocs et elles s’étaient mises à rouler dans tous les sens, écrasant au passage hommes femmes ou enfants, sans distinction d’âge ou de sexe. Et comme si cela ne suffisait pas, deux des navires, ballottés par les flots aveugles et devenus complètement hors de contrôle, entrèrent en collision. Les coques se brisèrent et bientôt il ne resta plus à la surface des éléments déchainés que des débris de toutes sortes auxquels s’accrochaient désespérément quelques survivants.

Le lendemain, le soleil était revenu et la mer était calme. Les malheureux qui avaient pu rester accrochés, qui à un tonneau, qui à un madrier, furent poussés par le courant sur une plage de sable fin. Dans leur malheur, c’est à proximité d’une île qu’ils avaient fait naufrage, mais c’était une île déserte. Revenus de leurs émotions, ils se comptèrent. Ils étaient exactement cinquante. Alors il fallut s’organiser et lutter pour survivre. Avec des outils récupérés après le naufrage, on coupa des arbres pour construire des espèces de maisons. Bientôt, un village était né. Pour manger, on chassa et on fit la cueillette des fruits, puis très rapidement on se mit à défricher et à semer les graines récupérées dans les débris des navires, ces graines qu’ils avaient emmenées avec eux pour les planter en Amérique. Ma foi, ici ou ailleurs, qu’est-ce que cela changeait, finalement ?

 

 

Aïvazovski (1817-1900), Tempête

littérature

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03/05/2011

Une île (5)

Poliment nous attendîmes quelques minutes avant de reprendre notre route. C’est que nous étions quand même un peu embarrassés d’avoir ainsi fait irruption sans le vouloir dans l’intimité de ces filles. Bien sûr ce n’était pas notre faute, mais bon, il fallait savoir se mettre à leur place aussi. Elles ne pouvaient que nous en vouloir de notre arrivée inopinée. On se regardait, un peu goguenards, un peu blagueurs, mais c’était surtout pour cacher la gêne qui nous habitait tous. Nous avions surpris Eve dans son Paradis et nous avions vu ce que nous n’aurions pas dû voir. C’était peut-être bien cela le fameux péché originel dont ils parlaient dans la Bible. La conscience d’un interdit entre les sexes. Le péché naissait au même moment que le désir. Et pourtant, non, car ces belles sirènes, nous ne les avions pas désirées, nous les avions plutôt admirées dans leur simplicité. Leurs jeux, comme leur nudité, étaient l’innocence-même. C’est surtout quand une des filles nous avait vus et qu’elle avait poussé un cri, que nous avions eu conscience d’avoir mal agi. Notre regard naïf s’était subitement transformé en regard lascif, du moins aux yeux de celle qui se sentait observée à son insu. Tout cela était bien compliqué. Trop compliqué pour des marins fatigués qui venaient de faire naufrage et qui avaient dû marcher toute la journée en se battant contre un serpent. Peut-être bien, finalement, était-ce celui qui, dans la Genèse, gardait l’entrée du Paradis…

Nous reprîmes notre route et nous nous acheminâmes vers le village. Nous nous attendions à un accueil plutôt froid et même peut-être à trouver porte close. Eh bien non. On avait dû annoncer notre arrivée car une foule curieuse nous attendait sur la place principale. « Les voilà ! » « Ils arrivent ! » « Combien sont-ils ? » « Six, il parait qu’ils sont six… » « D’où peuvent-ils bien venir ? » « Comment ont-ils pu arriver jusqu’ici ? » Bientôt, nous fûmes entourés par une bonne cinquantaine de personnes qui semblaient fort intéressées de savoir d’où nous venions. Mais nous, de notre côté, nous étions frappés par un élément absolument insolite, qui nous intriguait au plus haut point et qui à vrai dire nous intimidait quelque peu. Cette foule compacte qui nous pressait de toute part, nous enserrait, et nous posait mille questions, était composée exclusivement de femmes. Il n’y avait pas un seul homme dans cette assemblée. Où étions-nous donc tombés ? Chez la reine des Amazones ou quoi ?

Un certain temps fut nécessaire pour s’expliquer de part et d’autre. Ces dames semblaient si impatientes de savoir d’où nous venions qu’il fallut se résoudre à raconter notre histoire de long en large. Il aurait été impossible de poser à notre tour des questions avant d’avoir satisfait leur curiosité. On parla donc du bateau, de la tempête, de la longue errance en mer, puis de l’échouage ici-même, sur l’autre versant de l’île. On évoqua les rugissements des tigres, la traversée du lac à la nage, puis la rencontre avec le serpent. On allait passer pudiquement sous silence l’incident des baigneuses quand quelques jeunes filles y firent d’elles-mêmes allusion en pouffant de rire. Bon, elles ne semblaient pas trop mal prendre la chose, c’était déjà cela. Bien au contraire elles étaient toutes émoustillées en évoquant ce souvenir. Pourquoi pas, après tout. Nous rîmes avec elles de bon cœur et cela nous rapprocha. Une sorte de complicité était en train de naître.

C’était donc à notre tour de poser des questions. Et évidemment, ce qui nous intriguait le plus, c’était de savoir pourquoi, à part nous, il n’y avait aucun homme sur cette île. Quel était ce mystère ? Quel subterfuge la nature avait-elle trouvé pour se passer ainsi d’une moitié du genre humain sans compromettre la pérennité de l’espèce ? Etions-nous tombés sur une race particulière, aux caractéristiques étranges ? Ces femmes étaient-elles hermaphrodites ? Ou bien, comme les mantes religieuses, les divines créatures qui étaient devant nous tuaient-elles les mâles une fois leur devoir conjugal accompli ? A quelles Amazones avions-nous finalement affaire? Nous ne savions plus que penser et pour un peu nous aurions remis en cause les principes de la raison cartésienne. Pour le dire autrement, nous n’étions pas loin de croire à un univers fantastique, comme si cette île était un monde à part, un microcosme singulier où il se produisait des événements étranges.

Nous regardions nos compagnes avec une fascination mêlée de crainte, mais plus nous posions des questions pour tenter de percer ce mystère, plus elles éclataient de rire. A chaque hypothèse une peu folle que nous émettions, le même fou rire s’emparait d’elles, ce qui fait que bientôt on ne s’entendit plus et que notre conversation devint une véritable cacophonie.

Mais bon, quand elles se furent bien amusées à nos dépens, elles acceptèrent de nous dire la vérité, ce qui prouvait qu’aucune n’avait le fond méchant. On les sentait plutôt désireuses de se rapprocher de nous et de nous sortir de l’embarras où nous nous trouvions. Alors, gentiment, elles nous expliquèrent qu’il n’y avait rien d’extraordinaire dans cette présence exclusive de femmes sur cette île.

 littérature

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29/04/2011

Une île (4)

Une fois arrivés au pied de la montagne, nous sommes venus butter contre une large rivière qui nous barrait complètement le passage. Le courant en était trop impétueux pour que l’idée même de traverser à la nage nous effleurât. L’eau bouillonnait en cascades et venait s’écraser sur d’énormes rochers dans un grondement terrible. En fait, c’était un torrent que nous avions sous les yeux et des volutes de vapeur d’eau s’élevaient dans les airs, créant, à cet endroit, une impression étrange, un peu féérique. Les rayons du soleil perçaient difficilement cette espèce de brouillard, mais ils y parvenaient quand même, créant des dizaines d’arcs en ciel multicolores. Abasourdis, stoppés dans notre élan, nous restâmes là à regarder ce spectacle grandiose, un peu surréel. Le contraste était saisissant entre les flots en furie qui s’agitaient à nos pieds et cette pureté diaphane et immobile de l’air. Des particules d’eau restaient en suspens dans l’atmosphère et donnaient au paysage un aspect insolite, quasi magique. Il y avait là une sorte de mystère qui imposait le respect et c’est en silence et avec une conscience très nette du caractère sacré de ce lieu que nous nous mîmes à contempler ce qui nous entourait. Nous venions de trouver un endroit sur terre où les dieux, sans doute, venaient encore parfois parler aux humains.

Mais bon, même si nous étions sous le charme poétique de ce petit coin enchanteur, il nous fallait penser à poursuivre notre route. Comme il était impossible de franchir le torrent, nous avons commencé à le longer en le descendant. Nous espérions que plus bas, près de l’embouchure, ses flots seraient plus calmes et qu’il nous serait alors plus facile de traverser. Nos prévisions étaient bonnes car après un bon quart d’heure nous trouvâmes un passage à gué. Le torrent furieux, en arrivant dans la plaine, s’était subitement transformé en un plan d’eau calme. Quelques pierres, judicieusement posées en travers du courant, allaient nous permettre de passer sans encombre.

C’est alors que nous entendîmes des voix. Intrigués, nous avons regardé aussitôt autour de nous. Ben ça alors, quelle surprise ! A vingt mètres après le gué, la rivière faisait un coude, créant du coup une sorte de petit lac peu profond où l’eau était particulièrement transparente. Et qu’est-ce que nous découvrîmes là ? Six jeunes filles, qui étaient occupées à se baigner tout en riant et en s’éclaboussant. Nous qui avions vécu plus de trois mois sur notre bateau sans voir une seule femme, nous sommes restés tout interdits à la vue de ces beaux corps dénudés et innocents. Le paradis existait-il donc sur terre ? En tout cas le spectacle qui s’offrait à nous avait quelque chose de biblique. On aurait dit Eve et ses sœurs au jardin d’Eden, offertes dans leur nudité première. Il y avait une telle simplicité, un tel naturel dans leur attitude, sans provocation aucune, que nous en restions subjugués. Il nous semblait avoir remonté le temps bien au-delà de notre naissance et avoir atteint un stade antérieur de l’humanité, quand l’harmonie et la beauté régnaient partout dans le monde. L’eau tranquille, le soleil, ces filles nues et insouciantes, qui riaient en s’amusant, tout cela existait-il vraiment ? Ou n’était-ce qu’un reflet renvoyé par une sorte de miroir magique, afin de nous abuser ? Mais non, ces déesses étaient bien réelles.

