16/06/2011
Une île (13)
C’est ainsi que commença une nouvelle vie. Je passais la plus grande partie de mes journées au château, en compagnie de la princesse. Nous devisions à n’en plus finir, nous nous promenions dans les alentours immédiats et consacrions le reste du temps à l’amour. Parfois, mais rarement, nous descendions jusqu’au village, où mes marins, ma foi, ne semblaient pas se plaindre de leur sort. Pas du tout, même. Visiblement, ils avaient rencontré autant de succès que moi, à la différence près qu’il y avait cinquante femmes en bas, ce qui ne leur laissait pas beaucoup de temps libre, je peux vous le certifier. Car j’avais vite deviné qu’ils ne s’étaient pas contentés des charmes d’une seule personne, ce qui pouvait se comprendre dans la mesure où le nombre des prétendantes était impressionnant, tout comme le désir de ces dernières de ne pas être laissées pour compte. Bref, pour le dire plus simplement, j’étais le seul homme de l’île à être monogame. Je préférais cela, je l’avoue, aux exploits sportifs qu’ils pratiquaient. J’étais bien avec ma princesse. Elle était adorable et jolie avec cela, ce qui ne gâtait rien.
Les jours se mirent à défiler, puis les semaines et enfin les mois. J’avais l’impression d’avoir trouvé le paradis sur terre. Et le travail me direz-vous ? En fait, au début, j’avais bien proposé à ma compagne de l’aider dans ses tâches quotidiennes et j’avais même suggéré de réquisitionner mes hommes, au village, afin qu’ils donnassent un coup de main pour les travaux des champs, mais elle ne voulut rien entendre. Nous étions ses invités et n’avions pas à payer de notre sueur le peu que nous mangions. Le sol de l’île était suffisamment riche pour nourrir tout le monde, le sujet était clos, il n’y avait pas à discuter. J’avais alors fait remarquer que nous n’étions pas des visiteurs ordinaires. Non seulement notre présence durait depuis un certain temps déjà, mais elle risquait même de s’éterniser encore fort longtemps. Rien n’y fit. On me répondit que ces dames étaient si heureuses d’avoir de la compagnie, qu’elles nous dispensaient de tout travail, notre présence seule étant déjà en soi un réconfort suffisant. Comme j’insistais, on insinua, à demi-mot et en pouffant de rire, qu’il convenait surtout de nous ménager pour que nous restions au meilleur de notre forme. Bon, vu comme cela, évidemment, il n’y avait plus qu’à accepter et à se taire.
C’était donc une vie bien agréable que nous menions là. Moi, comme je l’ai déjà dit, je passais la plupart de mon temps auprès de ma princesse. Nous discutions pendant des heures ou nous nous promenions. Parfois, mais rarement, elle allait pourtant rejoindre les villageoises pour organiser le travail. Car c’était elle, en effet, qui décidait des labours et des moissons ou encore de la bonne période pour récolter le raisin. Elle devait aussi régler tous les conflits qui pouvaient naître, jouant quelque part le rôle d’un juge. Mais sa clémence était légendaire et elle parvenait toujours à réconcilier les protagonistes, ce qui fait qu’elle rendait moins des jugements qu’elle ne conciliait habilement les avis opposés, pour le plus grand profit de la petite communauté. C’est elle aussi, en tant que souveraine en exercice, qui devait décider des gros travaux d’infrastructure, comme la consolidation d’une maison, la réfection d’une route (si les chemins de moindre importance étaient en terre battue, les rues principales du village étaient empierrées, tout de même !) ou encore l’érection d’une nouvelle fontaine ou d’un nouveau lavoir. Bon, quand je dis qu’elle décidait d’exécuter ces travaux, c’est un peu exagéré, car finalement chaque habitante pouvait donner son opinion et souvent la souveraine se rangeait à l’avis général quand elle estimait qu’il était bon. On était donc loin, sur cette île, d’une monarchie de droit divin et le fait de faire participer la population à la vie publique tuait toute opposition dans l’œuf puisque chaque femme avait eu, à un moment ou à un autre, l’occasion de s’exprimer librement.
