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09/07/2008

Alina Reyes dans La Presse littéraire

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Dans la note intitulée « De la fonction poétique », les commentaires vont bon train au sujet du site d’Alina Reyes. C’est l’occasion de citer mon article « Alina Reyes, de l’érotisme à l’esprit » paru dans la presse littéraire n° 15 (juin/juillet/août 2008), consacré essentiellement à son livre « Forêt profonde ».

Quelques explications s’imposent.

Alina Reyes (de son vrai nom Aline Chardonne) est née « quelque part aux confins du Médoc, entre l’Océan et l’estuaire de la Gironde, à « la Fin des Terres » (tout un programme). Elle y grandit en petite sauvageonne, en relation étroite avec la nature et jette déjà sur le monde un regard lucide, tandis que très tôt se manifeste l’éveil sexuel, qui ouvre d’autres portes. »

Ses parents sont communistes et très jeune, alors qu’elle termine ses études de lettres, elle publie « Le Boucher », un roman érotique qui lui ouvre les portes de la littérature mais qui l’enferme aussi dans un genre auquel elle ne veut pas se limiter.

Personnellement, je l’ai découverte voici deux ou trois ans via son blogue et j’ai été tout de suite sensible à ce qu’elle dit de la nature. Elle possède une petite grange restaurée dans les Hautes Pyrénées, où elle se retire de temps à autre, complètement coupée du monde (surtout en hiver) et où elle partage son temps entre les promenades en forêt et l’écriture.

J’ai lu son livre « Moha m’aime », qui s’inspire d’un séjour qu’elle fit au Maroc. Ce roman est plein de sensibilité et traite essentiellement des rapports humains et cela avec beaucoup de pudeur. Elle a publié toute une série d’autres ouvrages qui eurent un succès certain et qui furent traduits en de nombreuses langues.

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Puis, en août 2007, vint « Forêt profonde » qui eut peu d’écho auprès de la critique, laquelle préféra privilégier le livre de Yannick Haenel « Cercle ». Mais voilà qu’Alina découvre dans ce roman de Haenel les thèmes fondamentaux de son propre livre. Il semblerait donc que l’éditeur (dont nous tairons charitablement le nom), qui avait eu le manuscrit d’Alina en main, l’eût confié à Haenel qui s’en serait inspiré. Je mets tout au conditionnel, car cette affaire est actuellement devant les tribunaux et la Justice tranchera.

Il m’avait donc semblé opportun de faire sortir «Forêt profonde » de l’ombre en en parlant un peu dans un article selon mes modestes moyens.
C’est un livre que j’ai aimé, qui parle de la vie, de la mémoire et de la nature. C’est aussi un livre qui se veut cathartique pour celle qui l’a écrit (laquelle se remet d’une déception amoureuse). Dans de nombreuses pages, on côtoie la beauté sauvage et celle-ci touche souvent au sacré.

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Entre le moment où l’article a été écrit et celui où il a été publié, il s’est passé quelques mois, durant lesquels dame Alina, toujours très prolixe, en a profité pour écrire d’autres livres.

Il y a « La dameuse », qui raconte l’histoire d’un viol (lequel renvoie manifestement au viol symbolique qu’elle a subi avec cette affaire de plagiat). Je n’ai pas encore lu ce livre, mais je le lirai.

Il y a aussi « La jeune fille et la Vierge » sur les apparitions de Lourdes et là, j’avoue que je suis plus. Autant j’apprécie l’analyse du sacré (car la poésie touche au sacré et à l’indicible), autant les références soudaines à un catholicisme pur et dur me dérangent. Elles me dérangent et m’étonnent également car je lisais aussi parfois des articles d’Alina sur le site Bellaciao qui est très clairement laïque et orienté à gauche (ce qui me convenait assez bien). D’où mon étonnement en découvrant le délire mystique dans lequel elle a maintenant plongé. A la limite, moi qui adore les chants grégoriens (ou même en vieux romain) et qui me délecte de Palestrina ou d’Hildegarde Von Bingen, je peux comprendre que le sentiment d’appartenir à la grande nature (et d’être un microcosme dans un microcosme) peut soulager de toutes les angoisses car alors vous n’êtes plus vraiment seul, mais vous devenez un élément du vaste univers, autrement dit vous avez votre place dans le monde.

J’avais cru, tout d’abord, qu’Alina, si proche de la nature sauvage, avait poussé un peu plus loin son expérience et avait atteint une spiritualité qui, ma foi, pour autant qu’elle exalte son monde intérieur, ne pouvait que lui permettre de trouver un équilibre. Malheureusement, il ne s’agit pas de cela et c’est bien des références au catholicisme pur et dur qu’elle nous donne sur son blogue. Moi qui suis athée pour ainsi dire par essence (ma lucidité et mon pessimisme s’accordent mal avec la foi et la croyance en un monde meilleur, dans lequel nous irions folâtrer après notre mort), c’est trop pour moi. Alina, qui est manifestement en pleine crise de je ne sais pas quoi, est en train de se faire récupérer par les mouvements conservateurs. Dommage et je ne reconnais plus vraiment celle qu’on avait baptisée « « la baronne rouge » lors d’un passage chez Pivot.


30/06/2008

Du roman poétique

Beaucoup pensent que le genre romanesque s’épuise. Je ne partage pas vraiment leur avis, mais bon, c’est vrai que devant la pléthore habituelle de romans qui va envahir les librairies dans les mois à venir, nous sommes en droit de nous demander si ce n’est pas plus ou moins la même histoire qu’on va nous raconter.