D’ailleurs l’état de grâce dans lequel nous étions plongés cessa très vite. Une des filles nous aperçut et poussa un cri strident. Il s’ensuivit un départ précipité dans un désordre indescriptible. Comme un troupeau de gazelles, les belles inconnues s’enfuirent dans des gerbes d’écume, au milieu de hurlements perçants et de rires suraigus. Une fois sur la berge opposée, elles ramassèrent leurs vêtements et allèrent se réfugier dans le sous-bois, sans prendre le temps de les enfiler. Une seule s’arrêta et se retourna. Ses habits serrés contre la poitrine, elle nous regarda d’un air grave pendant quelques secondes, puis elle disparut à son tour.

Quel regard profond elle avait eu là ! Il émanait d’elle une telle noblesse et une telle prestance que personne, je crois, n’aurait pensé à aller la chahuter ou à plaisanter sur la situation délicate où elle se trouvait, ainsi dévêtue devant les hommes que nous étions. Non, par ce seul regard elle avait su asseoir son autorité et nous n’avions déjà pour elle que du respect.

 

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Renoir, les grandes baigneuses (détail)

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25/04/2011

Une île (3)

Mais le temps passait et il fallait se remettre en route. En face de nous, une forêt touffue recouvrait ce que nous avions d’abord pris pour une colline mais qui était en fait une montagne. D’ailleurs son sommet devait certainement constituer le point culminant de l’île et si nous voulions savoir ce qu’il y avait de l’autre côté, nous n’avions pas le choix, il allait falloir grimper et escalader ce versant. Ce ne fut pas facile, à vrai dire, car la pente était vraiment très forte et la végétation était plus dense encore que ce que nous avions traversé jusque là. Il fallut plusieurs fois nous aider de nos couteaux pour sectionner les lianes qui empêchaient notre passage. La chaleur était étouffante dans ce sous-bois et nous ne progressions pas vite. A un moment donné, le marin qui était en tête lança un cri : « Arrêtez ! » A vingt centimètres de son visage, un énorme serpent se balançait. Quelle bête ! Il devait bien faire dix mètres de long ! En t0ut cas on n’en voyait pas la fin et sa queue se perdait dans les hautes branches. Il ne bougeait pas et nous observait d’un œil sournois et fixe, à moitié fermé. Que faire ? Un pas de plus et il allait se précipiter sur l’homme de tête et l’étouffer dans ses anneaux. D’un autre côté, si nous reculions en lui tournant le dos, la situation risquait d’être la même. Nous sommes donc restés immobiles, aussi immobiles que le monstre. Il se fit un grand silence. Seuls, dans les lointains, une bande de perroquets jacassaient, mais, par contraste, leurs cris éloignés ne faisaient qu’accentuer le silence qui régnait ici. On s’observait de part et d’autre. On sentait qu’il allait se passer quelque chose et que le moindre mouvement, même involontaire, allait déclencher une catastrophe.

Dix secondes se passèrent ainsi, puis vingt, trente, quarante. Quand on arriva à une minute, nous avions tous les nerfs à vif et nous allions craquer. C’est alors que l’homme de tête, lentement, très lentement, se saisit du long couteau qui pendait à sa ceinture. Le serpent eut un clignement des yeux, ce qui voulait dire qu’il avait compris le danger et qu’il allait attaquer le premier. Mais ce fut le marin qui prit l’initiative. D’un geste vif et imprévu, il plaqua une main contre la tête du monstre, qu’il maintint de force, et de l’autre il lui enfonça le couteau dans la gorge. La bête se débattit et remua de tous côtés mais le marin continua à enfoncer le couteau, s’en servant comme d’une scie. Il y eut encore un soubresaut plus fort que les autres puis l’animal s’abattit à terre, tandis que dans les hauteurs de l’arbre, des mètres et des mètres d’anneaux gluants continuaient de glisser vers le sol. Quand tout le serpent fut là, il représentait une masse de chair d’environ un mètre cube. Même mort, nous n’osions nous en approcher car son corps continuait d’être agité par de petites contractions. Nous le contournâmes, tout en conservant une prudente distance entre lui et nous, puis nous poursuivîmes notre route.

Il nous fallut encore bien une bonne heure avant d’atteindre le sommet. Cette montagne devait s’élever à plus de huit cents mètres d’altitude, peut-être mille. En partant du niveau de la mer comme nous l’avions fait, le moins que l’on pût dire c’est que ce n’était pas une promenade de tout repos. Mais enfin, avec du courage et de la détermination, nous étions arrivés à nos fins et c’était ce qui comptait. D’autant plus que ce que nous vîmes alors nous coupa le souffle.

Autant le versant que nous venions de gravir était boisé, autant celui qui s’étendait devant nous était découvert et tout pelé. Parsemé d’une végétation timide et basse qui ressemblait à notre maquis méditerranéen, il descendait en pente douce vers la mer. Et là, le long de l’océan, une plaine fertile s’étendait, avec des cultures, un village et même une espèce château dont la silhouette imposante se dressait au bord d’une falaise. Incroyable ! Nous étions donc sauvés ! Nous qui croyions avoir échoué sur une île déserte, voilà que nous retrouvions la civilisation. Un cri de joie s’empara de notre petite équipe et c’est en courant que nous nous précipitâmes vers le village. Pourtant, nous n’étions pas encore au bout de nos surprises. 

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21/04/2011

Une île (2)

Nous redoublâmes d’énergie pour nous dégager et je crois que sans cette peur supplémentaire qui nous avait subitement tenaillé le ventre à l’idée d’être dévorés par un fauve, nous aurions mis des heures à nous extirper de ce marécage. Mais du coup nous y parvînmes, non sans mal il est vrai, mais nous y parvînmes. Nous nous sommes alors retrouvés sur un terrain beaucoup plus sec, que bordait une rivière. Que faire d’autre, si ce n’est la suivre ? Tout en marchant, nous scrutions les fourrés, craignant toujours d’y découvrir les yeux énigmatiques et implacables d’un tigre royal. Mais non. Tout était calme et un grand silence régnait en ces lieux. Peut-être finalement avions-nous rêvé et ces rugissements étaient-ils le fruit de notre imagination ? C’est du moins ce que nous nous disions entre nous pour nous donner du courage, mais chacun, au fond de lui, savait bien qu’il n’en était rien et que la mort était là, quelque part, qui rôdait autour de nous. 

A un certain endroit, la petite rivière que nous longions se jetait dans un lac. Celui-ci occupait tout le fond d’une vallée étroite et s’il n’était large que d’une bonne centaine de mètres, il semblait, dans sa longueur, n’avoir pas de fin. Nous avions beau regarder à gauche ou à droite, il n’y avait que de l’eau. Nous n’avions donc pas le choix. Si nous voulions continuer notre progression, il allait falloir traverser.

C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés en train de nager, ce qui n’était pas une  mince affaire à cause du fusil que chacun tenait hors de l’eau comme il pouvait. Vous avez déjà nagé d’une seule main ? Essayez et vous verrez : on n’avance pas, on s’épuise rapidement et on dévie complètement sur le côté. Ajoutez à cela le poids de l’arme qu’on porte à bout de bras et vous aurez une idée de l’état dans lequel nous étions tous en arrivant sur l’autre rive. Ces cent mètres de traversée nous parurent interminables. A vrai dire, nous avons bien cru ne jamais y arriver, d’autant plus que l’eau était glacée, ce qui était pour le moins étrange dans un pays aussi chaud. Malgré l’énergie déployée pour avancer, nous sentions nos membres qui s’engourdissaient petit à petit, aussi ce fut un réel soulagement quand nous avons atteint la rive opposée.          

Une halte s’imposait, pour reprendre notre souffle et pour sécher nos vêtements. L’avantage, c’est que nous étions maintenant tout propres et que nous nous étions débarrassés de la boue du marécage. Inconsciemment, nous sentions que nous venions de franchir une étape. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » avait dit un philosophe grec, je ne sais plus très bien lequel. Il avait raison. Nous savions qu’une étape venait d’être franchie, que probablement nous ne reviendrions plus auprès de notre bateau et que celui-ci, complètement échoué, ne reprendrait jamais la mer. Le passé était derrière nous. Il restait à savoir ce qui nous attendait devant. 

Nous en étions  là de nos réflexions quand de la forêt surgit une biche. Quand elle nous vit, elle s’immobilisa aussitôt et nous contempla de ses grands yeux doux. A ma grande surprise, ceux-ci étaient bleus, d’un bleu profond d’océan. Je n’avais jamais vu une biche avec des yeux bleus et cela m’étonna au plus haut point. Cette couleur insolite donnait à son regard un aspect presque humain. C’est alors qu’un de mes compagnons, par instinct, épaula son fusil. Je n’eus même pas le temps de crier que déjà le coup était parti. L’animal chancela et s’écroula aussitôt sur le sol. Catastrophe ! Une biche aux yeux bleus, c’était si rare qu’il fallait la laisser vivre ! Trop tard, évidemment ! je me sentais mal à l’aise. Sans doute parce que ce regard doux et insolite m’avait faisait penser à celui d’une femme… Les autres marins, eux, semblaient moins romantiques que moi et ne manifestaient aucun état d’âme. Déjà, certains entouraient l’animal et commençaient à le dépecer tandis que d’autres préparaient du feu. 

Une heure plus tard, nous étions tous en cercle en train de manger de la viande de gibier, délicate à souhait. Au fond de moi, pourtant, persistait comme un malaise. Même si ce n’était pas moi qui avais tiré, j’avais l’impression d’avoir commis un sacrilège. Cet animal avait en lui quelque chose d’extraordinaire et il méritait de vivre. Il me semblait presque avoir commis un assassinat et cela me contrariait fort. Mes compagnons, au contraire, étaient tout heureux de l’aubaine qui s’était offerte et ils plaisantaient tout en mangeant  avec appétit.              

