Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

26/05/2011

Une île (10)

J’ai souri à ses propos. « Il faut parfois prendre des risques et forcer le destin, non ? La nuit est la nuit et elle ne sera romantique que si j’ai envie de la voir comme telle. » « Soit. Et bien entrons dans le château, vous me direz comment vous le trouvez. Personnellement il me semble surtout lugubre. Il est vrai que j’y vis seule, avec juste une ou deux femmes qui viennent parfois me donner un coup de main pour faire le ménage. Cela m’aide à passer les journées, qui sont bien longues, et à vrai dire je considère ces deux aides comme des amies plutôt que comme des servantes. Mais le soir elles retournent toujours dans leur foyer. Surtout aujourd’hui, avec la venue de vos amis ! Vous pensez qu’elles n’allaient pas rater cela ! » « Nous sommes donc seuls, si je comprends bien ? » «Cela vous dérangerait-il ? » « Je n’ai pas dit cela…» 

Mon hôtesse alluma deux chandeliers et nous entrâmes dans un salon superbe, qui ressemblait à s’y méprendre à l’intérieur d’un navire. En effet, non seulement les murs comme le plafond étaient recouverts de lattes de bois, mais en plus on avait volontairement donné à l’ensemble une forme courbe ou du moins ogivale. C’était superbe. On sentait qu’on était ici en présence d’un vrai peuple de marins. D’abord c’était en bateau qu’ils étaient venus sur cette île, puis ensuite, pendant des siècles, ils n’avaient côtoyé que des matelots, et finalement c’est sur un navire construit de leurs mains qu’ils étaient partis pour ne plus revenir. Ces gens avaient la mer dans le sang, cela se voyait.

Je n’en finissais pas d’admirer ce salon. De beaux meubles en chêne brut lui donnaient un cachet certain et une grande bibliothèque dominait l’ensemble. J’approchai mon chandelier pour tenter de lire quelques titres. C’étaient de beaux livres anciens, reliés en cuir et dont la plupart étaient écrits en langue espagnole. Je reconnus au passage le Lazarillo de Tormes, puis les œuvres de Lope de Vega, de Calderon de la Barca, de Guillen de Castro, de Gongora et bien évidemment de Cervantes. Il n’y avait pas que le Don Quichotte, mais aussi Les Nouvelles exemplaires, Persilès et Sigismonde et le fameux roman pastoral Galatée. Bref, à chaque fois, il y avait plusieurs volumes pour un même écrivain et on devinait que les propriétaires de ces lieux ne voulaient posséder que des œuvres complètes. Sans doute fallait-il voir là une volonté de ne pas se couper du monde. Eloignés de l’Amérique comme de l’Europe, perdus sur leur ile au milieu de la mer, ils avaient sans doute voulu suppléer, par la culture, à leur éloignement. Il y avait quelque chose d’existentiel dans leur démarche, je le sentais très fort. Comme si le fait de rassembler tous ces volumes était une manière de se définir comme humains au milieu de cette nature sauvage et hostile. Lire et posséder les plus grands chefs d’œuvre de l’humanité, c’était pour eux une manière de dire qu’ils étaient bien vivants et qu’ils étaient autre chose que de simples animaux rejetés par le destin sur une plage.

Ceci dit, que sommes-nous d’autre, finalement ? Nous débarquons dans la vie sans l’avoir demandé. Nous nous trouvons dans un endroit que nous n’avons pas choisi. Nous tentons de nous y habituer et d’y vivre le mieux possible. Pour ce faire, nous luttons contre les éléments, contre les autres hommes, puis contre la maladie et la mort. Le travail occupe une bonne partie de notre existence, mais seul l’art nous permet de nous élever un peu et de réfléchir à notre condition. Qu’on lise, qu’on écrive, qu’on peigne des tableaux ou qu’on compose de la musique, il s’agit chaque fois de dénoncer notre condition et d’imaginer des mondes meilleurs. Depuis les grottes préhistoriques, l’homme n’avait pas fait autre chose, finalement.

J’en étais là de mes réflexions, un doigt frôlant la tranche de tous ces livres qui s’offraient à moi, quand je sentis le regard de mon hôtesse posé sur moi. Elle m’observait attentivement. Il faisait assez sombre dans cette pièce et je ne distinguais pas bien ses traits, mais comme la lueur des flambeaux se réfléchissait dans ses yeux, je crus y voir briller mille étincelles. Sans doute n’était-ce que le reflet des flammes, mais peut-être aussi était-ce la manifestation d’un feu intérieur. Je me mis donc moi aussi à l’observer attentivement. Cet échange de regard ne dura que quelques secondes, mais cela me sembla une éternité. Pendant ce temps infini, je compris subitement qu’il n’y avait pas que les livres pour parvenir à dire la vie et que la présence à mes côtés d’une personne de l’autre sexe était beaucoup plus importante que ce ramassis de papier. Je n’en finissais pas de la regarder et je réalisai soudain qu’elle comptait déjà pour moi. Beaucoup plus que je ne l’aurais cru en tout cas. Moi le marin, qui n’avait fait que parcourir le monde à la recherche de je ne sais quelle vérité qui m’avait toujours échappé, voilà qu’en échouant sur cette île je découvrais subitement un trésor insoupçonné. Et ce trésor n’était pas fait de pièces d’or ou de richesses futiles, il était tout simplement concentré dans ce regard interrogateur qui me fixait.

