13/02/2012
Une maison à la campagne (3)
Que faire ? Je n’allais quand même pas le laisser là, ce livre tombé du ciel, que quelqu’un avait pris la peine de protéger des outrages du temps ! Il me semblait qu’on l’avait entreposé à cet endroit rien que pour moi, pour que je le découvre un jour comme aujourd’hui, dans cette partie inhabitée de la maison. Alors j’ai déposé la clef au fond du coffre, que j’ai bien refermé, puis j’ai retraversé le grenier, évitant tant bien que mal quelques toiles d’araignées. Enfin, j’ai éteint la lumière. La quasi-obscurité qui suivit m’a surpris. En me retournant, j’ai vu qu’un timide rayon de lune filtrait par la tabatière et éclairait une partie du plancher. C’était un halo bleuâtre, qui donnait aux choses assemblées là un caractère un peu mystérieux et énigmatique. J’ai poussé derrière moi la vieille porte, qui, de nouveau, a grincé sur ses gonds et, en tâtonnant, je suis redescendu par l’escalier comme j’ai pu. Arrivé sur le palier du premier étage, j’ai enfin pu faire de la lumière. Elle m’a semblé si forte que j’en ai cligné des yeux.
Une fois au salon, je me suis servi une bière spéciale, brassée par des moines trappistes (enfin, c’est ce que l’on dit sur l’étiquette), je me suis installé dans un fauteuil, et j’ai ouvert le fameux livre. Comme son titre l’indiquait, c’était un recueil de nouvelles, toutes écrites par des auteurs différents. Une sorte d’anthologie, en quelque sorte. L’éditeur, « Les Cahiers du Sud », m‘était complètement inconnu et la date de publication, 1903, me plongeait déjà dans une autre époque. L’auteur du premier texte, un certain Marin Rivière, m’était tout aussi inconnu. Enfin, on verrait bien… Et c’est ainsi que j’ai lu d’une traite cette longue nouvelle qui comportait plus de cinquante pages :
« Il était une fois, dans un village reculé d’Albanie, une famille pauvre qui avait trois enfants, trois garçons forts et robustes. Ils étaient encore jeunes, mais déjà ils aidaient le père au travail des champs, surtout les deux plus âgés. C’est alors que la mère tomba enceinte une quatrième fois. Quatre enfants ! Quatre grands gaillards pour conduire les bœufs au labour ou rentrer le foin dans le fenil ! C’est les voisins qui allaient être jaloux ! Avec une telle main-d’œuvre gratuite, la ferme allait s’étendre, c’était certain.
Les mois ont commencé à passer et l’hiver est venu. La mère restait souvent près de la fenêtre à regarder la neige tomber sur la forêt toute proche. Elle ne disait rien, mais posait parfois une main sur son ventre pour tenter d’entrer en contact avec le petit être qui était en elle. Mais il était trop tôt encore, l’enfant était trop petit et elle ne sentait rien. Rien qu’une impression étrange, inhabituelle, comme si cet être avait été plus fragile que les trois autres qu’elle avait déjà portés. Elle garda pour elle ce secret et ne dit rien aux hommes, qui ne comprennent de toute façon rien à ces choses-là.
Deux mois passèrent encore et un matin qu’elle était venue comme toujours s’asseoir à sa fenêtre, elle vit des primevères et des jonquilles qui pointaient leur tête dans le pré près de la maison. Le printemps arrivait et elle en fut heureuse. Machinalement, elle posa la main sur son ventre, comme elle en avait pris l’habitude et là, ô surprise, elle sentit l’enfant qui bougeait ! Quelle joie ! Il naîtrait au tout début de l’été, en pleine fenaison, quand les hommes seraient partis faucher dans les grandes prairies à l’entrée du bois, celles qui sont arrosées par la rivière et qui donnent cette herbe si tendre et si verte dont les vaches raffolent.
Un soir, au dîner, le père prit la parole. Tout en coupant une tranche de pain (ce bon pain préparé avec la farine de froment de la ferme, que sa femme, ce matin-même, avait cuit dans le four en pierres qui jouxtait la maison) il s’exclama, en contemplant le ventre de son épouse : « C’est pas tout cela, comment est-ce qu’on va l’appeler notre petit gars ? C’est qu’il faudrait bien lui trouver un nom ! Le temps presse, il sera bientôt là. Comment est-ce qu’on va l’appeler ? Drajash ? Ermir ? Prekatar ? »
Alors, la mère, un peu craintive tout de même, lui répondit : «Ne te tracasse pas pour le prénom, tu auras le choix. » « Et comment cela, j’aurai le choix? » rugit le père. « C’est que cette fois ce n’est pas un garçon que je porte », murmura la mère. « Comment cela, ce n’est pas un gars ? C’est quoi alors ? » « C’est une fille », répondit la mère, toute tremblante, avec pourtant comme un petit sourire de satisfaction au coin des lèvres. Une fille ? Ils se regardèrent tous. Ben ça alors, personne n’avait jamais pensé à cela… Une fille… Dans leurs yeux, la mère vit passer comme une sorte de tendresse. C’était gagné. La petite était déjà acceptée. Une présence féminine dans la maison, après tout, cela ne ferait pas de mal ! Un peu de douceur, un peu de tendresse… On n’y était pas trop habitués, à vrai dire, mais pourquoi pas, finalement, cela ne devait pas être désagréable… Ils se regardèrent tous les quatre, le père et les trois fils, puis éclatèrent d’un grand rire franc. Une fille ! Ca alors !