 

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18/04/2011

Une île (1)

C’est une tempête qui nous a fait perdre notre route et qui a endommagé le bateau. Une tempête incroyable, comme nous n’en avions jamais connu. Des vagues énormes se sont abattues sur le pont, endommageant les mâts et s’engouffrant dans les écoutilles. Elles étaient si violentes, ces vagues, que nous avons tous cru que notre fin était venue et que nous allions périr noyés dans un naufrage. Et puis non, après des  heures de folie, le vent s’est calmé et la mer aussi.

Evidemment, nous avions perdu notre route et pendant des jours nous avons navigué sur des océans bleus, nous guidant, comme nous pouvions, sur la course du soleil. Plus de vingt fois, nous le vîmes, ce soleil, monter vers les zéniths puis redescendre, vaincu et déconfit, pour finalement disparaître inexorablement derrière l’horizon ensanglanté. Plus de vingt fois nous vîmes la lune grossir au firmament de la nuit et offrir son ventre rond et impudique à nos yeux ébahis. Parfois, elle laissait sur la mer comme une traînée magique que nous suivions, incrédules, dans l’espoir de trouver enfin dans son sillage les ports tant espérés.

Mais rien. Nous ne trouvions rien.

Notre bateau tanguait au gré des vagues, longeant des récifs et coupant de sa proue l’éternelle écume, cette bave d’un autre âge des chevaux de la mer. Des monstres étranges nous accompagnaient, dont on n’apercevait que le dos noir, mais dont la présence certaine se révélait à nous par des chants étranges venus des profondeurs.

Enfin, une nuit, nous nous échouâmes sur une plage, quelque part au bout du monde. Prudemment, nous attendîmes l’aube avant de nous aventurer sur cette terre inexplorée. Dans l’obscurité profonde, assis sur le pont du navire, nous entendions les sanglots des oiseaux de la nuit et, parfois, le cri strident d’une bête frappée à mort dans son sommeil. De la grande forêt toute proche, dont nous percevions les parfums épicés, nous parvenaient des feulements étranges ou des courses précipitées. Ce n’étaient que coassements stridents, beuglements sourds ou grognements inquiétants.

Enfin, la lumière parut et nous sautâmes sur le sable blond, laissant là notre navire dont l’étrave était si enlisée que tout départ semblait impossible.

Une fois dans la forêt, nous marchâmes pendant des heures sans rien apercevoir d’autre que des arbres gigantesques, à la circonférence impressionnante et dont le faîte rejoignait les nuages. C’est du moins ce que nous supposions, car nous n’apercevions plus le ciel, tant la végétation était dense, et c’est dans une demi-obscurité que nous progressions, fort péniblement d’ailleurs. Nous suivions une sorte de piste, qui n’était sans doute que le passage obligé des grands fauves dont il nous semblait parfois sentir dans les parages l’odeur trouble et sauvage. Le moindre craquement à proximité nous plongeait aussitôt dans une panique totale et nous n’avancions pas autrement que le fusil en avant, craignant à chaque instant de faire une rencontre indésirable.

Après de nombreuses heures de marche, nous arrivâmes dans une étrange clairière en forme de cuvette où une petite rivière devait prendre sa source. Le terrain était si humide et si gorgé d’eau que nous nous enfonçâmes aussitôt jusqu’aux mollets. Quelle horreur ! Plus nous essayions de nous dégager et plus nous nous enfoncions. Il fallait faire un effort surhumain pour tenter de dégager un pied puis l’autre et c’est avec bien du mal que nous y arrivions, dans un grand bruit de succion. Mais le premier pied était à peine reposé sur le sol qu’il s’enfonçait de nouveau, plus profondément encore. Nous étions tous là à patauger et la panique commençait à s’emparer de nous quand, tout près, nous entendîmes le rugissement d’un tigre...       

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09/04/2011

En ce temps-là

En ce temps-là

 

Il y avait, dans le ciel, des étoiles par milliers,

Une lune rousse

Et d’étranges oiseaux de nuit

Qui criaient leur désespoir

De n’avoir vu le jour qu’en rêve.

 

Sur les plages de l’océan,

Au bord du monde,

Déferlaient des vagues infinies,

Des vagues immenses,

Qui puisaient leurs forces dans les profondeurs abyssales,

Là où des monstres inconnus

S’accouplaient sans retenue

Dans les silences sous-marins.

 

La terre naissait à peine

Et partout des volcans répandaient leur colère. 

Ce n’était que pluie de feu, lave coulante et rivières de sang.

Dans les grottes, d’étranges créatures attendaient,

L’œil aux aguets, que se lève enfin le jour.

Les rochers prenaient des formes étranges,

Sculptés par le vent des déserts

Et dans la moiteur des forêts

Se glissait le serpent fondateur,

Rampant sans répit au milieu de ses rêves.

 

Un cyclone parfois frappait les côtes

Et dans la grande nuit déchirée d’éclairs

On apercevait des plaines infinies

Où couraient les premiers hommes.

 

Nus, hirsutes, le corps tatoué d’étranges signes,

Ils emportaient avec eux les os de leurs ancêtres

Les vénérant comme des dieux immortels.

 

Dans l’ombre, on devinait le souffle des bêtes fauves

Tandis que le sol était ébranlé

Par la fuite éperdue des grands herbivores.

 

Cachés dans les replis de la terre,

Des chamans dessinaient sur les parois

Les animaux fantastiques qu’ils avaient cru voir en songe.

Eclairés par des torches, leurs ombres géantes

S’agitaient dans la nuit,

Fantômes incertains aussitôt évanouis.

 

Parfois, tout en haut du ciel, parmi les nuages,

Planait un oiseau de proie, l’œil implacable et menaçant.

Quelque part aux abords de la grande forêt

Une femme criait, écartelée sur un lit de fougères.

Accroupis autour d’elle, les hommes du clan

Observaient la naissance de l’Histoire.

 

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29/03/2011

Citation de circonstance

Après tout, pourquoi faire la guerre ? Pourquoi, on n’en sait rien ; mais pour qui, on peut le dire. On sera bien forcé de voir que si chaque nation apporte à l’idole de la guerre la chair fraîche de quinze cents jeunes gens à déchirer chaque jour, c’est pour le plaisir de quelques meneurs qu’on pourrait compter ; que les peuples entiers vont à la boucherie, rangés en troupeaux d’armées pour qu’une caste galonnée d ‘or écrive ses noms de princes dans l’histoire ; pour que des gens dorés aussi, qui font partie de la même gradaille, brassent plus d’affaires – pour des questions de personnes et des questions de boutiques. Et on verra, dès qu’on ouvrira les yeux, que les séparations qui sont entre les hommes ne sont pas celles qu’on croit et que celles qu’on croit ne sont pas.

 

Henri Barbusse, Le Feu

 

Littérature, Barbusse

08/03/2011

Forêt

Ce n’étaient que feuilles, branches et futaies,

Troncs lisses, nuages et pluie.

Ce n’étaient que forêts, toujours, et horizons bleus,

Bêtes dissimulées,

Sangliers farouches, cerfs aux aguets, brames et amour.

Ce n’étaient que bruissements et rumeurs

Regards et fuites.

Ce n’était que lune, la nuit, en la clairière offerte

Ce n’était que bleu, partout, au profond du silence.

Puis mort jaune et or, automne, en novembre de brume.

Et encore flocons, quand tombe l’hiver, empreinte du loup,

Tache de sang.

C’était renard au printemps, amour et rage.

C’était bave sur la pierre, dans le village, en plein midi.

Et enfant mort, mordu, perdu,

Enfant d’ici, de la forêt, dedans sa tombe.

Tombe la pluie, sur la lune bleue, en son printemps.

Et les flocons, dedans l’hiver, sur le loup gris.

Regard perdu, mort à l’affut, sang répandu.

Oiseau de nuit, oiseau tout noir, dans la forêt.

Cri éperdu, peur du midi, enfant perdu.

Village de pierres, forêt des morts, cimetière tout gris.

Horizons bleus, sangliers noirs, hordes de nuages.

Ce n’étaient que forêts, toujours, branches et futaies

Ce n’étaient que regards, village perdu, renard d’ici

 

Puis l’enfant mort, dans la pluie bleue, sous sa pierre grise.

Puis l’enfant mort, forêt profonde, oiseau de nuit.

 

Littérature

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04/03/2011

Là-bas (fin)

Mais l’horizon, déjà, rougeoyait, et le soleil, fatigué, quittait la scène du grand théâtre du monde. Si nous ne voulions pas nous faire surprendre par l’obscurité, il fallait regagner bien vite la voiture. Tant pis pour le cadran solaire en marbre blanc, de dix mètres de diamètre, qui devait se trouver quelque part dans les fourrés et que nous n’avions jamais vu. Tant pis pour la tour lunaire, qui servait à observer les éclipses et que nous n’avions jamais vue non plus. Ce n’était pas encore aujourd’hui que nous allions découvrir ces merveilles et il nous faudrait revenir une fois encore.

 

Nous rentrions au plus vite. Nous repassions devant le lavoir, dont les tuiles rouges avaient maintenant une couleur ocre, nous longions les ruines du palais-bibliothèque, dont les contours commençaient à s’estomper dans l’obscurité naissante, nous laissions à notre gauche les ruines du théâtre antique et nous abordions enfin le chemin qui devait nous ramener à la voiture.