Le roman, disent certains, est mort avec le nouveau roman, quand on a supprimé l’intrigue. Il tenterait aujourd’hui de renaître de ses cendres, mais ce serait surtout pour se concentrer sur les problèmes intimes du romancier (sa vie privée ou bien son incapacité à écrire) beaucoup plus que pour dresser une fresque lucide de notre époque.

L’idée, les idées, ne semblent plus avoir droit de cité dans la littérature proprement dite. Si vous voulez développer des thèmes qui vous sont chers, mieux vaut écrire un essai qu’un roman, surtout si vous êtes sociologue, anthropologue, linguiste ou sémiologue. Un Zola, qui dénonce la cassure sociale, ne semble plus possible aujourd’hui (pourtant, on en aurait bien besoin car nous courons vers l’abîme et le nombre de citoyens qui vivent en dessous du seuil de pauvreté ne cesse de croître), un Vallès, qui raconte ses expériences révolutionnaires non plus. Même un Balzac serait bien utile, pour dresser un panorama complet de notre société où l’ascension sociale par la richesse est de mise. Hélas, point de Balzac non plus, quant aux Flaubert, Maupassant ou autres Hugo, ils brillent par leur absence.

Pourquoi ? Et bien, je l’ai dit, les citoyens qui pensent doivent s’exprimer dans des essais et non plus dans la littérature. Sartre lui-même n’avait-il pas refusé le Nobel de littérature parce qu’il estimait qu’il n’était pas un écrivain mais un philosophe ? Depuis cette époque le roman semble donc vidé de sa substance et il ne sert plus qu’à raconter des historiettes sans grande envergure.

Dès lors, ne conviendrait-il pas de révolutionner le genre ? Soit en revenant à un contenu qui interpelle, soit en renouant avec le grand style. Pourquoi, par exemple, ne pas imaginer un roman qui serait également poétique ? Une sorte de fresque fondatrice ou initiatique, dans le genre de l’Odyssée ou de l’Enéide ? Après tout, voilà deux livres dans lesquels on raconte des aventures (et quelles aventures !) mais qui sont écrits en vers et dont la formulation est assurément poétique ? Alors, qui nous écrira un roman qui serait aussi un grand poème ? Ce serait peut-être une manière habille de redonner un nouveau souffle à ce genre qui se résume trop souvent à un intarissable bavardage.


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28/06/2008

Rentrée littéraire

On apprend avec soulagement qu’il n’y aura que 676 nouveaux romans publiés cette année entre le mois d’août et le mois d’octobre. Même en admettant qu’il y a là-dedans deux mois à 31 jours, cela vous fait tout de même plus de sept romans à lire par jour. Même en ne dormant que quatre heures par nuit et en se contentant d’un sandwich unique à midi, cela va tout de même être dur pour les critiques littéraires. Quand on dit que la vraie littérature ne propose pas que des mots mais qu’elle bouleverse la vie, on n’a jamais aussi bien parlé.


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De la fonction poétique

Pourquoi la fonction poétique ne semble-t-elle plus avoir droit de cité dans notre société ?

On édite peu les poètes, leurs livres se diffusent d’une manière confidentielle et ceux qui les lisent osent à peine avouer en public qu’ils les apprécient. Imaginez-vous, en plein conseil d’administration d’une banque ou dans le bureau de votre directeur du personnel, dire que vous aimez la poésie. On va vous regarder soit comme un dangereux malade, soit comme un utopiste romantique un peu fou dont il convient de se débarrasser au plus vite.

Pourquoi donc la poésie a-t-elle perdu tout crédit officiel ? Les gens sont-ils moins sensibles qu’autrefois ? Je ne le pense pas. Alors ? Est-ce parce qu’elle se situe en dehors du circuit des échanges marchands qui caractérisent notre époque ? Probablement. La poésie est gratuite et esthétique. Elle n’est finalement qu’un jeu sur la langue, mais comme chacun sait, ce jeu peut être contestataire puisqu’il valorise le monde intérieur de l’individu et fort peu l’instinct grégaire du consommateur. A ce titre, la poésie est condamnable et donc condamnée par les boutiquiers qui nous dirigent. D’abord elle inquiète par sa gratuité, notion impensable pour ceux qui font de l’argent avec tout, ensuite elle recherche la beauté afin d’émouvoir, créant des mondes imaginaires qu’il est difficile de faire contrôler par la police d’état. Elevant l’esprit, proposant un univers différent, parallèle, elle inquiète, aussi préfère-t-on la ridiculiser en évoquant un sentimentalisme qu’on qualifie de ridicule.

Et puis ces gens ne pensent qu’à l’argent, argent qui leur permettra d’acheter des objets destinés à paraître (comme si la possession d’un objet pouvait grandir un individu !). Comment pourraient-ils comprendre la poésie, qui elle vise essentiellement l’être et même la profondeur de l’être ?

Comme ce sont eux qui ont le pouvoir, la poésie a donc pris le maquis, c’est sans doute pour cela que vous ne la rencontrez plus.


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25/06/2008

Quand un Goncourt devient immortel.

L'écrivain Jean-Christophe Rufin, 55 ans, qui avait obtenu le prix Goncourt en 2001 pour son roman "Rouge Brésil" a été élu jeudi dernier à l'Académie française.

