11/05/2011
Une île (7)
Les années passèrent et même les décennies. Le climat était agréable et la vie finalement facile. Les tempêtes, elles, étaient rares, mais terribles, comme on l’a vu, ce qui provoqua l’arrivée d’autres naufragés, dont les navires s’étaient à leur tour échoués le long des grandes plages de sable blanc. Insensiblement, la population se mit à croître. De cinquante personnes, on passa à soixante-dix, puis à cent. Chez les plus jeunes, et même à vrai dire chez les moins jeunes, l’amour fit le reste. Des couples se formèrent et à défaut de prêtres (les voies de Dieu étant impénétrables, comme dit le proverbe, aucun ne survécut jamais à ces catastrophes maritimes) on vécut en union libre. Des enfants naquirent, puis les enfants de ces enfants. D’autres navires, plus chanceux, vinrent mouiller dans le petit port qu’on avait construit, ce qui leur évita de sombrer dans l’océan en furie. Des échanges se firent. On se mit à vendre des fruits et des légumes frais à ces marins qui venaient tout droit d’Espagne et que le scorbut menaçait. En échange, ils offrirent des vêtements, des ustensiles de cuisine, quelques bijoux…
Les jeunes filles ne restaient pas insensibles devant la virilité de ces loups de mer au regard énigmatique, perdu dans les lointains. Beaucoup se retrouvèrent enceintes et sans compagnon, car une fois les cales de leurs bateaux remplies de provisions, les marins en question repartaient aussitôt vers la fascinante Amérique. Ce n’était pas bien grave et très vite la collectivité s’organisa en conséquence pour aider les pauvres filles éplorées à élever leurs enfants. Pour les consoler, il se trouva même sur l’île des hommes mariés tout disposés à leur procurer un peu de tendresse. Cela déboucha sur d’autres naissances et sur quelques scandales, mais bon, c’est la vie.
La réputation du lieu s’accrut auprès des matelots et bientôt l’île devint un passage obligé pour les grands voiliers en partance pour la Jamaïque ou la lointaine Colombie. Le petit port s’était transformé en un lieu d’échange, une sorte de plaque tournante internationale, et maintenant, à côté des galions espagnols ou portugais, il n’était pas rare de trouver des navires anglais ou français. Tout cela faisait pas mal de monde et la population locale s’enrichit considérablement de ce commerce, population qui, dit-on, atteignit les trois mille âmes au milieu du XVII° siècle.
Puis, la roue de la fortune, comme toujours, finit par tourner. Les guerres entre les grandes puissances maritimes rendirent la zone peu sûre. Bientôt on ne vit plus que des bateaux espagnols et encore, ceux-ci hésitaient à venir jeter l’ancre dans le petit port, de peur de se retrouver encerclés par une flotte ennemie, surgie de nulle part pour les anéantir. Alors les Espagnols eux-mêmes se montrèrent rares, d’autant plus qu’avec le temps la taille des navires s’était considérablement accrue. En plus des douze rangées de canons qu’ils arboraient fièrement, ils pouvaient maintenant transporter des quantités plus importantes de vivres, ce qui rendait superflu le détour par la petite île.
On se retrouva entre soi, bien seuls, avec le sentiment d’être abandonnés par la terre entière. Les plus jeunes commencèrent à partir, afin d’aller tenter leur chance ailleurs. En cinquante ans, la population décrut considérablement. De trois mille âmes, on passa à deux mille, puis à mille. C’est alors qu’un des rares bateaux qui avait accosté apporta une maladie terrible, qui était peut-être la peste. Il mourut beaucoup de monde et pas seulement chez les vieux. Après l’épidémie, il ne restait plus que cinq cents personnes, toutes fort affaiblies.
Les années passèrent encore, mais maintenant le nombre de naissances ne compensait plus le nombre de décès et on se retrouva à deux cents, puis à cent insulaires. Ce n’était plus possible. Les hommes avaient beau s’acharner au travail, labourant, plantant, sarclant, il n’y avait plus assez de bras pour entretenir tous les champs. La forêt tropicale reprit rapidement ses droits et on survécut comme on put en pêchant, autrement dit en cherchant dans la mer une ultime ressource. A l’horizon, plus aucune voile n’apparaissait jamais, ce qui fit qu’on se retrouva complètement isolés et qu’on vécut en autarcie. Loin de faciliter les rapports de bons voisinages, cette situation créa des conflits entre les habitants. C’est qu’il fallait se partager le peu de richesse qu’il restait et surtout il fallait se partager les femmes. Il faut dire que les jeunes filles à marier se faisaient plutôt rares et qu’elles étaient fort convoitées. Il s’ensuivit des rixes sanglantes, parfois mortelles, entre les prétendants, ce qui indirectement rétablit l’équilibre numérique entre les sexes, mais contribua également à faire baisser une nouvelle fois le nombre des survivants. Car on pouvait bien appeler comme cela les pauvres hères qui vivotaient sur l’île.