 

FORET-NUIT.jpg

 

Mais, une fois de plus, nous avions trop tardé à partir et en traversant le bois de pins il faisait si sombre qu’une peur ancestrale et atavique nous saisissait aussitôt. C’était la peur du noir et de la nuit, la peur des bêtes sauvages et de la mort, cette même peur que les hommes préhistoriques avaient dû connaître et qui les avaient poussés à trouver refuge à l’intérieur des grottes. Ensuite, ils avaient donné une forme à leurs angoisses en tentant de dessiner sur les parois ce qui allait devenir la première forme de l’art humain. Car l’art n’était pas autre chose que l’affirmation de l’homme devant la mort, nous le savions bien et c’est pour cela que nous revenions sans cesse contempler les ruines de ce lieu insolite, perdu au milieu des bois. Depuis le théâtre antique jusqu’au palais princier, nos ancêtres avaient tenté désespérément de marquer leur passage sur terre. Ce n’était évidemment qu’une illusion et il suffisait de regarder l’état de délabrement de tous ces bâtiments pour se rendre compte de la vanité de leur démarche, mais peut-être qu’en multipliant nos visites nous voulions inconsciemment honorer leur travail et tenter de nous souvenir qu’ils avaient existé.

 

Derrière tout cela, c’était évidemment  notre propre vie qui était en jeu et en contemplant les ruines des siècles passés nous n’étions pas sans nous demander ce que nous allions laisser, nous, comme traces de notre passage. Certes nous étions bien jeunes encore, à cette époque, mais l’adolescence n’est-elle pas propice à ce genre de réflexion ? Après, nous allions devenir tellement occupés à lutter pour vivre et pour survivre, que nous en oublierions de nous poser la question du « pourquoi » de l’existence.

 

C’est donc inquiets et l’âme angoissée que nous traversions le bois de pins, finalement plongé dans l’obscurité totale. Puis nous longions une nouvelle fois les pâtures où les vaches, bovines à souhait, n’en finissaient plus de ruminer l’herbe tendre sans s’interroger le moins du monde sur leur état. Quand nous arrivions enfin à la voiture, il faisait nuit noire. Derrière nous, l’ancien hôtel dressait sa masse sombre. Il nous semblait alors entendre les pas feutrés d’amants imaginaires qui glissaient sur les vieux parquets cirés. Dans le silence de la nuit, ils se dirigeaient vers des lits d’un autre âge pour aimer à leur façon des dames souvent plus jeunes qu’eux et qui leur offraient sans retenue leur corps presque parfait. En cet instant, nous croyions subitement percevoir le côté illusoire de tous ces jeux érotiques. Car nous qui venions de contempler des monuments en ruine, nous qui venions de voir la vanité de l’Histoire, de l’art et des princes, nous ne pouvions qu’émettre des doutes sur la pérennité de ces corps enlacés dans un éphémère bonheur. Tant de couples avaient dû passer par ici… Et que restait-il de leurs étreintes ?

 

Nous poussions un soupir en remontant dans la voiture. Dans une heure, nous serions dans la grande ville et respirerions ses fumées nauséabondes. Ce qui nous consolait, c’est que nous savions déjà que nous reviendrions bientôt afin de tenter de percer le mystère de ces ruines qui, décidément, n’en finissaient plus de nous intriguer.

 

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07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

02/03/2011

La-bas (suite de la suite)

Plus loin, une petite rivière alimente toujours un lavoir étonnant, dont les poutres impressionnantes ont résisté aux siècles. On ne sait quelles jeunes filles venaient ici se pencher sur l’onde, rêvant à des amours impossibles tout en regardant les fils du seigneur qui, sur leurs montures, partaient pour des guerres dont ils n’allaient pas revenir. On imagine leur désarroi à l’annonce de la mort de ces princes et bien des larmes durent tomber dans l’onde du lavoir, des larmes aussi secrètes qu’inavouables. Quant à celles qui avaient eu plus de « chance » et qui, malgré leur servile condition, avaient été remarquées un instant, elles avaient perdu leur honneur dans des amours ancillaires. On les retrouvait bientôt courbées sur le linge à laver, le frottant avec désespoir, puis, subitement, on les voyait se tordre de douleur et s’affaler sur la pierre froide et mouillée, tentant désespérément de cacher leur ventre proéminant, fruit douloureux de ces amours diaboliques.

 

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Elles étaient alors impitoyablement chassées et quand elles s’enfonçaient seules dans la grande forêt où gémissaient les loups, le rire cruel et ironique des seigneurs ressemblait à la lame qui allait tuer ces pauvrettes. Car une fois arrivées dans les clairières profondes, elles tentaient toutes de faire partir par le fer ce fruit du démon qui arrondissait leur ventre. Certaines y arrivaient, mais la plupart y perdaient la vie et après l’hiver on retrouvait près d’un arbre des restes décharnés dont les loups n’avaient pas voulu. Mais il y avait longtemps qu’on ne doutait plus de leur mort car chaque fois que l’eau du lavoir rougissait, on savait que l’une d’entre elles était morte dans son sang, transpercée par le fer de la honte, celui qui, par vengeance divine, met un terme à la vie des filles impudiques.

 

Ces histoires des temps anciens nous bouleversaient et c’est le cœur meurtri pour ces pauvres lavandières que nous continuions notre promenade. A quelques mètres du lavoir, nous apercevions bientôt les arcades d’un promenoir. Il ne restait que deux pans de mur avec des colonnes et la voûte qui soutenait le toit de tuiles, lequel était resté miraculeusement intact. La présence isolée de ce déambulatoire au milieu d’une clairière nous surprenait toujours. Les bâtiments dont il dépendait avaient été détruits et nous n’avons jamais su s’il avait appartenu à un couvent ou à un château. Des moines y méditaient-ils leur bréviaire ou de belles princesses y lisaient-elles des lettres d’amour, écrites par quelque chevalier parti bien loin pour une vague croisade ?

 

Plus loin, un muret de pierres sèches empêchait les passants de tomber dans une fosse. Celle-ci avait dû servir de cage pour les ours et nous supposions qu’une espèce de jardin zoologique avait été aménagé en ce lieu, peut-être au XVIIIe siècle. Rien n’était moins sûr, mais comment expliquer autrement l’existence de ces paons, redevenus sauvages, qui hantaient les alentours ? Leurs cris parfois nous glaçaient d’effroi, quand ils nous surprenaient au milieu du silence. Par contre nous admirions leurs parades amoureuses et quand les mâles faisaient la roue, il nous semblait voir dans leur plumage chatoyant comme le souvenir des vitraux d’une cathédrale à jamais disparue.

 

Près de la cage aux ours, à l’entrée du chemin qui s’avançait vers la forêt, deux lions de pierre évoquaient des continents lointains et inconnus, tandis que quelques arbres aux essences inconnues de nous avouaient une origine manifestement africaine. D’où venaient-ils, comment étaient-ils arrivés là ? C’était un mystère. Cette partie de la propriété avait-elle été consacrée à la botanique ? Nous imaginions alors quelque adepte de Linné ou de Jussieu occupé à cultiver ici des plantes rares et des espèces vénéneuses. Le « Genera Plantorum secundum ordines naturales disposita » aurait-il été écrit ici même que nous n’en aurions pas été autrement surpris.

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28/02/2011

Là-bas (suite)

Mais il fallait partir et poursuivre notre route. Après avoir traversé un autre petit bois, nous parvenions enfin au but de notre voyage. A un détour du chemin, les bâtiments surgissaient soudain devant nous, impressionnants, dans ce lieu où on n’entendait aucun bruit. Le théâtre était quasi en ruine et seules trois colonnes tenaient encore debout. Les herbes avaient envahi les gradins de pierre, mais on devinait encore facilement la forme de l’hémicycle.

 

A l’entrée, deux statues de marbre blanc nous regardaient de leurs yeux fixes. La première, un homme, tenait dans ses mains un rouleau déplié pour que nous pussions y lire notre destinée. Mais les inscriptions, s’il y en avait eu, étaient inexorablement effacées et le sens de ce message nous restait à chaque fois inconnu. L’autre statue représentait une femme. De la main gauche, elle soutenait une sorte de petite harpe dont elle pinçait les cordes avec la main droite. Mais une nouvelle fois nous avions beau prêter l’oreille, aucun son ne s’échappait de l’instrument et le silence profond qui régnait parmi les ruines accentuait encore la perte irrémédiable de cette musique qui n’avait pu être que divine. Seul le vent, parfois, gémissait sourdement et il nous semblait alors entendre comme le murmure évanoui d’un chœur antique. Mais ce n’était qu’une illusion de plus, comme ce théâtre dont il ne restait presque rien. Quant aux tragédies qu’on avait jouées ici autrefois, elles avaient relaté l’histoire de héros malheureux à jamais disparus et dont malheureusement nos mémoires fatiguées n’avaient conservé aucun souvenir.

 

Plus loin, se dressait un bâtiment de style classique et qui devait dater probablement du XVIIe siècle. Il semblait avoir été conçu pour être le palais d’un prince, du moins si l’on en croyait les armoiries ouvragées, taillées dans le trumeau de la porte principale. Plus tard, quand les révolutions avaient fait basculer le cours de l’histoire et que les têtes couronnées étaient tombées les unes après les autres, ce palais privé était devenu une bibliothèque publique. Les milliers de volumes qui y avaient été rassemblés aux cours des siècles appartenaient maintenant à la nation, dont ils constituaient le patrimoine culturel. Les livres les plus anciens, à ce qu’on disait, remontaient à ces fameux moines du Moyen Age dont il nous semblait encore parfois entendre les chants étranges et les voix mystiques. Ce n’était pourtant déjà plus qu’un souvenir qui s’évanouissait chaque jour inexorablement dans nos mémoires.

 

Nous imaginions des Bibles enluminées aux dorures raffinées et des hagiographies relatant la vie fantastique ou la mort plus étrange encore de saints aux noms improbables. Tout en haut des rayons, sur des étagères inaccessibles, s’alignaient les romans de chevalerie, où tout était conté des aventures des quatre fils Aymon, de Lancelot du lac ou de guillaume d’Orange. Là, entre ces pages, Merlin l’enchanteur n’en finissait plus de hanter la forêt de Brocéliande et Tristan murmurait à l’oreille d’Yseut des choses qu’elle n’aurait jamais dû entendre. Dans un coffre fermé à clef, on avait caché à la vue de tous les poèmes d’amour que des troubadours en plein délires avaient composés pour des princesses à jamais inaccessibles.