On sait par ailleurs qu’il avait été nommé ambassadeur au Sénégal par Nicolas Sarkozy. C’est curieux, tout de même, le nombre d’écrivains que l’on trouve dans la diplomatie. Ces gens ont-ils du temps libre à revendre et s’ennuient-ils si profondément pendant la saison des moussons ou au cœur des tempêtes de sable, qu’ils sont pour ainsi dire contraints de prendre la plume ? Sont-ce les noms prestigieux de leurs prédécesseurs (Claudel, Saint-John Perse, Giraudoux, Morand), qui les poussent ainsi à écrire ? Ou bien peut-être est-ce que les grandes maisons d’édition sont plus disposées à lire leurs manuscrits… Il est vrai que les timbres exotiques qu’ils ont été contraints d’apposer sur leur enveloppe attirent davantage l’attention, mais les gens réalistes savent qu’il est bien rare qu’un manuscrit envoyé anonymement par la poste soit édité.

Que faut-il penser, alors, de cette capacité d’écriture chez nos grands diplomates ? Ayant parcouru le monde, auraient-ils plus de relations que les autres écrivaillons qui grattent du papier dans un coin perdu de Lozère ou de la Creuse ? Peut-être, mais dire cela, ce serait avouer que le jeu n’est pas égal. Pure médisance de ma part, donc. C’est comme si je vous disais que JC Rufin s’est fait élire à l’Académie parce qu’il avait le soutien de Sarkozy. Allons, ce n’est pas parce que Giscard est devenu immortel qu’il faut en déduire que la carrière politique et la carrière littéraire sont étroitement liées.



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24/06/2008

Citation

"Il est beau de ne pratiquer aucun métier, car un homme libre ne doit pas vivre pour servir autrui."

Aristote

Belle citation, mais difficile à mettre en pratique si on n’est pas né rentier.

16:40 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature

23/06/2008

Villon, "La belle heaulmière"

Dans le texte de Villon, cité dans la note précédente, il est donc fait allusion à la beauté perdue de la belle heaulmière. Encore faut-il savoir ce qu’est une heaulmière.

Le terme nous semblera plus familier si on supprime la lettre « l » intermédiaire. Heaumière renvoie alors manifestement à heaume, c’est-à-dire au casque porté par les hommes d’armes du Moyen Age. Ce casque enveloppait la tête et le visage et était muni d’ouvertures pour les yeux.

Dans la Chanson de Roland, le terme est orthographié « helme » et vient de l’ancien francique « helm », qui signifie casque (voir allemand et néerlandais actuels). Le mot a été latinisé en helmus au VII° siècle et on le retrouver sous cette forme dans les Gloses de Reichenau.

Pour rappel, les Gloses de Raichenau sont un glossaire de mots romans interprétant des termes de la Vulgate (traduction latine officielle de la Bible) et qui prouve par ailleurs que le latin n’était plus compris puisqu’il fallait le traduire.

Dès lors, si le heaume est un casque, le heaumier désigne la personne qui fabrique ce casque. La heaumerie, quant à elle, renvoie à l’atelier de fabrication et la heaumière est la femme du heaumier .

Ici, Villon fait allusion à une dame qui, à Paris, avait été célèbre pour sa beauté à une certaine époque. Le thème qu’il développe est finalement assez courant : vanité des biens terrestres et égalité de tous devant la mort. Il faut se remettre dans le contexte du Moyen Age pour en saisir toute la portée : d’une part la vie y est précaire (absence de médecine, mortalité élevée, etc.) et d’autre part la religion prédomine tout le mode de pensée. Elle se présente en effet comme une consolation devant la misère ambiante en proposant une vie éternelle en laquelle tout le monde semble croire. Les gens modestes ou frappés par le sort y trouvent donc une sorte de consolation (voire de vengeance) : la mort abolit les différences sociales et traite tout le monde avec égalité. Il s’agit finalement d’une sorte d’idéologie communiste post-mortem, si on y réfléchit bien, l’aspiration à un régime égalitaire, une sorte de Grand Soir qui se concrétisera dans le paradis promis par le Christ.

Mais revenons au texte de Villon. Celui-ci-, habillement, feint de faire parler la belle heaumière, afin de rendre son texte plus vivant et dès lors plus poignant. Elle se révolte contre la vieillesse félonne et regrette de n’avoir pas joui davantage de sa jeunesse. Puis elle passe en revue son corps décrépi et le compare avec son aspect antérieur (« Qu'est devenu ce front poly ces cheveulx blons, sourcilz voultiz »),non sans à l’occasion risquer une pointe érotique (« ces belles levres vermeilles », les seins menus, les hanches bien développées faites pour « tenir amoureuses lisses », le sadinet (ce qui est gracieux, doux, agréable) dans son jardinet au haut des cuisses (qu’en termes galants ces choses-là sont dites…).

Le contraste est saisissant entre la situation d’antan et ce que la belle est devenue. Son front est ridé, le regard rieur qui attirait les marchands est éteint, le visage est pâle, etc. Villon ne se contente donc pas d’une réflexion théorique sur la fuite du temps, mais entre dans des descriptions physiques qui sont plus parlantes qu’un long discours. En agissant de la sorte et en faisant tenir tous les propos par la dame qui a perdu ses attraits, il renforce le côté dramatique de la scène.

