30/06/2011
Une île (16)
Notre première tâche consista à enterrer notre malheureux compagnon. Nous fîmes un trou à même le sable au milieu de la plage, car c’était un marin qui allait reposer là et il convenait qu’il fût placé face à la mer. Il nous semblait à tous que son séjour en ce lieu serait quelque peu adouci si chaque matin à l’aube, quand le soleil se lève, il pouvait contempler l’océan et sentir les vagues qui, à marée haute, allaient venir lécher sa tombe ou même la recouvrir. Quel plus bel hommage pouvions-nous lui rendre ? Quand la fosse fut creusée, nous y déposâmes le corps, puis nous restâmes là un long moment à le contempler. Il aurait fallu faire un discours et il est fort probable que cette tâche me revenait, en tant que capitaine. Mais que dire ? Quels mots prononcer devant la mort ? Aucun, évidemment. Nulle parole ne pouvait rendre compte de cette injustice profonde. Notre ami avait disparu, bien jeune par ailleurs, et il n’était plus. Mais même s’il avait eu cent ans, cela n’aurait rien changé à notre peine ni au fait que la mort restait une horreur sans nom, que l’homme ne parviendrait jamais à comprendre.
Certains, pour se rassurer, se tournaient vers la religion et c’était, ma foi, une solution qui en valait bien une autre. Mais même s’ils espéraient pouvoir revivre un jour dans un autre monde, il n’en restait pas moins qu’au moment fatal ils avaient aussi peur que les autres. Alors à quoi bon toutes ces simagrées que font les prêtres dans les cimetières ? Tout ce que je savais c’est que j’avais partagé quelques années de ma vie avec un homme et qu’il n’existait plus. Voilà ce que je me disais en contemplant ce trou dans le sable, au fond duquel la mer, curieusement, s’infiltrait déjà imperceptiblement. Le pauvre ! Il allait avoir froid là-dedans et il allait être tout mouillé. Sans trop savoir pourquoi je pensai aux jeunes filles que nous avions surprises le premier jour et qui se baignaient dans l’eau. Le contraste entre les deux scènes était saisissant. Je poussai un soupir et je donnai l’ordre de reboucher le trou, ce qui fut facile car il suffisait de pousser le sable qui tombait tout seul, comme si la nature avait été pressée de faire disparaître toute trace de notre ami.
Après l’inhumation, nous mangeâmes un morceau, assis sur la plage. Inutile de dire que le début du repas fut particulièrement lugubre. Personne ne parlait et on entendait le vent qui venait du large et qui agitait les feuilles des premiers arbres de la forêt. Puis un des marins dit quelque chose d’insignifiant, histoire de rompre ce silence oppressant, sans doute. Un autre lui répondit, puis un troisième. On sentait que les mots cherchaient leur chemin parmi ces hommes au visage dur mais dont le cœur était grand comme cela. A un certain moment, il y eut même un rire ou plutôt un ricanement nerveux. Du coup la conversation retomba aussitôt et le silence reprit ses droits, comme si le fait de montrer de la bonne humeur était subitement devenu incongru. Il se passa encore quelques minutes puis on se remit à discuter. D’abord à voix basse, puis de plus en plus fort. Un quart d’heure plus tard, le repas était animé. On parlait, on blaguait, on riait, comme pour se rassurer sur sa propre existence. Nous, nous n’étions pas morts ! Le tigre aurait pu agresser n’importe lequel d’entre nous, mais nous étions toujours là ! Heureusement ! Voilà en gros ce que signifiaient ces rires qui secouaient maintenant la petite assemblée. Les nerfs se détendaient et les blagues fusaient dans le petit groupe. Pour un peu on aurait oublié le mort, qui gisait à quelques mètres de nous, du sable plein les oreilles et les yeux, tandis que les vers nécrophages commençaient leur festin.
Il était trop tard pour s’occuper du bateau et d’ailleurs la nuit allait tomber. On ramassa un peu de bois mort dans la forêt (avec une sentinelle postée à proximité, le fusil pointé vers l’obscurité du sous-bois, on n’est jamais assez prudent) et on fit un grand feu sur la plage. Les marins se serrèrent les uns contre les autres puis ils racontèrent des histoires afin de se réconforter. L’un parla d’un voilier fantôme, qui hantait la mer des caraïbes, l’autre d’une île inconnue où un trésor avait été enfoui par des pirates, tandis qu’un troisième évoqua une étrange femelle dauphin, qui était tombée amoureuse d’un jeune matelot et qui suivait son navire à travers tout le Pacifique sans jamais se décourager. Personnellement, je racontai l’histoire d’Ulysse et de Calypso, et quand j’eus terminé, je vis bien que mes compagnons faisaient une analogie avec notre aventure sur cette île. Puis nous nous endormîmes profondément, couchés sur le sable encore tout chaud du soleil de la journée. A une faible distance, mais un mètre plus bas, notre ami dormait également. Mais lui il ne se réveillerait plus.