 

Voilà donc ce que la bibliothèque avait pu sauver, disait-on, de ce lointain Moyen Age. Mais il n’y avait pas que cela. Au XVIe siècle, des érudits au nom désormais oublié avaient ramené de Grèce ou de Rome des manuscrits antiques à la valeur inestimable. La vie des douze Césars côtoyait là l’Art d’aimer et les Tacites et les Tites-Lives rivalisaient en sagesse avec les écrits des Epicuriens ou des Stoïciens. Dans ces pages, Rome n’en finissait plus de brûler sous l’œil indifférent de quelques Nérons pendant que des Barbares aux noms imprononçables déferlaient en bandes enragées sur la Gaule transalpine.

 

On racontait que le dernier prince à avoir occupé ces lieux, et qui avait un sens du tragique assez prononcé, avait conservé là un exemplaire de toutes les pièces jouées devant le Roy durant le Siècle d’Or et que sur les rayons les œuvres originales et manuscrites du grand Corneille y avaient côtoyé celles de l’entêté Racine. Puis vint la Révolution et les privilèges des temps anciens tombèrent, par une logique implacable du grand balancier de l’Histoire. Nous qui n’étions rien et qui n’avions jamais rien été, nous nous réjouissions en secret de ces revirements inespérés et pour un peu nous aurions remercié les dieux, auxquels pourtant nous ne croyions guère, d’avoir ainsi renversé l’équilibre social.

 

Malheureusement, ces révolutions amenèrent également leur lot de malheur et l’incendie qui ravagea un beau soir la bibliothèque ne fut pas le moindre. On se sut jamais s’il fut allumé volontairement par quelque rebelle qui voyait dans ces livres l’esprit de l’Ancien Régime ou si au contraire une maladresse seule en fut la cause, mais le résultat fut épouvantable : des milliers d’ouvrages disparurent dans un brasier incroyable et pendant quatre semaines on put pu voir le ciel nocturne ensanglanté par les lueurs d’un gigantesque brasier. Les étincelles montaient jusqu’aux étoiles et l’on retrouva à des kilomètres des pages calcinées et noircies sur lesquelles tout message avait été effacé. Adieu donc la sagesse antique et l’amour courtois. Adieu la quête du Graal et les lettres d’Abélard. Quant à celui qui fut peut-être pendu à Montfaucon, il mourut ainsi une deuxième fois, quand ses poèmes disparurent dans les flammes de l’enfer.

 

Après cette catastrophe, la palais-bibliothèque servit d’écurie pour les chevaux de l’empereur puis de caserne pour la soldatesque. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une ruine et seuls des pans de murs noircis rappellent encore aux visiteurs que se trouvait ici la plus grande bibliothèque d’Occident.

 

 

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07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

23/02/2011

Là-bas

Il fallait marcher longtemps, pour parvenir à ces bâtiments, car aucune voie carrossable n’y donnait accès. On se levait de bon matin, ces jours-là. En voiture, on quittait la grande ville, sa circulation et ses fumées, puis, après une bonne heure de route, on se garait sur un parking, près d’une maison en ruine qui avait dû être un restaurant. Les volets en étaient clos depuis des années et nul ne se souvenait y avoir jamais vu la moindre activité. Le patron devait être parti sous d’autres cieux ou peut-être même était-il mort. Personne n’en savait rien. En tout cas, il y a avait des décennies qu’aucun voyageur ne s’était arrêté là. Des herbes folles avaient envahi les parterres et de petits bouleaux poussaient même sur la façade, entre les pierres de taille. Près de la porte, une vieille enseigne pendait toujours au bout de sa chaîne, ballottée au gré du vent : « Aux délices de… » Le reste avait été effacé et nous ne saurions jamais à quels délices il était fait allusion.

 

En fait, rien ne prouvait que cette maison isolée, en pleine campagne, fût bien un restaurant. C’était peut-être un lieu de rendez-vous secret pour des amoureux illégitimes. Il me plaisait d’imaginer un couple arrivant là, discrètement, et montant, main dans la main, les marches du perron. Dans la grande chambre, surpris, ils apercevaient soudain leur image dans le miroir d’une antique garde-robe. Ils étaient d’abord un peu impressionnés, un peu intimidés, par l’atmosphère désuète qui régnait là. On sentait que des générations entières avaient dû défiler en ce lieu, et les meubles semblaient en avoir conservé le souvenir. Mais bientôt chacun ne voyait plus que l’être aimé à côté de lui. Subitement, une robe glissait à terre et c’est le souvenir d’Eve en son paradis que le miroir réfléchissait alors. Le reste appartient à ces amoureux, le secret de leurs gestes comme le secret de leurs cœurs.

 

Nous, une fois la voiture garée, comme abandonnée, nous empruntions le petit chemin de terre qui prenait naissance près de l’hôtel et qui se dirigeait ensuite vers la forêt. Il fallait compter une bonne heure de marche avant d’arriver à destination. Nous devions d’abord longer des champs, où invariablement des vaches placides nous regardaient passer, puis ensuite il nous fallait traverser à gué le petit ruisseau. On abordait enfin la grande forêt de pins où l’odeur suave de la résine nous enveloppait aussitôt. C’était un parfum « étrange et pénétrant » qui évoquait en moi le Sud profond. Il suffisait de fermer les yeux pour se croire aussitôt en Provence, au cœur du massif des Maures, et il ne manquait que le chant des cigales pour que l’illusion fût parfaite. Le silence qui régnait là était impressionnant. Nous cheminions sur un tapis d’aiguilles qui amortissait nos pas et personne n’aurait osé proférer la moindre parole, par respect pour l’aspect sacré de ce lieu. Parfois, s’il y avait un peu de vent, on entendait juste comme un murmure dans les frondaisons. Ce devait être le souffle des dieux qui vivaient là, des dieux oubliés par la civilisation et qui avaient dû trouver refuge dans ces solitudes.

 

photos_filename159bd06.jpg

 

Un bon quart d’heure était nécessaire pour traverser la forêt, peut-être même davantage. Cela dépendait du nombre de haltes que nous faisions, car parfois l’envie nous prenait d’écouter le silence. Alors on s’asseyait sur le tapis d’épines et on tendait l’oreille. Rien, il n’y avait rien à entendre. Rien qu’un vide comparable à celui de l’espace infini. Il nous semblait alors être non seulement à mille années lumière, mais même hors du temps. En été, au moment des fortes chaleurs, on percevait pourtant comme un murmure lointain. C’était celui de milliers de mouches qui bourdonnaient dans les sous-bois et qui faisaient comme un écho à nos rêves éveillés. Invisible, la vie était pourtant là, présente et obsédante. Inquiétante aussi. Car quels êtres étranges étaient ces insectes qu’on ne voyait jamais ? De quel monde venaient-ils ? Dans quelles frondaisons se tenaient-ils cachés ? Toujours, le mystère restait entier et quand nous nous relevions, des fourmis dans les jambes, rien n’avait été élucidé.

 

Il nous restait alors à parcourir deux petits kilomètres, à travers un paysage sauvage de landes et de prairies à l’abandon. A une époque très lointaine, ces terres avaient dû être entretenues par la main de l’homme, puisque la forêt y avait été défrichée. Nous imaginions alors des moines bénédictins occupés à sarcler les champs, dans un Moyen Age quasi mythique. Si nous tendions bien l’oreille, il nous semblait presque entendre des chants grégoriens issus d’une abbaye aussi improbable qu’inconnue. Était-ce le fruit de notre imagination ou bien cette abbaye avait-elle vraiment existé ? Et se pouvait-il que ces chants mystiques eussent continué à glorifier la création à travers les siècles malgré la disparition des moines ? Si nous voulions nous montrer rationnels, nous devions reconnaître qu’un tel raisonnement ne tenait pas la route. Pourtant, les lieux que nous traversions étaient si mystérieux que nous n’étions pas loin de croire à ces histoires que nous venions d’inventer.

10:45 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature

18/02/2011

De la "littérature" en ligne

Je n'aime pas trop parler de statistiques, mais il faut bien passer par-là si on veut se rendre compte de la diffusion d'un texte en ligne.

Je me demandais l'autre jour quel avait été l'impact d'« Obscurité », qui nous a tous occupés pendant quasi une année. Ce texte a été lu sur Marche romane bien entendu (entre 120 et 150 lectures par jour en moyenne) mais pas uniquement. Mon site était également répertorié sur le site « Paperblog » et, si l’on en croit leurs statistiques, il y aurait eu là une centaine de lecteurs par jours ( ???).

 

 

 

Article

Lectures via le blog

Lectures via Paperblog

Total

Voir l'article

 

Obscurité (25)

?

108

108

 

 

obscurité (24)

?

177

177

 

 

Obscurité (23)

?

280

280

 

 

Obscurité (22)

?

163

163

 

 

obscurité (21)

?

134

134

 

 

Obscurité (20)

?

97

97

 

 

Obscurité (19)

?

100

100

 

 

Obscurité (18)

?

36

36

 

 

obscurité (17)

?

98

98

 

 

obscurité (16)

?

124

124

 

 

 

On pourrait juste regretter que ce roman ait été classé dans la rubrique « Humeur », là où j’aurais évidemment préféré qu'il soit répertorié dans « talents » ou dans « littérature », mais on ne peut pas tout avoir, n’est-ce pas ? Et puis cela oblige à rester modeste...