La famille princière, qui s’était déclarée noble deux siècles plus tôt et qui avait toujours tout dirigé avec souplesse et intelligence, avait maintenant bien du mal à se faire écouter. Ses ordres étaient contestés, ses décisions fort peu respectées. Petit à petit l’anarchie s’installa, ce qui n’améliora pas le combat pour la survie. Les hommes surtout, se montraient de plus en plus agressifs, et les meurtres devenaient monnaie courante. Si on continuait de la sorte, il était clair qu’il n’allait plus rester un seul être humain sur l’île. Alors, un jour, le prince prit une décision de la plus haute importance, une décision que curieusement il parvint pour une fois à imposer. C’était il y a vingt ans de cela, environ. Il expliqua que la population mâle allait s’exterminer d’elle-même dans des rixes sanglantes complètement ridicules, des rixes que lui, le chef, ne parviendrait ni à empêcher ni à réprimer. Alors il demanda à tous les hommes de construire un grand navire et d’aller tenter leur chance ailleurs, derrière cet horizon qui devait bien cacher quelque part des terres habitées. L’idée était d’aller faire fortune dans ces contrées lointaines, puis de revenir chercher les femmes une fois qu’on se serait bien établi là-bas.
Pendant six longs mois les hommes cessèrent donc de se quereller et de se battre. Dès que le soleil paraissait à l’horizon, ils se levaient et allaient travailler à la construction du fameux bateau. Il fallut abattre des arbres, scier des troncs, en faire des planches, puis plier celles-ci à la chaleur du feu afin qu’elles épousent les formes rondes du navire. Ils riaient désormais entre eux, disant que le seul souvenir qu’ils conserveraient des femmes, ce serait précisément la rondeur de la carène de cette espèce d’arche étrange. Alors, par ironie ils la baptisèrent Noé.
Quand tout fut terminé, ils décidèrent encore de dresser à la proue une grande statue représentant une sirène. Pour cela, il leur fallut encore bien un mois. Le résultat, cependant, était époustouflant. Dans un tronc d’arbre entier, tout d’une pièce, ils étaient parvenus à sculpter un corps de femme. Celle-ci avait un visage fin et gracieux, de longs cheveux bouclés et un regard nostalgique. Elle était vêtue d’une ample robe aux replis abondants, mais qui laissait à découvert une poitrine provocante, aux seins durs et dressés devant les intempéries à venir. A partir du ventre, son corps devenait celui d’un poisson et se perdait insensiblement en dégradé dans la structure-même de la proue. Cette statue était une merveille et manifestement cette sirène n’avait pas besoin de chanter pour séduire le cœur des marins.
Le dernier soir, on organisa un grand festin durant lequel le prince prit la parole. Il expliqua que de tous les hommes, lui seuil allait rester avec les femmes, afin, disait-il, de les protéger. Mais l’instinct de survie avait aiguisé la conscience de classe et les futurs marins se gaussèrent de lui. Quoi ? On les envoyait, eux, sur la mer, à la recherche de richesses fort incertaines, pendant, que lui, le prince, parce qu’il se disait noble, allait pouvoir rester avec leurs femmes et en jouir à sa convenance ? Cela n’allait certainement pas se passer comme cela ! Le ton monta et le vin aidant, un des hommes finit par se saisir d’une hache et par fracasser la tête du roi. Alors, sans attendre l’aube, on poussa le navire dans l’eau et on embarqua pour une destination inconnue. Restées seule sur la plage, les femmes les regardèrent partir, la gorge serrée. La dernière image qu’elles conservèrent dans leur mémoire, c’est celui du bateau qui, après être sorti du port, vira à bâbord toute et se retrouva de profil pendant quelques instants. Alors, à la lumière de la lune, qui était pleine ce soir-là, elles purent voir distinctement la figure de la sirène laquelle, la poitrine dénudée, contemplait fixement les ténèbres et la nuit.
« On ne les a jamais revus », dit une voix derrière nous, qui nous fit tressaillir.
07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature
Commentaires
Belle version romanesque (je n'ai pas dit romantique) de l'Île des Femmes (Isla Mujeres), considérée à l’époque des Mayas comme un lieu sacré, dédié à la Déesse Ixchel, la mère des dieux, déesse de la lune et de la fertilité, ou de l'île aux Femmes (Huahine) découverte en 1769 par le Capitaine James Cook.
Belle figure de proue que ce corps de femme-poisson sculpté dans le tronc d'un arbre, qui fendra les flots, vitesse filant au cœur de l'immobilité.
Cassandre aussi était représentée le sein dénudé. Cassandre qui voit la mort où les hommes ne veulent pas entendre parler de leur anéantissement...
Écrit par : Michèle | 12/05/2011
@ Michèle : la femme-sirène, figure de proue du navire et qui symbolise, sans que les marins le sachent, tout ce qu'ils sont partis chercher au bout du monde.
Écrit par : Feuilly | 12/05/2011
Les commentaires sont fermés.