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09/12/2012

Disparition

La neige de ce matin a disparu

Elle a fondu sous des cieux chahutés

Qui sentaient bon le vent marin

Elle a emporté avec elle

Les traces de François Villon

Autrefois poète

Aujourd’hui bandit de grand chemin.

Où est-elle partie  cette neige ?

Elle s’en est allée comme l’image de ton visage

Que je ne retrouve plus au fond de ma mémoire.

littérature

 

Credit photo : Isabelle Legault

00:05 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature

02/12/2012

Brouillard

Le brouillard a tout effacé et je reste seul avec moi-même.

Les collines ont disparu, ainsi que le village et la forêt.

Il n’y a plus rien.

Rien que le murmure de la rivière, quelque part dans ma mémoire.

Je marche, enveloppé d’un voile de coton blanc.

Je marche sans savoir où je vais. 

Il fait froid, très froid.

Autrefois, la vie était ici : des oiseaux dans les arbres, des bourgeons sur chaque branche, un lièvre à l’arrêt, les oreilles au vent, affolé par un bruit insolite, ou bien encore un renard, trottinant à travers les prés, une proie entre les dents.

Aujourd’hui, il n’y a plus rien. Plus de bourgeons, plus d’oiseaux. Le grand lièvre est mort et le renard a disparu.

Il a disparu dans la brume, comme les collines, comme le village, comme la forêt.

Aujourd’hui il n’y a plus rien et je marche seul dans la nuit qui tombe,

Sans savoir où je vais et sans même savoir qui je suis.

Littérature

15:12 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature

27/11/2012

Toi

Toi que j’ai connue dans un lit de tendresse

Toi qui m’as donné ton cœur, ton âme et ton corps

Toi qui m‘as tout donné, même tes souvenirs d’autrefois

Toi qui es venue à ma rencontre quand je n’espérais plus rien

Toi qui m’as souri quand nos regards se sont croisés pour la première fois

Toi qui m’as aimé comme jamais personne ne m’avait aimé

Toi qui m’as écrit des milliers de lettres des milliers de mots

Toi qui as parlé de l’amour comme personne encore ne m’en avait parlé

Toi qui un soir es venue te blottir contre moi

Toi qui m’as dit simplement « je ne veux pas te quitter »

Toi que j’ai connue dans un lit de tendresse

Toi…

littérature

00:05 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature

24/11/2012

Autrefois

Autrefois j’ai parcouru le monde.

J’ai vu des déserts, des montagnes et des mers,

De grands fleuves, des marais et des  rivières.

J’ai traversé des forêts, des plaines et des vallées

Et j’ai emprunté tous les chemins de la terre.

J’ai connu la neige et le froid

Sur les massifs schisteux ou les grands plateaux calcaires

Puis j’ai connu la sécheresse et la chaleur

Au fond de toutes les Espagnes

J’ai visité Venise la belle

Noyée dans son miroir

Et la verte Toscane

Dont les collines courent vers la mer.

J’ai vu les lacs des Alpes et les torrents des Pyrénées

Tous les pins des Landes et même la côte bretonne

Des falaises d’Irlande, j’ai contemplé l’océan

Cette immensité liquide aux remous incertains.

Autrefois j’ai parcouru le monde.

Autrefois. 

Littérature

00:05 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

15/11/2012

Le retour

Ce jour-là, j’ai retrouvé la forêt.

Pas ce petit bois qu’on rencontre à la sortie des villes. Non, la vraie forêt, la forêt primitive, celle de mon enfance, celle de toujours. L’indomptée, l’insoumise, celle qui fut toujours forêt et que l’homme, jamais, ne parvint à évincer. Depuis le plus haut Moyen-âge, jamais bûcheron n’en vint à bout, jamais paysan ne put en conquérir la  moindre parcelle pour agrandir ses champs.  Toujours la forêt fut là, aussi loin qu’on remonte dans la mémoire des hommes.

Le village, j’en ai parlé. Il dort au cœur des grands bois, le long d’une boucle de la rivière. Trois maisons, un cimetière. C’est là que reposent les miens. Partout autour, c’est la forêt. Celle de Rimbaud, celle de Verlaine, celle qui traverse toutes les frontières. C’est un pays sauvage où la vie, toujours, a été dure. C’est le pays qui m’a formé, c’est mon pays.

Ce jour-là, j’ai retrouvé la forêt.


littérature

 



Photo personnelle, octobre2012

11:59 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : littérature

02/11/2012

Dans le grenier

Dans le grenier, il n’y a rien, rien que quelques boîtes remplies d’objets hétéroclites, souvenirs d’époques révolues. Les ouvrir vous plonge dans des regrets sans fin et mieux vaut donc éviter cette descente aux enfers de la mémoire.

Dans le grenier, il n’y a rien, rien qu’un vieux fantôme qui parfois me rend visite. Gentil, courtois, il glisse dans l’ombre sans faire de bruit. C’est à peine si on le devine, tant il est discret. Seule une toile d’araignée frémit dans un coin, signe de son passage pour ceux qui savent voir.

Dans le grenier il n’y a rien, rien qu’un gros morceau de fromage laissé là pour les souris, par amitié pure pour la gent rongeuse. Parfois, de ma chambre, je les entends trottiner à qui mieux mieux, organiser des débats, traiter des affaires de leur Etat. C’est un peuple pacifique et craintif, qui jamais n’assassina personne.

Dans le grenier il n’y a rien, rien qu’une vieille horloge aux aiguilles arrêtées, symbole du temps qui fut et qui jamais plus ne sera. Il y a aussi une armoire remplie de vêtements vieux. Nul ne sait à qui ils purent bien appartenir, ni en quel siècle ils furent portés, si jamais ils le furent.

Dans le grenier il n’y a rien, sauf une lucarne par où je contemple le ciel. Couché sur le plancher, je regarde l’azur, qu’un oiseau parfois traverse d’un vol lent ; ou je compte les nuages, qui passent de droite à gauche, en partance pour nulle part ; ou bien encore j’observe les étoiles, ces mondes disparus qui éclairent ma nuit incertaine. Parfois, fatigué de rêver à des amours improbables et à des voyages impossibles, je m’assoupis un instant. Du fond de mes songes, il me semble entendre un bruit étrange, et je me réveille vaguement. S’agit-il d’une souris qui trotte dans l’obscurité, du fantôme qui frôle l’armoire aux souvenirs, ou de la vieille horloge qui aurait sonné les douze coups de minuit, marquant la fin inéluctable de la partie ?

Littérature

00:05 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature

28/10/2012

Cimetière

Je suis revenu.

Je suis revenu au village après toutes ces années d’absence. Vingt ans au moins,  si pas plus.

J’ai ouvert la petite grille du cimetière, qui a grincé comme autrefois. Rien ne semblait avoir changé.

Les tombes, avec leurs croix de pierre, étaient blotties contre le mur de la vieille église et les arbres  penchaient toujours vers elles leur feuillage abondant.

Je me suis avancé dans l’allée de gravier, le cœur battant. Le silence était impressionnant. Les oiseaux, en ce début d’automne, étaient partis et j’étais vraiment seul.  

 Alors, tout en marchant, j’ai regardé autour de moi.

 Ils étaient tous là. Tous ceux que j’avais connus et tous ceux dont le nom m’était familier. Il n’en manquait pas un. Ils avaient été les compagnons d’école de mes parents.  Parfois, je les avais rencontrés, revenant des  champs, et tenant par la bride leurs chevaux de labour.  Ils s’arrêtaient un instant et roulaient une cigarette en évoquant le bon vieux temps.

Et aujourd’hui ils étaient là. Leurs noms s’alignaient les uns après les autres sur les pierres des tombes. Ils étaient de nouveau réunis, comme autrefois autour du « Maître d’école», quand ils étaient enfants. Mais ils étaient sages comme ils ne l’avaient jamais été, et immobiles à jamais.

Il n’en manquait pas un. Ils étaient tous là.

J’ai refermé la petite grille derrière moi et je suis parti, méditant sur les années qui avaient passé. Un coup de vent fit voler quelques feuilles jaunes. L’automne, déjà, était là, annonçant un hiver qui approchait à grands pas. 

Photo personnelle octobre 2012

littérature

00:14 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : littérature

19/10/2012

Sur la route...

Sur la route, il n’y avait rien.

Rien que l’asphalte mouillé où mes pas résonnaient.

Dans les fossés, la pluie récente avait laissé d’étranges flaques.

Des flaques où se réfléchissaient tous les nuages du ciel.

De chaque côté du chemin, les grands arbres ployaient sous le vent.

Un fort vent d’automne, qui soufflait en rafale.

Des gouttes, parfois, tombaient des branches aux feuilles jaunissantes.

Elles tombaient dans les fossés, au milieu des nuages.

Point d’animaux, dans la grande forêt.

Nulle course effrénée, nul chant nostalgique.

Rien que le silence.

Les oiseaux s’étaient enfuis vers un Sud improbable et le grand cerf était mort.

Mort d’une balle assassine, dans la saison des amours.

Moi, je marchais au hasard, sans but, ne sachant où aller.

Je tentais d’oublier un chagrin, que je cachais avec peine.

Je marchais, et mes pas résonnaient sur l’asphalte mouillé.

Sur la route, il n’y avait rien.

 Littérature

 

00:05 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature

15/10/2012

Le banc

Ce soir-là, il avait franchi les grilles du petit parc pour la première fois. Il n’y était jamais entré auparavant, sans qu’il sût trop pourquoi, d’ailleurs ; pourtant, cela faisait bien un an qu’il habitait dans le quartier.  Il faut dire que ce lundi-là, il faisait si bon quand il a quitté le bureau, qu’il n’avait pas pu résister à l’envie d’aller flâner sous les grands arbres. Depuis une semaine il apercevait les branches déjà jaunes qui se balançaient au-dessus du trottoir. L’automne était au rendez-vous, il fallait en profiter.

Dès qu’il eut franchi la grille, il avait tout de suite été frappé par l’alignement rectiligne des plantations. C’était un jardin à la française, digne imitation de celui de Versailles, mais en plus petit évidemment. Les arbres occupaient toute la périphérie, tandis que le centre était composé de pelouses et de massifs de fleurs, lesquels formaient  un motif géométrique au départ d’un petit étang.

Sans savoir pourquoi, alors qu’il venait pour admirer les arbres et leur feuillage aux couleurs chatoyantes, il se dirigea vers cet étang, sans doute à cause du grand jet d’eau dont le murmure lui parvenait malgré la distance. Il faut dire que tous les sentiers menaient à ce jet d’eau et qu’on le voulût ou non, on était obligé de se retrouver devant lui à un moment ou à un autre.

Il resta là longtemps, à admirer les grosses carpes qui nageaient près du bord, happant au passage l’un ou l’autre morceau de pain détrempé. La hauteur du jet d’eau l’impressionna vraiment car elle devait bien atteindre dix mètres, peut-être même quinze. Du côté opposé au vent, un fin brouillard venait vous surprendre et le gravier, à cet endroit-là, était tout humide. Il fit trois fois le tour du bassin, et trois fois il reçut ces espèces d’embruns sur le visage. Cela l’amusait, le détendait, lui faisait oublier tous les soucis de la journée, les collègues bruyants, le chef hystérique, le retard dans les dossiers, etc. S’il avait encore été enfant, il serait resté là, pour recevoir sur lui ce brouillard bienfaisant, mais bon, il n’était plus un enfant… Qu’est-ce que les autres promeneurs auraient pensé de lui, en le voyant dans cette position ?

Il en était là de ses réflexions quand il aperçut à l’autre extrémité de la pelouse, sur une  hauteur, un petit banc qui se trouvait à la limite des arbres. Dès qu’il le vit, il fut pris du besoin irrépressible d’aller s’asseoir là-bas, dans la partie la plus élevée du parc, afin de dominer l’ensemble du paysage. Et puis ce banc avait il ne savait quoi de touchant qui l’attirait et il se mit donc en route. Malheureusement, cela lui prit un certain temps car les sentiers s’alignaient selon un motif géométrique et ils n’avaient pas été tracés dans un but fonctionnel. Il se retrouva donc plusieurs fois sur des chemins circulaires, qui le ramenaient à son point de départ ou bien dans des culs de sac qui l’obligeaient à revenir sur ses pas.

Bref, quand enfin il arriva près du petit banc, il s’aperçut que celui-ci était maintenant occupé par une jeune femme. Cela le contraria car il avait envie de solitude. Il n’osa pas, pourtant, retourner d’où il venait, ce qui aurait pu être interprété comme un signe de timidité de sa part. Il continua donc d’avancer et une fois qu’il fut à la hauteur de la jeune personne, il la salua et lui demanda s’il pouvait s’asseoir un instant pour avoir une vue d’ensemble du parc. Elle lui sourit, déposa le livre qu’elle était en train de lire, et l’invita à prendre place.

D’abord il ne dit rien et regarda le paysage. D’ici, l’agencement des pelouses et des plantations était tout simplement magnifique. Quant à la ligne d’arbres qui entourait le parc, l’isolant complètement du monde, elle accentuait encore la beauté de l’ensemble. En effet, les feuilles, qui commençaient à jaunir, offraient un contraste étonnant avec le vert des pelouses, et la verticalité des arbres ainsi que leur ampleur impressionnante rompaient la monotonie. Après une bonne minute, il se dit qu’il devrait quand même bien échanger quelques mots avec sa voisine, sinon la situation allait devenir gênante. Elle n’avait pas repris son livre et regardait, elle aussi, le même paysage que lui. Peut-être attendait-elle qu’il engageât la conversation ? Ou bien tout simplement avait-elle peur que le fait de recommencer à lire fût interprété comme un manque de politesse ? Allez savoir.

C‘est très beau ce parc, je n’y étais jamais venu.

Ah non ? Moi j’y viens souvent, surtout pour lire. C’est très calme, on ne voit jamais personne.

Ah bon, il n’y a jamais personne qui vient ?

Non, ou alors c’est très rare. On aperçoit parfois un vieux jardinier qui ratisse les allées ou qui taille les rosiers, mais c’est tout.

C’est curieux quand même, un  parc comme celui-ci, en pleine ville, cela devrait attirer du monde…

C’est le parc d’un ancien château. C’est pour cela qu’il y a des grilles tout autour. C’était privé depuis plus de cent ans et l’entrée était donc interdite. Quand on a ouvert au public, il y a une dizaine d’années, personne n’est venu. Les gens n’avaient pas l’habitude sans doute.

Et pourquoi est-ce devenu public, si c’était privé ?

Ça, c’est une longue histoire.

La jeune femme se tut et regarda longuement devant elle.

Le dernier propriétaire était un vieux monsieur qui vivait là avec sa fille. Il avait plus de soixante-quinze ans et sa fille peut-être vingt-cinq. Il s’était marié assez tard et avait eu cet enfant avec une femme beaucoup plus jeune que lui, une Italienne. Quelques années après l’accouchement, elle est partie comme cela, sans rien dire. On ne l’a jamais revue. Il faut croire qu’elle s’ennuyait et que la vie de château n’était pas pour elle. Son mari en fut inconsolable et il reporta toute son affection sur sa fille. Quand celle-ci fut grande, elle tomba amoureuse, ce sont des choses qui arrivent.

En disant cela, elle regarda son interlocuteur en coin avec un petit sourire qui le troubla.

Et que se passa-t-il ensuite ?

Il se passa que le jeune homme dont elle s’était éprise n’était pas aussi libre que ce qu’il lui   avait dit. En réalité il était déjà marié et possédait un château je ne sais plus où.

Et alors ?

Alors une tristesse immense s’empara d’elle. Pendant des mois elle dépérit, plongeant chaque jour davantage dans une espèce de dépression. Son vieux père se faisait bien du souci, mais il avait beau faire venir tous les médecins de la région et même de grands spécialistes, cela ne changeait rien.

Oui, les peines d’amour, ce n’est pas facile à guérir.

Elles ne se guérissent pas. Un matin, alors que tout le monde dormait encore, la jeune fille sortit et se jeta dans l’étang que vous voyez là-bas et s’y noya. Son père ne la découvrit que des heures plus tard. Il ramena son corps dans le château, s’y enferma et, de désespoir, il y mit le feu. Tout a brûlé, il ne resta rien de cette magnifique bâtisse, qui se situait dans le coin latéral, là-bas. On n‘a jamais retrouvé leurs corps.

Quelle triste histoire ! C’est terrible. Et le château ?

Il a été démoli. La commune a acheté les terrains et on a ouvert le parc au public. Mais comme je l’ai dit, les gens ne sont pas venus.

Ils avaient peut-être peur, à cause de ce suicide…

Ou à cause de l’amour. On ne sait pas quand ça vous prend et on ne sait jamais comment cela se termine.

Oui, c’est vrai aussi.

Là-dessus leurs regards se croisèrent quelques instants. C’était à la fois délicieux et inquiétant. Un courant passait, c’était certain, mais tous deux sentaient comme un danger potentiel, sans qu’ils sussent d’ailleurs bien déterminer lequel. Pour sortir du labyrinthe des sentiments dans lequel il se sentait embourbé (labyrinthe qui n’était pas sans rappeler les allées géométriques inextricables du    parc) l’homme changea de sujet :

Quel livre étiez-vous en train de lire, avant que je ne vous interrompe ?

Un livre de Cioran.

Oh, j’adore Cioran, lequel ?

 -"De l’inconvénient d’être né »

Tout un programme, en effet.

Vous ne croyez pas si bien dire.

Pourquoi ?

Oh, rien, comme cela. Regardez cet étang, là-bas, avec le jet d’eau, il est joli, n’est-ce pas ?

Oui, très joli.

Mais il est également très profond.

Assez profond pour qu’une jeune fille puisse s’y noyer…

Voilà. La vie est souvent comme cela. On croit que tout est beau et puis dès qu’on creuse un petit peu, on s’aperçoit qu’il y a des gouffres sous nos pieds.

Même dans les histoires d’amour ?

Surtout dans les histoires d’amour…

Un nouveau silence s’installa entre eux. Il regarda sa voisine à la dérobée. Elle contemplait fixement le grand jet d’eau et semblait être fascinée par lui.

- Regardez ce brouillard… Parfois, dans l’existence, vous pouvez connaître un amour magnifique. Mais quand brusquement tout s’arrête, vous vous retrouvez dans le même brouillard que celui-là. Vous êtes perdue, vous ne savez plus ce que vous faites. Vous marchez au hasard, aveuglée par toutes ces gouttelettes. Et finalement vous tombez dans l’étang et tout est fini.

Elle soupira, puis soudain se leva.

Désolée, il faut que j’y aille. On m’attend ailleurs, quelque part, dans un autre monde.

Et disant cela, elle lui tendit la main. Il la prit et la serra, passablement ému, tout en plongeant son regard dans le sien. Elle lui sourit d’une manière charmante, puis s’éloigna. Il la regarda longtemps, petite silhouette qui s’approchait du jet d’eau… Puis, à cause du soir qui tombait, elle disparut de sa vue. Il se leva à son tour et s’achemina vers la sortie, essayant d’emprunter les mêmes sentiers que ceux qu’elle venait de prendre, sans trop savoir pourquoi il s’amusait à ce jeu ridicule et enfantin.

Le lendemain, il y avait des nuages et beaucoup de vent. Les arbres qui longeaient le trottoir agitaient leurs branches dans tous les sens : l’automne, le vrai,  était là, et bien là cette fois. Il pensa que ce n’était pas le temps idéal pour lire sur un banc, fût-ce du Cioran et cela le contraria fortement. Cela ne l’empêcha pas, cependant, de pénétrer dans le parc comme la veille. En l’absence de soleil, celui-ci lui parut moins beau, moins lumineux. En fait, on ne voyait que le jet d’eau, dont l’eau, projetée par le vent qui soufflait en tempête, retombait avec un bruit de cascades sur les graviers, à une bonne vingtaine de mètres du bassin.

Il dut faire un détour pour échapper aux embruns qui envahissaient le centre du parc et il s’achemina vers l’endroit où il s’était assis hier. A cause des rafales de vent, il courbait la tête et comme des branches jonchaient les allées, il avait tendance à regarder à ses pieds. Il n’était donc plus qu’à une centaine de mètres de l’endroit qu’il voulait atteindre quand il releva enfin la tête. Hélas, la lectrice n’était pas là ! Il fallait s’en douter, avec ce temps de chien ! Soudain, il s’arrêta, complètement médusé : non seulement la lectrice n’était pas là, mais le banc non plus ! Il avait disparu ! Il se mit donc à courir pour en avoir le cœur net au plus vite. Quand il se retrouva au même endroit que la veille, il inspecta le sol méticuleusement. Rien, il n’y avait rien. Pas le moindre trou qui aurait marqué l’emplacement de ce fameux banc, ni dans l’herbe, ni dans l’allée de gravier. C’était tout simplement incompréhensible.

D’où il était, il aperçut un vieux jardinier qui, à l’autre extrémité du parc, ratissait une pelouse pour en enlever les feuilles mortes, activité tout à fait inutile et même saugrenue avec ce vent qui soufflait en rafales. Il se dirigea donc vers lui, tout en ayant bien soin d’éviter le jet d’eau, qui semblait encore plus déchaîné que tout à l’heure. Quand il fut à hauteur du jardinier, il fut frappé par son âge. Qu’est-ce qu’il était vieux ! Ce devait être un des anciens domestiques du château, ce n’était pas possible autrement ! Il lui demanda d’abord s’il n’avait pas vu une jeune femme avec un livre, mais le vieux n’avait rien vu. Il lui demanda si par hasard il avait remarqué sa présence les autres jours. Mais non, les autres jours il n’avait rien vu non plus. Et le banc ? Le fameux banc ? Qu’était-il advenu de lui ? « Le banc ? Quel banc ? » demanda le jardinier, l’ai étonné. Alors le visiteur lui indiqua la direction : «Là-bas sur les hauteurs, à la lisière des arbres… »  « Non, répondit le vieil homme, il y a bien longtemps qu’il n’y a plus de banc dans ce parc ! Ils étaient abimés et on les a tous enlevés quand le château a été rasé. »         

littérature

00:05 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature

08/10/2012

Le loup et le chaperon

Je remets ici en ligne, pour ceux qui ne l'auraient pas lu, un texte qui avait été publié autrefois sur un autre site :

  http://tempetedansunencrier.hautetfort.com/archive/2009/0...

                                 

      x                  x                         x                           x

Il était une fois un pauvre loup qui était pourchassé par des chasseurs. Voilà trois jours qu’il fuyait comme il pouvait, à travers prés, à travers bois, s’écorchant aux ronces, tombant dans les fossés, pataugeant dans les marécages et se noyant presque à chaque fois qu’il traversait une rivière. Il était fourbu, épuisé, affamé. Son pelage était couvert de feuilles, d’épines, de bouts de branches et il n’avait vraiment pas fière allure. Pendant trois jours il n’avait fait que courir mais les chasseurs, sur leurs chevaux, ne l’avaient pas lâché et c’est vraiment grâce au hasard que ceux-ci avaient finalement perdu sa trace et qu’il avait pu enfin leur échapper.