De plus, la belle heaumière passe subitement à la première personne du pluriel. Elle ne se plaint donc pas seule mais s’exprime au nom de toutes les femmes, ce qui renforce la teneur de ses propos. La description physique ne concernait que son seul corps (ce corps merveilleux qui avait fait sa réputation), mais la conclusion se veut générale. Il n’y a pas qu’elle qui est touchée par la fuite du temps, mais c’est toute l’humanité qui est concernée.

Les vieilles parlent entre elles de leur passé (« Ainsi le bon temps regretons Entre nous, povres vielles sotes »). Elles ne semblent pas avoir d’autres interlocutrices qu’elles-mêmes, ce qui renforce leur solitude. Ce n’est pas à la jeunesse qu’elle font la morale. Isolées, rejetées peut-être, c’est avec d’autres vieilles qu’elles parlent de leur malheur, constituant ainsi un microcosme de personnes séniles. Cette mise à l’écart sociale renforce une nouvelle fois leur décrépitude.

Villon est donc passé de la description d’un corps jeune et beau à celui d’une ancêtre (sous la forme du monologue de la belle heaumière), puis il a étendu le procédé en imaginant ce dialogue entre les vieilles.

Tout est alors mis en œuvre pour renforcer leur décrépitude et leur malheur. Ainsi elles ne sont pas assises mais sont « à crouppetons » devant le feu. Peut-être faut-il y voir un signe de leur pauvreté matérielle (elles n’ont même plus de chaises) mais peut-être aussi est-ce pour elles une manière de mieux se réchauffer (la mort approchant, leurs membres sont déjà froids). Ce qui est sûr, c’est que leur position a quelque chose de misérable qui tranche avec leur beauté altière d’autrefois. Ramassées en tas, on se demande si elles ont encore forme humaine.

Notons qu’elles ne se réchauffent pas auprès d’un bon feu, mais d’un petit feu de chènevotte (partie ligneuse du chanvre. L’idée est celle de la minceur du matériaux : ce combustible s’enflamme vite mais ne dure pas longtemps).C’est peut-être pour cela qu’il leur faut s’accroupir : pour mieux jouir de cette flamme éphémère. L’idée renvoie à la beauté du corps, tout aussi éphémère que cette flamme. Les vieilles, rassemblées autour de ce feu aussi vite allumé qu’éteint, parlent de leur jeunesse trop tôt évanouie. Nous avons donc un phénomène de mise en abyme, le décor présent étant une métaphore du thème développé.

Par ailleurs, les rimes en « otes » rapprochent « pelotes » et « chenevotes », ce qui renforce encore le côté dramatique de la scène : on insiste d’un côté sur l’aspect éphémère de le jeunesse, tandis que la vieillesse semble s’éterniser dans ce « tas » de vieilles amassées comme pelote, vieilles qui par ailleurs ne parviennent même plus à se réchauffer à ce feu qui ne dure qu’un instant (pas plus qu’elles ne parviennent à se consoler avec leurs souvenirs).

Puis vient ce vers « Et jadis fusmes si mignotes! » qui rappelle d’une manière bouleversante ce qu’elles furent avant d’être devenues ce qu’elles sont. Faut-il y voire une sorte de résignation ? Peut-être. En tout cas le dernier vers «Ainsi emprent à mains et maintes » propose une sorte de consolation. Cette situation qu’elles connaissent concerne en fait tout le monde. Piètre consolation, on en conviendra, mais qui renvoie à une définition du destin commun.

Poème profond et tragique que ce texte de Villon, qui décrit en quelques strophes l’histoire d’un parcours individuel. Dans la poème suivant (« Ballade de la belle Heaumière aux filles de joie), il propose une sorte d’épicurisme : profitez de la vie et des plaisirs du corps pendant qu’il est encore temps car la vieillesse n’est que «monnoie qu'on décrie » .

21/06/2008

Du temps qui passe, inexorablement

Ainsi donc revoici le solstice d'été, qui nous rappelle, certes, que revient la belle saison, mais aussi que le temps n’en finit pas de s’écouler, inexorablement. Trompeur, celui-ci prend un aspect cyclique, nous donnant l’impression d’accéder à une espèce d’éternité. Illusion, évidemment, car la ligne du temps est linéaire et nous emporte avec elle. Les poètes, même anciens, ne s’y sont pas trompés :

Advis m'est que j'oy regreter
La belle qui fut hëaulmiere,
Soy jeune fille soushaicter
Et parler en telle maniere:
`Ha! viellesse felonne et fiere,
Pourquoi m'as si tost abatue
(…)
"Qu'est devenu ce front poly,
Ces cheveulx blons, sourcilz voultiz,
Grant entroeil, le regart joly,
Dont prenoie les plus soubtilz;
Ce beau nez droit, grant ne petit;
Ces petites joinctes oreilles,
Menton fourchu, cler vis traictiz,
Et ces belles levres vermeilles?
LIII
"Ces gentes espaulles menues;
Ces bras longs et ces mains traictisses;
Petiz tetins, hanches charnues,
Eslevées, propres, faictisses
A tenir amoureuses lisses;
Ces larges rains, ce sadinet
Assis sur grosses fermes cuisses,
Dedens son petit jardinet?
LIV
"Le front ridé, les cheveux gris,
Les sourcilz cheuz, les yeulz estains,
Qui faisoient regars et ris,
Dont mains marchans furent attains;
Nez courbes, de beaulté loingtains;
Oreilles pendans et moussues;
Le vis pally, mort et destains;
Menton froncé, levres peaussues:
LV
"C'est d'umaine beaulté l'yssue!
Les bras cours et les mains contraites,
Les espaulles toutes bossues;
Mamelles, quoy! toutes retraites;
Telles les hanches que les tetes.
Du sadinet, fy! Quant des cuisses,
Cuisses ne sont plus, mais cuissetes,
Grivelées comme saulcisses.
LVI
"Ainsi le bon temps regretons
Entre nous, povres vielles sotes,
Assises bas, à crouppetons,
Tout en ung tas comme pelotes,
A petit feu de chenevotes
Tost allumées, tost estaintes;
Et jadis fusmes si mignotes!
Ainsi emprent à mains et maintes."