Mais si je raconte tout cela, c’est pour dire que la princesse me laissait seul certaines après-midi pour aller gérer les affaires publiques. J’avais donc pris l’habitude, pendant son absence, de flâner dans la bibliothèque du château. C’est comme cela que j’ai redécouvert Rousseau et en le lisant je me suis dit que ce que je connaissais, là, en ce moment, ressemblait fort à son paradis primitif, lorsque l’homme vivait en petite communauté au milieu de la nature. Puis j’ai lu Voltaire, qui m’a fait comprendre que la meilleure organisation politique qui soit, c’était celle qui avait été instaurée dans la contrée où je résidais. Quant à Jules Verne, il m’a troublé, avec ses naufrages, ses îles désertes et son voyage au centre de la terre. Pour un peu j’aurais cru qu’il avait rédigé ses manuscrits ici même et il me semblait ressembler tellement à ses personnages que je ne savais plus très bien où était le monde réel et le monde de la fiction. Il est vrai que je vivais dans une sorte de conte merveilleux et ce qui m’arrivait était trop extraordinaire pour ne pas me faire douter de ce que j’avais sous les yeux.
Un jour, la princesse s’étonna de me voir toujours penché sur des livres. Ce n’était pas là l’image qu’elle se faisait d’un marin et je dus lui expliquer que je n’étais pas tout à fait un capitaine ordinaire. En fait, j’avais étudié au lycée, mais à dix-huit ans, à l’âge où les autres adolescents entraient dans la vie active ou entreprenaient des études supérieures, je m’étais mis à parcourir le monde, tentant d’assouvir la rage et le désespoir qui m’habitaient depuis des années. Ma mère était morte quand j’étais tout petit et les rapports avec mon père avaient toujours été conflictuels. Etait-ce là la raison profonde de mon mal être ? Je ne le crois pas. Je pense plutôt que je réfléchissais trop et au lieu de courir les filles et de me laisser vivre, je ne faisais que m’interroger sur le sens de ma vie. Or justement, de sens, je n’en trouvais aucun. Quel que soit le métier que j’exercerais, je me retrouverais tous les soirs chez moi à me demander ce que j’avais fait de vraiment important dans ma journée. Existentiellement parlant, le fait d’être banquier, commerçant ou instituteur ne changeait rien : les années allaient passer et je m’avancerais inexorablement vers la mort.
Alors j’ai décidé de réagir et de tout quitter. J’ai commencé à parcourir le monde, d’abord à pied, puis finalement en bateau. J’ai visité Venise, Florence et Naples. Puis je me suis dirigé vers l’Espagne. J’ai été ouvrier agricole en Catalogne, pêcheur de crevettes près de Valence, gardien de moutons sur les contreforts de la Sierra Nevada et fabricant de tonneaux à Salamanque. Partout où je passais, les gens me racontaient leur vie et ce que j’apprenais me confortait dans l’idée que l’existence n’avait pas beaucoup de sens. Alors j’ai fui plus loin encore et j’ai quitté l’Europe pour le Moyen-Orient. J’ai vu la Palestine, la Syrie et les hauts plateaux de l’Anatolie. Un jour, désespéré et sans argent, j’ai atterri au Liban et là, sur un coup de tête, je me suis engagé sur un bateau marchand. Je voulais fuir, aller plus loin encore et finalement découvrir un endroit sur terre où vivre aurait un sens. Mais j’avais beau naviguer dans toute la Méditerranée, je ne trouvais rien. Dix années se passèrent ainsi, au cours desquelles, comme je le redoutais, il n’arriva rien de significatif. J’allais d’île en île ou je reliais la côte dalmate à la côte turque. J’avais l’impression de tourner en rond et d’étouffer. En attendant, je vieillissais et j’acquérais de l’expérience, aussi, quand on me proposa de devenir capitaine d’un navire qui devait traverser l’Atlantique pour rejoindre l’Amérique du Sud, j’ai sauté sur l’occasion. Voilà enfin une aventure qui était digne de moi. J’allais quitter le vieux monde pour découvrir de nouvelles terres. Là-bas, peut-être, j’allais enfin trouver ce que je cherchais.
Et puis voilà, il y a eu cette tempête, ce naufrage et me voilà ici. « Et tu veux que je te dise ? Pour la première fois j’ai l’impression d’avoir enfin trouvé quelque chose, quelque chose d’essentiel, qui est la tranquillité d’âme. Je suis ici, avec toi et je ne fais plus rien, sauf lire justement, car j’ai conservé de mes années d’études le goût de la chose écrite. Mais pour la première fois je me sens bien. Apaisé en quelque sorte. Je crois que c’est à ta présence que je dois cet état d’esprit. Je voulais que tu le saches. »
Vignobles face à la mer (ici Collioure-Banyuls, Pyrénées orientales)
07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature
Les commentaires sont fermés.