Le voilà donc tout penaud, tout fourbu, claudiquant comme il peut sur un petit sentier et tentant de reprendre haleine. Soudain, en sens inverse, il voit une très jeune fille s’avancer, toute de rouge vêtue. Elle doit avoir douze ans, peut-être treize et il ne sait pas trop bien si c’est encore une enfant ou si c’est déjà une femme. « Bonjour », lui dit-elle en souriant quand elle arrive à sa hauteur. « Tu es un loup ? » « Oui, répond celui-ci, je suis un loup gris, mais franchement, pour le moment, je ne suis plus que l’ombre de moi-même» et il raconte son aventure à la petite qui l’écoute attentivement.

« Tu n’es pas blessé ? », lui demande-t-elle.  « Alors c’est le principal, non ? Par contre tu as sans doute faim. J’apportais des gaufres à ma mère-grand qui est un peu souffrante. Si tu veux, je t’en donne la moitié. Tu sais, après tout, à son âge, elle ne mange plus grand chose, la mémé, alors une gaufre de plus ou une gaufre de moins, elle n’y verra que du feu. » «Ca, c’est vraiment gentil » dit le loup, « et c’est vrai que j’ai fort faim, mais que va dire ta mère, si elle apprend que tu as partagé les gaufres avec un loup ? Après tout, c’est pour ta mère-grand qu’elle les avait faites, non ? » « Oh, tu sais, ma mère, elle n’a qu’à aller les apporter elle-même, si ça ne lui plaît pas ! Déjà qu’elle n’arrête pas de m’envoyer porter mille choses ! Une fois c’est du potage, une autre fois un beau rôti bien cuit ou bien une tarte ou encore des biscuits qu’elle a préparés elle-même. Je ne fais que des allées et venues ! Et c’est qu’il y a loin entre nos deux maisons et puis c’est lourd, toutes ces victuailles, tu n’imagines pas ! Tiens, sers-toi, cela te fera du bien et pour moi ce sera plus léger. » Et disant cela, elle ouvre son panier et tend au loup une belle gaufre bien dorée, cuite juste à point. Celui-ci, affamé comme il est, ne se le fait pas dire deux fois et le voilà qui se met à manger de bon appétit, tandis que la jeune fille, attendrie, le regarde en souriant.

«Tiens », lui dit-elle quand il a fini, « en voici encore une autre.»  Et d’autorité elle donne une deuxième gaufre au loup, puis elle s’assoit dans l’herbe, au bord du chemin et se met à en manger une aussi. « Après tout », dit-elle « la mère-grand ne manque de rien et puis ce n’est quand même pas une pâtisserie qui va la guérir, bien au contraire. Son problème, c’est qu’elle est trop vieille, c’est sa seule maladie, en fait. Nous, par contre, on est jeunes, hein ? On est plein de vie et on a l’avenir devant nous. Alors autant que les gaufres soient dans notre estomac plutôt que dans celui d’une quasi-mourante, tu ne crois pas ? » Le loup, qui était tout de même un peu gêné en entendant ces propos et qui se sentait surtout coupable de manger le dessert de la mère-grand, ne savait que dire, mais la fille à côté de lui était si jolie, elle le regardait avec des yeux si bienveillants, qu’il lui donna raison. Et puis c’était bien la première fois qu’un humain se montrait gentil avec lui, alors il n’allait pas  créer des difficultés pour le principe. Tant pis pour la mémé. Alors il puisa dans le tas de gaufres et mangea tout ce qui restait.

« Tu me sembles être un beau loup », fit remarquer la jeune fille quand il eut tout avalé. « Evidemment, aujourd’hui, après ta mésaventure, tu ne te montres pas sous ton plus beau jour. Assieds-toi, je vais arranger cela. » Et tout en le regardant en coin, elle détacha le peigne qui tenait ses cheveux, qui tombèrent aussitôt en jolies cascades le long de son beau visage. Le loup la contempla, impressionné par autant de grâce et de beauté. « Allez, viens », lui dit-elle « et laisse-toi faire. » Alors elle se mit à le peigner soigneusement, tout en enlevant de son pelage tous les débris végétaux qui y étaient  restés accrochés. A la fin, elle prit son bonnet rouge et s’en servit comme d’un chiffon pour lustrer le pelage de l’animal avec application. Quand elle eut fini, elle se recula et contempla son travail avec satisfaction. Le loup était méconnaissable et il avait maintenant fière allure.

« Tu es vraiment beau », murmura la petite. « Merci », dit le loup, tout content qu’on s’intéressât ainsi à lui et en même temps un peu troublé par ce qui se passait. « Bon, ben, il faudrait bien que j’y aille », suggéra-t-il un peu à contrecœur. « Un loup en compagnie d’une jeune fille, cela ne se fait pas trop. Il vaudrait mieux que je regagne ma forêt profonde. » « Comment, cela ! Tu t’en vas déjà ? » dit la petite, un sanglot dans la voix. « Tu me laisses toute seule sur ce chemin alors que moi je me suis montrée bien gentille avec toi ? » Le pauvre loup ne savait plus quelle contenance prendre, tant il était mal à l’aise. « Bien sûr, que je voudrais rester encore un peu avec toi, mais enfin, si on nous voit ensemble, cela va faire jaser et puis je risque de prendre un coup de fusil. » « Mais non, je t’assure que non. Je te défendrai, tu penses bien. Allez, tiens-moi compagnie jusqu’à la maison de mère-grand. D’accord ? Tu verras, on ne rencontrera  personne. »

Et les voilà donc partis, devisant de choses et d’autres, comme les meilleurs amis du monde. Arrivés devant la maison de l’aïeule, le loup voulut de nouveau prendre congé, mais la jeune fille avait une petite idée derrière la tête, aussi insista-t-elle pour qu’il vienne prendre un bol de cacao. Et aussitôt, la voilà qui frappe à la porte. «C’est toi ? » demande la vieille dame, d’une voix tremblotante. « Oui, c’est moi », répond le Chaperon rouge. « Je suis couchée, entre. Tire la chevillette et la bobinette cherra. »

« Attends un petit peu ici », dit la jeune fille au loup, il faut que je lui annonce ta visite. » Là-dessus, elle tire sur la chevillette et en effet la bobinette choit. Mais une fois à l’intérieur, elle se met à crier : « Mère-grand, mère-grand, je suis poursuivie par un affreux loup gris affamé. Il va venir jusqu’ici et nous manger toutes les deux ! Fuyons pendant qu’il en est encore temps et allons nous réfugier dans la cabane du jardin ! C’est la seule solution… » Affolée, prise de panique, l’ancêtre sort de son lit comme elle peut, en chemise de nuit. Aussitôt, le Chaperon la pousse vers la porte de derrière, la tire à travers tout le potager, presque en courant, puis la précipite littéralement dans le cabanon et l’enferme à l’intérieur. « Reste là », lui crie-t-elle, « je vais chercher les chasseurs. » Mais au lieu des chasseurs, c’est le loup qu’elle va chercher et qu’elle fait entrer dans la maison de sa mère-grand.

« Je suis désolée, ma gand-mère a visiblement dû s’absenter car elle n’est pas là», dit-elle avec aplomb. « Tu sais, la mémé a encore bon pied bon œil et n’est pas si malade que cela. Elle va souvent dans la forêt ramasser des brindilles pour allumer son feu. Si tu veux, en l’attendant, nous allons goûter à ce gigot d’agneau qui mijote au coin du feu. Tu as encore bien une petite faim, non ? » En sentant la bonne odeur qui s’échappait de la casserole, le loup ne put qu’acquiescer. Les voilà donc installés à table tous les deux, avec un succulent repas dans leurs assiettes. La jeune fille a bien fait les choses. Elle a même allumé une petite bougie et débouché une bouteille de vin. Après quelques verres, les langues se délient, comme il est de coutume. Le loup raconte ses grandes courses dans la forêt ou encore la manière dont il s’y prend pour égorger les bœufs ou les moutons. La jeune fille, elle, expose ses désarrois d’adolescente. Elle parle de ses querelles avec sa mère, de sa solitude, de ces éternelles allées et venues qu’elle doit faire chez la grand-mère. Le loup l’écoute et compatit à son sort. La petite en est touchée et lui sourit. Alors il explique que dans le fond il est un animal tendre et que c’est à tort que les hommes le craignent. Certes, il lui arrive de tuer des animaux, mais c’est toujours pour manger, pas par méchanceté. En outre, il suffit de regarder le gigot de mouton qui est dans l’assiette pour se rendre compte que les hommes n’agissent pas autrement. Le Chaperon l’écoute attentivement, son verre à la main, l’esprit un peu troublé par l’alcool. Elle regarde ce loup et se dit que c’est vraiment un bel animal. Quelle prestance que la sienne ! Il y a de la noblesse dans la manière dont il se tient. Et comme il parle bien ! Son regard s’attarde sur le large poitrail poilu et elle se dit qu’elle a envie de le caresser, puis de se blottir tout contre lui, bien au chaud et de ne plus penser à rien.

« Je suis un peu fatiguée, je vais m’étendre quelques instants sur le lit » dit-elle subitement. Et la voilà qui enlève sa cape écarlate, puis sa robe rouge et finalement ses sous-vêtements bordeaux. Elle a un petit sourire en coin et son regard croise un instant celui du loup, qui reste complètement abasourdi devant autant d’audace et de candeur. Mais déjà elle s’est glissée dans les couvertures en pouffant de rire et la belle peau blanche et jeune, appétissante à souhait, n’est déjà plus qu’un souvenir, mais un souvenir qui restera gravé à jamais dans la mémoire du loup.

« Tu as de grands yeux » lui dit-il, alors qu’elle le regarde, songeuse. « C’est pour bien te voir », répond-elle. « Mais tu as aussi de grandes oreilles », lui lance-t-il par blague. « C’est pour bien écouter tes histoires », murmure-t-elle tendrement. « Comme tu as de belles dents blanches ! » fait-il remarquer. « C’est pour mieux te charmer par mon sourire » susurre-t-elle. Alors, ils restent là à se regarder, pendant un instant d’éternité, sans rien dire.

On ne saura jamais ce qui se serait passé ensuite, car à ce moment précis un chasseur fit irruption dans la maison. Il avait ouvert la porte d’un coup de pied et se tenait là debout, son fusil à la main, tempêtant contre ce satané loup qu’il n’était pas parvenu à tuer. Mais quand il voit que ce n’est pas la grand-mère, qu’il connaît bien, qui est dans le lit, mais une enfant ou plutôt une jeune fille, en fait presque une femme, il se tait et pose son fusil. Il avance vers le lit sans avoir vu le loup, qui se tient dans l’ombre derrière lui. La petite, terrorisée, pousse un cri perçant. Alors l’homme lui plaque une main sur la bouche et sort son couteau de chasse. « Tais-toi », hurle-t-il, « si tu cries encore, c’en est fini de toi. Et si plus tard tu parles, je ne donne pas cher de ta peau… » Là-dessus il tend la main pour arracher les couvertures mais il n’a même pas le temps de finir son geste que déjà le loup est sur lui et l’instant d’après il gît sur le plancher, dans une mare de sang, mort.

Voilà nos deux protagonistes dans une bien mauvaise posture, avec ce cadavre entre eux deux au milieu de la pièce. D’un côté, il est vrai que le méchant, dans cette histoire, a été puni, ce qui fait que la morale est sauve, comme dans tous les contes, mais que dirait la mère–grand si elle entrait  à ce moment précis ? Tout ce qu’elle verrait c’est d’abord un loup assassin, sa victime encore chaude à ses pieds et ensuite elle constaterait que sa petite-fille est couchée dans son propre lit, aussi nue qu’Eve pouvait l’être au paradis, ce qui laisse supposer que quelqu’un pensait atteindre le septième ciel et l’a pour cela obligée à se déshabiller. Bref, il n’y aurait pour elle qu’un seul coupable, messire le loup, l’ennemi héréditaire, la bête immonde, celle qui hante nos cauchemars depuis la nuit des temps. Tout cela, le Chaperon et le pauvre loup s’en rendent parfaitement compte. Ils connaissent leurs classiques, tous les deux et ils savent que dans le conte initial, c’est le Chaperon rouge qui s’est montré bien naïf en faisant confiance au loup sanguinaire et lubrique et donc qu’il lui appartiendra, à l’avenir, de se montrer plus prudent avec les inconnus. Ici, par contre, le gros naïf, c’est le loup, évidemment, qui se retrouve maintenant dans une situation inextricable. Il ne lui reste plus qu’à partir et à disparaître et c’est ce qu’il fait, non sans s’être auparavant perdu dans le regard de la jeune fille.

Il était une fois un pauvre loup qui était pourchassé par des chasseurs…

 Littérature

   

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24/09/2012

Promenade en forêt

Je marchais.

Je marchais dans le bois et je regardais la ramure des arbres. Elle était d’un vert foncé qui annonçait la fin de l’été. Curieusement, quand le vent se levait, des dizaines de feuilles jaunes tombaient par terre, sans qu’on sût d’où elles venaient car les arbres restaient bien verts. La nature, prévenante, annonçait imperceptiblement l’arrivée de l’automne.

J’ai regardé longuement la forêt. Il n’y avait plus qu’à attendre. Attendre qu’elle devînt jaune et que toutes les feuilles se missent à tomber. Après ce serait l’hiver, avec son givre sur les branches nues, ses tempêtes de neige ou son gel permanent, qui ferait craquer le sol sous les pas. Plus tard, beaucoup plus tard, viendrait le printemps. Tout renaîtrait et tout recommencerait.

Je me suis demandé si ce printemps serait aussi notre printemps. Notre amour pourrait-il enfin s’épanouir à ce moment-là, suivant le rythme de la nature ? Suffirait-il d’attendre, de laisser les choses s’écrouler d’elles-mêmes, de traverser une longue période de latence avant de renaître comme le Phénix ? Seras-tu au rendez-vous, mon amour, quand reviendra l’équinoxe de mars ? Seras-tu là, à m’attendre sur le petit parking à l’entrée de la forêt, ou bien m’auras-tu oublié ?

Je me suis dit qu’il fallait faire confiance à la nature et qu’il fallait te faire confiance.

Alors j’ai poursuivi ma promenade. Après avoir marché longtemps dans la forêt profonde, je suis arrivé dans une ancienne sablière. De tous côtés, j’étais entouré par des falaises de vingt mètres de haut et on voyait le sable jaune qui brillait au soleil. La mer s’était avancée jusqu’ici autrefois, il y avait des millions d’années. Je marchais au fond de l’océan. Alors, je me suis souvenu que tu adorais la mer et subitement, tu t’es retrouvée à mes côtés. Sans rien dire, J’ai pris ta main et on a continué la promenade à deux. Tu ne m’as plus quitté. Je marchais et sans rien dire, je regardais ton visage à la dérobée. Il était doux comme dans mon souvenir. Parfois je disais quelques mots et tu semblais m’écouter avec attention ou bien je te souriais et tu me rendais mon sourire.

On a continué, main dans la main. Parfois, je te montrais les falaises jaunes ou bien l’empreinte de nos pas dans le sable. Même si j’étais seul, il y avait quatre empreintes, je serais prêt à le jurer. Cette promenade au fond de la mer était un peu fantastique, alors je ne savais plus très bien où j’en étais. Il me semblait même entendre le cri des mouettes et des oiseaux de mer, mais je savais bien que ce n’était que dans mon rêve, comme ta présence à toi, d’ailleurs, car c’est mon seul désir qui souvent te fait apparaître.

Soudain, le chemin s’est mis à monter et on a quitté la sablière pour se retrouver dans la grande forêt. Les arbres étaient immenses et touchaient les cieux. Ils devaient être d’un autre âge. On a continué à marcher jusqu’au sommet du bois, là où une borne en fer marque l’emplacement d’une ancienne station géodésique. Puis j’ai voulu prendre un sentier inconnu, pour rester seul avec toi et je me suis perdu. A un moment donné, je me suis arrêté et tu as posé ta tête contre mon épaule. On était bien comme cela. On était vraiment bien. Mais le soir tombait et il fallait y aller. On m’attendait ailleurs, là où tu ne serais pas.

J’ai accéléré le pas et je sentais que je devais te tirer un peu car tu commençais à te fatiguer. Ou peut-être voulais-tu prolonger ce moment merveilleux où nous étions ensemble. Mon pauvre amour… J’aurais voulu rester encore avec toi, mais déjà j’arrivais près du petit parking qui est à l’entrée du bois. Il était désert et il n’y avait plus que ma voiture garée dans un coin. Quand j’ai démarré, j’ai regardé vers la forêt, mais il n’y avait personne. Alors j’ai roulé en direction de la ville, seul, désespérément seul.


Sablière

litterature

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09/09/2012

Galop fantastique

Quel était ce galop entendu dans la nuit ?

Quelles bêtes étranges, quelles créatures bizarres

sont passées près de nous, au milieu de nos songes ?

Le sol en tremblait, martelé par des millions de sabots,

Et la vieille maison en fut tout ébranlée.

 

Quel était ce galop, entendu dans la nuit ?

Quels êtres sauvages, farouches et indomptés

passèrent sur le chemin, près de la vieille demeure ?

Ils étaient des millions à marteler le sol,

Beuglant à l’unisson, comme les bêtes de nos songes.

 

Quel était ce galop entendu dans la nuit ?

Quelles créatures fantastiques, quels  troupeaux diaboliques

martelèrent le chemin, près de notre vieille maison ?

 Des heures durant, nous en tremblâmes dans nos rêves,

et en fûmes ébranlés au plus profond de notre être.

 

Quel était donc ce galop, entendu dans la nuit ?  

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05/09/2012

Bleu marine

Toi qui dors nue au milieu de tes rêves,

Toi qui lis toute la nuit sous la lune bleue

Et qui entends la mer battre les falaises du monde,

A quoi songes-tu quand la marée monte

Et que le désir te submerge dans l’ombre,

Tandis que les vagues, dans les lointains,

Se retournent avec fracas sur les rochers noirs ?

 

Toi qui dors nue au milieu de nulle part,

Toi qui rêves de la lune et de tous les départs,

Et qui entends battre ton cœur chaque fois que la marée monte

A qui songes-tu dans ton grand lit sombre,

A quel marin parti vers de vagues lointains,

Tandis que la lumière d’un grand phare

Eclaire subitement tes beaux cheveux noirs ?

 

Toi qui rêves nue au milieu de la nuit,

Toi qui écoutes la mer au pied des falaises bleues

Et qui dors dans un lit balloté par les vagues,

Pourquoi songes-tu à tous ces marins, à tous ces départs,

A tous ces navires perdus et sans phare,

Tandis que la marée monte le long des rochers noirs ?

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11/08/2012

Le Sud

Ils sont arrivés, nombreux, avec leurs chevaux et tout leur équipage.

Ils sont arrivés et se sont installés.

Combien étaient–ils ? On ne sait pas trop. Certains parlent de vingt mille hommes. Vingt mille hommes, c’est énorme !

En tout cas ils étaient là, avec leurs destriers, leurs armures et leurs machines de guerre.  Ils étaient là, campant sur les rives de l’Orb.  Il y avait des nobles, des chevaliers, mais surtout beaucoup de brigands, tous appâtés à l’idée de s’emparer des belles terres du Sud. Il y avait des prêtres, aussi, venus répandre la  Bonne Nouvelle.

Ils étaient là, campant devant Béziers  et observant.

Puis ils ont exigé qu’on leur livrât les infidèles les plus notoires.

De Béziers, du haut des remparts, on a répondu qu’ il n’y avait ici que de vrais chrétiens et qu’il était vain de savoir si, parmi ceux-ci, il y en avait de bons et de moins bons. On ajouta que tous suivaient l’enseignement du Christ et surtout que tous étaient de Béziers. Jamais un Biterrois n’allait en livrer un autre.  

Alors, Arnaud Amaury, abbé de Cîteaux, qui commandait la croisade comme légat du pape,  donna l’ordre aux soldats de rentrer dans la ville. Ce qu’ils firent aussitôt, pillant, tuant, violant, brûlant, saccageant tout. On dit que toute la population fut massacrée. Toute la population, c’est terrible !

On dit aussi que les soldats,  un peu embarrassés quand même avant de se ruer sur la ville, avaient demandé à l’abbé comment ils allaient reconnaître les catholiques des hérétiques. Et Amaury  aurait répondu « Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens. » (1) On ne sait pas si la phrase est authentique ou si elle a été inventée. Cela n’a d’ailleurs aucune importance. Ce qui est sûr, c’est que ce fut un massacre épouvantable qui se perpétra ce jour-là.  

On était le 22 juillet 1209.      

La croisade contre l’hérésie cathare venait de commencer.

 

(1)    Le texte de Césaire d'Heisterbach dit «  Cædite eos. Novit enim Dominus qui sunt eius. »


Littérature

14:49 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature

05/08/2012

Une maison à la campagne (17 et fin)

J’ai refermé le livre et j’ai regardé l’heure à ma montre. Il était juste minuit. Il aurait fallu aller dormir, mais je n’en avais aucune envie. Toutes ces histoires lues à la suite les unes des autres avaient laissé en moi une impression étrange.  Je repensais une nouvelle fois à Alasina et à sa conception de l’amour. Voilà une jeune fille qui était morte jeune, mais au moins on pouvait dire qu’elle avait vécu car elle s’était donnée complètement à sa passion.   Folie me direz-vous, puisque cette passion l’avait emportée… Peut-être. Mais l’amour n’est-il pas une folie ? Et puis que vaudrait la vie sans l’amour ? Elle ne vaudrait rien du tout. Et je me prenais à rêver. Il me semblait que si quelque part une fille m’avait aimé avec la même intensité qu’Alasina avait aimé son compagnon, il me semblait, disais-je, que mon existence aurait pris un autre cours. Mais où aurais-je pu rencontrer une telle fille ? Il n’y a que dans les romans qu’on les trouve, évidemment. De mon côté, j’aurais pu aussi me prendre d’une passion extraordinaire pour une inconnue rencontrée par hasard. Je la voyais déjà, lisant Dostoïevski dans le métro, et relevant subitement la tête en sentant mon regard posé sur elle. Mais un tel amour est souvent à sens unique et j’en avais déjà fait plusieurs fois l’expérience. Ma vie aurait-elle eu plus de sens si je m’étais épris à la folie d’une belle indifférente ? Bien sûr que non. A part de la souffrance, une telle relation n’aurait rien pu m’apporter. Quant à cette femme, plus elle aurait lu Dostoïevski, Jaccottet ou Garcia-Marquez, plus j’aurais regretté de ne pouvoir la rejoindre dans son univers. Bref, j’avais bien fait de ne pas prendre trop souvent le métro.

