07/05/2011
Une île (6)
Les premiers habitants étaient arrivés il y avait très longtemps. C’était l’époque des grands voiliers et Colomb venait à peine de découvrir l’Amérique. Il fallait peupler la nouvelle colonie et de Séville étaient partis douze navires avec à leur bord pas mal de monde. Des gens pauvres essentiellement, qui avaient préféré quitter leur terre andalouse, où ils mourraient de faim, pour tenter leur chance là-bas, dans ce nouveau continent où on disait que tout était possible et où, en tout cas, on leur offrait gratuitement une terre à cultiver. Une terre qui leur appartiendrait ! C’était inespéré, eux qui n’avaient jamais été que journaliers dans les grandes exploitations des seigneurs de l’époque et qui travaillaient des quatorze heures par jour pour recevoir comme salaire un petit sac d’olives avec lequel il fallait nourrir toute une famille. Alors, avoir subitement une terre à soi, c’était plus que magnifique, c’était tout simplement un rêve extraordinaire.
Ils étaient donc partis, plusieurs centaines de familles, hommes, femmes, enfants, tout cela entassé dans douze galions de la marine royale. Car Isabelle, la reine très catholique, prêtait même ses vaisseaux pour aller peupler de chrétiens ces terres du bout du monde. C’est que ces contrées étaient remplies de sauvages, des êtres sans âme, proches des animaux, et qui n’avaient jamais entendu parler de Dieu. Il fallait donc amener là-bas des Européens en masse, des hommes de race blanche, de la race supérieure, pour contrer la puissance du Diable, qui régnait en maître sur ces terres reculées.
Eux, les pauvres, sur leurs galions, ils s’en moquaient bien du Diable. Certes, ils étaient catholiques comme tout un chacun, mais que les sauvages, là-bas, vénèrent les plantes ou les animaux, ce n’était pas vraiment leur problème. C’était plutôt du ressort des prêtres, qui eux aussi, soit dit en passant, étaient venus en nombre. Sur les navires, ils occupaient d’ailleurs les plus belles cabines, tandis que les paysans étaient relégués à fond de cale, mais bon, ce n’était après tout qu’un mauvais moment à passer... Non, ce qui les intéressait, les pauvres, ce n’étaient pas ces sauvages à évangéliser, mais c’étaient ces champs qu’on leur avait promis et qu’ils allaient pouvoir cultiver et faire fructifier rien que pour eux. Bien sûr, cela allait être dur, il allait falloir défricher, arracher, labourer, sarcler, mais tout cela, ils savaient le faire. Ils n’avaient même jamais rien fait d’autre dans leur vie. La différence c’est que pour la première fois ils allaient bénéficier directement du fruit de leur travail. Alors, quand on leur disait que cette terre promise était l’empire du Diable, ils souriaient intérieurement, car le Diable, c’est en Andalousie qu’ils l’avaient rencontré.
Ils étaient donc partis confiants et tout heureux. Malheureusement, la durée de la traversée dépendait des vents. Après un calme plat qui immobilisa les navires pendant des semaines, une tempête terrible se déchaîna. Personne n’avait jamais vu cela et surtout pas ces pauvres paysans andalous, habitués à des cieux plus sereins dans leur Espagne méridionale. Les vagues étaient énormes, vraiment impressionnantes, et les bateaux roulaient et tanguaient dans tous les sens, plongeant, remontant, plongeant encore. Bientôt les mâts commencèrent à se rompre, dans des craquements de fin du monde, emportant dans leur chute les gabiers qui se cramponnaient comme ils pouvaient dans ce qui restait des cordages. Sur le pont, c’était un désastre et on n’avait pas le temps de compter les morts que déjà ceux-ci étaient entraînés par les vagues qui n’en finissaient pas de déferler. Les pauvres marins, jetés par-dessus bord dans la mer en furie, se retrouvaient aussitôt dans ce qui allait devenir leur tombeau. Mais dans les cales, ce n’était pas mieux. Les grosses barriques de vin et d’eau avaient rompu leurs amarres sous la violence des chocs et elles s’étaient mises à rouler dans tous les sens, écrasant au passage hommes femmes ou enfants, sans distinction d’âge ou de sexe. Et comme si cela ne suffisait pas, deux des navires, ballottés par les flots aveugles et devenus complètement hors de contrôle, entrèrent en collision. Les coques se brisèrent et bientôt il ne resta plus à la surface des éléments déchainés que des débris de toutes sortes auxquels s’accrochaient désespérément quelques survivants.
Le lendemain, le soleil était revenu et la mer était calme. Les malheureux qui avaient pu rester accrochés, qui à un tonneau, qui à un madrier, furent poussés par le courant sur une plage de sable fin. Dans leur malheur, c’est à proximité d’une île qu’ils avaient fait naufrage, mais c’était une île déserte. Revenus de leurs émotions, ils se comptèrent. Ils étaient exactement cinquante. Alors il fallut s’organiser et lutter pour survivre. Avec des outils récupérés après le naufrage, on coupa des arbres pour construire des espèces de maisons. Bientôt, un village était né. Pour manger, on chassa et on fit la cueillette des fruits, puis très rapidement on se mit à défricher et à semer les graines récupérées dans les débris des navires, ces graines qu’ils avaient emmenées avec eux pour les planter en Amérique. Ma foi, ici ou ailleurs, qu’est-ce que cela changeait, finalement ?
Aïvazovski (1817-1900), Tempête
00:25 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature
Commentaires
Thrace quittée, un jour
au rivage qui longe la mer
sur les rivages de la mer où les sillons surgissent
au-dehors et les bouches du fleuve il
passa sur la terre stérile non pas à l'aide d'eaux
et de bateaux
mais par un récit qui verse à l'inconnu, par un
chemin inexistant, que nul ne foula, un chemin où
marcher ne laisse pas de trace, comme une taupe.
D'avoir frayé au plus reculé de l'anfractuosité,
creusée la profondeur ouverte et de nul visible
enclose sous la terre il
aboutit sous la mer ce sentier déroutement des
routes.
(extrait du LYCOPHRON - Alexandra -
Traduction de Pascal Quignard)
Écrit par : Michèle | 10/05/2011
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