Au petit matin, nous sommes allés examiner le bateau. Eh bien, contrairement à ce que je croyais, il n’avait pas subi beaucoup de dommages. Il était échoué, oui, mais la coque semblait en bon état. Seuls les mâts avaient souffert lors de la tempête, mais tout cela semblait réparable. Alors nous nous sommes mis aussitôt à l’ouvrage. Après avoir coupé deux arbres, nous les avons élagués puis nous avons raboté et poli les troncs avec des outils retrouvés à bord. Le plus dur, ce fut de les acheminer jusqu’au navire car nous n’étions que six et ils étaient bien lourds. Une fois dans l’eau, on les a fait flotter, puis on les a hissés sur le pont avec des câbles. Ensuite il fallut les redresser et leur faire prendre la place occupée par les anciens mâts. Ce ne fut pas facile, mais nous y sommes arrivés. A midi nous fîmes une petite pause pour déjeuner. La bonne humeur était revenue et l’équipe était de nouveau très soudée. La débauche alcoolique des semaines précédentes semblait ne plus être qu’un mauvais souvenir et quant à notre malheureux ami il fallait bien reconnaître que nous étions déjà occupés à l’oublier.
Après le repas, nous avons essayé de redresser un peu le navire à l’aide de grandes perches, puis nous avons creusé le sable sous sa coque. Ce fut le travail le plus délicat et le plus éprouvant, car si la proue était à sec sur le sable, la poupe, elle, baignait dans un mètre cinquante d’eau. Il fallait donc retenir sa respiration et plonger pour tenter de dégager le sable avec nos mains. D’un autre côté, il ne fallait pas trop creuser non plus car le navire risquait soit de se coucher sur le côté, soit de s’enfoncer davantage. Il fallait juste le dégager suffisamment afin qu’il pût flotter par lui-même quand la marée haute le soulèverait.
Quand le travail fut terminé, nous nous sommes couchés sur la plage et nous avons attendu la montée de l’eau. C’est à ce moment que j’ai regardé vers l’île et je dois dire que j’en suis resté complètement ahuri. Occupé comme je l’avais été depuis le matin, je n’avais rien remarqué, mais là c’était difficile de ne plus voir. Accroché au sommet qu’il dissimulait en partie, un énorme nuage noir se tenait immobile. J’avais déjà été intrigué par ce nuage insolite avant notre départ, mais là ce que je voyais maintenant était tout à fait anormal. Cette espèce de cumulus horizontal qui était encore si petit ce matin avait incroyablement grossi. Maintenant, il était même devenu tout à fait énorme et il recouvrait toutes les cimes de l’île. En plus, il était d’une noirceur étonnante. Un nuage c’est blanc ou c’est gris, mais celui-ci était d’un noir si profond que je peux dire sans me tromper que je n’en avais jamais vu de pareil. Sa présence insolite dans ce ciel complètement bleu n’en finissait pas de m’étonner au point que j’en fis la remarque à mes compagnons. Mais ceux-ci se mirent à rire devant ma perplexité. Hé quoi, je n’avais jamais vu un nuage ? C’était un signe de pluie, voilà tout, le beau temps ne pouvait pas durer toujours. Est-ce que par hasard je craignais d’être mouillé ? Cela n’avait aucun sens puisque nous venions de passer l’après-midi dans l’eau… Mais si par malheur il se mettait à pleuvoir, je n’aurais qu’à piquer une tête dans la mer et puis voilà. Là-dessus ils se mirent tous à rire de si bon cœur que leur bonne humeur me gagna et que je me mis à rire moi aussi. Ils n’avaient pas tort, finalement, et je devais me poser trop de questions. Et puis le seul problème réel, c’était de savoir si le bateau allait ou non pouvoir reprendre la mer. Avec mes questionnements sur les nuages, j’étais un peu ridicule, je m’en rendais bien compte.
C’est vers vingt heures que le niveau de l’eau commença vraiment à monter. Nous nous remîmes à l’eau et tentâmes de faire bouger la masse du navire. Il y avait maintenant environ deux mètres de profondeur à l’avant et donc trois mètres cinquante à l’arrière. Cela aurait dû suffire pour désensabler le bateau, mais celui-ci restait complètement immobile. Evidemment, comme nous étions occupés à nager le long de la coque, nous n’avions pas beaucoup de force et les coups que nous pouvions donner, même en conjuguant nos efforts, restaient sans effet. Alors nous avons changé de tactique et nous sommes tous montés à bord. En nous positionnant tous du même côté, nous avons essayé de donner du mouvement au bateau, mais il n’y avait rien à faire. Découragés, nous sommes redescendus à terre alors que la nuit tombait déjà. Il allait falloir tout recommencer le lendemain.
07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature
Commentaires
"(...) tandis qu’un troisième évoqua une étrange femelle dauphin, qui était tombée amoureuse d’un jeune matelot et qui suivait son navire à travers tout le Pacifique sans jamais se décourager."
Je pense au "K.", de Dino Buzzati.
Écrit par : Michèle | 30/06/2011
@ Michèle : j'ai lu plusieurs livres de Buzzati, mais pas le K. Il me faudrait bien mille ans pour lire tout ce que j'ai envie de lire !
Écrit par : Feuilly | 30/06/2011
"Le K", c'est un récit de 7 pages, qui donne son titre à un recueil de Buzzati qui contient 50 autres récits. Je ne crois pas que je les ai tous lus.
"Le K" se termine ainsi :
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Le K est un poisson de très grande taille, affreux à voir et extrêmement rare. Selon les mers et les riverains, il est indifféremment appelé kolomber, kahloubrha, kalonga, kalu, balu, chalung-gra. Les naturalistes, fait étrange, l'ignorent. Quelques-uns, même, soutiennent qu'il n'existe pas.
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Le récit, la nouvelle, je ne sais comment il faut l'appeler, est en tout cas magnifique. Étonnante. Je la connaissais par cœur à une époque et je la racontais...
Écrit par : Michèle | 30/06/2011
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