Et l’explorateur africain ? Sa vie avait-elle eu un sens ? Il s’était ennuyé à mourir dans son univers bourgeois et aisé de Bordeaux, puis il avait erré à travers le continent noir, à la recherche de lui-même. C’est quand il avait renoncé à ce qu’il était (un homme européen cultivé) et qu’il avait accepté l’Afrique dans  sa sauvagerie primitive, qu’il semblait enfin avoir trouvé sa voie. Fallait-il toujours se renier pour se trouver ? C’était pourtant ce qu’avait fait Alasina, car dans sa passion exacerbée pour Bukuran, elle n’était plus vraiment  elle-même ; quant à l’explorateur, il avait compris que la vérité n’était ni en lui ni au bout de l’horizon, mais dans la vie simple de tous les jours, qu’il fallait accepter. Pourtant, paradoxalement, de cette vie simple, Alasina n’avait pas voulu. Il lui avait fallu un amour fou pour se dépasser. Et c’est là qu’elle rejoignait l’explorateur : tous les deux avaient oublié ce qu’ils étaient et avaient découvert la vérité dans un « ailleurs » qui n’était pas eux (une personne de l’autre sexe pour elle, une culture différente pour lui). Curieux message que me donnait là la littérature.

Que fallait-il en penser ? Plus je réfléchissais et plus il me semblait devenir aussi fou que les personnages de la deuxième nouvelle. Et à propos du meurtrier de la petite Sarah, je me disais qu’il était le seul à avoir suivi sa logique jusqu’au bout. Il se croyait persécuté et il avait tué pour cela. Lui au moins ne s’était pas renié, mais malheureusement tout son raisonnement était faux puisqu’en réalité la pauvre Sarah ne lui voulait aucun mal. Que fallait-il en conclure ? Que nous subissions tous les événements. Alasina aurait pu ne jamais croiser la route de Bukuran et l’explorateur aurait pu ne jamais quitter Bordeaux.  Quant à Sarah, elle n’avait jamais rien décidé. « On » avait décidé qu’elle était folle et « on » l’avait enfermée, puis, un beau matin, quelqu’un de plus fou qu’elle encore était venu la tuer. Quelle drôle d’histoire que la vie quand même !

Toutes ces questions me trottaient en tête et j’avais l’impression que tout m’échappait. La seule chose qui me semblait certaine, c’était que mon existence si bien réglée de petit fonctionnaire n’avait aucun sens. La vie des gens, autour de moi, ne paraissait pas en avoir davantage. Seule la littérature, finalement, s’interrogeait sur l’essentiel (encore que les réponses qu’elle apportait étaient particulièrement déroutantes). Cela voulait donc dire que la vraie vie se trouvait dans les livres ? Qu’il n’y avait de vérité que dans l’imaginaire ? Que le rêve était le seul moyen d’accéder à un certain niveau de conscience ? Dieu, s’il existait, nous aurait donné la capacité d’écrire pour que nous puissions à notre tour créer des univers différents du sien, des univers utopiques qui refléteraient nos désirs (tout en n’étant jamais la réalité, mais de simples histoires inventées, couchées sur du papier blanc).

Il était plus de minuit et j’ai éteint la lampe. Dans le noir de la pièce, je suis resté comme cela, assis dans mon fauteuil, le livre sur les genoux. Puis j’ai fermé les yeux. Il n’y avait plus rien d’autre que l’obscurité et insensiblement j’ai sombré dans le sommeil. Ce fut un sommeil sans rêve.

 

 

                                               FIN


littérature

00:32 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature

08/07/2012

Une maison à la campagne (16)

 

L’homme blanc prit donc la patte de léopard sous les applaudissements de toute l’assemblée, puis on se mit en route, non sans avoir au préalable piétiné les trois cercles magiques, comme pour signifier que le contact avec les forces occultes était maintenant rompu. Ce contact n’était plus nécessaire puisque le pouvoir surnaturel était maintenant ici, parmi les humains, représenté par un des animaux les plus dangereux, le léopard. Et encore, seule la patte de ce félin était présente, symbole de vitesse, de souplesse et de capacité à tuer. Tout en marchant, l’explorateur considérait d’ailleurs avec respect les griffes puissantes qui dépassaient des poils et il imaginait sans peine les blessures que celles-ci pouvaient infliger.

On descendit la colline en direction du fleuve et quand on fut arrivé tout en bas, on se trouva devant un village qui était resté invisible jusque là, collé comme il était aux contreforts de la montagne. En voyant arriver le sorcier, tous les habitants sortirent de leur case pour lui souhaiter la bienvenue. On n’aurait jamais cru qu’un village aussi petit pût comporter autant d’habitants. Il en sortait de partout et certains accouraient même de la forêt toute proche. Quand on se retrouva sur la place, il y avait bien deux cents personnes qui acclamaient les arrivants avec des cris étranges. Tout le monde s’attroupait autour de l’explorateur, surtout les enfants, car ils n’avaient jamais vu d’homme blanc.

On se mit à chanter et à danser. Puis on prépara un immense festin qui dura jusqu’au soir. Quand la lune fut levée, on alluma un grand feu au centre de la place et la fête commença. Les hommes étaient d’un côté et les femmes de l’autre, par groupes d’une dizaine de danseurs. On s’approchait du groupe du sexe opposé en mimant la démarche précautionneuse du léopard ou au contraire en se contorsionnant dans tous les sens. Une fois qu’on était à deux doigts de se toucher, on s’évitait de justesse et on repartait vers l’arrière avec des cris sauvages. Puis deux autres groupes entraient en scène et tout recommençait. Cela dura comme cela pendant des heures. L’explorateur, à qui on servait copieusement une boisson fermentée à base de banane, regardait tout cela d’un œil de plus en plus trouble. Il se sentait bien. Etrangement bien. Lui qui depuis le début de son expédition cherchait l’impossible et ne le trouvait pas ; lui qui espérait découvrir un sens à toute chose et en était réduit à marcher de plus en plus loin, jusqu’à faire reculer l’horizon ; lui qui n’en finissait plus de voyager pour tenter de saisir l’essence de cette terre sauvage et vierge qu’était l’Afrique et qui voyait toujours de nouveaux paysages s’ouvrir devant lui, voilà que pour une fois il se sentait apaisé. Car la vérité de ce continent se trouvait ici, sur cette place, dans ce village, au milieu de ces hommes et de ces femmes qui dansaient, superbement heureux.

Il regardait cette joie de vivre avec étonnement et satisfaction. Le rythme endiablé de toutes ces rondes frénétiques le séduisait, tout comme la nudité des femmes, lesquelles ne portaient généralement qu’un simple pagne. C’était fascinant de voir ceux-ci se soulever en cadence, laissant deviner ce qu’ils cachaient plus ou moins bien par ailleurs. L’explorateur n’en revenait pas devant une telle impudeur naturelle. Ces sauvages, finalement, avaient conservé une manière de vivre plus proche de la nature et ils ne s’embarrassaient pas de toutes les conventions et de toutes les lois stupides des hommes civilisés. Et ils semblaient heureux, tellement heureux… Son regard d’homme s’attarda longuement  sur les seins nus qui s’agitaient érotiquement quand les danseuses sautillaient sur place.  C’était beau. Tous ces corps noirs dévêtus, brillant à la clarté de la lune et à la lumière du feu. L’Afrique était ici, cette Afrique à laquelle il rêvait depuis son adolescence à Bordeaux.

Il revoyait les déjeuners dominicaux dans la grande salle à manger familiale, avec ses tantes outrées et qui prenaient un  regard désapprobateur quand il affichait clairement son athéisme. Qu’est-ce qu’il avait étouffé dans cette atmosphère bourgeoise et bien pensante ! Combien de fois n’avait-il pas rêvé de la beauté du monde qui se trouvait forcément ailleurs que dans cette salle à manger de Gironde... Alors il était parti et il l’avait cherchée pendant des années. Mais il avait eu beau s’aventurer au cœur de l’Afrique et être le premier Blanc à pénétrer jusqu’ici, il n’était jamais parvenu à l’atteindre totalement. Cette beauté se dérobait toujours, du moins en partie, et elle fuyait devant lui, se retrouvant toujours plus loin, derrière l’horizon.  Alors il avait remonté le fleuve, mais cela avait été pareil. Ce qu’il cherchait n’était jamais là où il était lui, mais un peu plus en amont… Or voilà que pour la première fois il lui semblait être parvenu à rejoindre ce qu’il cherchait. La vie était là, toute simple, dans ce village perdu dans une boucle du grand fleuve, inconnu de tous, sauf de lui. Il écoutait le tam-tam et ses sons effrénés, il regardait les danses et leur rythme endiablé, il observait les femmes et leur poitrine provocante. Alors il sut qu’il avait trouvé et qu’il ne repartirait plus.

Vers deux heures du matin, quand la fête toucha à sa fin, le chef du village, accompagné du sorcier, s’avança vers lui, tenant par la main une jeune fille souriante. Il sourit aussi et sans un mot il la suivit. Ils traversèrent la place principale, s’engagèrent dans les ruelles entre les habitations et finalement pénétrèrent dans une case. Il referma sommairement la porte de bambous et là, dans la nuit équatoriale, il connut enfin le bonheur et l’apaisement.

Le long du fleuve, dans la chaleur étouffante, les grenouilles-buffles croassaient à qui mieux mieux, les yeux tournés vers les étoiles.

Fin de la nouvelle.

Littérature

           

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28/06/2012

Une maison à la campagne (15)

 

Enfin, un beau matin, par une aube rougeoyante, la petite troupe parvint devant une colline herbeuse qu’elle gravit avec plaisir, tout épuisée et exténuée qu’elle était. Quel soulagement ! On était enfin sorti du marécage ! Une fois arrivés au sommet, les hommes restèrent stupéfiés, tant la vue qui s’étendait devant eux était extraordinaire. Le fleuve était là, en contrebas, encerclant la colline sur trois côtés. Majestueux, calme, imposant, il roulait ses eaux jaunes avec détermination, sûr de sa force et indifférent à la présence des humains. On sentait qu’il en avait toujours été ainsi, depuis que le monde était monde, et on devinait qu’il en serait toujours ainsi, jusqu’à la fin des temps. Ce fleuve était un dieu, le dieu de l’Afrique équatoriale et rien ni personne ne pourrait jamais lui contester ce droit.  Devant, par-delà le fleuve, la forêt vierge s’étendait à l’infini, jusqu’à la ligne d’horizon où elle semblait rejoindre le ciel, là où une brume de chaleur rendait les choses incertaines.

Qu’est-ce qu’il y avait là-bas, derrière cette ligne ? Voilà la question que se posait l’explorateur. C’était pour cela qu’il était venu ici, pour tenter de percer ce mystère et être le premier à comprendre l’énigme du continent noir. Mais déjà il savait qu’il ne découvrirait aucune réponse car même s’il parvenait à rejoindre cet horizon, dans ce lointain indéfinissable, il y aurait toujours derrière d’autres terres, d’autres paysages, lesquels laisseraient la place à des terres inconnues encore plus lointaines. ça n’en finirait jamais et toujours l’essence de cette terre sauvage lui échapperait. Il en récolterait des bribes et des morceaux, mais sa vérité profonde, jamais il ne l’atteindrait. Et à supposer qu’il eût le courage de parcourir ces milliers de kilomètres qu’il devinait devant lui, il finirait un beau jour par se retrouver devant l’Océan éternel, à savoir l’Océan Indien, qui baignait la côte orientale de l’Afrique. Il n’y avait pas de vérité, ou alors elle était insaisissable  et indéfinissable. La vie elle-même n’était finalement pas autre chose. On naissait, on grandissait, on avançait en âge, on croyait devenir plus sage et mieux comprendre le monde, mais en réalité on ne comprenait rien, ne maîtrisait rien. La vie resterait un mystère insondable et jamais on ne saurait ce qu’on était venu faire sur cette terre ni même à quoi celle-ci ressemblait vraiment.

L’homme blanc soupira. En se retournant, il aperçut derrière lui l’immense marécage qu’il venait de traverser et il se sentit perdu et impuissant, encerclé par le fleuve d’un côté et par ce bourbier innommable de l’autre. Que pouvait-il encore faire à présent pour tenter de donner un semblant de sens à sa vie ? C’est alors qu’il vit que les porteurs noirs s’étaient rassemblés autour du « Vieux ». Celui-ci avait commencé à déballer un paquet qu’il était allé chercher dans les bagages. Il en sortit différents ustensiles étranges. Ensuite, il prit dans une outre en peau de chèvre une poudre blanche qui ressemblait à de la craie et qui en effet devait probablement être de la pierre calcaire pilée. Il en traça un large cercle autour de lui. Ensuite, d’une autre outre, il se mit à extraire une autre poudre, rouge celle-là, avec laquelle il dessina un deuxième cercle plus petit, à l’intérieur du premier. Enfin, il fit de même avec une poudre noire, qui ressemblait à de la cendre. Il se retrouva donc au centre de trois cercles. De là, il rejeta au loin les trois outres, histoire de bien faire comprendre à l’assemblée qu’il lui était interdit de sortir de ces cercles, qui constituaient donc des sortes de remparts magiques, au milieu desquels il se trouvait.

Coupé de la collectivité et pour ainsi dire coupé du monde, il se mit à psalmodier un chant étrange dans une langue tout à fait inconnue pour notre explorateur. Les porteurs noirs ne semblaient pas comprendre davantage le sens de ses paroles, à en juger par leur air étonné et craintif. Plus le sorcier chantait, plus ils ouvraient de grands yeux ébahis. Après un bon moment, le Vieux se mit à tourner sur lui-même, tout en continuant à psalmodier son chant étrange et énigmatique. Il tourna d’abord lentement, puis plus vite, puis de plus en plus vite, pour finir par entrer dans un mouvement giratoire extraordinaire. On n’aurait jamais cru qu’un homme pût ainsi pivoter sur lui-même aussi rapidement. Cela vous donnait le tournis. Dans l’assistance, la plupart des hommes se cachaient les yeux, autant pour échapper à ce tourbillon qui rendait fou que pour ne pas voir ce qu’il était interdit de voir. Car l’homme qui dansait au centre des trois cercles n’était plus un être ordinaire : il était entré dans une sorte de transe mystique et s’apparentait aux dieux.

A un certain moment, il cessa de chanter tout en continuant sa ronde folle. Il écarta les bras comme s’il allait prendre son envol, tel un grand oiseau de la nuit. Sa peau noire luisait de sueur et ses yeux hallucinés semblaient voir une réalité étrange et inconnue de tous. A la fin, il poussa un grand cri et s’abattit au centre des trois cercles. Les Noirs sortirent alors de leur torpeur et regardèrent, étonnés, cet être qui gisait là, demi-dieu foudroyé ou homme ordinaire vaincu pour avoir osé s’approcher des mystères sacrés. Il y eut un long silence, rempli d’angoisse, puis l’un des Noirs se mit à chantonner doucement, d’une voix grave, une mélodie étrange. Bientôt, il fut rejoint par un deuxième, puis par un troisième. A la fin, toute l’assemblée chantait, les yeux fixés sur le Vieux qui ne se relevait toujours pas, mais dont les membres commençaient à trembler d’une manière inquiétante. C’était un chant calme et puissant, qui apportait de l’apaisement et qui semblait sortir non pas de la bouche de tous ces hommes, mais du cœur même de la forêt. Sans en comprendre le sens, l’explorateur distinguait cependant une dizaine de mots qui revenaient sans arrêt comme un refrain lancinant et obsédant. Plus le chant continuait, plus il sentait monter en lui un calme et un bien-être inconnus. Il se trouvait bien, là, au milieu de cette nature, coupé du monde et encerclé par le fleuve et le marécage. Pour la première fois de son existence, il lui semblait comprendre le sens de sa vie. Ce qu’il comprenait, c’était qu’il faisait partie d’un tout, qui était l’univers, et que sa présence dans ce tout n’était pas gratuite. Il contribuait, lui et les autres autour de lui, à former cet univers dont il était un des éléments. Un peu comme une maison qui est constituée de briques. Prise en elle-même, une brique seule n’a pas beaucoup d’importance,  mais pour ce qui est de l’édification et de la solidité de l’habitation, chaque brique est essentielle.

Pendant qu’il se faisait ces réflexions (mais c’était moins des réflexions qu’une conscience intuitive de sa place dans le monde) le Vieux, lui, s’était mis à gigoter de plus en plus fort. Les Noirs, cependant, continuaient leur chant sans s’inquiéter le moins du monde de ce qui lui arrivait. Il fallait croire qu’ils étaient habitués à ce genre de transes et que celles-ci faisaient partie des rites de sorcellerie. En attendant, celui qui gisait là, au milieu des trois cercles, était maintenant  agité  de soubresauts insolites et ses jambes et ses bras se tendaient dans toutes les directions. A la fin, c’est tout son corps qui se raidit, avant d’entrer dans des convulsions incroyables. Le chant du chœur, qui avait été jusque là calme et apaisant, se mit à monter d’une octave tandis que son rythme s’accélérait imperceptiblement. On aurait dit que plus l’homme à terre s’agitait, plus la mélodie du groupe tentait de le rejoindre dans sa transe. A un moment donné, le chant atteignit son point culminant, en une sorte d’apogée fascinante. Alors il s’arrêta net. Au même instant, au sol, le sorcier cessa de s’agiter et il resta plongé dans une sorte de torpeur proche du coma.

Un silence impressionnant succéda à toute cette agitation, un silence profond, proche de celui qui avait dû régner à l’origine du monde. Plusieurs minutes se passèrent ainsi. La rumeur du fleuve, en contrebas, venait parfois frapper l’oreille et rappeler que les dieux sauvages étaient là, tout proches. L’instant  semblait magique. Puis soudain, dans le lointain, on entendit le son d’un tam-tam. D’abord timide et incertain, il prit bientôt de l’assurance. C’était un son grave et régulier, une sorte de rythme obsédant et lancinant. Puis un autre lui répondit, sur la droite, puis encore un autre, sur la gauche cette fois, puis d’autres encore, bien loin, issus du cœur même de la forêt. C’étaient les villages qui communiquaient. Comme s’ils avaient pu entendre le chant des hommes, ici, sur cette colline, comme s’ils avaient pressenti la mort du grand sorcier, ils s’étaient mis à dialoguer entre eux, à s’interroger, à se répondre.  Et cette forêt sauvage qu’on croyait déserte ou simplement peuplée de bêtes sauvages, voilà  qu’on se rendait compte qu’elle était habitée et que des dizaines de villages avaient trouvé refuge en son sein.

Les tam-tams parlaient toujours quand le chœur des hommes reprit un chant envoûtant. On aurait dit que ce chant synthétisait, sur cette colline sacrée, ce que les tambours tentaient d’exprimer dans la vallée, en contrebas. C’est alors que le vieux sorcier se redressa. Lui qu’on croyait définitivement perdu, voilà qu’il était maintenant debout et qu’il étendait les deux bras à l’horizontale, puis qu’il les levait vers le ciel, tel un oiseau qui va prendre son envol. Alors, subitement, au moment où on s’y attendait le moins, il bondit hors des trois cercles et se retrouva dans l’assistance. Il se pencha, prit quelque chose dans ses bagages, et s’approcha de l’homme blanc.  Arrivé à un mètre de lui il s’arrêta et lui tendit un objet étrange. C’était une patte de léopard desséchée et comme momifiée. « Prends », lui dit-il en français, « toi aussi tu es un dieu, comme le léopard du conte ».   

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19/06/2012

Une maison à la campagne (14)

 

Ils marchèrent des jours et des jours dans une chaleur étouffante et sous une pluie soutenue. A côté du petit groupe, le fleuve n’en finissait plus de charrier ses eaux boueuses, de plus en plus jaunes, de plus en plus tumultueuses. On approchait des rapides, c’était certain. Les indigènes commençaient à montrer des mines inquiètes et même s’ils ne disaient rien on sentait la panique les gagner. Insensiblement, le vieux chef se mit à emprunter des chemins qui s’éloignaient de ce fleuve redoutable. D’abord, il prit prétexte d’une grande courbe pour prendre un raccourci, puis il évoqua des collines pentues, qu’il valait mieux éviter, ce qui lui permit de s’engager davantage encore à l’intérieur de la grande forêt. A la fin, il parla de falaises abruptes et même de gouffres infranchissables. Il fit tant et si bien qu’après une semaine on avait complètement perdu le Congo de vue. La petite troupe semblait absolument confiante, sauf l’explorateur blanc qui se demandait où on le conduisait et même si on le conduisait quelque part. En attendant, on marchait. On marchait et il pleuvait. Il n’y avait rien d’autre à faire que d’écouter la musique des gouttes d’eau qui tombaient sur les feuilles de toutes ces plantes équatoriales aussi étranges qu’insolites. Il y en avait d’impressionnantes, qui faisaient bien un mètre cinquante de long, d’autres dont les bords ressemblaient à des dents, d’autres encore qui étaient sombres comme la nuit. Il y avait celles, couvertes de glu, qui prenaient les oiseaux au piège et qui se refermaient lentement pour mieux digérer leur proie tout à leur aise ; il y en avait d’autres dont la pointe aiguë faisait penser au dard d’un frelon gigantesque ; certaines, complètement transparentes, ressemblaient à s’y méprendre à des toiles d’araignées et on avait toujours peur, en les frôlant, d’être dévoré par quelque arachnide issu de la préhistoire.

Mais le vieux chef, lui, continuait, sans  se soucier de rien. Alors qu’il semblait de plus en plus évident qu’on était complètement perdus, il poursuivait sa route, imperturbable. Les Noirs eux-mêmes commençaient à se poser des questions, mais ils n’avaient pas d’autre choix que de le suivre et il fallait bien lui faire  confiance. On le disait un peu sorcier, ce qui était à la fois inquiétant et rassurant.  Sans doute finirait-il toujours par sauver le petit groupe, grâce à ses pouvoirs magiques, mais en attendant tous se demandaient vers quelles terres inconnues et étranges il les conduisait.

A un certain moment, le petit groupe arriva devant un immense marécage. Le grand chef noir donna clairement ses instructions. Il allait falloir marcher sans s’arrêter. Impossible de dormir en cet endroit sans prendre le risque d’être attaqué par les serpents, qui infestaient cette zone et qui chassaient principalement la nuit. Un moment d’inattention, et c’était la mort assurée. De plus, les chemins étaient mal tracés dans cette zone humide, dont la géographie se redessinait sans arrêt en fonction de la montée ou de la descente des eaux. Ici, c’est comme au bord de la mer, expliqua-t-il : il y a des marées. S’il pleut abondamment en amont, alors les eaux montent et le marécage s’enfonce. Si au contraire on est en période sèche, le niveau descend et il laisse alors au grand jour des milliers d’hectares de boue séchée. De toute façon, que l’on progresse sur cette terre émergée ou qu’on patauge avec de l’eau jusqu’aux genoux, le résultat est le même : l’air que l’on respire ici est malsain et putride et les maladies innombrables, à commencer par la malaria et la maladie du sommeil. Mais il en existe bien d’autres, véhiculées par les milliards de moustiques qui infestent la zone. La lèpre, qui fait tomber les membres, la maladie de la nuit, qui vous rend aveugle en trois jours, le biribiri, qui décolore votre peau ou le tangana, qui rend les hommes impuissants. Quant aux femmes, il était impensable de les faire traverser un tel cloaque. Les quelques-unes qui avaient essayé en étaient mortes, car pendant qu’elles marchaient dans la boue les sangsues s’étaient fixées sur leurs cuisses et avaient bu tout leur sang, tandis que de minuscules serpents s’étaient agglutinés dans leur ventre, après s’être introduits par leur sexe, et ils les avaient littéralement dévorées de l’intérieur.