 

http://www.paperblog.fr/

 

http://www.paperblog.fr/3839120/obscurite-61/

 

Par ailleurs, j’avais été contacté par  le blogue "Ideoz". Je n’avais tout d’abord pas bien compris ce que je serais allé faire sur un site, certes fort intéressant, mais qui traitait essentiellement de voyages (conseils pratiques, expériences des personnes qui se sont rendues dans des pays proches ou lointains, comptes-rendus, impressions, journaux de route, etc). En fait, il existait une rubrique consacrée aux voyages imaginaires, ceux qu’on ne fait qu’en rêve, en tenant une plume à la main. Là, cela rentrait plus dans mes cordes, évidemment, mais j’avais répondu que je n’avais pas trop de temps pour m’investir dans un site qui n’était pas le mien (ce qui n'est pas très courtois, je l'avoue). Bref, il ne fallait pas compter sur moi pour écrire des articles sur "Ideoz"…

 

On m'a alors proposé de venir copier les articles de Marche romane qui sembleraient intéressants, ce que j'ai accepté. C’est comme cela qu’Obscurité s’est retrouvé sur Ideoz où il a forcément été lu également.

 

Heureusement, on se déplaçait beaucoup dans cette histoire de l’enfant, de sa mère et de Pauline et notre trio a finalement traversé tout le pays. De plus, les paysages étaient à l'honneur (ce qui n'était pas prémédité)  et du coup mon texte n'a pas trop déparé dans ce site consacré aux voyages.

 

Si on regarde les chiffres, on a entre 50 et 80 lecteurs pour les premiers chapitres et plus de 150 pour les derniers. On peut donc estimer, qu'en moyenne, une centaine de personnes ont lu le texte.

 

Je découvre aujourd’hui avec surprise que les notes sur l’origine des mots se trouvent également sur Ideoz.. Nous voilà pourtant loin des voyages, même imaginaires, mais il est vrai qu’il s’agit ici d’un voyage dans la langue dont on tente de retracer l’évolution. Un voyage dans le temps, en quelque sorte.

 

Merci en tout cas à Ideoz d’avoir accueilli Obscurité et de s’être montré particulièrement persévérant malgré mes refus successifs. 

 

http://voyages.ideoz.fr/

 

http://voyages.ideoz.fr/author/feuilly/

 

http://voyages.ideoz.fr/de-lorigine-des-mots-suite/

 

Conclusion : si on en croit les chiffres, Obscurité aurait donc été lu par environ 300 personnes, ce qui est tout de même inespéré pour un roman en ligne. Il n’est pas du tout certain qu’une édition « papier » aurait rencontré un tel succès. 

 

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13/12/2010

Dernière rose

Je me souviens d’un monde où les roses fleurissaient en novembre. C’étaient des fleurs étranges qui gardaient la mémoire de nos amours. Elles étaient belles dans leur ardente robe rouge et avaient en elles-mêmes une grâce et une splendeur incomparables.

Quand il avait plu, elles semblaient fort fragiles, avec une goutte d’eau qui parfois glissait le long de leurs pétales avant d’aller s’écraser dans la boue du chemin. Mais elles, sur leur branche, paraissaient attendre les jours d’un printemps improbable qu’elles ne verraient jamais.

Parfois, j’effeuillais d’un doigt délicat leurs pétales tendres, qui s’ouvraient sans résistance, laissant voir un instant les souvenirs enfermés là, au cœur des ténèbres.

Puis, quand venait décembre, un manteau de neige recouvrait soudain les roses. Immobiles, figées dans l’instant, elles semblaient n’exister qu’en rêve, comme si elles nous avaient déjà quittés.

De temps en temps, une mésange venait se poser sur une branche et, sous l’offense, celle-ci ployait légèrement. D’un bec rageur, l’oiseau effronté picorait alors le givre qui recouvrait la rose, la meurtrissant dans son rêve éternel.

 Plus tard, bien plus tard, quand venait le printemps, la reine des fleurs, desséchée et flétrie, pendait lamentablement. Ballotée au gré des vents de mars, elle finissait par tomber sur le sol humide, où elle disparaissait bientôt sous des pas anonymes.

Il ne restait plus rien alors de la rose, rien qu’un parfum évanoui au plus profond de notre mémoire, rien qu’un souvenir oublié de nos amours adolescentes.

 

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12:30 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature

08/12/2010

Le vent de l'Histoire

Le monde est à genoux

Terrassé par le vent de l’Histoire.

Dans les livres des Dieux,

Un poème s’est écrit

Avec des lettres de feu.

 

Quelque part tombe la foudre

Et dans les jardins d’Orient

Une jeune fille rédige des lettres d’amour.

 

Plus loin, le long des fleuves,

Courent des enfants nus,

Tandis que sur les plages de l’océan

Quelqu’un a tracé ton nom sur le sable infini.

 

Regarde les nuages dans le ciel,

Cet alphabet mystérieux…

On dirait un rêve qui se dessine

Puis qui se transforme en un tableau changeant

Jusqu’à figurer la carte de mondes inconnus.

 

Dans le lointain, les forêts du Sud n’en finissent plus de brûler

Et un épais nuage de fumée occulte tous les soleils.

Maintenant c’est la nuit

La nuit profonde des origines

Et le souvenir revient de guerriers incroyables

Qui pillaient les villages et emportaient nos femmes.

 

Plus loin encore, sur les plages de l’océan,

Des vagues s’inversent et s’échouent

Dans le bruit des tempêtes et du vent,

Gerbes d’écume qui gémissent en glissant,

Grondement rocailleux des rochers déchirés.

 

Ici finit l’Histoire, ses batailles et ses défaites

Ici finit le monde, dans l’éternité d’outre-mer.

 

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07:00 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature

06/12/2010

Vases communicants, bilan.

Le principe des échanges, tels que je l’ai pratiqué vendredi dernier, semble prendre de l’ampleur. Je ne sais si c’est un bien ou un mal, car si chacun bouge d’une case et va écrire chez son voisin, les lecteurs vont finir par s’y perdre. Mais quelque part, cela me semble renouveler le processus de création et tous ces textes qui s’échangent sans qu’on sache trop finalement qui les a écrits, me fait penser à la littérature orale primitive, celle des aèdes grecs ou celles de nos chansons de gestes moyenâgeuses. Internet devient dès lors un immense réservoir de paroles.

Le problème sera de discerner là-dedans les textes forts. Certains diront que tout le monde peut désormais écrire et y aller de son petit texte et donc que le tri que faisaient les éditeurs ne se fait plus. D’autres diront au contraire que beaucoup de ces fameux éditeurs ont failli à leur tâche en publiant tout et n’importe quoi et donc que les textes de qualité qu’ils ont écartés peuvent s’exprimer ici.  

Au-delà de cette polémique, je dirai surtout que derrière tout cela il y a le plaisir d’écrire et que cette écriture qu’on croyait morte et qu’on nous annonçait comme telle (civilisation de l’image, de la télévision et du téléphone, primauté de l’oral sur l’écrit, etc.) renait à une vitesse incroyable. Écrire et être lu, que demander de plus, finalement. ?.    

 

En attendant, on en parle des échanges de vendredi  ici : http://www.tierslivre.net/spip/spip.php?article2366

Et encore là :   http://brigetoun.blogspot.com/2010/12/comme-presque-nombreux-etaient-les.html

 

de-monge-et-serre-poncon-wilhelm-avait-repere-il-y-a-plus-de-cent-ans-le-lieu-ou-serait-edifie-le-grand-barrage-sur-la-durance_-le-dl-vincent-ollivier.jpg

 

 

 

Barrage de Serre-Ponçon, sur la Durance

15:46 Publié dans Blogue | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature

05/12/2010

Vacances de rêve

Il y a quelque temps, les éditions Antidata recherchaient des textes pour réaliser un petit recueil de nouvelles sur le thème de la musique. Il s’agissait donc d’un recueil collectif. Malheureusement, j’étais fort occupé par la rédaction d’Obscurité et je n’avais pas trop le temps d’imaginer une histoire originale. De plus, il m’aurait été très difficile de « sortir » de mon texte (Obscurité) tant j’étais en phase avec les personnages de mon récit. Par contre, je venais d’écrire un chapitre où je parlais justement de musique. Les lecteurs fidèles s’en souviennent forcément, c’est l’épisode au cours duquel l’enfant rencontre dans une clairière une jeune fille inconnue qui joue du violoncelle. Pour les lecteurs moins fidèles (honte à eux) c’est ici.

Pris par le temps, j’ai donc repris cette histoire de la musicienne et l’ai intégrée dans un autre contexte. Cela a donné le texte qui suit, dans lequel j’ai mis en gras les passages modifiés (pour les lecteurs pressés). Comme il fallait s’y attendre, cette histoire n’a pas été retenue par les éditeurs, qui sortent maintenant leur livre (dans lequel nous retrouvons une connaissance, le désormais "célèbre » Bertand Redonnet).

Si je remets cette nouvelle ici, c’est pour montrer comment un même texte peut prendre des connotations différentes selon le contexte dans lequel on l’insère. Nous retrouvons donc indirectement notre débat sur les étapes successives par lesquelles passe un manuscrit (corrections importantes ou pas de corrections, etc.)

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Vacances de rêve.

 

Il pleuvait ce jour-là et ses parents l’avaient amené au musée. Lui, avec ses douze ans, cela ne l’intéressait pas trop d’arpenter des kilomètres de galeries pendant des heures, aussi s’ennuya-t-il beaucoup. Un tableau, cependant, retint son attention. C’était une peinture du XVI° siècle qui représentait une jeune femme en train de jouer de la musique. Il n’aurait pu dire quel instrument elle tenait en main, mais il fut frappé par l’expression de son regard, qui semblait en extase. En plus, il y avait un tel recueillement dans son attitude, une telle concentration, qu’il sentit qu’il se passait là quelque chose. Cette jeune fille, il aurait bien aimé la rencontrer en vrai et l’écouter, pour percer le mystère qui semblait émaner de la musique elle-même, domaine qui lui était complètement étranger. En plus elle était belle, délicieusement belle, avec une mèche de cheveux noirs qui retombait sur son front et elle avait de longs doigts fins et délicats. Quelque part dans son subconscient, il assimila donc la beauté féminine et l’art musical. Puis il oublia le tout.