« Et comment sais-tu que c’est bien une fille ? » demanda le père à sa femme. « Je le sais, je le sens, c’est tout. » « Comment ça, tu le sens ? » « Oui, je le sens. La grossesse est différente des autres fois et le bébé est bien plus petit, bien plus fragile. Il faudra être gentil avec lui quand il sera né, hein ! » Elle regarda tous ses hommes à tour de rôle et elle vit qu’elle pouvait avoir confiance. Ils étaient enchantés et la petite serait la reine de la maison.
En juin, comme elle l’avait prévu, la mère donna donc le jour à une petite Alasina, qui devint vite le centre d’intérêts de toute la famille. Quand ils revenaient des champs les garçons allaient l’embrasser dans son berceau et le père n’était pas le dernier à la prendre dans ses bras et à la cajoler.
Les années passèrent. Le bébé était devenu une enfant joueuse et câline. A la maison, l’atmosphère avait changé. Les voisins, qui venaient souvent rendre une petite visite de courtoisie, l’avaient remarqué eux aussi. L’espèce de rusticité qui avait régné dans ce foyer pendant des années avait disparu comme par enchantement. Maintenant, on ne criait plus, on parlait ; on ne se fâchait plus, on dialoguait ; on ne disait plus de gros mots ou en tout cas on en disait beaucoup moins ; on ne mettait plus les pieds sur la table en fumant sa cigarette mais on se tenait dignement, les jambes croisées. Bref, en un mot la petite fée qu’était Alasina était parvenue sans le savoir à transformer ces âmes rustres de paysans. Bien sûr les garçons l’avaient initiée aux jeux de balles et aux courses dans les bois. Bien sûr il arrivait encore que les frères réglassent leurs comptes à grands coups de poings derrière la grange, pour rétablir par la force quelque vérité contestée. Bien sûr si, dans la cour, le coq se mettait en travers du chemin de quelqu’un, il se retrouvait immédiatement sur le tas de fumier, projeté là par un grand coup de pied… Mais enfin, d’une manière générale, on pouvait dire que la vie s’était comme adoucie depuis la naissance d’Alasina. L’ambiance générale restait un peu rustre, mais les angles étaient maintenant arrondis.
La mère était heureuse comme jamais elle ne l’avait été. Certes elle était bien fière de ses garçons et elle aurait donné sa vie pour eux, mais la présence de cette fille qui avait bouleversé son quotidien l’enchantait. Malgré la différence d’âge, elles se confiaient de petits secrets, des secrets de femmes, même, bien que la petite n’eût encore que dix ans. Il est vrai qu’on était à la campagne et qu’on vivait fort proches des animaux. Le secret des origines de la vie n’en était plus un depuis fort longtemps pour Alasina. C’est qu’elle avait vu des dizaines de fois l’étalon monter la jument et la chienne Sarah se sauver de l’écurie pour courir après tous les mâles quand elle était en chasse. Elle savait donc comment on faisait les bébés et elle savait aussi que les filles, parfois, perdent du sang, mais qu’il ne fallait pas s’inquiéter avec cela. L’amour, le désir et le sang faisaient partie des choses naturelles et si on ne pouvait pas en parler devant les garçons, on pouvait le faire entre femmes. Car Alasina se voyait déjà comme une petite femme. Et elle n’avait pas tort car elle était très éveillée et à onze ans elle eut ses premières règles.
Avec sa mère, il n’y avait pas de honte à évoquer ces sujets et elle fut bientôt au courant de tous les petits secrets du village. Pendant que les hommes étaient aux champs ou occupés à traire les vaches, elles papotaient à deux pendant des heures, tout en préparant le repas du soir. Elle apprit ainsi que Drenusha, la voisine, avait trompé son mari avec le garçon de ferme. On ne pouvait pas lui jeter la pierre car le mari rentrait ivre quasiment tous les soirs, tandis que le garçon de ferme était un beau gars bien robuste et d’une tendresse à faire craquer toutes les filles. Elle avait appris aussi, Alasina, que l’autre voisine, Fortiana, avait avorté car le bébé qu’elle portait n’était pas de son mari. Quant à la jeune Gjethina, elle avait avorté aussi car à quatorze ans sa mère n’avait pas voulu qu’elle gardât l’enfant qui poussait dans son ventre. Il est vrai qu’on ne savait pas trop si le père était le garde-chasse de Monsieur ou Monsieur lui-même et que dans tous les cas jamais Gjethina ne serait admise dans le château comtal, qui se dressait sur la falaise surplombant le grand fleuve. Mieux valait donc faire partir l’enfant et oublier cette histoire.