Tout ce qu’il disait là, le grand chef, ne rassurait personne et même si les hommes savaient qu’il mentait un peu, comme le font toujours les sorciers, il n’en restait pas moins qu’il devait y avoir là un fond de vérité. Ils se mirent donc en route en soupirant, non sans avoir au préalable fait passer autour de leur cou tous les grigris dont ils disposaient. Seul l’homme blanc, sceptique et même un peu ironique, refusa les talismans qu’on lui proposa. Il se dit qu’habillé comme il l’était, il ne risquait pas grand-chose avec les sangsues et quant aux serpents… Eh bien on verrait ! Après tout, n’étant pas une femme, il courait déjà moins de risques. Pourtant, la petite troupe s’était à peine avancée de cinq cents mètres, qu’il avait déjà compris que ses vêtements constituaient un danger évident. En effet, gorgés d’eau saumâtre, ils étaient vite devenus incroyablement pesants, aussi marchait-il avec difficulté, retardant la progression du groupe. Par trois fois, il s’était étalé de tout son long dans l’eau fangeuse. Ne trouvant rien de solide où s’appuyer dans cet univers liquide, il avait commencé à s’enfoncer. Plus il se débattait, plus il s’enfonçait et plus l’eau saumâtre lui entrait dans le gosier. A vrai dire, c’est de justesse qu’il avait été sauvé, grâce à la rapidité des indigènes. Le vieux chef noir le regarda sans rien dire, mais avec au coin des lèvres un petit sourire qui en disait long. Bon, on était en Afrique ici, pas au milieu des Champs-Elysées ! Après tout, la manière de vivre de tous ces Noirs, qu’il avait pris pour des sauvages, correspondait mieux au climat et aux dangers du pays. Sans un mot, il enleva ses vêtements trempés, qu’il rassembla comme il put dans son sac à dos et il se remit en route, aussi nu que les Noirs qui le précédaient.

On marcha ainsi trois jours et trois nuits, sans jamais s’arrêter. En effet, il aurait été impossible de trouver un coin sec où pouvoir s’étendre et se reposer. A perte de vue, ce n’était qu’une immense étendue herbeuse, entrecoupée de petits canaux fangeux. Il n’y avait aucun chemin de tracé et si on avançait, c’était grâce à l’expérience du vieux chef Noir, que les autres appelaient maintenant « Le Vieux » avec une sorte de respect mêlé de crainte. Il faut dire qu’il parvenait, Dieu sait comment, à choisir les rares touffes de gazon sur lesquelles on pouvait poser le pied sans prendre trop de risques. Sans lui, tous se seraient retrouvés enfoncés jusqu’aux genoux ou même carrément jusqu’à la taille. Il progressait lentement, tâtant le sol devant lui au moyen d’une grande perche sur laquelle il avait fixé la tête du dernier singe qui avait été mangé. Il avait aussi collé quelques plumes d’oiseaux le long du bois. Muni de cet instrument magique, véritable talisman, il ne se trompait jamais. Quand il voyait que le sol, autour de lui, était trop marécageux et qu’il était impossible d’avancer, alors il revenait en arrière et cherchait un autre passage. Ce n’était pas facile. Parfois, la petite troupe tâtonnait ainsi trois ou quatre fois, faisant des allées et venues épuisantes, mais toujours le vieux sage finissait pas trouver un semblant de chemin dans cette végétation aquatique.

A certains endroits, l’herbe était si haute qu’on ne voyait plus rien du tout. Puisant sa force dans cette eau abondante et riche en éléments organiques en décomposition, elle atteignait facilement les trois mètres de hauteur. Il fallait alors se frayer un passage à l’aveuglette, sans savoir si la direction prise était la bonne. Le pire, c’est quand il fallait rebrousser chemin. Les herbes à travers lesquelles on venait de passer s’étaient couchées et c’est un inextricable fouillis végétal qu’on avait alors devant soi. Il fallait enjamber ces tiges brisées, aux arêtes coupantes, ou bien ramper en-dessous, mais gare alors au marécage. Un mètre trop à gauche ou trop à droite et c’était l’enlisement assuré, sans parler des  serpents et des sangsues. Avec cela, il régnait dans cet enfer une chaleur moite et étouffante, qui vous oppressait la poitrine. Les visages étaient ruisselants de sueur, les torses couverts d’une boue jaunâtre et nauséabonde.

Et pourtant on avançait. A un certain moment, on quitta la région herbeuse et on pénétra dans une forêt très sombre. Ce n’est pas pour cela qu’on quitta le marécage. Non, les arbres aux troncs noirs et lisses sortaient directement de l’eau. On se serait cru dans la crypte d’une cathédrale qui aurait été inondée. C’est du moins ce que se dit l’explorateur, dont la peau blanche avait pris des reflets phosphorescents dans cette obscurité de cave. Quant aux indigènes, c’est à peine si on devinait leur présence. Ils n’étaient plus que de vagues formes mouvantes qui s’agitaient entre les arbres, des esprits de la forêt avec laquelle ils semblaient faire corps. Parfois l’un d’entre eux marchait sur une branche brisée et pointue. On entendait alors un cri qui perçait le silence angoissant de ce lieu, un cri qui disait qu’il y avait là-bas un être vivant. Savoir qu’il souffrait n’avait aucune espèce d’importance, seul comptait le fait que la vie existait toujours tout près de vous. C’était cela qui était rassurant : savoir que vous n’étiez pas le dernier représentant d’une espèce disparue à errer dans ces solitudes.

On marcha donc ainsi trois jours et trois nuits, sans manger et sans prendre le moindre repos.


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26/05/2012

Une maison à la campagne (13)

Le lendemain, on partit à l’aube. Impossible d’ailleurs de rester une heure de plus en cet endroit. La nuit, les insectes n’avaient pas arrêté de tourner autour de la moustiquaire et le moins que l’on puisse dire, c’est que leur obstination avait été payante. Certains avaient fini par trouver les rares trous minuscules disséminés sur la surface de la toile. Une bonne dizaine d’énormes moustiques avaient donc fait connaissance avec l’homme blanc endormi, lequel s’aperçut très vite de leur présence. Mais à part se gratter à sang, il ne put pas faire grand-chose, même pas se rendormir. C’était impossible, car il entendait le vrombissement strident de toutes ces bestioles et au moment où il donnait un coup à gauche, croyant en exterminer l’une ou l’autre, il se faisait cruellement piquer du côté droit. Tout cela dans une nuit d’encre qui empêchait de voir l’ennemi, cela n’avait rien de réjouissant et il y avait de quoi perdre patience. Quand enfin, vers quatre heures du matin, il finit par s’assoupir d’épuisement, il fut aussitôt réveillé par les oiseaux de la forêt, qui se mirent à siffler tous ensemble en un concert impressionnant.

Quand il sortit de sa tente, les Noirs dormaient encore près du feu éteint. A première vue les moustiques ne les empêchaient pas de dormir, eux ! Au regard incrédule qu’ils lui jetèrent, il comprit qu’il était quasi défiguré par les piqûres d’insectes. Tant pis, à la guerre comme à la guerre ! Une terre inconnue l’attendait aux sources du fleuve et il y arriverait. Ce n’était quand même pas trois bestioles minuscules qui allaient l’empêcher d’atteindre son but. On replia la tente, on remit tous les bagages dans la pirogue et on déjeuna sur le pouce de deux bananes. Le vieil indigène, celui qui avait raconté l’histoire du léopard, mangeait même la peau épaisse et jaune de ce fruit exotique. Il la mâchait lentement et consciencieusement, assurant à chaque fois qu’on l’interrogeait que la force de la banane était là, dans cette peau à première vue indigeste, mais qui lui permettait, lui, de ramer toute une journée malgré son grand âge et cela sans plus absorber la moindre nourriture avant la nuit.

On poussa la pirogue dans l’eau et on se mit à pagayer. Le courant était plus fort encore que la veille et on fit comprendre au grand chef blanc que si cela continuait ainsi, si le fleuve persistait à montrer sa colère, il faudrait se résoudre à attendre qu’il se calmât. Car le fleuve était un dieu, lui expliqua-t-on et il n’est jamais bon d’aller contre ses volontés. S’il a décidé de nous empêcher de remonter jusqu’à sa source, il ne faut pas s’opposer à son désir. Son esprit est partout et si vous désobéissez, il vous retrouvera où que vous soyez. Mais l’idée de rester inactif pendant deux bonnes semaines ne plaisait pas à l’explorateur occidental, qui était animé par l’énergie propre à sa race et qui ne comprenait pas qu’on pût vivre au rythme de la nature en se pliant à ses caprices. « Si on ne peut plus ramer, nous continuerons à pied. » Les Noirs le regardèrent, incrédules. Un Blanc, à pied ? On n’avait jamais vu cela !

Pourtant, vers midi, il devint évident pour tout le monde qu’on ne pouvait plus continuer ainsi. On avait beau ramer et ramer, pagayer en cadence et en chantant, rien n’y faisait : le bateau n’avançait pas. Parfois, même, il reculait après avoir pivoté sur lui-même et on avait alors toutes les peines du monde à le remettre dans le bon sens. Bref, si on avait progressé d’un petit  kilomètre depuis l’aube, c’était le maximum. On tira la pirogue sur le rivage et comme tous les bagages étaient à l‘intérieur, ainsi que tous les vivres, il fut décidé qu’on la porterait. Cela permettrait de l’utiliser de nouveau dans quelques semaines, quand la force du courant serait devenue plus raisonnable. On se mit donc en route. Deux hommes ouvraient la voie, tranchant sans pitié la végétation luxuriante afin d’ouvrir un passage. Puis six Noirs suivaient, portant la pirogue et tout son chargement. Enfin les deux derniers fermaient la marche, tenant chacun le côté d’une planche sur laquelle était assis l’homme blanc. Celui-ci encourageait son équipe en criant sans arrêt et en exhortant tout le monde à avancer.

Pour ce qui était d’avancer, on avançait, plus vite assurément que sur le fleuve en crue, mais à ce rythme-là, il était clair qu’on ne ferait pas cinq kilomètres sur la journée. La plus grosse difficulté, c’était pour les hommes qui portaient  l’explorateur. Comment voulez-vous avancer tout en tenant latéralement une planche de bois pesant soixante-quinze kilos avec son fardeau ? C’était impossible ! Déjà ils étaient obligés de se pencher car la planche était basse, mais en plus ils devaient incliner le corps sur le côté, ce qui fait que leur démarche ressemblait à celle des crabes.

On fit un arrêt et on changea de méthode. L’homme blanc se retrouva assis dans la pirogue, toujours portée par les six Noirs, tandis que les deux autres derrière croulaient littéralement sous les bagages. Ils en avaient sur le dos, sur les épaules, en équilibre sur la tête et ils en portaient encore dans leurs bras. C’est bien simple, on ne les voyait plus sous cet amas hétéroclite, qui faisait un bruit métallique à chaque pas à cause des piquets de tente qui s’entrechoquaient. Tout ce qu’on apercevait, c’était leurs yeux apeurés, car ils craignaient de trébucher contre une racine et de tout faire tomber.

Après un kilomètre, tout le monde était exténué, même le Blanc dans sa pirogue, qui avait tellement crié pour guider son petit monde qu’il n’avait presque plus de voix. On changea encore de tactique. Cette fois, quatre hommes portèrent la pirogue vide pendant que trois se chargeaient des bagages, que deux ouvraient la route à coups de machette et que le  dernier portait l’explorateur sur son dos. Juché comme il l’était en hauteur, il dominait la situation et donnait ses instructions à qui voulait l’entendre. En réalité, plus personne ne l’écoutait et tout le monde marchait machinalement sans penser à rien dans la chaleur étouffante. Il fallait être attentifs à ne pas se couper aux feuilles de fougères géantes qui, à peine tranchées, retombaient devant les pieds des marcheurs. Il fallait faire attention aux nuages d’insectes qui vous enveloppaient de leur masse bourdonnante ainsi qu’aux serpents qui, eux, trainaient dans les branchages et risquaient de vous tomber dessus à tout moment. Il fallait enfin éviter de marcher sur les araignées qui pullulaient au sol et dont la moindre morsure pouvait être fatale. Alors si en plus de tout cela il avait fallu écouter l’homme blanc, qui vociférait dans une langue que les pauvres Nègres entendaient à peine, c’est sûr qu’on allait encore avancer moins vite.

Vers dix-sept heures on s’arrêta pour dresser la tente. Tout le monde était exténué. On mangea le reste du singe, qui était maintenant légèrement faisandé, accompagné d’un riz blanc et collant, le même que la veille et qui était  toujours aussi insipide. Il n’y eut pas de conte ce soir-là et à peine le repas terminé, tout le monde s’endormit.

Le lendemain à l’aube, la petite troupe fut réveillée par une dizaine de singes qui s’étaient mis en tête d’inspecter le campement. Certains étaient déjà en train de puiser dans la réserve de riz quand  l’alerte fut donnée. L’homme blanc sortit précipitamment de sa tente et en deux coups de fusil il rétablit la situation. Deux cadavres restèrent à terre, tandis que les autres singes s’enfuyaient vers la cime des arbres en criant. Le dîner du jour était déjà assuré. Voilà une journée qui commençait bien. L’explorateur en profita pour dire qu’il fallait rattraper le temps perdu la veille et qu’il espérait bien faire quinze kilomètres aujourd’hui. Le plus vieux des Noirs le regarda et il dit simplement : « Alors toi aussi ti marches et toi aussi ti portes bagages. » Les deux hommes se dévisagèrent. Ce qui venait d’être dit était très pertinent et chacun le savait. Comme ils savaient que ce qui était en jeu maintenant, c’était de savoir qui allait diriger la suite des opérations. D’un côté un Blanc qui avait la pouvoir théorique mais qui ne connaissait rien à la forêt équatoriale, de l’autre un Noir habitué à voyager à travers bois et qui connaissait son pays à fond. Si on voulait avancer et si on voulait que l’expédition fût un succès, il allait bien falloir redescendre de son piédestal et accepter de se faire commander par un indigène. C’était le bon sens même. Et comme notre explorateur n’était pas venu ici pour diriger mais pour découvrir des terres inconnues et vivre une expérience extraordinaire, il accepta les nouvelles conditions sans rien dire. 

Le nouveau chef donna quelques ordres et on repartit. Il y a avait toujours deux hommes en tête, pour se frayer un passage dans la végétation, mais cette fois il n’y en avait plus que trois pour porter la pirogue vide. Du coup, les cinq derniers étaient suffisants pour porter les bagages. Quant à l’homme blanc, pour lui donner l’illusion qu’il commandait encore un peu, on ne lui fit rien porter, sauf les deux carabines, symboles par excellence de l’autorité aux yeux des Noirs.

En procédant de la sorte, on fit quinze kilomètres ce jour-là et même vingt les jours suivants. Vers midi on s’arrêtait pour manger un peu de ce riz infâme et quelques fruits cueillis dans la matinée. Le soir, on faisait un feu pour éloigner les moustiques, puis le chef racontait une histoire. Il était souvent question d’animaux dans ces contes, d’animaux qui se comportaient comme les hommes. On sentait que les Noirs les craignaient et que les véritables maîtres de l’Afrique, c’étaient eux. Le léopard occupait une place de choix dans tous ces récits, mais les oiseaux de proie également, ainsi que les lions et les éléphants. Ces derniers incarnaient non pas la force, comme on aurait pu le croire, mais l’intelligence et la mémoire. A cause des fameux cimetières où ces pachydermes ont l’habitude de venir se recueillir devant les ossements de leurs congénères morts, la mythologie primitive leur a attribué un rôle à part dans le monde animal, celui de conserver le souvenir des choses disparues. Ainsi, si une femme perdait un enfant en bas âge (ce qui, dans ces contrées sauvages, arrivait tous les jours), elle partait à la recherche d’un troupeau d’éléphants. Lorsqu’elle en avait trouvé un, elle se mettait à réciter des paroles rituelles puis exprimait sa peine par des sanglots. Pour mieux pleurer, elle se lacérait les seins à coups de lianes, puis elle tombait à genoux et attendait. On dit que si les éléphants s’approchaient d’elle, sa peine s’envolait aussitôt car elle savait alors que le souvenir de son enfant allait se perpétuer chez les dieux. Si par contre les éléphants lui tournaient le dos, l’âme du petit défunt allait hanter la forêt et se transformer en esprit méchant. Parfois, il rentrait dans le corps d’un serpent et se vengeait des vivants en leur causant des blessures mortelles.

Chaque soir, quand le vieillard avait fini son récit, on voyait que le regard des hommes exprimait une peur viscérale. L’Afrique profonde était là, autour de ce feu, au milieu de cette forêt impénétrable et le long de ce fleuve bouillonnant. La vie, ici, n’était pas seulement vécue, elle était aussi rêvée et un autre monde semblait exister à côté du monde réel, un monde de fantômes et de nuit, un monde aussi noir que la couleur de la peau des indigènes.

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18/05/2012

Une maison à la campagne (12)

De cette nouvelle, je ne pourrais donner ni le titre ni l’auteur,  car deux feuillets avaient été arrachés au livre, ce qui m'a fort contrarié je dois dire  quand j’ai découvert cela. Connaître le nom de l’auteur, je m’en moquais bien, dans le fond, et quant au titre, ce n’était pas tellement important, mais les quatre pages de texte perdues, cela ça me dérangeait considérablement. Les premières lignes que j’ai pu lire parlaient d’un homme jeune encore qui remontait le fleuve Congo. Comment s’était-il retrouvé là et dans quel but ? Cela resterait à jamais un mystère pour moi. Il me fallut bien admettre que je ne connaîtrais jamais les débuts de cette histoire. Pour me consoler, je me suis dit que lorsqu'on rencontre une femme, on ne sait rien non plus de sa vie antérieure, mais pourtant cela n’empêche pas de faire sa connaissance et d’essayer de construire quelque chose avec elle. Eh bien, pour cette nouvelle, ce serait la même chose. D’ailleurs le peu que j’en avais lu me plaisait déjà et j’avais hâte de connaître la suite.

Un homme jeune donc, d’une bonne trentaine d’années, remontait le fleuve Congo sur une pirogue. Casque colonial blanc, pagayeurs indigènes, de nombreux bagages entassés à l’arrière de l’embarcation… On devait être au milieu ou à la fin du XIX° siècle, à une époque où ces contrées de l’Afrique équatoriale étaient encore quasi inexplorées. On progresse lentement car le courant est fort et puissant. Impossible d’ailleurs d’espérer rester au milieu du fleuve, il faut longer les berges si on veut avancer. Mais les hommes sont fatigués, on le voit à la lenteur avec laquelle les pagaies frappent l’eau. Les mouvements ne sont même plus synchronisés et bientôt la pirogue va se mettre de travers et sera emportée irrémédiablement dans l’autre sens. Inutile de retourner d’où l’on vient, aussi l’homme blanc donne-t-il l’ordre de mettre pied à terre et de dresser le camp. Il est vrai que le soir tombe vite dans ces contrées. Il ne s’y fera jamais tout à fait. L’instant d’avant le soleil vous écrase de ses rayons et subitement c’est la nuit noire, la terrible nuit équatoriale, impénétrable et remplie de milliers de cris mystérieux. Bref, il est plus que temps de s’arrêter si on veut monter la tente et installer la moustiquaire. Le plus âgé des Noirs désigne du doigt une petite plage sablonneuse. C’est l’endroit rêvé, il n’y a pas à dire. Ces hommes qu’on dit sauvages ont tout de même un sens pratique contre lequel aucun Blanc ne pourrait rivaliser. Notre jeune explorateur le sait et il ne serait pas arrivé jusqu’ici s’il avait dû se fier à son seul instinct. Loin de mépriser ses compagnons de couleur, comme il a vu de nombreux colons le faire, il a plutôt pour son équipe le respect qu’impose le danger omniprésent. Dans un tel contexte, au milieu d’une nature si hostile, il n’y a que les autochtones pour vous sortir de tous les mauvais pas où vous vous êtes fourré.

Pendant qu’on montait sa tente, il s’assit sur un tronc d’arbre et regarda devant lui.  Là-bas, loin, très loin, on devinait l’autre rive, perdue dans une sorte de brouillard de chaleur. A quelle distance devait-elle être ? Huit cents mètres, un kilomètre ? Il aurait tendance à dire davantage encore, mais la prudence l’empêche d’avancer un chiffre totalement déraisonnable. Il se souvient de l’estuaire de la Gironde, chez lui à Bordeaux, entre la pointe du Grave et Royan. C’est à peu près la même chose, sauf qu’ici il ne s’agit pas d’un bras de mer qui s’avance dans les terres, mais d’un fleuve, le fleuve le plus grand et le plus puissant d’Afrique centrale. Il en reste tout pensif. Comme l’Europe lui semble lointaine et ridiculement petite. Rien d’étonnant à ce qu’il ait voulu la quitter. Enfant déjà, il se sentait à l’étroit dans son milieu familial de province et il rêvait d’aventures et de grands espaces. Pour ce qui était de ces grands espaces, il était servi, maintenant, il n’y avait pas à dire. Le dépaysement était total. La nature, ici, était encore vierge et devait ressembler à ce qu’elle avait été lors de la création du monde. Enfin, pour ceux qui croient à ces sornettes radotées par les curés… Lui, il arborait fièrement son athéisme et son esprit libre, ce qui avait maintes fois scandalisé ses tantes lors des déjeuners dominicaux. Il prenait d’ailleurs un malin plaisir à les heurter de front et quand il voyait leur air apeuré de poules découvrant le renard dans le poulailler, il quittait la table en riant sous cape. Aussi, le jour où il annonça à toute la famille qu’il comptait s’embarquer pour l‘Afrique, ce fut un soulagement pour tout le monde, à commencer par son père qui ne supportait plus son refus systématique de se plier aux règles de la bienséance.

Il embarqua donc un beau matin à Marseille pour l’Algérie. De là, il gagna les Açores, puis, sur un vieux rafiot portugais, il se mit à longer la côté du continent noir, allant de port en port, mais toujours en direction du sud. Le peu qu’il voyait de l‘intérieur des terres le fascinait, mais en même temps il était bien le seul Blanc à raisonner de la sorte. Les marins, sur le bateau, ne s’intéressaient qu’à la navigation et quant à ceux qui l’avaient affrété ce bateau, ils ne pensaient qu’à faire du commerce et à s’enrichir. Les denrées étaient acheminées vers la côte à dos de chameaux ou bien elles arrivaient par les fleuves sur d’immenses  radeaux. Ce qui importait, c’était de mettre la main sur toutes ces marchandises, de les charger sur le rafiot le plus vite possible, puis de rentrer en Europe pour les revendre, en empochant un bénéfice absolument scandaleux.

Mais lui, le jeune homme, il s’en moquait bien de ces tractations commerciales. Ce qui l’intéressait, c’était le cœur de ce continent inconnu. Il fit tant et si bien qu’il se retrouva un beau matin en train de remonter le fleuve Congo depuis son embouchure. Voilà maintenant vingt jours qu’il s’enfonce en plein mystère dans une terre vierge où l’homme blanc n’a pratiquement jamais mis le pied. Ce qu’il voit, loin de le décourager, l’incite à poursuivre son voyage le plus loin possible, comme si là-bas, tout au bout, il allait enfin trouver ce qu’il avait toujours cherché : un sens à sa vie. Lassé de son existence bourgeoise dans la France de province, il lui semblait qu’au terme de ses aventures, quand il atteindrait enfin le bout du monde, une sorte de vérité se ferait jour. Sans trop savoir d’ailleurs si cette vérité se trouvait dans un endroit géographique bien déterminé ou si au contraire elle était dans le voyage même et dans les dangers qu’il devait surmonter pour atteindre ces terres aussi vierges qu’inconnues. En effet, n’était-ce pas plutôt un combat contre lui-même qu’il était en train de livrer, afin de se prouver qu’il était capable de surmonter sa peur ? Ou alors, qui sait, ces pays inexplorés où nul n’avait jamais pénétré représentaient peut-être un espoir. Là-bas, la civilisation n’avait encore fait aucun ravage et l’homme devait y être libre. C’est du moins ce qu’il imaginait et c’était bien pour cela bien qu’il luttait contre la chaleur, l’humidité et les moustiques sans se plaindre : il voulait savoir ce qu’il y avait « au-delà ». Il ne mettait donc pas son salut, comme certains, dans un futur temporel aussi incertain qu’improbable (il ne croyait d’ailleurs à aucun paradis et se moquait sarcastiquement des religions, on l’a déjà dit). Non, pour lui, cette vie rêvée autant qu’espérée devait se trouver quelque part, dans un lieu inconnu et donc forcément éloigné de tout.

En attendant, il regardait le fleuve qui coulait à ses pieds. Celui-ci était d’un incroyable jaune-rouge et charriait des dizaines de troncs d’arbre. Il avait dû pleuvoir abondamment en amont. Finalement, cette région mystérieuse et fabuleuse qui constituait le centre de l’Afrique n’était peut-être qu’un immense marécage, battu par des pluies incessantes et où les maladies et les épidémies rendaient toute vie humaine impossible. Ou bien au contraire il y avait là d’immenses montagnes verdoyantes, où une végétation luxuriante proliférait grâce à l’action conjuguée de la chaleur et de l’humidité. Allons, encore deux ou trois semaines de navigation et il serait fixé. Il saurait enfin si son rêve tenait de l’enfer ou du paradis.

Il était donc là sur la berge, rêvassant et ne faisant rien. Il s’aperçut que sa tente était déjà montée et il alla aider les Noirs à décharger le reste des bagages. Ils n’avaient pas terminé que  déjà la nuit était tombée. On fit un grand feu pour cuire la nourriture (du riz apporté de la côte avec la viande d’un singe abattu dans la journée). Tout le monde se taisait en regardant les flammes qui dansaient. Les indigènes étaient exténués d’avoir ramé toute la journée à contre-courant et quant au chef de l’expédition, il revoyait défiler devant ses yeux les images de tous les paysages qu’il avait traversés.

C’est alors que le plus âgé des Noirs commença à raconter une histoire. Ce devait être un conte, mais il était difficile d’en saisir le sens exact car le vieil homme s’exprimait en bantou, langue que notre héros connaissait à peine pour ne pas dire pas du tout. Il parvint pourtant à saisir quelques mots et comprit qu’il s’agissait d’un léopard qui était tombé amoureux de la fille d’un roi. Il voulait l’épouser à tout prix, mais le conseil des sages avait refusé sa demande, prétextant qu’il n’était qu’un animal. Ensuite, il y avait quelques péripéties assez obscures et à la fin le léopard enlevait la princesse, qui se transformait aussitôt en femelle léopard. Le roi ne put donc jamais retrouver sa fille, malgré toutes les recherches qu’il entreprit. Ce jour-là, les animaux remportèrent une grande victoire sur les humains, car le Grand Esprit de la forêt et de la savane les protégeait. 

Sur cette morale inquiétante, tout le monde alla dormir, le Blanc dans sa tente et les Noirs à même le sol, près de ce qui restait du feu, où charbonnaient encore quelques braises.

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09/05/2012

Une maison à la campagne (11)

Il était maintenant dix heures du matin. J’ai ouvert les volets et le soleil m’a aussitôt ébloui. La ligne bleue de la forêt occupait tout l’horizon. Le contraste était saisissant entre le salon, où je lisais, plongé dans une quasi-obscurité, et cette nature écrasée de lumière. J’ai d’abord cligné des yeux, puis j’ai de nouveau regardé. A mes pieds, le village vivait sa petite vie tranquille. Le facteur était occupé à relever le courrier, un vieux monsieur sortait de la boulangerie, un pain sous le bras, et plus loin un chien flânait, profitant de la douce chaleur. N’étais-je pas un peu fou, de rester ainsi enfermé dans le noir, penché sur un vieux livre, alors que la vie était là, à portée de ma main, si simple, finalement ?

Mais la nouvelle que je venais de lire me trottait en tête. N’avions-nous pas tous un grain de folie caché au fond de nous ? Moi, par exemple, qui appréhendais l’existence par le biais des livres, avais-je raison d’agir ainsi ? Et ce facteur qui depuis vingt ans au moins apportait des lettres aux mêmes personnes, cela avait-il plus de sens ? Il répétait le même acte par habitude, ce qui lui évitait de penser à sa destinée et à la mort qui l’attendait au bout du chemin. Et le vieux monsieur, qu’espérait-il en allant acheter son pain ? Que la vie continuerait ainsi éternellement ? Oui, elle continuerait, en effet, mais bientôt ce serait sans lui. Alors, cela avait-il un sens de faire comme si de rien n’était ? Quant au chien, c’était peut-être encore le plus sage de tous. Il ne travaillait pas, se faisait nourrir par des maîtres affectueux et passait sa journée à flâner où bon lui semblait, jouissant de la vie…

Puis je me suis mis à réfléchir. Tous ces gens qui ne pensaient qu’à s’enrichir, par tous les moyens… Quel sens cela avait-il ? Aucun, évidemment. Ils ne parlaient que de compétitivité, de travail, de performance. Ils écrasaient les autres, mettaient la pression sur leurs ouvriers et leurs employés, puis les licenciaient éventuellement sans le moindre remords. Et tout cela pourquoi ? Pour le plaisir d’être toujours plus riches. La véritable folie n’était-elle pas là, plutôt que derrière les grilles d’un asile ? Quant aux dirigeants politiques, ils ne valaient pas mieux.  Assoiffés de pouvoir, ils ne pensaient qu’à atteindre le sommet, pour le plaisir de diriger et de se sentir craints et respectés par tous les citoyens. N’était-ce pas complètement ridicule ? La vie n’était-elle que cela ? Non bien sûr, la vie elle était là, devant moi, avec cette grande forêt et ce soleil éclatant.

Puis l’histoire d’Alasina m’a de nouveau traversé l’esprit. Voilà quelqu’un qui avait vraiment voulu goûter à l’existence et vivre pleinement sa vie. Mais finalement, en privilégiant l’amour et en négligeant les règles absurdes des hommes, elle avait certes fait le seul choix valable, mais elle en était morte. Fallait-il donc considérer qu’elle aussi était atteinte de folie ? Est-ce que vouloir aller jusqu’au bout de ses passions est trop demander ? N’est-ce pas déjà vouloir l’impossible et donc une preuve de folie ?

Je ne savais plus, je me perdais dans mes raisonnements. J’ai refermé les volets et je suis allé m’étendre. J’ai dû dormir longtemps, car quand je me suis réveillé la nuit était tombée. Ca m’a fait une drôle d’impression, en ouvrant la fenêtre, de voir qu’il faisait complètement noir. Une fraction de seconde j’ai même cru que j’étais devenu aveugle pendant mon sommeil. Mais non, ce n’était que la nuit qui avait englouti le monde. Alors je suis retourné vers mon livre et j’ai commencé à lire la troisième nouvelle. 

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25/04/2012

Une maison à la campagne (10)

"Délire de persécution" par Pierre d'Autrecourt de Pomency.


Puisqu’on me laissait la liberté de me promener dans les couloirs, je n’allais pas m’en priver. Voilà déjà deux bonnes heures que l’infirmière m’avait installé dans ma chambre et je commençais à m’ennuyer. A part un peu de linge dans ma petite valise et une brosse à dents, je n’avais vraiment pas eu grand-chose à ranger. J’avais bien regardé par la fenêtre, mais on ne voyait que des toits de zinc sur lesquels la pluie tombait doucement, avec une tristesse infinie qui me donnait le cafard. J’ai fait un effort, pourtant, pour m’intéresser à ce spectacle et j’ai essayé de compter le nombre de gouttes de pluie qui devaient tomber en même temps sur toute la surface du toit. J’ai donc d’abord dû évaluer la surface de cette toiture, ce qui ne fut pas aisé, étant donné qu’il y avait des aspérités et des rebords. Pourtant, après de nombreux calculs, je suis arrivé à un chiffre approximatif dont je dus bien me contenter. Pour avoir le chiffre exact, j’aurais dû m’armer d’un mètre et arpenter le toit. Cela n’aurait pas été impossible, puisqu’il était plat. Il aurait suffi de faire passer une échelle par la fenêtre de ma chambre, de lui donner la bonne inclinaison et puis de descendre pour mesurer. Mais vous me voyez demander une échelle aux médecins pour aller mesurer un toit sous la pluie ? Ils allaient encore trouver que j’avais des idées bizarres, ce qui est leur manière à eux de dire que je suis fou.

Et puis, une fois sur le toit, je n’aurais pas été sauvé. Il aurait fallu compter les gouttes de pluie qui tombent sur une surface d’un centimètre carré. Cela n’a l’air de rien, mais c’est un exercice assez difficile. Je m’y suis essayé souvent sans jamais vraiment y parvenir. La difficulté tient au fait que la pluie est transparente et donc peu visible et au fait qu’elle est liquide et donc  fuyante. A peine tombée sur le toit humide, elle disparait aussitôt pour se mêler aux autres gouttes qui l’ont précédée. Et à supposer que j’arrive quand même à déterminer le nombre de gouttes (en acceptant qu’il soit approximatif, ce qui est tout de même dérangeant pour l’esprit cartésien que je suis) il me faudrait encore multiplier ce chiffre par le nombre de centimètres carrés de la toiture. N’ayant pas de calculatrice à ma disposition dans cet hôpital (ils ont sans doute peur qu’on ne l’ingurgite par inadvertance), il me faudrait effectuer l’opération mentalement, ce qui augmenterait encore le risque d’erreur. Au final, je me retrouverais avec un chiffre qui ne serait qu’une pure hypothèse puisque la surface, le nombre de gouttes et le calcul mathématique sont tous très approximatifs. Il me faudrait recommencer l’opération une bonne dizaine de fois et effectuer une moyenne pour enfin proposer un chiffre qui, selon toute vraisemblance, se rapprocherait de la réalité. Pourtant, une nouvelle fois, si je proposais ce chiffre au médecin venu m’examiner, il dirait que je suis fou de me préoccuper de telles sottises. Il aurait tort, cependant. En effet, lui qui se dit si savant, il serait bien incapable de me donner le moindre chiffre puisqu’il ne s’est même jamais posé la question de savoir combien de gouttes d’eau tombaient en même temps sur un toit. Je vois là un manque de curiosité  manifeste. De la part de quelqu’un qui prétend raisonner scientifiquement, je  trouve cela désolant.

Enfin passons. Quand j’en ai eu assez de tous mes calculs et quand je me suis rendu compte une nouvelle fois que je n’atteindrais jamais la vérité, je suis sorti de ma chambre. Il fallait quand même bien que je fasse connaissance avec ma nouvelle résidence. Surtout qu’on m’avait fait comprendre que je risquais d’y rester fort longtemps. J’avais bien essayé de savoir si on comptait me libérer définitivement un jour, mais tout le monde était resté très évasif sur ce sujet pourtant crucial. On a parlé de sorties provisoires, de sorties sous surveillance, de promenades réglementées, mais jamais vraiment de sortie pure et simple. C’est regrettable car ils se trompent lourdement. J’ai déjà essayé de leur expliquer que ma logique et ma manière de raisonner dépassent de loin la leur, mais ils ne veulent rien entendre. Ils disent que je souffre d’un délire de persécution et qu’à cause des idées que je me mets en tête, je pourrais être dangereux pour autrui. Quelle folie ! Si j’avais peur de quelqu’un, je m’enfuirais aussitôt et je ne m’avancerais pas vers lui pour le tuer. Cela tombe sous le sens, mais ils ne veulent rien comprendre. Par contre, à force de me répéter à tort que je souffre d’un délire de persécution, ils vont finir par le provoquer, ce délire. Car petit à petit, oui, je me sens méprisé par tous ces médecins qui croient détenir le savoir et qui ne détiennent rien du tout. La preuve, ils ne pourraient même pas vous dire combien de gouttes d’eau sont tombées sur le toit tout à l’heure.

J’ai continué à me promener un peu partout. Les infirmières que je croisais me regardaient d’un air étrange, sans doute parce qu’elles ne me connaissaient pas. Peut-être même me prenaient-elles pour un simple visiteur, mais bon, de toute façon je n’aime pas cette manière suspicieuse qu’ont certaines personnes de me dévisager. J’ai toujours l’impression qu’on me reproche quelque chose et qu’on va m’attaquer au moment où je m’y attends le moins. J’ai déjà expliqué tout cela aux médecins, mais ils y ont vu une preuve de ma « maladie », alors qu’à l’évidence c’est le contraire : c’est le monde qui est agressif à mon égard. Enfin, passons…

Après avoir erré pas mal de temps dans le bâtiment et après m’être perdu plusieurs fois, je suis finalement arrivé au bout d’un long corridor. Après, il n’y avait plus rien, sauf une fenêtre qui donnait sur le vide. Au loin, on distinguait une forêt, mais elle était si loin qu’on aurait dit un rêve inaccessible. Par contre, le gouffre à mes pieds, on le voyait bien, lui. Il aurait suffit de pas grand-chose pour que tout s’arrêtât là et pour que mes problèmes prissent fin. Peut-être alors comprendraient-ils enfin que je n’étais pas plus fou qu’eux et que c’est par désespoir que j’en étais arrivé à cette extrémité, à cause de leur regard accusateur, en quelque sorte. Mais je les connaissais trop bien. Ils verraient encore dans mon désir de quitter la vie une preuve supplémentaire de ma folie. Pourtant, cette vie, ils la quitteraient eux aussi un jour. Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’est-ce que cela changerait, finalement ? En quoi serait-ce une preuve de folie de vouloir s’en aller en pleine santé ? Ne serait-ce pas mieux que de s’accrocher désespérément à l’existence à quatre-vingt-dix-neuf ans alors qu’on souffre de partout ? Et tous ces médecins n’auraient-ils pas, eux aussi, la tentation d’en finir si on leur annonçait qu’ils étaient atteints d’une maladie incurable et très douloureuse ? Pourtant c’est le cas. Nous sommes tous concernés et dès notre naissance notre fin est déjà programmée. Enfin, laissons cela, chaque fois que j’ai voulu leur expliquer mon point de vue, ils n’ont rien trouvé de mieux à faire que d’augmenter ma dose de médicaments. Et puis de toute façon, les fenêtres ne s’ouvrent pas dans cet hôpital, je viens de vérifier.

Bref, j’allais regagner ma chambre quand j’ai aperçu une porte entrebâillée. Et c’est alors que je l’ai vue. La petite Sarah ! On était à l’école primaire ensemble. Elle avait toujours été folle, elle, ça se voyait à son regard et c’est bien parce qu’on était dans un petit village que l’instituteur l’avait acceptée avec les autres élèves. En ville, elle aurait été enfermée tout de suite. D’ailleurs à douze ans elle ne savait toujours pas lire et elle n’avait jamais dépassé le CE1. La retrouver ici était donc normal et à vrai dire c’est plutôt le contraire qui aurait été étonnant. Elle était attachée sur sa chaise avec une espèce de ficelle en tissu. Elle m‘a regardé d’un air vague, manifestement sans me reconnaître. Dans le fond, je préférais cela, je n’avais pas trop envie d’engager une conversation qui n’aurait débouché sur rien. Qu’est-ce qu’on aurait bien pu se dire ?

–        Tiens, Sarah, c’est toi ?

–        Oui, c’est moi.

–        Ca va ?

–        Oui ça va et toi ?

–        Moi ça va aussi. Qu’est-ce que tu fais ici ?

–        Ben la même chose que toi…

Et là, à cette idée, mon estomac s’est serré. Car en effet, je me retrouvais dans le même hôpital qu’elle. Ce n’était même pas un hôpital, mais carrément un asile, n’ayons pas peur des mots. La différence entre Sarah et moi, c’est qu’elle était folle depuis l’école, depuis toujours même. Sa présence en ces lieux se justifiait. Elle aurait même dû y naître et si sa mère avait eu un peu de jugeote c’est ici qu’elle serait venue accoucher. Mais moi ? Moi si brillant en CM2 et plus tard au lycée, moi qui remportais tous les prix ? Était-ce logique qu’on m‘ait enfermé ici, avec cette idiote qui n’avait même jamais pu écrire son nom et encore moins déchiffrer le moindre livre ? C’était non seulement injuste, mais même révoltant.

Pendant que je raisonnais ainsi, l’idiote me fixait de ses yeux globuleux et vides. On aurait dit qu’elle cherchait une image dans le fond de sa mémoire, une image oubliée, qui remontait à loin. Je l’ai regardée méchamment, car je savais déjà ce qui allait se passer. Et en effet, après quelques secondes, j’ai vu son visage s’éclairer d’un semblant d’intelligence tandis que d’une voix balbutiante elle essayait de prononcer mon prénom. Là c’était trop, beaucoup plus que je ne pouvais en supporter, en tout cas. Il faut me comprendre. Me retrouver dans le même établissement que cette fille dont nous nous étions tous moqué quand nous étions enfants, ce n’était déjà pas gai, mais qu’elle se permette de faire comme si elle me connaissait, là c’était vraiment trop. Bientôt elle engagerait un semblant de conversation en utilisant les trois seuls mots qu’elle avait jamais pu retenir et ce serait pour évoquer notre enfance commune et souligner tout ce qui nous rapprochait.  Non, je ne pouvais pas tolérer cela. Si je la laissais faire, on allait me croire aussi fou qu’elle. Car je devinais son intention. Elle avait le fond méchant, c’était certain et elle allait essayer de me mettre sur le même pied qu’elle, pour m’humilier au maximum.

Alors je suis entré dans sa chambre, j’ai délié une des ficelles qui  l’attachaient et au moment où elle me faisait un grand sourire, croyant que j’allais la délier complètement, j’ai passé la ficelle autour de son cou et j’ai serré le plus fort possible.

Quand je suis parti, elle avait toujours le même regard vague, mais encore plus fixe que d’habitude. Quant à sa langue, elle sortait de sa bouche comme un serpent hideux et tout visqueux. Comme cela, elle avait vraiment une tête de folle et c’était à faire peur. Je me suis enfui et j’ai regagné ma chambre. Le problème, c’est que depuis cet incident ils m’ont enfermé à clef. Ils sont à deux doigts de me prendre pour un fou dangereux. Quand je disais que tout le monde m’en voulait…

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14/04/2012

Une maison à la campagne (9)

J’ai refermé le livre et je suis resté un long moment abasourdi. Cette histoire d’amour, de violence et de sang me laissait pantois. J’avais l’air de quoi, moi, avec mon amoureuse que je rencontrais certes le plus souvent possible et avec grand plaisir, mais avec qui j’entretenais finalement une relation fort policée ? Rien de commun, chez ma compagne, avec la passion dont faisait preuve la bouillante Alasina. J’en étais à me demander si cette histoire était une pure fiction ou si au contraire elle relatait un fait réel. Difficile à dire, tant les écrivains ont l’art de vous entraîner dans  des pays imaginaires qui ressemblent à s’y méprendre aux nôtres, en plus beaux ou en plus horribles. Et ici, cette Albanie encore un peu sauvage me semblait en effet à la fois plus belle et plus terrible que nos contrées de l’extrême Occident. Pour un peu j’aurais voulu connaître Alasina « en vrai » et être celui dont elle était amoureuse. Certes, l’histoire finirait forcément mal, je venais d’ailleurs d’en lire la relation, mais est-ce que recevoir un amour aussi passionné ne méritait pas quelques désagréments ? Que vaut la vie, si elle ne vous procure pas des sensations fortes, vous permettant, pour un instant au moins, d’exister pleinement ?

Je regardai mon verre. Il était vide. Mauvais présage. Comme il fallait s’y attendre je me mis à réfléchir à ce que j’avais bien pu faire d’intéressant dans mon existence depuis que j’étais né. A vrai dire, je ne trouvais rien de vraiment marquant. J’aurais pu n’avoir jamais existé, le cours de l’univers n’en aurait pas été ébranlé le moins du monde. Alors ? Alors il me semblait subitement que la vie si courte d’Alasina avait finalement eu plus de sens que la mienne. Je travaillais dans une grande ville, je  m’y ennuyais assez bien, pour me divertir je venais passer quelques jours ici, dans cette campagne boisée, et puis ? Et puis plus rien. Le cercle se refermait sur le vide. De ma vie, il n’y avait rien à dire et nul écrivain n’aurait pu broder sur elle. C’était à désespérer.

Quant à ma compagne du moment, je me rendais bien compte que je ne tenais pas énormément à elle, en fin de compte. J’étais content de la voir, on passait de bons moments ensemble, mais est-ce que ma vie était bouleversée quand elle apparaissait ? Est-ce que le cours de mon existence s’en trouvait modifié ? Non, pas le moins du monde. Alors une sorte de cafard s’empara de moi, une de ces tristesses bien solides qui ne vous lâchent pas de si tôt.

Pour tenter de me secouer, je suis allé à la cave chercher une deuxième bière. Je l’ai ouverte sans même m’en rendre compte et je me suis mis à boire en tentant de savoir ce qu’était vraiment l’amour. Alasina aimait, elle savait ce qu’aimer voulait dire, il n’y avait pas à en douter. Mais quelque part, était-elle vraiment elle-même dans le paroxysme de sa passion ? Elle ne vivait plus pour elle, mais pour l’Autre, cet autre avec qui elle aspirait de partager sa vie. Paradoxalement donc, pour que l’existence de la jeune fille prît un sens, il avait fallu qu’elle sortît d’elle-même, qu’elle sacrifiât tout ce qu’elle était pour le donner comme un présent à l’être aimé. Et dans son cas ce don de soi était allé jusqu’à la mort. La vie ne valait donc quelque chose que si on était disposé à la sacrifier. Il me semblait que Malraux, dans « La Condition humaine » avait dû dire quelque chose d’approchant. Il faudrait à l’occasion que je recherche la citation précise. En d’autres termes, cela revenait à se demander s’il valait mieux mener sagement une existence longue et tranquille ou au  contraire vivre intensément quelques instants privilégiés en prenant le risque de tout perdre.

J’ai continué à boire ma bière en réfléchissant à tout cela. A la fin j’ai dû m’endormir car quand j’ai ouvert les yeux l’aube filtrait déjà à travers les fentes des volets. Quant à moi, j’étais affalé dans mon fauteuil, avec un mal de tête pas possible. J’avais trop bu, c’était clair. Il faut dire que j’en avais complètement perdu l’habitude. Du coup, les folles années de ma jeunesse me revinrent en mémoire et le poids des ans me parut d’autant plus lourd à supporter. Des images se mirent à défiler devant mes yeux, à un rythme de plus en plus rapide. Des paysages de montagne : les Alpes, les Pyrénées, l’Aubrac, la Margeride, les Cévennes… Puis des plages immenses, celles de l’Atlantique, ravagées par les tempêtes d’équinoxe ; un village de Provence, écrasé de soleil ; les forêts du nord-est, ténébreuses et mystérieuses ; les falaises de Bretagne et leur granit rose ; une petite église romane, perdue quelque part en Auvergne… Les images s’accéléraient et plus elles allaient vite, plus ma tête tournait. Maintenant je voyais des visages. Des amis étudiants, perdus de vue depuis si longtemps ; une jeune fille juive, que j’avais aimée à vingt ans ; une femme jeune encore, qui me souriait dans un train… Puis soudain tout s’arrêta, comme si la pellicule s’était cassée. Seule la bobine continuait à tourner à vide, actionnée par le moteur du projecteur.

La vacuité de mon existence actuelle me saisit d’effroi. Tous ces gens que j’avais connus, qu’étaient-ils devenus ? Je n’en savais strictement rien. Ils avaient compté, pourtant, dans mon existence. J’avais épousé leurs idées ou je m’y étais opposé, peu importe, mais ils avaient contribué à faire, sans doute sans le vouloir, celui que j’étais devenu. Un à un ils avaient quitté la scène de ma vie. Certains étaient partis à l’étranger, d’autres s’étaient mariés et avaient disparu, d’autres encore étaient déjà passés de l’autre côté du rideau, celui qu’on ne franchit qu’une fois. Quant à moi, je me retrouvais seul, assis ou plutôt couché dans ce fauteuil, contemplant d’un œil étonné l’aube qui se levait, une aube aussi improbable que tout le reste.

Je poussai un soupir. Mon regard se posa sur le  livre de nouvelles, qui était tombé à terre. J’enviais la force d’Alasina, la manière dont elle avait aimé Bukuran. Je l’enviais lui aussi, d’avoir été aimé de la sorte. Puis je me dis que la littérature avait quand même l’art de condenser en quelques pages tout ce qu’il y avait d’important dans une vie. Alors j’ai tendu la main pour reprendre le livre et j’ai lu le titre de la deuxième nouvelle. 

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13/03/2012

Une maison à la campagne (8)

En effet, Alasina avait à peine disparu que déjà la mère se précipitait vers les champs, là où les hommes étaient occupés à faucher. Si au moins elle avait rencontré son mari sur le chemin, il aurait peut-être su ce qu’il fallait faire ou même il n’aurait rien fait du tout, laissant aux amoureux le temps de se sauver. Mais non, il avait fallu qu’elle tombe sur son fils aîné, qui s’en revenait justement des champs, avec en bandoulière le fusil qui ne le quittait plus depuis quelques temps et dont il assurait qu’il était toujours chargé.

Alors, en pleurs, elle lui avait tout expliqué : la fuite d’Alasina, son dernier baiser, son adieu définitif. Lui, impulsif comme il était, serra les dents en voyant les larmes de sa mère. Il comprit qu’elle pleurait à cause du déshonneur de la famille et qu’elle lui demandait de remettre de l’ordre dans tout cela pendant qu’il en était encore temps.  C’est plus tard, bien trop tard, qu’il comprendrait que ses larmes étaient simplement ceux d’une mère qui se voyait abandonnée par son enfant, mais sur le  moment il ne comprit rien de tout cela. Il arma son fusil et, sans réfléchir, il se mit à courir sur la route en direction du village, avec la ferme intention d’empêcher Bukuran de s’approcher de sa sœur. Soudain, il eut l’idée de couper à travers la forêt, afin de rejoindre au plus vite le chemin par lequel le fils Hoxha devait logiquement arriver. Il courut donc à travers les massifs de fougères et s’écorcha même les jambes et les bras en passant dans les ronciers. Une fois parvenu sur la route en contrebas, ce n’est pas avec Bukaran qu’il tomba quasi nez à nez, mais avec sa sœur. En effet, celle-ci avait pris un peu de retard car elle était allée dire au-revoir à ses amies, près du puits.

L’altercation fut violente. Toute la colère qui grondait en lui, il la retourna contre elle. Il cria, il hurla et la traita de tous les noms. On dit qu’il la compara même à la chienne Sarah, qui s’enfuyait quand elle était en chasse pour aller retrouver tous les chiens mâles des environs, quelle que soit leur race. Car c’était cela, justement, qu’elle ne comprenait pas, qu’elle n’était pas de la même race que ces Hoxha, ces bandits, ces vauriens, qui n’avaient fait que leur causer du tort depuis la création du monde !  

Elle, fermement, le repoussa pour passer, mais il la retint, l’empoignant énergiquement par le bras. Alors c’était elle qui s’était mise à hurler, si on en croit les témoins qui avaient commencé à approcher. Elle lui dit qu’il ne comprenait rien à la beauté de l’amour, que c’était une force extraordinaire et certainement la plus belle chose de la vie. Mais lui n’y comprenait rien car il ne savait pas ce que c’était, il n’avait jamais aimé, du moins ce qu’on appelait aimer. Tout ce qu’il connaissait, c’étaient uniquement ces accouplements bestiaux, à la sauvette, au coin d’un champ, comme les chiens dont il parlait tout à l’heure, justement. Il n’était qu’un chien, et de la pire race encore ! S’il avait ne serait-ce qu’entrevu ce qu’était vraiment l’amour, il ne parlerait pas comme il le faisait. Elle, elle savait ce que c’était ! Alors ces histoires de querelles archaïques n’avaient aucune importance, le lien qui l’unissait à Bukuran était plus fort que tout. Il était si fort, ce lien, qu’il était capable justement d’aller au-delà de la haine qui déchirait les deux familles depuis des siècles. C’était cela qui était beau ! Savoir dépasser tout le mal qui avait été fait de part et d’autre et tomber dans les bras de celui qui aurait dû être son ennemi et qui était devenu son meilleur allié.

« Tu es folle, complètement folle », lui lança-t-il. Mais Alasina s’était déjà mise en route et ne l’écoutait plus. « Arrête où je tire » hurla-t-il. Elle se retourna d’un bond, souleva sa chemise et montra sa poitrine nue. « Tire », dit-elle, « tire sur une femme, si tu l’oses. Mon cœur est là, vise bien. Mais n’oublie quand même pas que c’est le cœur de ta sœur. » Et en disant cela elle fixait sur lui son regard de braise.  Lui se tut et hésita une seconde. Il contemplait ces deux seins tout blancs qu’il n’avait jamais vus et il ne savait plus que faire. Alors elle rabaissa sa chemise, tourna le dos à son frère et se mit à marcher d’un pas décidé en direction de la ferme des Hoxha. « Arrête » hurla-t-il aussitôt. Mais elle continua à avancer. « Arrête », répéta-t-il, « ou je tire.» Elle ne broncha pas plus que la première fois et poursuivit sa marche. « Arrête, cette fois », hurla-t-il encore plus fort. « Si tu nous trahis pour les Hoxha tu n’appartiens plus à notre famille, tu n’es plus ma sœur ! » Mais Alasina continuait toujours d’avancer sans se retourner. Alors, fou de rage, il épaula son fusil et tira trois coups successifs. L’écho s’en répercuta jusque dans les montagnes, puis il y eut un silence impressionnant. Les témoins qui étaient là dirent que la jeune fille n’avait pas bougé. Elle était toujours debout, immobile, quand déjà le silence avait emplit toute la vallée. Puis on la vit s’affaisser lentement, très lentement, comme au ralenti. Enfin elle s’effondra sur le  sol. Il y eut un moment de stupeur, puis tout le monde se précipita dans sa direction. Son frère, lui, ne bougea pas. Il resta là, avec son fusil en main, comme s’il ne parvenait pas à comprendre ce qui s’était passé.

Les premiers qui arrivèrent virent le sang sur la chemise. Une large tache qui s’agrandissait à vue d’œil et qui déjà coulait dans la poussière du chemin. On souleva Alasina, on la retourna et on la déposa un peu plus loin dans l’herbe. Elle avait encore les yeux ouverts et le regard qu’elle lança, presqu’éteint, montrait une souffrance indicible. C’était moins la douleur physique qu’elle ressentait qui s’exprimait là que le  désespoir de n’avoir pu rejoindre Bukuran. « Dites-lui », murmura-t-elle, « dites-lui que je l’aimais. » Puis elle se tut et n’ouvrit plus la bouche. Lentement, très lentement, on sentit qu’elle s’en allait. A la fin, un filet de sang coula de la bouche et on sut que c’était terminé.

« Il faut avertir les gendarmes » dit quelqu’un. Alors on se retourna et on vit que le frère d’Alasina avait disparu. Il s’était enfui avec son fusil, son fusil de malheur. Du village, déjà, tout le monde accourait, hommes et femmes, jeunes et vieux. On voulait savoir, savoir qui avait tiré et sur qui. Mais quand ils se retrouvèrent devant le corps d’Alasina, tous se turent. Il se fit de nouveau un grand silence. Les hommes ôtèrent leur casquette et les femmes se signèrent, du moins les orthodoxes car les musulmanes, elles, se mirent à se lamenter en émettant des cris stridents, selon  leur coutume.

 Un bon mois après ces événements on retrouva le frère d’Alasina dans la montagne. C’est à ses vêtements qu’on le reconnut car il était complètement défiguré. Visiblement, il avait reçu une charge de chevrotine en plein visage. On sut alors que Bukuran s’était vengé. C’est qu’on ne plaisante pas avec ces choses-là, chez les Hoxha, et on sait défendre ceux de son clan ! 

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11/03/2012

Une maison à la campagne (7)

« Ecoute », lui dit-il,  « ce n’est pas qu’on n’est pas contents de te revoir, bien au contraire, mais enfin si tu reviens j’espère que ce n’est pas pour nous causer un tas d’ennuis. Tu es ici chez toi, certes, et tu peux y rester autant que tu voudras. Mais qu’on se comprenne bien. Chez toi, justement, c’est ici et pas là-bas. Autrement dit, puisque tu vis avec nous, tu passes tes journées dans notre maison et pas ailleurs. Pas par exemple à courir les rues pour tenter de rencontrer ce dégénéré de Bukuran. On t’a dit cent fois que votre relation n’était pas possible. Il n’y a pas à revenir là-dessus. On ne va quand même pas te le répéter une cent unième fois ! Je crois d’ailleurs que tu l’as très bien compris. C’est un fait acquis. On ne veut pas plus voir cet idiot dans notre famille, qu’on ne veut te voir toi dans la sienne. On n’a rien à dire à ces gens-là, qui nous ont causé tellement de soucis depuis deux siècles, alors ce n’est pas aujourd’hui qu’on va se mettre à leur parler. Pour être encore plus clair, dans le cas fort improbable où tu ne nous aurais pas encore compris, il vaudrait mieux pour la santé de ton Bukuran qu’on ne le trouve pas en ta compagnie. Si tu l’aimes autant que tu le dis, évite-le le plus possible, ce serait lui rendre un grand service. »

Là-dessus, le frère aîné s’assit et, assez fier de son discours, il toisa l’assemblée. Il s’attendait sans doute à des remerciements ou à quelques éloges  et ceux-ci allaient peut-être venir quand Alasina prit à son tour la parole. D’une voix calme et posée, elle prononça juste une phrase : « Ne t’en fais pas, tu ne me trouveras pas en présence du fils Hoxha. Nous serons assez intelligents pour ne pas attirer l’attention de gens bornés comme vous. » Et là-dessus elle prit la direction de sa chambre.

Décidément cette fille donnait bien du fil à retordre à tout le monde. On se regarda sans rien dire d’un air consterné, mais quand on repartit travailler dans les champs, chacun, sans rien dire, prit un fusil avant de sortir.

Une  semaine se passa sans que rien d’anormal ne vint troubler les esprits. Alasina restait le plus souvent auprès de sa mère et l’aidait dans ses tâches ménagères. Elle semblait souriante et pour un peu on se serait cru revenu aux temps anciens du bonheur, aux temps d’avant l’amour. Elle sortait peu et c’était toujours pour aller s’asseoir sur la margelle du puits, au centre du village, où elle parlait gentiment avec quelques amies. Cela se faisait publiquement et à la vue de tous. Jamais on n’avait vu l’ombre de Bukuran rôder dans les environs, ce qui se serait su aussitôt de toute façon. En effet, le village entier était aux aguets, comme on le pense bien. Mais non, il n’y avait rien d’anormal à signaler. A la fin on aurait fini par croire qu’elle avait renoncé à son amoureux, mais le calme qu’elle montrait et le sourire qu’elle arborait inquiétaient sa mère. Une telle attitude n’était pas normale, surtout de la part d’une personne comme elle, si obstinée dans ses idées d’habitude.  Cela sentait le piège. Peut-être essayait-elle d’endormir tout le monde avec une attitude irréprochable afin de mieux s’échapper par la suite ? Ou peut-être même parvenait-elle à voir son « fiancé » en cachette ? On demanda à quelques voisines d’exercer une surveillance discrète, demande par ailleurs bien inutile puisque cette surveillance, elles l’exerçaient depuis quelque temps déjà de leur propre initiative. Mais non, malgré leur vigilance, on ne remarqua rien d’anormal. Alasina restait vraiment chez elle ou allait parler avec ses amies sur la place du village. Aucun jeune homme ne l’approchait et encore moins le fils Hoxha, dont on disait qu’il était occupé avec les siens à moissonner les champs qu’ils possédaient là-bas bien loin, sur les contreforts des montagnes.

Petit à petit le père se détendit et il se mit à espérer que la crise était passée et qu’un peu de bon sens était revenu dans la tête de sa fille. Mais la mère, elle, restait inquiète et ne relâchait pas sa vigilance.  Elle ne croyait pas que tout pût finir aussi facilement. Elle s’en ouvrit même à son mari, qui ironisa sur ses craintes, celles-ci semblant en effet sans fondement. Pourtant, elle n’en démordait pas. Elle sentait un danger et derrière tout ce calme il lui semblait déjà percevoir l’odeur du sang.

 « Ce n’est pas possible », disait-elle, « elle est trop calme, trop heureuse. Je suis persuadée qu’elle est parvenue à entrer en contact avec le fils Hoxha d’une manière ou d’une autre. Je ne sais ni où ni comment, mais je suis certaine qu’ils s’envoient des messages. Tu verras qu’un jour ou l’autre ce jeune homme va réapparaître et qu’elle s’en ira avec lui. » Mais le père continuait à nier l’évidence. Même s’il doutait un peu lui-même de ce qu’il avançait, il soutenait que sa fille avait enfin compris où était son devoir et que jamais elle ne déshonorerait sa famille.

Une chose pourtant l’inquiétait, mais il se garda bien d’en parler avec son épouse. Et cette chose qui le tracassait, c’était l’attitude qu’avait adoptée son frère le boulanger. Il lui avait quand même confié sa fille et  il en avait donc la garde. Or il l’avait laissée partir de chez lui sans réagir et il n’était même pas venu voir ce qu’elle était devenue. C’était là tout de même un comportement étrange. Il fallait donc en déduire qu’il savait d’avance ce qui allait se passer. N’avait-il pas suffisamment laissé entendre qu’Alasina avait le droit d’aimer qui elle voulait ? Si cela se trouvait, il était prêt à servir d’intermédiaire entre les amoureux… Sans aller jusque là, en ne réagissant pas au départ de sa nièce, c’était un peu comme s’il lui donnait carte blanche et approuvait son attitude.

Une semaine se passa encore ainsi, sans aucun incident majeur, quand un lundi, vers les quatre heures de l’après-midi, Alasina qui venait de voir ses amies près du puits, rentra précipitamment et monta directement dans sa chambre où on l’entendit farfouiller dans ses affaires. Deux minutes plus tard elle redescendait avec un sac. Elle embrassa sa mère et lui dit, comme si c’était la chose la plus naturelle du monde, qu’elle s’en allait et qu’elle ne reviendrait plus jamais. La pauvre femme n’eut même pas le temps de répondre que déjà sa fille était sortie en courant. Pendant quelques instants, on entendit ses pas sur les pavés de la rue puis se fut le silence. Un silence impressionnant, insupportable. Ah, s’il n’y avait pas eu ce silence, peut-être n’aurait-elle pas réagi et n’aurait-elle rien fait ! Le soir, les hommes seraient revenus de champs, et tout en leur servant le potage, elle se serait contentée de dire « Alasina est partie.» Et eux n’auraient rien dit, sachant en effet qu’on ne pouvait rien y faire, que c’était dans la nature des choses. Et puis la vie aurait continué comme s’il ne s’était jamais rien passé. Un jour, beaucoup plus tard, Alasina serait revenue, un enfant dans les bras, et elle aurait dit au père « voici ton petit-fils ». Alors il aurait pris le bébé avec ses grosses mains, l’aurait regardé, lui aurait souri, et aurait dit à sa fille : « tu es la bienvenue, tu es ici chez toi, ne l’oublie pas. Et lui aussi est le bienvenu. » Et tout aurait été arrangé, car c’était en effet dans la nature des choses.

Oui mais voilà, en écoutant ce silence terrible qui avait suivi le bruit des pas dans la rue, la mère n’avait pu rester tranquille, car une mère qui voit son enfant lui échapper tente toujours de le retenir. Ce fut là son erreur, une faute horrible dont elle se repentirait toute sa vie. 

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01/03/2012

Une maison à la campagne (6)

Le père se souvint fort à propos qu’il avait un frère, lequel vivait à environ quarante kilomètres d’ici. Il ne l’avait plus vu depuis une bonne dizaine d’années mais le temps était peut-être venu de renouer les contacts. C’était un brave homme, qui aurait bien voulu avoir des enfants, mais qui n’en avait jamais eus, car sa femme avait toujours fait des fausses couches. De son état, il était boulanger, et il faisait le pain pour trois villages, là-bas, dans la plaine de l’autre côté du grand fleuve. La dernière fois qu’il avait rencontré Alasina, celle-ci venait juste d’avoir ses dix ans et l’oncle avait montré pour elle une affection qui ne s’était jamais démentie puisqu’il lui écrivait chaque année lors de son anniversaire. Certes, la « petite » avait un peu grandi, mais c’était peut-être l’occasion d’aller la lui remontrer. On lui expliquerait de quoi il était question et il comprendrait aussitôt ce qu’on attendait de lui.

Le lendemain à l’aube, qui était un dimanche, les gens qui s’étaient levés tôt aperçurent Alasina et son père qui s’en allaient avec le cheval et la carriole.  On les vit se diriger vers le  pont et donc vers le fleuve, ce qui laissait supposer qu’ils s’en allaient vers la plaine et non vers les montagnes. Mais en dehors de cela, personne ne savait où ils allaient exactement, ce qui n’empêcha pas les commères de chuchoter que ce départ était lié avec les coups de feu qu’on avait entendus la veille. Les unes approuvèrent cette sagesse : mieux valait mettre la jeune fille à l’abri, elle qui était l’objet de la convoitise du fils Hoxha, avant que le village ne soit à feu et à sang. D’autres au contraire prenaient un malin plaisir à mettre de l’huile sur le feu, décrivant ce départ précipité aux petites heures comme une fuite honteuse. La vérité, c’était que Bukuran allait de toute façon venir chercher sa fiancée un jour ou l’autre et qu’il n’y en avait pas un, du père ou des trois frères, pour oser s’y opposer. Ces deux idées contradictoires furent bientôt débattues par le village tout entier et à midi, autour du repas dominical (généralement du goulasch ou de l’agneau au yoghourt), on ne parlait plus que de cela. Avec le vin, les conversations s’animèrent et vers dix-sept heures divers clans s’affrontaient verbalement sur la place du village. Plus on parlait, plus on avait soif, et le raki rrushi coula à flot, même chez les musulmans, qui se laissèrent gagner par l’animation générale. Bref, à vingt heures on en serait venu aux mains si les épouses n’étaient pas venues chercher leurs vauriens de maris en leur rappelant qu’il fallait encore traire les vaches et soigner les cochons.

Il était bien tard quand la carriole revint, trainée par un cheval à moitié endormi qui ne semblait avancer que par la force de l’habitude. Sur le siège, le père tenait les rênes distraitement et son regard était aussi vague que celui du cheval. On n’aurait pas pu dire s’il était triste, résigné ou tout simplement complètement saoul à cause de tous les verres qu’il avait dû boire là-bas, de l’autre côté du fleuve. Par contre, ce qui était bien clair, c’était l’absence d’Alasina. On l’avait donc bien emmenée quelque part pour éviter les problèmes. Quant à savoir où elle pouvait bien être, cela resta un mystère qu’on ne parvint jamais à élucider puisque personne ne connaissait l’existence du brave boulanger.

Car brave, il l’était, le bougre. Quand il avait vu la carriole arriver devant chez lui, aux alentours de midi, il était aussitôt sorti pour accueillir son frère et sa nièce. Mais qu’est-ce qu’elle avait grandi ! La petite fille avec des tresses s’était métamorphosée en femme accomplie. Et elle était belle à croquer avec cela… « La beauté du diable, oui ! » s’était alors exclamé le père. Le boulanger comprit aussitôt qu’il y avait un problème. Après le déjeuner, pendant que la « petite » allait ranger ses affaires dans sa chambre, avec l’aide de sa tante, les deux hommes discutèrent sur la terrasse, à l’ombre d’un gros olivier deux fois centenaire. La situation était délicate. Garder Alasina, ce n’était pas un souci en soi. On trouverait bien de quoi l’occuper à la boulangerie. Elle pourrait tenir le magasin ou faire les tournées dans les fermes isolées. Pendant qu’elle travaillerait, elle ne penserait pas à ses amours. Par contre, exiger qu’elle renonce pour toujours à son Bukuran, cela semblait une autre affaire. « Et pourquoi donc ? » l’interrompit le père. Le boulanger expliqua longuement son point de vue. Pour lui, Alasina n’était plus une enfant, cela sautait aux yeux. Dès lors, cela allait être très difficile de lui dicter sa conduite. Si elle aimait ce garçon d’un amour profond, on ne parviendrait jamais à la faire changer d’avis. Tout ce qu’on risquait, c’était de la perdre. Ou bien elle allait se suicider par désespoir, ou bien elle allait rompre avec sa famille pour toujours et elle irait rejoindre le fils Hoxha. Pour le boulanger, le mieux était donc de laisser faire et d’oublier ces vieilles querelles de village qui remontaient aux siècles passés. Après tout les Hoxha en valaient bien d’autres et en plus ils n’étaient pas sans rien. En entendant cela, le père grogna. Il était venu, lui, non seulement pour mettre sa fille à l’écart de toute tentation, mais surtout pour que le vieil oncle persuadât sa nièce que l’honneur de la famille passait avant une amourette. « Amourette, amourette… », répondit celui-ci. Si ce n’était que cela, personne ne s’inquiéterait. Il fallait donc que cela soit beaucoup plus sérieux. Et si c’était plus sérieux, de quel droit empêcherait-on cette jeune fille de faire sa vie avec celui qu’elle aime ?

Bref, la discussion dura jusqu’au repas du soir et aucun accord ne fut trouvé. Le père persistait dans son refus de fréquenter les Hoxha, en raison des différends qu’il y avait eus dans le passé et il insistait sur la nécessité de sauvegarder la réputation de la famille. Son frère, lui, qui n’habitait plus au village depuis longtemps, trouvait ces vieilles querelles ridicules et il misait sur l’avenir, autrement dit sur l’amour que les jeunes gens se portaient. C’est donc avec une colère sourde au ventre que le  père remonta sur sa carriole, quand vingt heures venaient juste de sonner à l’horloge du monastère orthodoxe.

Tout le long de la route il n’arrêta pas de fulminer contre tous, à commencer contre sa fille, qui lui causait bien des soucis. Mais son frère à lui ne valait pas mieux et on voyait bien qu’il n’avait aucun sens de l’honneur pour avoir parlé comme il l’avait fait, faisant passer les amours d’une gamine avant le respect du clan. Pour se donner du courage, avec toute cette route à faire, il but plusieurs rasades de raki. Plus il en buvait, plus il trouvait que finalement la situation n’était pas si catastrophique que cela. Après tout sa fille était en sécurité, les Hoxha ne viendraient pas l’enlever de force et elle, de son côté, ne risquait plus de quitter le domicile familial pour s’enfuir avec ce damné Bukuran. La vie allait pouvoir reprendre son cours normal. Quant à son frère, ce n’était qu’un idiot qui n’avait jamais rien compris à rien, mais après tout c’était un idiot utile, puisqu’il avait accepté de s’occuper de la « petite ». A la fin, content de l’avenir qui s’ouvrait devant lui, le père se laissa guider en toute confiance par le cheval et s’endormit. Ce n’est que lorsque la carriole roula sur les gros pavés du bourg qu’il se réveilla, et c’est dans cet état que quelques habitants le virent, tout imprégné encore de l’alcool qu’il avait bu.

Pendant quelques jours, la situation redevint paisible. La tension était retombée dans le village et chacun vaquait à ses occupations sans trop se poser de questions. Encore une semaine et on aurait complètement oublié l’histoire d’Alasina. Sauf qu’un beau matin, alors que le soleil se levait à peine et que les montagnes, à l’horizon, restaient noyées dans la brume, on vit une jeune fille traverser la place de l’église. Elle semblait fatiguée et s’appuyait sur un bâton. C’était Alasina.    

Ca, pour une surprise, c’était une surprise ! La mère enlaça sa fille en fondant en larmes tandis que le père bougonnait dans son coin. Quant aux frères, ils se regardaient sans rien dire, comprenant bien que des moments difficiles venaient de commencer. La « petite » expliqua qu’elle était partie la veille au soir et qu’elle avait marché toute la nuit. L’oncle, bien entendu n’était pas au courant, sinon il ne l’aurait pas laissée s’enfuir comme cela. Elle avait évité la grande route et avait emprunté des chemins de traverse, qu’elle ne connaissait pas. Dans l’obscurité, elle s’était perdue une ou deux fois et avait quand même eu très peur. Surtout qu’en traversant un petit bois elle avait entendu des hurlements. Ce n’étaient peut-être que des chiens errants, mais cela pouvait tout aussi bien être des loups. Elle avait été effrayée et s’était mise à courir. C’est alors que son pied avait heurté une racine et qu’elle était  tombée, se foulant la cheville. Mais il fallait bien continuer et elle s’était aidée d’un bâton pour tenir le  coup, chaque pas lui causant une vive douleur.

« Ce n’est pas raisonnable, ma petite », dit la mère. « Tu ne te plaisais pas chez ton oncle ? » Bien sûr que non, qu’elle ne s’y plaisait pas. C’était pourtant le plus brave des hommes, mais elle était trop malheureuse là-bas. Elle n’aurait pas pu rester un jour de plus. Alors elle avait décidé de revenir et de revoir Bukuran. Elle ne regrettait rien et si c’était à refaire, elle referait les quarante kilomètres, même si elle devait se traîner sur les genoux.

Un grand silence suivit ses paroles. Le malaise était palpable dans la pièce. Ils étaient là, tous les six, à se regarder du coin de l’œil sans oser parler. Il fallait parler pourtant, on ne pouvait pas tolérer ce qui venait d’être dit sans réagir. Mais chacun savait que dès qu’une parole serait prononcée, la guerre serait déclarée et qu’elle n’aurait plus jamais de fin. Le père se taisait, étouffant sa colère comme il pouvait. Il n’avait qu’une peur, c’était de s’emporter et d’en venir aux coups. Il savait que s’il parlait il allait s’enflammer et qu’ensuite il ne tolérerait aucune réplique de la part de sa fille. Or il la connaissait et il avait vu la détermination qu’il y avait au fond de son regard. Il hésitait donc à ouvrir le premier les hostilités.

Dans la chambre d’à côté, on entendait le tic-tac régulier d’un gros réveil. Le silence devenait intolérable. Alasina, elle, appuyée contre un mur, les cheveux défaits mais les yeux étincelants, attendait sans broncher. La tête bien droite, elle observait tout le monde, se demandant qui allait commencer le premier. C’est le frère aîné qui prit la parole.      

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22/02/2012

Une maison à la campagne (5)

Sept jours se passèrent ainsi. Tous les matins, la mère et ses voisines allèrent prier leur dieu respectif, mais cela ne modifia absolument rien au cours des choses. Pendant sept nuits le bol de potage et la miche de pain demeurèrent intacts devant la porte de la chambre, laquelle resta, elle,  hermétiquement close. C’était à désespérer. Si on mettait l’oreille contre cette damnée porte, on entendait généralement les pleurs d’Alasina. A la fin, le père lui-même vint écouter et d’entendre sa fille pleurer ainsi lui fendit le cœur. Il attendit encore un jour, puis, comme on n’entendait plus aucun bruit dans la chambre, il défonça la porte d’un coup d’épaule.

On le vit redescendre de l’étage avec le corps de sa fille dans les bras. La mère poussa un hurlement et faillit se trouver mal, mais un des fils fit remarquer que la jeune fille était seulement évanouie. On la coucha sur la table de la cuisine et on fit couler dans sa gorge une eau de vie forte et puissante, capable de réveiller un mort. Et en effet, Alasina se mit bientôt à tousser, tant ce breuvage était alcoolisé. Plus elle toussait, plus elle s’étranglait, mais au moins elle était revenue à elle et était bien vivante.  On l’installa ensuite confortablement dans l’unique fauteuil de la pièce et la mère prit la relève. Elle lui donna à manger une espèce de bouillon de poule dans lequel elle avait jeté des tranches de pain. Cela formait une sorte de bouillie épaisse et nourrissante, que la malade avalait par petites gorgées. Quand elle sentait qu’elle allait trop vite, la mère arrêtait et se mettait à parler à sa fille, tout en lui caressant les cheveux. Les hommes sortirent, préférant les laisser ensemble.  

Quand elle eut repris un peu de forces, au bout de quelques jours, tout le monde essaya à tour de rôle de dialoguer avec elle. Si son père lui expliqua ce qu’était l’honneur de la famille, ses frères, eux, mirent en avant la situation embarrassante où elle les mettait. En effet, si elle continuait comme elle le faisait, ils seraient quasi obligés de tirer en direction des Hoxha avec le gros fusil à sangliers. Qu’il y ait quelques morts de ce côté-là ne les tracassait pas outre mesure, il y avait déjà bien assez de vermines comme cela sur la terre, mais enfin pour la justice ce serait considéré comme un meurtre, ce qui voulait dire qu’ils seraient obligés d’abandonner la ferme et de partir se cacher dans les montagnes. C’était cela qu’elle voulait pour ses frères ? En faire des parias, des vagabonds, des bandits sans foi ni toit ? Elle devait donc bien réfléchir avant de s’engager dans cette voie car c’est toute la famille qu’elle allait faire voler en éclats.

La mère, de son côté, tenta de lui expliquer qu’elle ne connaîtrait jamais le bonheur avec un homme tel que ce Bukuran. Même si c’était un gentil garçon, ce qui restait à prouver car il appartenait tout de même à ce clan maudit, dont la réputation n’était plus à faire, même s’il était gentil donc, elle serait obligée, elle, de vivre enfermée du matin au soir dans leur grande maison sombre. En effet, il ne fallait pas s’imaginer qu’elle pourrait encore parcourir les rues du village comme elle l’avait fait jusqu’à présent. De peur de représailles à son encontre, les Hoxha allaient la séquestrer et elle perdrait jusqu’à la joie de vivre. En effet, en été, elle verrait tout le monde partir pour les champs et elle, elle devrait rester cloitrée en compagnie d’une vieille grand-mère gâteuse (car on disait que l’aïeule commençait à perdre la raison). Et le samedi, quand les hommes iraient boire un verre sur la place du village et que les filles iraient au bal, elle serait toujours là, dans cette grande maison sombre, à écouter les sornettes de l’ancêtre. C’est cela qu’elle voulait comme vie ? Alors oui, Bukuran était peut-être un gentil gars, mais après une année de ce régime-là, elle serait la première à demander le divorce. Or chez les Hoxha, on ne divorce pas, qu’elle se le tienne pour dit. Ces gens-là sont ce qu’ils sont, mais pour ce qui est de respecter les sacrements du mariage, il faut leur laisser cela, ils sont intransigeants. « Réfléchis bien, ma fille », continuait la mère. Sans compter qu’un jour ou l’autre tout cela allait finir dans le sang. Et qui retrouverait-on dans la poussière du chemin, une balle entre les deux yeux ? Son mari ou son frère, à moins que ce ne soit son père… Comment ferait-elle, après, pour vivre avec cela sur la conscience ?

Alasina écoutait, mais ne répondait jamais rien. Elle restait prostrée, muette, et passait des heures à regarder par la fenêtre, le regard vague. Elle n’avait plus rien de la jeune fille alerte et joviale que tout le monde avait connue et si un étranger était entré dans la maison, il l’aurait prise à coup sûr pour une retardée mentale, tant son manque d’énergie, son immobilisme et son regard fixe et triste semblaient faire partie intégrante de sa personnalité. Mais non, la pauvre Alasina était simplement malade. Malade d’amour à en mourir. Ce n’était pas nécessaire de lui interdire de sortir, elle n’y pensait même plus, ayant intériorisé cette défense qui lui était faite de rencontrer Bukuran. Mais quelle tristesse dans ses yeux ! Elle qui était la gaieté même et comme l’âme de la maison, il n’émanait plus d’elle qu’un désespoir terrible, qui petit à petit se communiqua aux autres membres de la famille. Les repas étaient devenus moroses, personne ne parlait plus et c’est à peine si on osait encore manger. Tout le monde se regardait par en-dessous et la gêne était bien palpable. Une fois la dernière bouchée avalée, les hommes se levaient et quittaient précipitamment la table, tout heureux de s’en aller bien loin dans les champs et de quitter cette maison où tout était maintenant morbide.

Une semaine entière se passa ainsi quand au matin du septième jour un étranger, dont le visage était caché par un grand chapeau, fut signalé sur la petite route qui montait vers la ferme. Le frère aîné prit aussitôt son fusil et attendit l’inconnu sur le pas de la porte. Quand le visiteur fut à deux cents mètres, il lui demanda ce qu’il voulait. L’autre releva la tête et on reconnut Bukuran. Il venait prendre des nouvelles d’Alasina. Il voulait savoir si elle était malade, ne l’ayant plus rencontrée depuis quelque temps. Pour toute réponse, un coup de feu fut tiré en l’air. L’écho s’en répercuta jusqu’aux bois qui couvraient les collines et le silence qui suivit fut impressionnant. Les deux hommes se regardèrent. La lutte n’était pas égale. L’un était chez lui et armé, l’autre avait les mains nues et n’était pas sur ses terres. Il ne pouvait donc que partir et c’est ce qu’il fit, non sans avoir signalé auparavant qu’au village une rumeur courait et qu’on disait qu’Alasina était séquestrée, qu’elle ne pouvait plus sortir. « Sache que ma sœur peut sortir librement » lui lança le frère, « mais toi par contre tu ne peux pas rentrer ici. Ce n’est pas ma faute si elle n’est plus amoureuse de toi. Retourne d’où tu viens et ne remets jamais plus les pieds dans le coin. Cela pourrait mal finir pour toi. » « Je ne te crois pas », lui répondit l’autre. « Pourquoi me menacerais-tu ainsi, si ta sœur n’était plus amoureuse de moi ? La vérité c’est que tu as peur qu’elle ne me suive. »  Pour toute réponse, le frère tira dans sa direction, faisant bien attention quand même à ne pas le toucher, car il ne faudrait pas que cet animal aille mourir ici, à deux pas de la ferme. La balle effleura les cailloux du chemin et là où elle était passée, on vit un petit nuage de poussière qui se dissipa aussitôt dans la grande lumière de l’été. Bukuran fit demi-tour sans se presser et tout en marchant, il dit qu’il reviendrait. Quand il entendit qu’on armait de nouveau le fusil, il ajouta : «Et ne va pas tirer sur un homme désarmé qui te tourne le dos. Tout le déshonneur en serait pour toi. » Le frère baissa son arme et rentra à l’intérieur, non sans avoir ajouté à l’intention du fils Hoxha que la prochaine fois, il tirerait, que l’adversaire soit de face ou de dos.

Dans la cuisine, son regard rencontra celui d’Alasina et il faillit avoir peur, tant il y vit de détermination, presque de la haine. Elle qui vivotait depuis des jours et des jours, voilà qu’elle se tenait là, dressée et bien droite, prête à riposter à la moindre attaque verbale. Son frère passa devant elle en haussant les épaules, mais sans oser proférer un seul mot. Il venait de comprendre que le véritable ennemi n’était pas Bukuran, mais sa propre sœur. Entre hommes, on pouvait se comprendre, et même si on réglait ses différends à coups de fusil, on parlait le même langage. L’un disait blanc et l’autre noir, c’était tout, mais en-dehors de cela, les mots utilisés avaient la même signification. Avec Alasina, c’était plus compliqué. L’adversaire était plus sournois puisqu’il habitait à l’intérieur de la maison. La cohésion du clan familial s’en trouvait ébranlée. Au lieu de faire bloc tous ensemble, il fallait au contraire se méfier d’un des membres du groupe. De plus, le discours que tenait ce membre était complètement irrationnel puisqu’il relevait de l’amour. Croire à l’amour ! Il n’y avait que les filles pour se monter la tête comme cela ! Certes, on pouvait éprouver de l’affection pour une personne de l’autre sexe, mais enfin, il fallait savoir garder les pieds sur terre et assurer d’abord ses moyens d’existence. Pour chacun des trois frères, la bonne tenue de la ferme passait avant les aventures sentimentales, ce qui ne voulait pas dire qu’ils n’avaient pas déjà troussé quelques filles en plein champ, derrière une haie, mais bon, ce n’était pas pour cela qu’ils avaient perdu la tête.

Ce soir-là, autour de la table, l’ambiance fut différente. Alors que les autres jours on était plutôt dans la morosité, cette fois-ci l’atmosphère était surtout électrique et tendue. Chacun s’observait et on se demandait qui allait commencer les hostilités. L’orage couvait, les nuages s’amoncelaient, l’air devenait étouffant, mais rien ne se passait. On savait qu’à la moindre remarque Alasina allait sauter à la gorge de son frère. La mère essayait de cacher sa peur en s’affairant comme elle pouvait avec les plats et les casseroles, tandis que le père serrait les dents tout en triturant de plus en plus vite la cuillère avec laquelle il était supposé manger sa soupe.

C’est à peine si on toucha au repas. Tout le monde se leva de table en même temps et chacun alla vaquer à ses occupations. Alasina, elle, tournait littéralement en rond, comme un fauve prêt à bondir. A la fin, elle finit par aller s’enfermer une nouvelle fois dans  sa chambre. Ce fut un soulagement car on avait peur qu’elle prenne la décision de traverser tout le village pour aller se rendre chez les Hoxha. Ce n’était plus possible, il fallait trouver une solution au plus vite.    

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17/02/2012

Une maison à la campagne (4)

Le lendemain, lors du repas du soir, les pendules ont vite été mises à l’heure. C’est le père qui a commencé et les trois frères ont continué. Qu’elle fréquente qui elle veut, qu’elle tombe enceinte à la rigueur, qu’elle se marie avec un vieux, un pauvre ou un riche, peu importait, c’était son affaire. Mais fréquenter le fils Hoxha, ça ce n’était pas possible. C’était même tout à fait interdit. Cela faisait plus d’un siècle que la guerre était déclarée entre les deux familles. On ne savait plus très bien ce qui avait déclenché les hostilités, mais on se souvenait très bien de toutes les vacheries récentes qu’on avait dû subir. La jument retrouvée morte au milieu de son champ, les bornes des terrains déplacées en pleine nuit, et jusqu’au hangar à foin qui avait brûlé un jour d’orage. Certes, il n’y avait pas de preuves comme quoi l’incendie n’était pas naturel, mais il n’y avait pas de preuves contraires non plus. Et puis on n’avait pas à évoquer toutes ces affaires. On ne côtoyait pas les Hoxha, point final et si par malheur on les croisait, on détournait la tête et on crachait par terre.

Voilà qui était dit et bien dit et on n’en aurait plus reparlé si la semaine suivante on n’avait pas aperçu Alasina qui parlait avec  Bukuran derrière la haie de l’église. Ca c’était trop. On lui refit la morale et on durcit un peu le ton. Rien n’y fit car quinze jours plus tard un voisin la vit embrasser son amoureux au cimetière, derrière une tombe ! En plus, c’était le caveau des Hoxha ! Est-ce qu’elle croyait déjà faire partie de leur famille pour aller se recueillir ainsi au cimetière sur leurs ancêtres ? Qu’elle arrête tout de suite, aucun mariage n’était possible avec ces gens-là et si jamais l’envie lui en prenait, il était clair que les noces finiraient dans un bain de sang.

Le lendemain de cette altercation, la mère prit sa fille à l’écart et tenta de lui expliquer ce qu’on pouvait tolérer et ce qu’on ne pouvait pas. On pouvait pardonner l’amour, on pouvait pardonner le désir, mais pas avec un Hoxha. A la limite, si elle tombait enceinte d’un autre, un brave gars du pays qui l’épouserait aussitôt, hé bien on ne lui en voudrait pas trop. Mais fréquenter Bukuran, là c’était impossible. « Mais maman, je l’aime ! » hurla Alasina. « Je sais, ma fille, je sais, j’ai connu la force de l’amour avant toi, mais pourtant il va bien falloir changer de cible. On ne te demande pas de ne pas aimer, on te demande d’en aimer un autre. » « Mais c’est impossible ! C’est lui que j’aime, lui, rien que lui ! » La mère ne dit plus rien mais tout en épluchant des carottes pour la soupe, elle versa quelques larmes silencieuses, les premières qu’elle versait, peut-être, depuis que sa fille était née. C’est qu’elle savait que la situation était inextricable. Elle connaissait bien la demoiselle et elle savait que celle-ci ne céderait jamais. Mais le père et les frères non plus ne céderaient pas. L’auraient-ils même voulu qu’ils ne le pouvaient pas. Il y avait eu trop de différends avec les Hoxha et tout le village avait  les yeux braqués sur eux. Laisser traîner les choses, ne pas les arrêter tout de suite, c’était déjà une faute. Les gens y verraient une manière d’accepter tacitement cet amour, ce qui en d’autres termes revenait à faire la paix et donc à capituler devant les Hoxha. Certains, plus méchants, diraient même que dans leur famille sans honneur on n’hésitait pas à vendre les enfants pour sceller une paix honteuse. En un mot, on reconnaissait ses torts et pour se faire pardonner on offrait en pâture la chair tendre d’une jeune fille de vingt ans. Voilà assurément ce qu’on allait dire dans le village, si cette histoire sentimentale ne s’arrêtait pas bientôt.

Mais que faire ? Puisqu’il semblait impossible de convaincre Alasina de renoncer à cet amour coupable, il ne restait plus que deux solutions : ou bien lui faire quitter le village et l’emmener bien loin, à l’autre bout du pays, ou bien l’enfermer purement et simplement ici à la ferme. Dans ce dernier cas, cela revenait à la cloîtrer dans l’écurie, comme la chienne Sarah quand celle-ci était en chasse. La mère revoyait l’image de la pauvre bête qui ne pensait qu’à s’échapper et qui devait rester là, couchée sur sa paillasse tachée de sang. Un jour, elle avait profité d’une seconde d’inattention et s’était enfuie par la porte entr’ouverte. En fait d’amour, on l’avait retrouvée dix jours plus tard dans un fossé, tuée d’une balle en pleine poitrine. Encore un coup des Hoxha, probablement ! Alors, à l’idée d’enfermer sa propre fille, la mère en avait des sueurs froides car elle savait qu’elle aussi ferait tout  pour s’échapper.  Et Dieu seul savait comment tout cela finirait.

Le soir à table, le ton monta, c’était inévitable. A la fin, Alasina, accablée de reproches, quitta la pièce précipitamment et se refugia dans sa chambre, effondrée et en larmes. La mère voulut aller lui parler, mais elle s’était enfermée à clef. « Laisse-la donc » hurla le père. « Qu’elle boude dans son coin, cela lui donnera le temps de réfléchir et elle finira peut-être par comprendre que ce ne sont pas les gars qui manquent au pays. Qu’est-ce que tu veux, c’est son premier amour, elle est butée, mais avec le temps ça lui passera. Laisse-la là-haut quelques jours et tu verras qu’elle deviendra plus raisonnable. Dans une semaine, elle l’aura oublié son Bukuran. »

La mère fit oui de la tête, mais elle savait au fond d’elle-même que jamais sa fille ne céderait. Avait-elle cédé, elle, quand elle avait voulu épouser son mari contre la volonté de ses parents ? Bien sûr que non, et ils avaient dû finir par s’incliner. Bon, il est vrai que les deux familles n’étaient pas en guerre, tandis qu’ici, la situation semblait vraiment sans issue…

Alasina resta enfermée trois jours et trois nuits. Pendant tout ce temps, sa mère déposa plusieurs fois un peu de potage et une grosse miche de pain devant la porte de sa chambre. Elle le faisait de nuit, quand les hommes dormaient, afin qu’ils ne remarquassent rien. A l’aube, quand elle repassait devant la porte, tout avait disparu. Au moins la petite ne se laissait pas mourir de faim, c’était déjà bon signe.      

Et en effet, au matin du troisième jour, elle réapparut au petit-déjeuner. Malheureusement, ses frères, au lieu de ne rien dire, se crurent intelligents en ironisant : « Tiens, le faim fait sortir le loup du bois ? », dit le premier. « Oh, mais tu as bonne mine, tu aurais pu t’enfermer beaucoup plus longtemps, finalement » ricana le second. « Pas trop longtemps quand même » susurra le troisième, « sinon elle serait devenue tellement maigre que même le fils Hoxha ne voudrait plus d’elle ! » Alasina les regarda sans rien dire puis sans toucher au bon pain chaud qui sortait du four, elle se dirigea vers la porte. « Où est-ce que tu vas ? » hurla aussitôt le père. « Je vais chez mon amoureux, lui au moins il me donnera à manger ! » répondit-elle la tête haute.

La gifle retentit aussitôt comme un coup de fusil. C’était bien la première fois, en vingt ans, que le père giflait sa fille. Mais quelle tête de mule, aussi ! A son âge elle devait comprendre que l’honneur et le sens de la famille passaient avant tout. Sur ce, les hommes partirent travailler dans les champs, laissant sur la table les bonnes tranches de pain qu’ils n’avaient même pas terminées.

Alasina pleurait, appuyée contre le mur de la maison. Sa mère essaya bien de lui parler, mais elle ne l’écouta pas et alla de nouveau s’enfermer dans sa chambre. Le double tour de clef retentit dans la maison avec un bruit sec. Cette fois la guerre était déclarée pour de bon au sein de cette famille autrefois si unie.

Tout en vaquant à ses occupations ménagères, la mère repensait à tout ce qui s’était passé au cours de ces années. Elle revoyait sa vie autrefois, auprès des garçons encore enfants. Puis la naissance de la petite et la manière touchante dont elle avait été accueillie, rien que parce que c’était une fille. Il lui semblait encore les voir tous jouer ensemble, quand ses garçons devenus de grands adolescents se bousculaient pour pouvoir porter Alasina sur leurs épaules. Et voilà que toute cette complicité, tout cet amour, était gâchés à cause de ce fils Hoxha. Comme toujours le malheur devait venir de ce côté-là, il fallait croire que c’était écrit dans les cieux.

Ce malheur, elle le gardait tellement en elle qu’il finit par l’étouffer. En plus, elle était désespérée en voyant que sa fille refusait désormais la nourriture déposée devant sa porte. Alors, elle alla consulter quelques voisines. Toutes regrettaient que la situation se fût envenimée à ce point, mais en gros toutes donnaient tort à Alasina. Une fille se doit d’obéir à son père, justement parce que c’est une fille. Si ce père avait décidé que ce n’était pas là un bon mariage, il fallait obéir et rompre la relation amoureuse sur-le-champ. Et c’était d’autant plus nécessaire que le différend qui opposait les deux familles remontait à l’aube des temps. Il fallait choisir son camp. Si Alasina choisissait celui des Hoxha, elle serait répudiée par les siens, c’était logique. Quand la mère entendit tous ces propos, qu’elle n’avait vraiment pas envie d’entendre, elle prit peur pour de bon. Elle voyait déjà sa fille perdue pour toujours si jamais elle choisissait l’autre parti.

Les commères, se rendant compte qu’elles y étaient allées un peu fort, proposèrent d’aller prier Dieu. Ce n’était pas toujours très efficace, mais cela n’avait jamais fait de tort à personne. Les unes iraient se recueillir à la mosquée, tandis que les autres, en bonne chrétiennes orthodoxes qu’elles étaient, iraient prier dans la petite église qui se trouvait à l’entrée du village et dont la porte peinte en bleu semblait être le reflet du ciel de ce début d’été. 

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13/02/2012

Une maison à la campagne (3)

Que faire ? Je n’allais quand même pas le laisser là, ce livre tombé du ciel, que quelqu’un avait pris la peine de protéger des outrages du temps ! Il me semblait qu’on l’avait entreposé à cet endroit rien que pour moi, pour que je le découvre un jour comme aujourd’hui, dans cette partie inhabitée de la maison. Alors j’ai déposé la clef au fond du coffre, que j’ai bien refermé, puis j’ai retraversé le grenier, évitant tant bien que mal quelques toiles d’araignées. Enfin, j’ai éteint la lumière. La quasi-obscurité qui suivit m’a surpris. En me retournant, j’ai vu qu’un timide rayon de lune filtrait par la tabatière et éclairait une partie du plancher. C’était un halo bleuâtre, qui donnait aux choses assemblées là un caractère un peu mystérieux et énigmatique. J’ai poussé derrière moi la vieille porte, qui, de nouveau, a grincé sur ses gonds et, en tâtonnant, je suis redescendu par l’escalier comme j’ai pu. Arrivé sur le palier du premier étage, j’ai enfin pu faire de la lumière. Elle m’a semblé si forte que j’en ai cligné des yeux.

Une fois au salon, je me suis servi une bière spéciale, brassée par des moines trappistes (enfin, c’est ce que l’on dit sur l’étiquette), je me suis installé dans un fauteuil, et j’ai ouvert le fameux livre.  Comme son titre l’indiquait, c’était un recueil de nouvelles, toutes écrites par des auteurs différents. Une sorte d’anthologie, en quelque sorte. L’éditeur, « Les Cahiers du Sud », m‘était complètement inconnu et la date de publication, 1903, me plongeait déjà dans une autre époque. L’auteur du premier texte, un certain Marin Rivière, m’était tout aussi  inconnu. Enfin, on verrait bien… Et c’est ainsi que j’ai lu d’une traite cette longue nouvelle qui comportait plus de cinquante pages :

« Il était une fois, dans un village reculé d’Albanie, une famille pauvre qui avait trois enfants, trois garçons forts et robustes. Ils étaient encore jeunes, mais déjà ils aidaient le père au travail des champs, surtout les deux plus âgés. C’est alors que la mère tomba enceinte une quatrième fois. Quatre enfants !  Quatre grands gaillards pour conduire les bœufs au labour ou rentrer le foin dans le fenil ! C’est les voisins qui allaient être jaloux ! Avec une telle main-d’œuvre gratuite, la ferme allait s’étendre, c’était certain.

Les mois ont commencé à passer et l’hiver est venu. La mère restait souvent près de la fenêtre à regarder la neige tomber sur la forêt toute proche. Elle ne disait rien, mais posait parfois une main sur son ventre pour tenter d’entrer en contact avec le petit être qui était en elle. Mais il était trop tôt encore, l’enfant était trop petit et elle ne sentait rien. Rien qu’une impression étrange, inhabituelle, comme si cet être avait été plus fragile que les trois autres qu’elle avait déjà portés. Elle  garda pour elle ce secret et ne dit rien aux hommes, qui ne comprennent de toute façon rien à ces choses-là.

Deux mois passèrent encore et un matin qu’elle était venue comme toujours s’asseoir à sa fenêtre, elle vit des primevères et des jonquilles qui pointaient leur tête dans le pré près de la maison. Le printemps arrivait et elle en fut heureuse. Machinalement, elle posa la main sur son ventre, comme elle en  avait pris l’habitude et là, ô surprise, elle sentit l’enfant qui bougeait ! Quelle joie ! Il naîtrait au tout début de l’été, en pleine fenaison, quand les hommes seraient partis faucher dans les grandes prairies à l’entrée du bois, celles qui sont arrosées par la rivière et qui donnent cette herbe si tendre et si verte dont les vaches raffolent.

Un soir, au dîner, le père prit la parole. Tout en coupant une tranche de pain (ce bon pain préparé avec la farine de froment de la ferme, que sa femme, ce matin-même, avait cuit dans le four en pierres qui jouxtait  la maison) il s’exclama, en contemplant le ventre de son épouse : « C’est pas tout cela, comment est-ce qu’on va l’appeler notre petit gars ? C’est qu’il faudrait bien lui trouver un nom ! Le temps presse, il sera bientôt là. Comment est-ce qu’on va l’appeler ? Drajash ? Ermir ? Prekatar ? »

Alors, la mère, un peu craintive tout de même, lui répondit : «Ne te tracasse pas pour le prénom, tu auras le choix. » « Et comment cela, j’aurai le choix? » rugit le père. « C’est que cette fois ce n’est pas un garçon que je porte », murmura  la  mère. « Comment cela, ce n’est pas un gars ? C’est quoi alors ? » « C’est une fille », répondit la mère, toute tremblante, avec pourtant comme un petit sourire de satisfaction au coin des lèvres. Une fille ? Ils se regardèrent tous. Ben ça alors, personne n’avait jamais pensé à cela… Une fille… Dans leurs yeux, la mère vit passer comme une sorte de tendresse.  C’était gagné. La petite  était déjà acceptée. Une présence féminine dans la maison, après tout, cela ne ferait pas de mal ! Un peu de douceur, un peu de tendresse… On n’y était pas trop habitués, à vrai dire, mais pourquoi pas, finalement, cela ne devait pas être désagréable… Ils se regardèrent tous les quatre, le père et les trois fils, puis éclatèrent d’un grand rire franc. Une fille ! Ca alors !

« Et comment sais-tu que c’est bien une fille ? » demanda le père à sa femme. « Je le sais, je le sens, c’est tout. » « Comment ça, tu le sens ? » « Oui, je le sens. La grossesse est différente des autres fois et le bébé est bien plus petit, bien plus fragile. Il faudra être gentil avec lui quand il sera né, hein ! » Elle regarda tous ses hommes à tour de rôle et elle vit qu’elle pouvait avoir confiance. Ils étaient enchantés et la petite serait la reine de la maison.

En juin, comme elle l’avait prévu, la mère donna donc le jour à une petite Alasina, qui devint vite le centre d’intérêts de  toute la famille. Quand ils revenaient des champs les garçons allaient l’embrasser dans son berceau et le père n’était pas le dernier à la prendre dans ses bras et à la cajoler.

Les années passèrent. Le bébé était devenu une enfant joueuse et câline. A la maison, l’atmosphère avait changé. Les voisins, qui venaient souvent rendre une petite visite de courtoisie, l’avaient remarqué eux aussi. L’espèce de rusticité qui avait régné dans ce foyer pendant des années avait disparu comme par enchantement. Maintenant, on ne criait plus, on parlait ; on ne se fâchait plus, on dialoguait ; on ne disait plus de gros mots ou en tout cas on en disait beaucoup moins ; on ne mettait plus les pieds sur la table en fumant sa cigarette mais on se tenait dignement, les jambes croisées. Bref, en un mot la petite fée qu’était Alasina était parvenue sans le savoir à transformer ces âmes rustres de paysans. Bien sûr les garçons l’avaient initiée aux jeux de balles et aux courses dans les bois. Bien sûr il arrivait encore que les frères réglassent leurs comptes à grands coups de poings derrière la grange, pour rétablir par la force quelque vérité contestée. Bien sûr si, dans la cour, le coq se mettait en travers du chemin de quelqu’un, il se retrouvait immédiatement sur le tas de fumier, projeté là par un grand coup de pied… Mais enfin, d’une manière générale, on pouvait dire que la vie s’était comme adoucie depuis la naissance d’Alasina. L’ambiance générale restait un  peu rustre, mais les angles étaient maintenant arrondis.

La mère était heureuse comme jamais elle ne l’avait été. Certes elle était bien fière de ses garçons et elle aurait donné sa vie pour eux, mais la présence de cette fille qui avait bouleversé son quotidien l’enchantait. Malgré la différence d’âge, elles se confiaient de petits secrets, des secrets de femmes, même, bien que la petite n’eût encore que dix ans. Il est vrai qu’on était à la campagne et qu’on vivait fort proches des animaux. Le secret des origines de la vie n’en était plus un depuis fort longtemps pour Alasina. C’est qu’elle avait vu des dizaines de fois l’étalon monter la jument et la chienne Sarah se sauver de l’écurie pour courir après tous les mâles quand elle était en chasse. Elle savait donc comment on faisait les bébés et elle savait aussi que les filles, parfois, perdent du sang, mais qu’il ne fallait pas s’inquiéter avec cela. L’amour, le désir et le sang faisaient partie des choses naturelles et si on ne pouvait pas en parler devant les garçons, on pouvait le faire entre femmes. Car Alasina se voyait déjà comme une petite femme. Et elle n’avait pas tort car elle était très éveillée et à onze ans elle eut ses premières règles.

Avec sa mère, il n’y avait pas de honte à évoquer ces sujets et elle fut bientôt au courant de tous les petits secrets du village. Pendant que les hommes  étaient aux champs ou occupés à traire les vaches, elles papotaient à deux pendant des heures, tout en préparant le repas du soir.  Elle apprit ainsi que Drenusha, la voisine, avait trompé son mari avec le garçon de ferme. On ne pouvait pas lui jeter la pierre car le mari rentrait ivre quasiment tous les soirs, tandis que le garçon de ferme était un beau gars bien robuste et d’une tendresse à faire craquer toutes  les filles. Elle avait appris aussi, Alasina, que l’autre voisine, Fortiana, avait avorté car le bébé qu’elle portait n’était pas de son mari. Quant à la jeune Gjethina, elle avait avorté aussi car à quatorze ans sa mère n’avait pas voulu qu’elle gardât l’enfant qui poussait dans son ventre. Il est vrai qu’on ne savait pas trop si le père était le garde-chasse de Monsieur ou Monsieur lui-même et que dans tous les cas jamais Gjethina ne serait admise dans le château comtal, qui se dressait sur la falaise surplombant le grand fleuve. Mieux valait donc faire partir l’enfant et oublier cette histoire.

Et le temps passa encore un peu. Alasina eut seize ans, puis dix-sept et enfin elle eut vingt ans. Vingt ans ! C’est un âge qui fait rêver. C’est un âge en tout cas où on tombe facilement amoureuse et c’est ce qui arriva, évidemment, car Alasina était belle, fort bien faite et d’un naturel agréable. La première fois qu’elle alla au bal au village voisin, elle rencontra donc l’amour. C’était dans la nature des choses. Fort bien sauf qu’elle alla s’enamourer de Bukuran, le seul des fils Hoxha qui n’était pas encore marié. Enfin, il y avait au moins cinquante gars dans les environs, dont la moitié au moins lui avait fait la cour durant ce bal et voilà que c’est le fils Hoxha qu’elle était allée choisir !


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06/02/2012

Une maison à la campagne (2)

J’ai donc monté l’escalier de bois séculaire, qui craquait sous mes pas. Tout en haut, la vieille porte a émis un gémissement étrange quand je l’ai poussée, comme si elle avait voulu avertir de ma présence les ombres du temps passé qui devaient encore vaguement flotter en ce lieu. A tâtons, j’ai cherché l’interrupteur. C’était un ancien modèle qui datait d’avant toutes les guerres et qui était constitué d’une petite tige métallique qu’il fallait basculer pour donner le contact. Des fils électriques étranges, d’un autre âge et gainés de toile, en sortaient. Ils allaient ensuite se perdre dans les poutres maîtresses, où ils pendouillaient comme des lianes avant d’aller rejoindre l’unique ampoule de ce lieu. Celle-ci éclairait à peine tant elle était sale et recouverte de poussière. C’est donc quasiment à tâtons que je me suis avancé vers la tabatière qui s’ouvrait sur la nuit. Là haut, tout là-haut près de la voie lactée, quelques étoiles brillaient dont j’ignorais tout, même le nom. Le temps et l’espace… Le temps, symbolisé ici par toutes ces vieilles reliques du passé qui s’entassaient le long des murs et l’espace infini, dont on ne devinait la profondeur que par l’existence de ces étoiles perdues au fin fond de l’univers. Quel sens avait notre vie, face à tout cela ? Entraînés avec notre planète qui n’en finissait pas de s’enfoncer dans le vide intersidéral, nous tentions de vivre notre petit présent. Illusion souveraine puisque celui-ci se transformait aussitôt en passé, autrement dit en souvenirs, dont les armoires boiteuses et les boîtes empilées au hasard dans ce grenier résumaient bien le côté dérisoire.

Au hasard, j’ai un peu regardé ce qui traînait là, sur le plancher. Une barate pour faire du beurre, des seaux métalliques troués, un hérisson destiné à ramoner les cheminées, tout couvert encore de suie. Un vieux porte-manteau auquel pendaient des vestes démodées, attaquées par les mites. Un cadre en bois, dont l’aquarelle avait été retirée, un miroir brisé, dont des éclats jonchaient encore le sol, des boîtes en carton remplies d'on ne savait trop quels objets désormais inutiles. Dans un coin, une garde-robe bancale attira mon attention. Quand je voulus l’ouvrir, je m’aperçus qu’elle était fermée et que la clef avait disparu. Elle conserverait donc à jamais ses secrets et c’était peut-être  mieux ainsi. A quoi bon, en effet, remuer le passé et faire revivre les souvenirs de personnes que je n’avais jamais connues ? Ce qu’elles avaient vécu leur appartenait en propre. Des rêves et des illusions, elles en avaient sans doute eus comme chacun d’entre nous et comme nous en avaient concrétisé bien peu. Devenues vieilles, elles s’étaient remémoré, le soir au coin du feu, le peu qu’elles avaient finalement réalisé et qu’elles enjolivaient et amplifiaient à dessein afin de ne pas sombrer dans le désespoir le  plus noir. Comme cela, s’inventant des exploits auxquels elles avaient fini par croire, elles avaient atteint un âge avancé avant de finalement s’éteindre et de disparaître à jamais, ne laissant de leur passage que cette armoire fermée à clef que plus personne n’ouvrirait jamais.

Dans un autre coin, des jouets d’enfant étaient entassés les uns sur les autres. Un petit vélo à trois roues, des poupées aux cheveux clairsemés, un cheval en bois à qui il manquait une patte, des patins à roulettes sans roulettes, une ferme en bois, avec une vache et un mouton dessinés sur le mur, une roue de bicyclette tordue, des gants de boxe troués et, plus insolite, un collier de chien avec sa laisse.

Qu’étaient devenus les enfants qui avaient joué avec tout cela ? Vivaient-ils encore seulement ? Pourtant ils avaient été heureux ici, enfin je crois. J’essayais d’imaginer de jeunes garçons faisant des courses de vitesse avec leurs patins à roulettes, sur la petite route devant la maison. Assise près de la porte d’entrée, leur sœur coiffait inlassablement la même poupée pendant des heures. De l’écurie, une autre fille, déjà adolescente, sortait en tenant un jeune chien en laisse. L’animal était fou de joie à l’idée de partir en promenade et il aboyait de contentement. Toute la scène était là devant mes yeux, nette et précise. Qu’étaient-ils tous devenus ? Quand j’avais acheté la maison, celle-ci était déjà presque en ruine, ce qui fait remonter la naissance de ces enfants très loin dans le temps. Ils devaient être nés, si mes calculs étaient bons, entre 1870 et 1890. Leurs parents avaient connu l’époque de Napoléon III et la défaite de Sedan. Ils devaient en parler, le soir  au coin du feu et le grand-père, s’il était encore vivant, évoquait lui l’époque glorieuse de l’autre Empereur, le vrai, celui d’Austerlitz, de Marengo et d’Iéna. Celui aussi, hélas, de Waterloo. Et les enfants écoutaient tous ces récits et petit à petit ils les incorporaient à leur mémoire. Plus tard, à leur tour, ils en reparleraient avec leurs propres enfants, déformant sans le vouloir la vérité première, qui avait de toute façon déjà été déformée par ceux qui l’avaient racontée.

Où étaient-ils, aujourd’hui ces enfants ? Tous étendus au cimetière, bien entendu. A supposer que l’un d’entre eux eût survécu jusqu’à cent ans, ce qui était pour le moins improbable, il serait mort de toute façon depuis au moins vingt ans, si pas trente. Et en pensant à cela, je regardais cette pile de jouets qui les avaient rendus heureux un certain temps, avant qu’ils ne s’en détachent pour entrer dans la vie adulte. Alors, ils avaient travaillé, ils avaient aimé et puis ils étaient morts. Voilà. Ca se résume à peu de choses, finalement, la vie des hommes.

Un peu nostalgique et déprimé, je suis allé inspecter l’autre coin du grenier. Tout en tâtonnant dans la demi-obscurité, je pensais à ma relation avec ma compagne, qui m’apportait tant. Et pourtant  un jour on parlerait de nous au passé et tout ce que nous aurions vécu resterait à jamais inconnu ou apparaîtrait comme vain et dérisoire. On ne pouvait rien y changer…

Arrivé enfin dans le coin le plus obscur, j’ai dû me pencher pour voir ce qui se cachait tout au fond, contre les tuiles. C’était un coffre ! Un gros coffre en chêne brut, comme on en voyait encore au XVII° ou XVIII° siècle. Je l’ai tiré vers moi comme j’ai pu, afin de le contempler plus à loisir. Qu’est-ce qu’il était lourd ! J’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois avant de pouvoir en ouvrir le couvercle qui, heureusement, n’était pas verrouillé. Devinez ce qu’il y avait à l’intérieur ? Un gros livre et une clef. J’ai d’abord cru que cette clef ouvrait la garde-robe, vers laquelle je me suis aussitôt précipité, mais non. Cette clef n’ouvrait rien du tout. Je me retrouvais donc avec une armoire hermétiquement close qui garderait à jamais ses secrets et une clef inutile, qui n’ouvrirait plus jamais rien. Déçu, je suis revenu vers le coffre et me suis emparé du livre. C’était un gros volume relié en cuir, couvert de poussière. A la lumière pâlotte de l’ampoule, je suis quand même parvenu à en lire le titre, après avoir essuyé la couverture avec ma main : « Nouvelles impossibles ».

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