Quelques mois plus tard, cependant, alors qu’il était en vacances dans la Creuse et qu’il s’était enfoncé dans une forêt particulièrement profonde, il crut entendre de la musique. Cela paraissait tout à fait incroyable en cet endroit ! Pourtant, plus il avançait en direction d’une clairière qu’il devinait à travers le feuillage, plus il lui semblait percevoir des notes. Était-ce son imagination qui lui jouait des tours ? Non, ce n’était pas possible… Il s’approcha donc lentement de la fameuse clairière et là, dissimulé dans les fourrés, il vit la plus belle chose qu’il lui eût jamais été donné de voir.     

 (...) Tout en continuant à écouter cette musique envoûtante, il se dit que c’était quand même bien étrange d’assister à un tel spectacle au milieu des bois. Il y avait là quelque chose d’absolument insolite, c’était le moins que l’on pût dire. Et que faisait cette adolescente, seule, en cet endroit ? D’où venait-elle ? Et puis, surtout, quel âge pouvait-elle bien avoir ? Quinze ans, seize ans ? Il n’avait aucune réponse à ses questions, ce qui le  désespérait.

 

A la fin, la jeune musicienne arrêta de jouer. Elle regarda autour d’elle et soupira. Ensuite, elle rangea son instrument dans une housse protectrice et l’emporta tant bien que mal à travers la clairière, puis disparut. Aussitôt, un grand vide et un grand silence se firent dans le cœur de l’enfant et c’est à contrecœur qu’il rentra chez lui. Q’aurait-il encore pu faire, tout seul là au milieu des bois ? (...)

Cependant, il voulait la revoir ! Il ne pensait même qu’à cela … C’est pourquoi, le lendemain, à peine avait-il avalé la dernière miette du déjeuner, qu’il s’enfuyait déjà vers la forêt. (...) Quand il arriva à la clairière, De son observatoire, il put enfin voir son visage. Il en resta figé sur place, tant celui-ci lui parut charmant. (...)  Il grava dans sa mémoire ses traits réguliers et se promit de les comparer avec ceux du fameux tableau, qui le hantaient toujours. Il nota également qu’elle avait un air pensif, un peu triste, un peu rêveur, qui correspondait bien avec la mélodie qu’elle jouait et cela l’émut fortement. A la fin, comme la veille, la jeune musicienne rangea son instrument et s’achemina vers l’extrémité de la clairière. L’instant d’après, comme un fantôme, elle s’était volatilisée. Il rebroussa donc chemin, mais se promit de revenir encore.

Le jour qui suivit, comme il était en avance, il se mit à attendre patiemment à son poste. Une heure passa, puis deux, puis trois. Malheureusement, la clairière resta désespérément vide. (...) A la fin, le soleil rougeoyait déjà à l’horizon quand il se décida à quitter les lieux, la mort dans l’âme. La belle inconnue n’était pas venue… Existait-elle, seulement ou n’était-elle que le fruit de son imagination ? Allait-il revenir encore une fois ? Bien sûr qu’il allait revenir ! Qu’aurait-il pu faire d’autre ? (...) (...) (...)

Le lendemain, il s’achemina donc une nouvelle fois vers la clairière enchantée. Il approchait de l’endroit fatidique, le cœur un peu serré, quand il entendit dans le  lointain la musique plaintive de l’instrument. Elle était donc là ! Une vague de bonheur le submergea aussitôt. A pas de loups, il se glissa derrière les troncs pour parvenir à son lieu d’observation habituel. La jeune fille était bien là, en effet, mais elle avait changé de place ! Elle se trouvait aujourd’hui beaucoup plus près de la lisière de la forêt. Autrement dit, elle n’était qu’à une dizaine de mètres de lui, ce qui, à la fois le combla de bonheur et le paralysa complètement. Qu’est-ce qu’elle était belle ! Cette fois il la voyait bien  (...) et il remarqua ses seins qui pointaient à travers le tee-shirt. (...) Il en avala sa salive et resta comme paralysé. (...) C’est qu’en plus elle semblait vivre dans un univers tellement différent du sien ! Jouer de la musique comme elle le faisait, c’était fabuleux. Elle devait sûrement être riche et vivre dans un château, ce n’était pas possible autrement. Il imaginait des pièces immenses, avec des lustres de cristal pendus au plafond, des cheminées monumentales en marbre rose, des escaliers en pierre blanche qui semblaient monter directement vers le ciel, des tables de bois noir bien ciré, avec des corbeilles qui débordaient de fruits exotiques, et en plus de tout cela, une armée de domestiques qui s’empressaient de tous côtés. Dans une pièce merveilleuse aux fenêtres ogivales et aux vitraux colorés, elle devait apprendre la musique avec des professeurs de renom, descendus de Paris ou de Vienne tout exprès pour elle. Ou bien elle jouait seule, cherchant l’inspiration, et relevait parfois la tête en  contemplant, rêveuse, le jeu de la lumière sur les vitraux. (...)

Il la regarda encore, la contempla, plutôt. Elle tenait son instrument avec une aisance déconcertante. (...)  Elle venait de terminer un morceau et en entamait un autre, encore plus beau, encore plus aérien. Il lui semblait voir les notes s’envoler comme des oiseaux et aller se perdre la-bas dans les feuillages. La mélodie était prenante, attendrissante même et n’était pas dépourvue d’une certaine tristesse. (...)  C’était véritablement l’âme de la jeune fille qui s’exprimait là et plus il écoutait cette musique et plus il avait l’impression de la connaître et même de la comprendre, elle. Car ce qu’elle disait, là, avec ses notes, c’est qu’elle était seule, un peu trop seule pour être heureuse. Elle disait aussi que le monde était beau, qu’elle appartenait à ce monde, mais qu’il lui manquait un petit quelque chose pour que tout fût parfait. Le fait d’exprimer ainsi cette mélancolie finissait par rendre celle-ci presque attendrissante. Au lieu de pleurer sur son sort, la musicienne disait simplement ce qu’elle ressentait au plus profond d’elle-même et du coup, parce qu’elle était parvenue à dire cela, sa propre tristesse se changeait en beauté. L’enfant venait de découvrir le langage musical et il sut là, au bord de cette clairière, qu’il n’oublierait jamais cette leçon. (...)

 

Mais  soudain, après un dernier accord plus long et plus langoureux encore que les autres, la mélodie prit fin. Le silence qui suivit fut impressionnant, tout rempli encore des timbres musicaux qu’on venait d’entendre. La jeune fille alors se redressa et tourna la tête dans sa direction. Bien qu’il fût en partie dissimulé dans les branchages, leur regard se croisèrent. Il resta paralysé. Trop tard pour se sauver ou même pour faire un pas en arrière ! Elle lui sourit « Tu as aimé ce morceau ? » demanda-t-elle comme s’ils s’étaient toujours connus. Il ne sut que répondre et ne répondit donc rien, restant planté là comme un nigaud alors qu’il avait envie de dire et même de crier que c’était là une musique magnifique et qu’il n’avait jamais rien entendu de plus beau. Un peu décontenancée par son mutisme, elle n’en continua pas moins à lui sourire. « Allez, viens, ne reste pas caché là, tu peux venir près de moi pour écouter, si tu veux. »

 

Alors il sortit de sa cachette car il n’y avait plus d’autre solution. Il se sentait pris en faute comme un voleur.  (...) Il aurait dû reculer et s’enfuir, mais il n’en avait plus ni la force ni le courage. Cette voix féminine l’avait complètement paralysé. Il fallait dire qu’elle était douce, incroyablement douce, comme celle d’une mélodie. Elle le regarda. « Ce n’est pas la première fois que tu viens, hein ? Tu aimes la musique ? Tu joues d’un instrument, toi aussi ? » (...) Bien sûr que non, qu’il ne jouait pas d’un instrument ! Il se sentait vraiment idiot, là à côté d’elle. Si au moins il avait pu l’impressionner et lui annoncer qu’il maîtrisait le piano ou la flûte traversière, il aurait eu une chance de se faire remarquer et d’être accepté, mais non, il n’avait rien à dire, il ne jouait d’aucun instrument, pas même du tambour ou de l’harmonica.  (...)

 

Son interlocutrice, pourtant, continuait à se montrer bienveillante avec lui. Il se dit qu’elle devait avoir le fond gentil pour manifester autant de patience avec un idiot tel que lui, qui ne savait répondre que par oui ou par non. Alors, pour rompre cette situation embarrassante et sortir de son malaise, il se lança en avant et parvint à formuler une phrase entière : « Qu’est-ce que c’est pour un instrument que vous avez là ? »  Évidemment, il avait à peine posé cette question qu’il en perçut toute l’incongruité et tout le ridicule. S’enquérir de l’instrument lui-même, c’était avouer son ignorance totale dans le domaine de la culture en général et dans celui de la musique en particulier. (...)

Il resta donc là à attendre que le ciel lui tombât sur la tête, tout en avalant une nouvelle fois sa salive. Allait-elle éclater de rire ? Allait-elle le congédier d’un geste brusque ? Allait-elle se fâcher devant autant d’ignorance ? Et bien non. De sa voix douce, elle répondit calmement que cet instrument était un violoncelle et elle se mit patiemment à lui en montrer les différentes parties. Elle lui montra la pique, qui permettait de fixer l’appareil au sol, tandis qu’autrefois on le coinçait entre ses jambes. Elle parla de l’archet, elle lui expliqua la technique des cordes frottées et celle du « démanché », qui n’était autre qu’un déplacement de la main gauche le long du manche afin d’obtenir des notes plus aigües. Il en resta saisi d’admiration.