François Villon, Le Testament (« Les regrets de la Belle Heaumière »)

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Rodin

20/06/2008

Réflexion

«Tous les animaux sont égaux, mais certains animaux sont plus égaux que d'autres»
George Orwel

Belle citation, qu’il convient, cependant, de replacer dans son contexte.

Elle est extraite du livre « La ferme des animaux » (on connaît surtout Orwell pour « 1984 »)

Critique de la Révolution bolchevique (quand la foi en un monde meilleur se transforme en dictature stalinienne), ce livre n’en est pas pour autant une apologie du capitalisme.

En fait, cet auteur particulièrement clairvoyant était surtout pessimiste (conséquence souvent inévitable de cette première qualité) et il ne se faisait plus beaucoup d’illusions sur la nature humaine.

Notons qu’Orwell est un pseudonyme. De son vrai nom, l’écrivain s’appelait Éric Blair (on a connu des Blair moins clairvoyants) et il était né aux Indes en 1903. Il vécut dans différentes colonies britanniques avant de s’installer en France en 1936. En d’autres termes, ce fut un Anglais qui n’a pour ainsi dire jamais vécu en Angleterre. Opposé au colonialisme britannique, partisan de la justice sociale, scandalisé par les totalitarismes nazi et stalinien, il participa aussi à la guerre d’Espagne, où il fut instructeur au POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista).

Blessé sur le front d’Aragon, Orwel, démobilisé, quittera l’Espagne clandestinement pour ne pas être arrêté. C’est que le POUM venait d’être dénoncé comme un « parti fasciste » par la propagande du PSUC et déclaré illégal le 16 juin 1937. Le PSUC (Partit Socialista Unificat de Catalunya), quant à lui, était un parti appartenant au Kominterm et était fédéré avec le Parti communiste espagnol (PCE).

Le POUM a aussi été accusé d'être une organisation trotskiste, ce qui est faux. En réalité le POUM était surtout anti-stalinien et il a dénoncé les procès de Moscou, ce que le PCE ne pouvait tolérer. Evidemment, le fait de critiquer ce qui se passait à Moscou alors que la Russie était le principal fournisseur d'armes a amené une crise grave dans le camp républicain, entre le POUM et les anarchistes d'une part et entre le POUM et le PCE d'autre part.

Mais revenons à Orwell. A la veille du conflit mondial de 40-45, il est dans le clan des pacifistes, estimant que cette guerre ne servira que les intérêts du capital. Toutefois, au moment où le PCFapprouve le pacte germano-soviétique et devient donc à son tour pacifiste, Orwell, toujours aussi indépendant d’esprit, se découvre une âme de patriote. C’est qu’il imagine que le renversement des fascismes en Europe va s’accompagner par une révolution sociale. On verra ce qu’il en sera par la suite dans le camp allié (notamment quand il ne sera plus question de libérer l’Espagne du franquisme).

« La ferme des animaux » a été écrite en 1944. Le livre est d’abord refusé par quatre éditeurs (il était sans doute trop tôt pour oser critiquer l’allié soviétique alors que l’Allemagne combattait encore) avant de paraître enfin en 1945.

Orwell est décédé en 1950 d’une tuberculose.





13/06/2008

Flaubert et l'éducation non sentimentale.

Si nous connaissons bien les œuvres des grands écrivains, voire leur vie, il n’en va pas de même en ce qui concerne leurs idées. Bon, bien sûr, nous savons que Jules Vallès n’était pas du même bord que Bernanos, mais en dehors des cas typiques, nous ignorons souvent ce qu’il en est de leurs points de vue politique. Ainsi, dans les notes qui se trouvent en annexe du Dictionnaire philosophique de Flaubert, je trouve ceci, qui ne manque pas d’intérêt :

« Si la France ne passe pas d’ici peu de temps, à l’état critique, je la crois irrévocablement perdue. L’instruction gratuite et obligatoire n’y fera rien – qu’augmenter le nombre des imbéciles (…) Le plus pressé est d’instruire les Riches, qui en sommes sont les plus forts. Eclairez le bourgeois d’abord ! Car il ne sait rien, absolument rien. Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de la bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli. Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions. »
(Lettre à Georges Sand, 7 octobre 1871).

On notera :

1) l’idée habituelle qui consiste à dire que la situation présente est désespérée et que tout allait bien mieux avant.

2) Le postulat (qui nous semble scandaleux) qui pose comme principe qu’il ne sert à rien d’éduquer le peuple et qu’il faut se concentrer sur les riches.

3) En dehors de ce paradoxe, on pourrait se demander si Flaubert n’avait pas raison, quand on voit la situation aujourd’hui. Les gens modestes ont en effet le droit de faire des études, mais c’est bien le modèle marchand de la bourgeoisie qui prédomine. Quelque part, les critiques de Flaubert à l’encontre du mari d’Emma ou du pharmacien Homais ressemblent à celles que nous formulons à l’encontre de Sarkozy et de ce qu’il représente. Notre écrivain cite même les journaux comme moyen d’abrutissement des masses. Il nous dit en substance que si c’est pour élever le prolétaire au niveau de la mesquinerie bourgeoise, on n’y aura pas gagné grand chose. Finalement, s’il vivait de nos jours, il ne se sentirait pas dépaysé.

07/06/2008

Sur les "fautes" de Flaubert

Flaubert, on le sait, est un homme qui travaillait et retravaillait ses textes. Jamais content de la forme obtenue, il raturait, puis raturait encore. Après ce labeur épuisant, il se mettait à déclamer sa prose tout haut, en hurlant dans ce qu’il appelait son « gueuloir ». C’est à l’épreuve de l’oralité qu’il décidait si le rythme et la musicalité de ses phrases étaient satisfaisants.

Pour Flaubert, comme pour Maupassant d’ailleurs, il n’y a qu’une bonne façon de dire une chose. Mais si l’écrivain qu’il était se devait de trouver le mot juste, il ne pouvait pas toucher à la syntaxe. Celle-ci, immuable, appartient à la collectivité. Selon cette conception, l’écrivain est un homme qui maîtrise à la perfection la langue commune.

Le problème commence lorsque cet écrivain se permet une déviance. Emploie-t-il un terme avec une acceptation un peu particulière ou trouve-t-il une tournure quelque peu singulière, qui s’écarte de la norme habituelle, et aussitôt lecteur est sur ses gardes. La liberté d’un écrivain comme Flaubert s’arrête là. Il peut jouer avec la langue, mais il ne peut jamais aller trop loin. Voilà donc sans doute pourquoi Flaubert raturait à l’infini. C’est qu’il était persuadé qu’il n’y avait qu’une manière de tourner sa phrase afin que celle-ci exprimât au mieux sa pensée. Plus tard, au contraire, des écrivains comme Proust penseront qu’ils peuvent utiliser la syntaxe comme moyen de singulariser leur style, de le rendre unique et donc d’affirmer leur personnalité via leur style propre.

Puis, voilà qu’en 1919 survient un débat qui a embrasé le pays et qui concernait les « fautes » de Flaubert. Ce fut une révolution. Subitement on semblait se rendre compte que ces grands écrivains qu’on avait toujours admirés n’avaient pas toujours respecté scrupuleusement les normes grammaticales. Ils s’étaient permis des écarts que les élèves des lycées ne se permettraient pas. Ils avaient donc trahi la langue et dès lors ils ne pouvaient plus être ceux qui en garantissaient la pureté. Ce fut un choc.

D’un autre côté, quelqu’un comme Proust défendra Flaubert, en disant que ses « fautes » étaient voulues et qu’il s’agissait en fait pour lui de se forger un style propre. C’est donc le rapport à l’écriture s’est modifié ainsi que le rapport entre la grammaire et la littérature. On ne demande plus à l’écrivain de respecter les normes mais d’être original. Il lui faut donc explorer les possibilités de la grammaire plutôt que de la respecter.

C’est ce problème qui est analysé dans mon article « Sur les fautes de Flaubert » paru dans La Presse littéraire.


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06/06/2008

Flaubert et son dictionnaire (suite et fin)

Mer : n’a pas de fond. Image de l’infini. Donne de grandes pensées.
Mercure : tue la maladie et le malade.
Minuit : limite du labeur et des plaisirs honnêtes. Tout ce que l’on fait au-delà est immoral.
Moulin : fait bien dans un paysage.
Moustique : plus dangereux que n’importe quelle bête féroce.
Musique : adoucit les mœurs. Exemple : la Marseillaise.
Oasis : auberge dans le désert.
Optimiste : équivalent d’imbécile.
Ouvrier : toujours honnête quand il ne fait pas d’émeutes.
Poésie (la) : est tout à fait inutile. Passée de mode.
Pucelle : ne s’emploie que pour Jeanne d’Arc et avec Orléans.
Rime : ne s’accorde jamais avec la raison.

05/06/2008

Flaubert et son dictionnaire

Pour agrémenter notre journée, voici quelques citations extraites du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert.


Bible : le plus ancien livre du monde.
Bouchers : sont terribles en temps de Révolution.
Epoque (la nôtre) : tonner contre elle. Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique. L’appeler époque de transition, de décadence.
Etagère : indispensable chez une jolie femme.
Facture: toujours trop élevée.
Faubourgs : terribles dans les Révolutions.
Gothique : style d’architecture portant plus à la Religion que les autres.
Hippocrate : on doit toujours le citer en latin, parce qu’il écrivait en grec.
Homère : n’a jamais existé. Célèbre par sa façon de rire.
Hystérie : la confondre avec la nymphomanie.
Idéal : tout à fait inutile.
Imbéciles : ceux qui ne pensent pas comme vous.
Imprimerie : découverte merveilleuse. – A fait plus de mal que de bien.
Littérature : occupation des oisifs.
Livre : quel qu’il soit, toujours trop long.


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Par ailleurs, si vous aimez ce genre de réflexions courtes et incisives, faites un tour par le blogue de Bertrand Redonnet, vous ne le regretterez pas.


