Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

20/05/2011

Une île (9)

Il était plus de deux heures du matin quand la soirée toucha à sa fin. Se posa alors la question du logement. Où allions-nous dormir ? Il y eut comme un flottement dans l’assemblée, suivi d’un grand silence. Il était difficile de ne pas voir les regards que se lançaient nos convives. A vrai dire, nous ne savions pas trop quoi en penser. Etions-nous subitement de trop ? Allait-on nous demander poliment de regagner la forêt et de nous confectionner un lit de fougères ? Après tout, nous ne connaissions rien aux habitudes de ces dames et nous ne savions pas du tout comment elles avaient organisé leur vie affective. Mais subitement l’une d’entre elle se souvint qu’il y avait un logement libre : une vieille grange désaffectée qu’il suffirait de meubler sommairement et qui ferait très bien l’affaire. Tout le monde sembla soulagé. Nous les premiers, qui n’avions pas trop envie d’affronter des tigres au milieu de la nuit (au point que nous nous demandions déjà si toute cette histoire de marins disparus à jamais en mer avec leur bateau n’était pas une simple invention et si en fait nos belles Amazones ne se débarrassaient pas discrètement de la population mâle en la livrant aux fauves nocturnes). Mais elles aussi semblaient soulagées, ce qui, ma foi, nous rassura et même nous flatta : c’était la preuve qu’elles tenaient à nous, ce qui était assurément une bonne chose. Mais pourquoi alors ces regards étranges qu’elles continuaient à se lancer l’une l’autre par en-dessous ? On sentit subitement comme une sorte de tension et même d’agressivité entre elles, ce qui était en totale contradiction avec l’atmosphère chaleureuse du dîner. C’était à n’y rien comprendre et d’ailleurs nous n’y comprenions rien. Nous en étions à nous demander si finalement nous n’aurions pas été plus en sécurité au milieu de la forêt plutôt que parmi ces tigresses qui s’observaient en silence.

C’est alors que l’une d’entre elles proposa de nous conduire à notre logement. Toutes suivirent aussitôt, ce qui mit fin au malaise général. Nous nous dirigions déjà vers la fameuse grange, au milieu des rires et de la bonne humeur retrouvée, quand la voix de la princesse se fit entendre derrière nous. « Puisque manifestement vous êtes le capitaine », dit-elle en s’adressant à moi, « cela vous plairait-il de venir loger au château ? » Je me retournai et la regardai avec surprise. Elle sourit. « Allons, je sais qu’un capitaine ne quitte jamais son navire et qu’il n’abandonne jamais son équipage. Mais bon, vous n’êtes pas en mer, ici, vous êtes sur terre et les règles sont un peu différentes. Déjà que vous n’avez plus de bateau... Quant à vos amis, ils se passeront bien de votre protection pendant une nuit, non ? Ce sont de grands garçons. Et puis je crois qu’ils sont en de bonnes mains, vous ne trouvez pas ? » Des rires et des gloussements se firent entendre parmi les femmes. « C’est très gentil à vous, mais je ne sais pas si je peux… » « Et pourquoi ne pourriez-vous pas ? Vous avez peur d’abuser de mon hospitalité ? Vous ne me dérangez pas. Mais pas du tout alors. C’est même plutôt le contraire et je serais fâchée si vous n’acceptiez pas mon invitation.» Sur ces paroles, elle me fixa droit dans les yeux, avec une certaine insistance. J’en frémis. « On ne désobéit pas à une princesse », m’entendis-je répondre. « Alors venez », dit-elle avec un sourire énigmatique.

Mes compagnons continuèrent leur route, tout en plaisantant avec les femmes. Moi, je suivis mon hôtesse dans un petit chemin étroit et escarpé qui devait mener au château. Nous nous taisions. Il faut dire que le fait qu’elle marchait devant ne facilitait pas la conversation. Il faisait assez sombre et la lune n’était pas encore levée. La situation me semblait insolite. J’étais là, au milieu de la nuit, et je me laissais guider par cette inconnue dont j’ignorais jusqu’à l’existence il y a quelques heures à peine. Je ne pensais à rien et surtout pas à ce qui m’attendait là-haut. En fait, je crois que sans le vouloir mon regard se portait sur le balancement de ses hanches. Du coup, j’étais un peu troublé par la proximité de ce corps de femme au milieu des ténèbres. Ce corps me semblait à la fois si proche physiquement (j’aurais pu le toucher) et si lointain moralement (rien que l’effleurer eût été un sacrilège).

J’en étais là de mes réflexions quand nous arrivâmes enfin à destination. Le sentier débouchait sur une espèce d’esplanade au bout de laquelle se dressait le château. « Il a été construit il y a plus de cent ans, lorsqu’il y avait encore beaucoup d’hommes sur l’île» dit ma compagne. « D’ici, la vue est superbe car on voit à la fois la mer et les montagnes. Bon, le moment est mal choisi, on ne distingue quasi rien puisque nous sommes au cœur de la nuit. Mais la nuit aussi a ses charmes, non ? » « Des charmes différents » dis-je. Elle me regarda attentivement. Un peu intimidé, je crus bon de rectifier : « Oui, la nuit a en soi quelque chose de mystérieux et de romantique. Qu’on soit dans l’obscurité la plus profonde ou sous un magnifique clair de lune, on vit dans une réalité différente de celle de la journée. Une sorte de monde parallèle, si vous voulez, un univers étrange où on ne sait jamais ce qui peut arriver. En bien comme en mal, d’ailleurs. » « C’est vrai » dit-elle. « La nuit évoque souvent pour moi la mort, peut-être parce que c’est en fin de soirée, après un bon repas, que mon père a été assassiné. J’étais présente et j’ai tout vu. Je n’avais que dix ans, mais je n’ai rien oublié et cela m’a marquée à vie. » « Je comprends… Mais vous me faites peur » dis-je en souriant. « Nous venons nous aussi de faire un bon repas et il fait bien noir, maintenant… » « Vous craignez de vous faire tuer dans mon château ? Qui sait, je pense peut-être à me venger de la folie des hommes. Si cela se trouve je vous ai tendu un piège… Vos amis sont bien loin, maintenant…» Nous nous regardâmes longuement. « Un piège ? Je ne crois pas non. La nuit n’est pas toujours sombre et maléfique. Elle peut aussi être romantique, non ? » « Puisque vous le dites. Mais peut-être confondez-vous vos souhaits avec la réalité… »   

 

littérature

 

 

Outre ses plages, j'imagine cette île avec des falaises semblables à celles d'Etretat (crédit photo, Hardware.fr). 

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

Les commentaires sont fermés.