Et le temps passa encore un peu. Alasina eut seize ans, puis dix-sept et enfin elle eut vingt ans. Vingt ans ! C’est un âge qui fait rêver. C’est un âge en tout cas où on tombe facilement amoureuse et c’est ce qui arriva, évidemment, car Alasina était belle, fort bien faite et d’un naturel agréable. La première fois qu’elle alla au bal au village voisin, elle rencontra donc l’amour. C’était dans la nature des choses. Fort bien sauf qu’elle alla s’enamourer de Bukuran, le seul des fils Hoxha qui n’était pas encore marié. Enfin, il y avait au moins cinquante gars dans les environs, dont la moitié au moins lui avait fait la cour durant ce bal et voilà que c’est le fils Hoxha qu’elle était allée choisir !
07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : littérature
Commentaires
J' aime bien cette famille; tribu masculine qui attend la venue de la petite avec amusement et tendresse et puis le personnage de la mère, aussi timide que déterminée..
Je les ai bien dans l' oeil, tiens, je pourrais même les dessiner.. :)
Écrit par : agnès | 13/02/2012
@ Agnès : les dessiner? Ah, c'est que la description qui en est faite est parlante alors. Voilà un compliment déguisé (sourire)
Écrit par : Feuilly | 14/02/2012
Une histoire dans l'histoire dans l'histoire ...ça pourrait continuer indéfiniment ! Mais on y entre et on s'y installe.
J'aime l'idée du changement que peut apporter une personne dans un environnement. Tellement vrai !
Voilà, vous tenez votre roman et vos personnages nous interpellent ...
Écrit par : saravati | 14/02/2012
Marin Rivière eût écrit sur l'eau (à propos de :), son nom eût été un bel aptonyme... :)
Nous n'oublions pas l'intitulé du livre tiré du coffre : "Nouvelles impossibles" ! :)
(= l'écrivain est attendu au coin du bois :)
Écrit par : Michèle | 14/02/2012
@ Saravati : oui, une histoire dans l’histoire. On trouve un coffre, dans le coffre on trouve un livre, on ouvre le livre et… Une sorte de mise en abyme en quelque sorte. Mais cela ne sera point un roman, le titre le dit : « nouvelles »
@ Michèle : Je ne sais absolument pas pourquoi, mais j’ai pensé à Marin Marais et à Monsieur de Ste Colombe (voir Pascal Quignard et aussi le film « Tous les matins du monde » de Corneau) en cherchant un prénom à mon auteur imaginaire. Puis Rivière s’est imposé, peut-être inconsciemment suite à « Marais », je ne sais pas. Ou Jacques Rivière, peut-être. Je n’avais pas remarqué que nom et prénom renvoient tous deux au thème de l’eau.
Je retiens le mot « aptonyme » et je note en passant qu’il est québécois et n’a pas d’équivalent en français de France. Dommage. C’est par sa capacité à former elle-même des néologisme qu’une langue conserve s abonne santé.
« Nouvelles impossibles ». Je ne sais pas si les nouvelles seront impossibles, mais l’histoire racontée devrait l’être quand même un peu.
Écrit par : Feuilly | 14/02/2012
Procédé littéraire utilisé avec brio par Maupassant (entre autres) qui consiste à dédoubler le narrateur, où l’écrivain raconte une histoire qui lui a été racontée où qu’il a trouvé dans un livre, une lettre…
Mais le procédé ne fait pas la qualité, cher monsieur. Ce n’est pas une recette de cuisine. Encore faut-il avoir de l’écriture, du style, de l’élan poétique pour le conduire à bien et enchanter son lecteur. Et là, apparemment…
Écrit par : Armand | 14/02/2012
@ Armand : une histoire qu'il a trouvéE dans un livre : bien sûr, le procédé n'est pas nouveau. Quant au manque d'écriture, de style et d'élan poétique, que voulez-vous, cher monsieur, on n'est pas dans la Pléiade, ici, il ne faut pas demander l'impossible. C'est moins cher, mais c'est moins bon.
Écrit par : Feuilly | 14/02/2012
Rien de plus facile que de ne pas venir lire ce qui déplaît...
Écrit par : Michèle Pambrun | 14/02/2012
Ces sous-entendus sont déplaisants et pour l'auteur et pour les lecteurs.
En tout cas, dans le lot il doit y avoir au moins un masochiste !
Pour ma part, je ne pourrais jamais lire de A à Z un texte qui me déplaît nonobstant les raisons-bateau pour laquelle il déplaît !
Continuez Feuilly, nous savons pourquoi votre écriture nous plaît et nous ne sommes pas tous des ignares ou des imbéciles ! (du moins, je l'espère :-)
Écrit par : saravati | 15/02/2012
Merci pour tous ces messages d'encouragement.
Écrit par : Feuilly | 15/02/2012
Nous attendons la suite avec gourmandise :)
Nulle intention cependant de te mettre la pression...
Écrit par : Michèle | 16/02/2012
La suite s'écrit, pas de panique. Mais il faut bien jouer sur l'impatience des lecteurs pour compenser l'absence "d'écriture, de style et d'’élan poétique" (sourire).
Écrit par : Feuilly | 16/02/2012
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