03/06/2008

De l'édition

Qu’apprend-on de neuf, aujourd’hui, dans le monde de l’édition ? Rien qui intéresse les amoureux de littérature, malheureusement et seuls les financiers vont dresser l’oreille. Voici ce dont il s’agit :

La société Editis, qui contrôle notamment Plon, Robert Laffont, XO, First et les dictionnaires Le Robert (et qui avait été achetée en mai 2004 au groupe Lagardère pour 660 millions d'euros), vient d’être revendue avec un gain de 500 millions d'euros au groupe espagnol Planeta.
Editis, numéro deux du secteur en France derrière Hachette (Lagardère), emploie 2.600 salariés et contrôle plus de 40 maisons d'édition.
Depuis 2004, Editis avait acheté le spécialiste du best-seller (XO), les éditions First ou le Cherche Midi. Le résultat d'exploitation s'est accru, nous dit-on, de 60% pour atteindre 93 millions d'euros.

Planeta, quant à lui, souhaite développer l'enseignement à distance (e-learning) et se placer sur le marché des livres et encyclopédies numériques. Il possède déjà 40 maisons d'éditions qui publient plus de 5.000 auteurs (chiffre d'affaires de 2,5 milliards d'euros). Il possède aussi une participation dans la chaîne Antena 3. Il est aussi présent en Colombie, où il a acquis le contrôle du groupe El Tiempo.

Nous ne pouvons que rester muets devant ces chiffres, ces fusions, ces rachats et ces ventes. Quel intérêt ces gens portent-ils aux livres qu’ils vont vendre ? Aucun, bien entendu. Pour eux le livre est un produit comme un autre, qu’il s’agit de commercialiser afin d’en tirer un maximum de bénéfice.

Je suis bien sombre en ce qui concerne l’avenir de l’édition. Devant un tel déferlement, les petites maisons ne vont pas résister bien longtemps, or nous savons tous que ce sont surtout elles qui osent encore publier des auteurs inconnus. Les grands groupes, on l’aura compris, préféreront privilégier des écrivains déjà établis, dont le chiffre des ventes ne suscite aucune inquiétude. On n’édite que ce qui se vend et donc on ne publie que ce qui se lit déjà. Loin de proposer aux lecteurs des ouvrages originaux, on travaille à l’envers. On sonde d’abord le public pour repérer ses besoins et on demande ensuite aux auteurs de répondre à cette attente.

J’ai un peu honte de venir parler de tout cela ici. Ces chiffres sont tellement éloignés de nos centres d’intérêt et de notre amour pour les livres ! Aborder un tel sujet après une note sur la disparition de Dominique Autié peut sembler plus qu’incongru. Pourtant, il disait toujours qu’il croyait encore à un avenir pour l’édition. Il lui semblait percevoir comme un frémissement annonciateur d’un renouveau. Pour lui, en marge de ces grands groupes financiers qui traitent les livres comme s’il s’agissait de vulgaires boîtes de conserve, de petits éditeurs, fiers de leur métier, devraient bientôt refaire surface. Conscients du fait que le livre relève du domaine du sacré, amoureux de la littérature et des beaux ouvrages, ils devraient d’ici peu proposer une alternative intéressante à ces grands groupes dont la production est pour le moins stéréotypée. C’est du moins ce qu’il disait sur son blogue et nous avons tous eu l’occasion de dialoguer avec lui sur ce sujet. Personnellement, je reste très pessimiste, mais lui, qui était du métier, l’était beaucoup moins et je suppose qu’il savait de quoi il parlait. Puisse l’avenir lui donner raison. En attendant, il n’est plus là pour nous rassurer et nous restons bien seuls à contempler ces chiffres de ventes et ces courbes de croissance exponentielles. Bref, il nous manque déjà, lui et son authentique amour des livres.

01/06/2008

Dominique Autié

J’apprends avec tristesse la disparition, à 59 ans, de Dominique Autié (voir blogue en lien ici à droite). Homme du Nord venu s’établir à Toulouse, il aura consacré sa vie au livre. Fils et petits-fils d’ouvriers typographes, éditeur, il avait dirigé les éditions Privat avant de fonder sa propre maison (InTexte), avec sa compagne Sylvie Astorg.

Comme auteur, il avait publié des essais (Approches de Roger Caillois, Privat) puis des romans (Le clavier bien tempéré et surtout Le Bec dans l’eau aux éditions Phébus).

Personnellement, c’est comme blogueur que je l’ai connu. Son site a toujours été d’une grande qualité et s’il ne répondait pas forcément aux commentaires qu’il m’est arrivé de laisser (avec parcimonie, car je ne voulais point rompre le charme qui émanait de ses textes), il lui arrivait souvent d’envoyer un petit mot en privé, remerciant avec gentillesse qu’on ait bien voulu le lire et réfléchir à ses paroles.

Pour lui, la place de l’éditeur était sur Internet, cela ne faisait pas l’ombre d‘un doute.

Outre le livre qu’il m’avait un jour envoyé (« La ligne de Sceaux »), j’ai surtout apprécié ses commentaires sur la grotte de Gargas. C’était un amoureux des livres, non seulement de leur contenu, mais aussi de tout ce qu’ils représentent. D’un tel homme on peut dire assurément que c’était un esthète.