Son étonnement redoubla quand la jeune fille lui proposa de jouer lui-même. Il se mit donc devant l’instrument et elle se mit derrière lui. Elle avait un parfum envoûtant qui le fit chavirer aussitôt. Ensuite, elle prit sa main pour la positionner correctement sur  le manche. Ah ! Comme le contact de cette main était agréable ! La belle inconnue avait la peau douce et sa main était toute chaude… Il en fut complètement troublé. Cependant, il n’eut pas le temps d’analyser les sentiments qui l’agitaient car déjà elle lui confiait l’archet. Son corps était tout contre le sien et c’était délicieux. Elle se pencha davantage encore pour tenir sa main droite et guider le mouvement. Le violoncelle émit un cri aigu, suivi d’un grognement rauque. Ils se mirent à rire tout les deux, trouvant là une première complicité. On recommença et ce fut bien meilleur. Quelques notes plus ou moins correctes s’envolèrent dans les airs. C’est elle qui faisait tout, bien entendu, mais cela n’avait aucune importance. L’instant était délicieux. (...)

A un moment donné, elle changea de position et vint se placer à sa droite. Pour tenir l’archet, elle se pencha donc devant lui et là il crut complètement défaillir. Ses beaux cheveux noirs venaient toucher sa figure et dans l’échancrure du tee-shirt un peu entrebâillé de par sa position, il entrevit ce qu’il n’aurait jamais cru voir, la naissance de ses deux seins. Sans cesse, ses yeux revenaient s’attarder à cet endroit, pendant qu’elle guidait sa main et que le violoncelle se mettait à gémir de plus en plus fort.

Mais déjà l’obscurité tombait et il fallait partir. Reviendrait-elle le lendemain ? Non, malheureusement, car c’était son dernier jour de vacances et elle rentrait à Paris… Il crut que l’univers allait s’effondrer autour de lui. Il la regarda, consterné. Elle lui sourit. « Allons, ne fais pas cette tête-là, tu auras encore bien d’autres occasions d’apprendre à jouer du violoncelle ! »  Il n’y avait plus qu’à se dire au revoir. Il la fixa longuement, de la même manière dont, autrefois au musée, il avait regardé la musicienne du tableau. La jeune fille, un peu intimidée quand même, s’approcha pour lui faire la bise, mais sa lèvre vint effleurer le coin de la bouche du garçon. Quelle intensité il y avait dans ses yeux quand elle s’écarta ! Quel trouble il y avait dans les siens ! Sans plus la regarder, il se précipita en courant vers la forêt et c’est à peine s’il l’entendit qui criait « Bonnes fins de vacances »

Il s’arrêta dans la partie la plus sombre du bois. Son cœur battait à tout rompre. Etait-ce seulement d’avoir couru ? Il écouta le grand silence qui l’entourait et ferma les yeux. L’image de la musicienne peinte sur le tableau surgit devant lui avec une netteté incroyable. Avait-elle vraiment existé ou était-elle sortie de l’imagination de l’artiste ?

 

01:39 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature

03/12/2010

Bertrand Redonnet, "Le bourgeois, la mort et le manant"

 

Vous connaissez le principe des vases communicants ? C’est tout simple : l’auteur d’un blogue invite une connaissance à venir discourir sur son site tandis que lui-même va prendre possession du site laissé libre. Alors voilà, aujourd’hui, j’ai remis les clefs de Marche romane à Bertrand Redonnet, qui doit être tout heureux de quitter un instant sa Pologne enneigée et ses moins vingt-cinq degrés pour venir se réchauffer un peu plus à l’Ouest. Pas de chance, il y a aussi de la neige ici, mais il ne fait que moins huit et il appréciera, j’en suis certain.

Il est inutile de vous présenter Bertrand. Si vous ne l’avez pas lu ici, en commentaire, vous l’aurez entendu tempêter depuis son blogue d’exilé qu’il a consacré aux mots. Et ses mots, justement, sonnent généralement fort car il a su garder en lui, malgré les années qui défilent et qui lui ont quelque peu blanchi les cheveux, il a su garder, dis-je, cet esprit de révolte (contre toutes les tromperies de la société) qu’on possède généralement quand on a dix-sept ans. Et ses propos, contrairement à ce qu’affirmait Rimbaud, sont toujours très sérieux…

Je vous laisse en sa compagnie. Quant à moi, je me sauve…  

 

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C’est la fête aujourd’hui aux vases communicants : Je vais passer  chez un ami…Le saluer. Nous nous connaissons depuis plus de trois ans.

 Je pousse la porte de Marche Romane…J’appelle. Personne….La maison est vide mais le feu crépite et la table est servie.

Que faire ? Attendre là ? Mais il est où, l’ami Feuilly ?

Et tout à coup j’y repense : Il est chez moi…Je l’avais invité.

Merde ! Quel âne bâté je fais !

Bon…Il est tard…J’étais venu pour laisser un mot…Un texte que j’avais écrit il y a quelques années et puis que j’avais abandonné.

Je le lui laisse sur la table.

J’espère qu’il me laissera aussi un mot.

Chez moi.

Comme ça, nous ne nous serons croisés qu’à demi.

De toute façon entre nous, c’est toujours une histoire de mots.

 Bertrand

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Le bourgeois, la mort et le manant

 

Quentin vit le soleil se lever par-dessus  la forêt. Trois chevreuils au détour d’une allée détalèrent devant lui et, d’un bond, sautèrent sous le couvert des taillis. L’herbe des allées était blanche d’une moindre gelée et craquait sous la chaussure.

On était le matin du 28 décembre.

Quentin marchait d’un pas désordonné, pressé de constater l’état dans lequel la tempête de la nuit aurait laissé son chantier.

Ses coupes se situaient au cœur d’une vaste propriété de plus de quatre cent hectares, entièrement ceinte d’une clôture grillagée. Aussi l’hiver, par respect pour les allées détrempées, laissait-il sa camionnette au portail d’entrée et se rendait-il à pied à travers la forêt jusqu’à sa coupe du moment, le plus souvent à deux ou trois kilomètres de distance.

Chemin faisant, il furetait les sous-bois, tâchait de surprendre les animaux sauvages et prenait le temps d’examiner les empreintes de chevreuils ou les dévastations des sangliers de la migration d’automne.

A la saison, il musardait aussi pour repérer le passage des lièvres et des lapins. Si les indices lui paraissaient probants, une vieille corde de guitare était alors disposée en collet. Dès potron-minet et très discrètement, il faisait alors de longs détours dans les sous-bois pour aller lever ses pièges.

Car il y avait danger. Le propriétaire des lieux, hobereau de village, bourgeois fesse-mathieu, ladre obsédé par la propriété, s’il l’eût surpris, aurait assurément voulut dénoncer la convention d’exploitation qui le liait à Quentin.

A grand regret sans doute car le bonhomme, âpre aux gains, recevait pour les replantations une subvention substantielle et la récolte annuelle de Quentin lui procurait, en plus, un joli petit dividende.

N’empêche qu’un article du contrat, peut-être par intimidation, stipulait bien que toute action de chasse, à plus forte raison de braconnage, était absolument prohibée  et même, idiotie suprême de l’hystérie accaparatrice, la cueillette des champignons, le ramassage des escargots, des fraises des bois, des noisettes, des fleurs sauvages, dont en premier lieu les orchidées.

La transgression systématique de ces interdictions - sauf celle s’appliquant aux orchidées - constituait pour Quentin un double plaisir : Il mettait un point d’honneur à « voler le voleur ».

Une fois même, il s’était emparé d’un chevreuil.

C’était peu avant Noël. La journée avait été sombre et le brouillard flottait maintenant autour des arbres, enveloppant aussi  les allées d’une humidité tremblante. Quentin avait mis  la dernière main au chargement de son camion. Il  se préparait à partir et se lavait les mains à l’eau rougeâtre d’une ornière. Dans le lointain depuis longtemps il entendait la chasse, les cris gutturaux des hommes, les aboiements rauques des chiens de meute, comme ceux de fauves mis en appétit et qui se racleraient la gorge et, de temps à autre, appel navrant de la mort aux abois, une corne.

Un frisson remua les broussailles alentour et les genêts s’écartèrent, sans bruit, avec douceur presque. Quelqu’un claudiquait là, tout près.

Quentin tressaillit  et se retourna vivement. Une sombre silhouette s’était arrêtée aux abords de l’allée, qui respirait bruyamment.

Grelottant sur ses pattes écartées pour garder l’équilibre, le bas côté ensanglanté et l’œil qui dégoulinait de stupeur et d’effroi, un chevreuil fixait Quentin.  Se voyant là perdue, la retraite coupée par cet homme immobile et qui le regardait en silence,  avec la meute qui rugissait là-bas et la corne lancinante derrière les brouillards et les chasseurs hurlant,  la bête ne bougea plus, regarda l’homme en pleurant de grosses larmes, pencha doucement la tête de côté comme si elle voulait d’un œil voir une dernière fois la couleur des nuages et du ciel, meurtrie autant par la fatigue de ses blessures que par le désespoir du combat perdu, plia les pattes, se mit lentement à genoux, éternua dans un soubresaut et se laissa choir enfin sur la boue du chemin.

Déjà la petite langue pendait  des babines entrouvertes.

Quentin s’était précipité et avait  jeté l’animal sur son chargement, entre les deux rangées de bois. Dans ses larges rétroviseurs il avait vu, tandis qu’il cahotait lentement sur l’allée, la meute  écumante tourner en rond et rugir, là où était tombé le chevreuil.

 

Mathilde, sa compagne,  avait préparé des civets et des sauces aux airelles et on avait festoyé entre amis pour Noël.

Mais Quentin n’avait goûté que du bout des lèvres et avait déclaré que c’était dégueulasse, trop fort, trop saveur de sauvage.

Peut-être revoyait-il, parmi les sauces, les morceaux de viande et les champignons, flotter les deux yeux du désespoir et de la mort.

 

 

 

 

 

07:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature