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23/02/2011

Là-bas

Il fallait marcher longtemps, pour parvenir à ces bâtiments, car aucune voie carrossable n’y donnait accès. On se levait de bon matin, ces jours-là. En voiture, on quittait la grande ville, sa circulation et ses fumées, puis, après une bonne heure de route, on se garait sur un parking, près d’une maison en ruine qui avait dû être un restaurant. Les volets en étaient clos depuis des années et nul ne se souvenait y avoir jamais vu la moindre activité. Le patron devait être parti sous d’autres cieux ou peut-être même était-il mort. Personne n’en savait rien. En tout cas, il y a avait des décennies qu’aucun voyageur ne s’était arrêté là. Des herbes folles avaient envahi les parterres et de petits bouleaux poussaient même sur la façade, entre les pierres de taille. Près de la porte, une vieille enseigne pendait toujours au bout de sa chaîne, ballottée au gré du vent : « Aux délices de… » Le reste avait été effacé et nous ne saurions jamais à quels délices il était fait allusion.

 

En fait, rien ne prouvait que cette maison isolée, en pleine campagne, fût bien un restaurant. C’était peut-être un lieu de rendez-vous secret pour des amoureux illégitimes. Il me plaisait d’imaginer un couple arrivant là, discrètement, et montant, main dans la main, les marches du perron. Dans la grande chambre, surpris, ils apercevaient soudain leur image dans le miroir d’une antique garde-robe. Ils étaient d’abord un peu impressionnés, un peu intimidés, par l’atmosphère désuète qui régnait là. On sentait que des générations entières avaient dû défiler en ce lieu, et les meubles semblaient en avoir conservé le souvenir. Mais bientôt chacun ne voyait plus que l’être aimé à côté de lui. Subitement, une robe glissait à terre et c’est le souvenir d’Eve en son paradis que le miroir réfléchissait alors. Le reste appartient à ces amoureux, le secret de leurs gestes comme le secret de leurs cœurs.

 

Nous, une fois la voiture garée, comme abandonnée, nous empruntions le petit chemin de terre qui prenait naissance près de l’hôtel et qui se dirigeait ensuite vers la forêt. Il fallait compter une bonne heure de marche avant d’arriver à destination. Nous devions d’abord longer des champs, où invariablement des vaches placides nous regardaient passer, puis ensuite il nous fallait traverser à gué le petit ruisseau. On abordait enfin la grande forêt de pins où l’odeur suave de la résine nous enveloppait aussitôt. C’était un parfum « étrange et pénétrant » qui évoquait en moi le Sud profond. Il suffisait de fermer les yeux pour se croire aussitôt en Provence, au cœur du massif des Maures, et il ne manquait que le chant des cigales pour que l’illusion fût parfaite. Le silence qui régnait là était impressionnant. Nous cheminions sur un tapis d’aiguilles qui amortissait nos pas et personne n’aurait osé proférer la moindre parole, par respect pour l’aspect sacré de ce lieu. Parfois, s’il y avait un peu de vent, on entendait juste comme un murmure dans les frondaisons. Ce devait être le souffle des dieux qui vivaient là, des dieux oubliés par la civilisation et qui avaient dû trouver refuge dans ces solitudes.

 

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Un bon quart d’heure était nécessaire pour traverser la forêt, peut-être même davantage. Cela dépendait du nombre de haltes que nous faisions, car parfois l’envie nous prenait d’écouter le silence. Alors on s’asseyait sur le tapis d’épines et on tendait l’oreille. Rien, il n’y avait rien à entendre. Rien qu’un vide comparable à celui de l’espace infini. Il nous semblait alors être non seulement à mille années lumière, mais même hors du temps. En été, au moment des fortes chaleurs, on percevait pourtant comme un murmure lointain. C’était celui de milliers de mouches qui bourdonnaient dans les sous-bois et qui faisaient comme un écho à nos rêves éveillés. Invisible, la vie était pourtant là, présente et obsédante. Inquiétante aussi. Car quels êtres étranges étaient ces insectes qu’on ne voyait jamais ? De quel monde venaient-ils ? Dans quelles frondaisons se tenaient-ils cachés ? Toujours, le mystère restait entier et quand nous nous relevions, des fourmis dans les jambes, rien n’avait été élucidé.

 

Il nous restait alors à parcourir deux petits kilomètres, à travers un paysage sauvage de landes et de prairies à l’abandon. A une époque très lointaine, ces terres avaient dû être entretenues par la main de l’homme, puisque la forêt y avait été défrichée. Nous imaginions alors des moines bénédictins occupés à sarcler les champs, dans un Moyen Age quasi mythique. Si nous tendions bien l’oreille, il nous semblait presque entendre des chants grégoriens issus d’une abbaye aussi improbable qu’inconnue. Était-ce le fruit de notre imagination ou bien cette abbaye avait-elle vraiment existé ? Et se pouvait-il que ces chants mystiques eussent continué à glorifier la création à travers les siècles malgré la disparition des moines ? Si nous voulions nous montrer rationnels, nous devions reconnaître qu’un tel raisonnement ne tenait pas la route. Pourtant, les lieux que nous traversions étaient si mystérieux que nous n’étions pas loin de croire à ces histoires que nous venions d’inventer.

10:45 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature

Commentaires

Une impression d'étrangeté donnée par le récit palimpseste, avec ce ton un peu désuet pour l'évocation de la scène amoureuse. Donnée aussi par le mystère des lieux traversés dont on ne sait rien, les bâtiments, le parking, la forêt, c'est presque irréel.
Et puis une impression de grande intériorité, on voit bien les extérieurs, même si c'est dans une sorte de brouillard, mais ce qui est peint surtout ici, c'est l'âme humaine. Âme, je n'aime pas trop ce mot, connoté, colonisé par le religieux, mais je n'en trouve pas d'autre...

Écrit par : Michèle | 24/02/2011

Il y a un traitement du temps assez déroutant et c'est tout le charme.
Cette "promenade" (pèlerinage ?) vers les bâtiments semble se produire à différentes saisons.
Et dans la relation qui en est faite, au moment de toucher au but, le temps s'étire et on revient en arrière :
"Il nous restait alors à parcourir deux petits kilomètres, à travers un paysage sauvage de landes et de prairies à l’abandon. A une époque très lointaine, (...)"

Alors, soit ce n'est pas fini, soit c'est une quête qui n'a pas besoin de dire son nom...

Écrit par : Michèle | 24/02/2011

Impression d'étrangeté, bien entendu, c’est voulu.
Un traitement du temps assez déroutant ? La "promenade" se produit en effet à différentes saisons, elle a lieu plusieurs fois. Puis, devant les lieux traversés (d’anciennes terres cultivées laissées en friche), les personnages se mettent à rêver au Moyen Age.
Et ce n'est pas fini, bien entendu. Il y a souvent une suite avec moi (mais pas encore écrite, comme d’habitude).

Écrit par : Feuilly | 24/02/2011

Les commentaires sont fermés.