« Vous avez là de bien beaux livres » murmurai-je, histoire surtout de prendre une contenance et d’avoir quelque chose à dire. La princesse sembla sortir de sa torpeur et m’expliqua que ses ancêtres avaient dépensé une fortune pour acquérir tous ces volumes. Mais ils étaient loin d’avoir tout lu et malheureusement la bibliothèque ne servait souvent qu’à impressionner les visiteurs de passage ou les habitants du coin. « C’est une manière comme une autre de diriger, mais ce n’est pas la mienne. Je suis pour la vérité toute nue, je n’aime pas dissimuler.» Je souris, en pensant à la scène du bain que nous avions surprise dans l’après-midi. Il faut croire qu’elle parvint à lire dans mes pensées car elle proposa, avant de me montrer ma chambre, de m’indiquer l’emplacement de la salle de bain. « Je suppose que vous serez heureux de pouvoir vous rafraîchir avant de dormir ? » Après toutes mes aventures de la journée, ce n’était pas de refus et c’est avec joie que j’accueillis sa proposition. 

 

littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature

Commentaires

Quelle bibliothèque ! avec le Siècle d'or espagnol...
Joli clin d’œil.

Dans « La Galatea », Cervantès fait l'éloge de Góngora, qu’il voit comme un génie sans pareil dont les vers enchantent le monde.
Au début du premier tome de « Don Quichotte », alors que plusieurs romans pastoraux de la bibliothèque d'Alonso Quichano sont jetés au feu, le prêtre et le barbier sauvent « La Galatea » et annoncent que Cervantès sortira bientôt une deuxième partie du « Don Quichotte ».
Parenthèse : « La Galatea », classé comme roman pastoral parce que les personnages sont des bergers, est plutôt une étude psychologique du phénomène amoureux.
En 1614, un « Don Quichotte » apocryphe est signé de l’énigmatique Alonso Fernández de Avellaneda.
La deuxième partie, publiée par Cervantès en 1615, contient plusieurs références à l’imposteur de « Don Quichotte », et à son créateur que certains auteurs identifient comme Lope de Vega.
Cervantès fera mourir son héros à la fin du deuxième tome, pour qu’il ne soit jamais ressuscité par un autre Avellaneda.

Écrit par : Michèle | 30/05/2011

Je suis moi aussi preneuse de la bibliothèque :)

Écrit par : mélody | 31/05/2011

@ Michèle : plus rien à ajouter après ce cours magistral (sourire)
@ Mélody : j'aimerais bien posséder la même
é Mehr : isn't it?

Écrit par : Feuilly | 06/06/2011

J'en rajoute puisque tu te moques :)
Je viens d'ouvrir "Mon Espagne Or et Ciel" de Florence Delay (Hermann éditeurs, 2008) - pris pour y chercher quelque chose sur José Bergamin - et j'y trouve des pages admirables sur le Siècle d'or :
Sur le Quichotte (qu'elle a lu dans les volumes de La Pléiade) et dont elle rappelle que Cervantès, avant Proust, avait fait avec Le Quichotte la somme de tous les genres littéraires existant à son époque : la pastorale, le roman picaresque, la chronique historique, les analyses amoureuses inspirées des "novelle" italiennes, sans oublier ce qu'il inventa, le témoignage social.
Sur les pièces de Cervantès, de Calderon de La Barca et de Lope de Vega.
L'or du Siècle d'Or, est pour elle celui du théâtre, de la peinture, de la prose et de la poésie, et "son" Siècle d'or anticipe celui des historiens.
Elle écrit ceci à la p. 150 :

"Le Siècle d'or, dont le nom symbolise l'éclat d'un pouvoir matériel qui ne bénéficia guère au peuple espagnol, prend fin lorsque commence le brillant Siècle de Louis XIV, qui fut aussi celui d'une grande misère pour le peuple français.
Où passa l'or du Nouveau Monde que déversaient les galions ? L'or des peuples conquis, Aztèques et Incas ? A des guerres, des édifices et des banquiers étrangers. "

Rien de nouveau sous le soleil. Ou plutôt sous l'ombre (du temps humain).

Écrit par : Michèle | 07/06/2011

@ Michèle : "Cervantès, avant Proust, avait fait avec Le Quichotte la somme de tous les genres littéraires existant à son époque" Tout à fait. Et on retrouve ce fantasme d'atteindre l'oeuvre parfaite, celle qui dirait tout. On notera aussi le côté burlesque, car quand on reproduit par après ce qui a déjà été fait, on ne peut qu'en rire (les mentalités ayant évolué). Voir sur ce sujet le livre d'Auerbach, "Mimesis".

Écrit par : Feuilly | 09/06/2011

Les commentaires sont fermés.