Il a contribué à la parution de L’Ensemble conventuel des Jacobins de Toulouse de Maurice Prin, livre qui lui tenait autant à cœur que la restauration du site lui-même. Il adorait comme moi la défunte collection zodiaque, consacrée entre autre à l’art roman. C’était un mystique dans le sens où il savait ce que le terme sacré voulait dire, en art comme dans la vie. Moi qui suis athée, il m’est arrivé de me laisser porter par ses commentaires sur la lecture de la bible, trouvant dans ses mots comme un apaisement. C’est qu’il était à la recherche de plus de vérité.

Il était aussi formateur en BTS édition et en Master à l’université de Toulouse-Le Mirail.

Dominique, je ne sais assurément pas où tu peux bien être maintenant, mais ce qui est sûr c’est que tu nous manqueras, toi et ton blogue, dans lequel on n’entrait que sur la pointe des pieds, comme dans les anciennes bibliothèques.


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23/05/2008

Un inédit de Rimbaud?

Un cinéaste viendrait de mettre au jour l'existence d'un texte inédit d’Arthur Rimbaud. Oh, pas une nouvelle « Saison en Enfer », non, ni même un poème, mais un article de journal.

Patrick Taliercio, de passage à Charleville-Mézières, aurait acheté quelques exemplaires du «Progrès des Ardennes» chez un bouquiniste. Ceux-ci étaient vendus avec la mention «journal auquel Rimbaud aurait aimé collaborer». Le cinéaste y découvre un papier publié le 25 novembre 1870, signé Jean Baudry, or il sait que c’est là un des pseudonymes de Rimbaud. L’article, titré «Le Rêve de Bismarck», s’il est authentifié, fera mentir toutes les biographies, puisque personne ne mentionne que Rimbaud eût été journaliste.

On savait par contre qu’il avait envoyé des textes au «Progrès», mais on ignorait que l’un de ceux-ci avait été publié. Il est vrai qu’un mois après cette parution, la maison du journal avait été détruite dans le bombardement de Charleville de décembre 1870, ce qui n’a pas facilité le travail des chercheurs.

L’article en lui-même n’a rien de vraiment extraordinaire, mais il prouve, soit que Rimbaud ambitionnait de devenir journaliste, soit qu’il voulait s’introduire dans ce journal pour pouvoir ensuite y faire publier ses poèmes. Ce qui est sûr, c’est que Delahaye avait lui-même affirmé que Rimbaud avait envoyé des textes au directeur du Progrès des Ardennes en utilisant le pseudonyme de Jean Baudry. On possède une lettre de ce directeur (adressée à Baudry), qui lui demande de ne plus envoyer des vers qui ne paraîtront de toute façon pas. Il lui demande par contre « des articles d'actualité et ayant une utilité immédiate». Rien de neuf sous le soleil, donc.


Voici l’article en question :

le rêve de Bismarck

C'est le soir. Sous sa tente, pleine de silence et de rêve, Bismarck, un doigt sur la carte de France, médite; de son immense pipe s'échappe un filet bleu.
Bismarck médite. Son petit index crochu chemine, sur le vélin, du Rhin à la Moselle, de la Moselle à la Seine; de l'ongle il a rayé imperceptiblement le papier autour de Strasbourg ; il passe outre.
À Sarrebruck, à Wissembourg, à Woerth, à Sedan, il tressaille, le petit doigt crochu : il caresse Nancy, égratigne Bitche et Phalsbourg, raie Metz, trace sur les frontières de petites lignes brisées, - et s'arrête...
Triomphant, Bismarck a couvert de son index l'Alsace et la Lorraine! - Oh! sous son crâne jaune, quels délires d'avare! Quels délicieux nuages de fumée répand sa pipe bienheureuse!...


Bismarck médite. Tiens! un gros point noir semble arrêter l'index frétillant. C'est Paris.
Donc, le petit ongle mauvais, de rayer, de rayer le papier, de ci, de là, avec rage, - enfin, de s'arrêter... Le doigt reste là, moitié plié, immobile.
Paris! Paris! - Puis, le bonhomme a tant rêvé l'œil ouvert que, doucement, la somnolence s'empare de lui: son front se penche vers le papier; machinalement, le fourneau de sa pipe, échappée à ses lèvres, s'abat sur le vilain point noir...
Hi! povero! en abandonnant sa pauvre tête, son nez, le nez de M. Otto de Bismarck, s'est plongé dans le fourneau ardent... Hi! povero! va povero! dans le fourneau incandescent de la pipe... hi! povero! Son index était sur Paris!... Fini, le rêve glorieux!


Il était si fin, si spirituel, si heureux, ce nez de vieux premier diplomate! - Cachez, cachez ce nez!...
Eh bien! mon cher, quand, pour partager la choucroute royale, vous rentrerez au palais [mots illisibles] avec des crimes de... dame [mots illisibles] dans l'histoire, vous porterez éternellement votre nez carbonisé entre vos yeux stupides!...
Voilà! Fallait pas rêvasser!

Jean Baudry
(Article paru dans « le Progrès des Ardennes » du 25 novembre 1870)

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11/05/2008

Quand le poète parle de la mort

"On voudrait, pour ce pas qu’il doit franchir
-si l’on peut parler de franchir
là où la passerelle semble interrompue
et l’autre rive prise dans la brume
ou elle-même brume, ou pire : abîme-
dans ce vent barbelé,
l’envelopper, meurtri comme il est, de musique…"


Jaccottet, Plaintes sur un compagnon mort.

Belle description de la mort qui approche (« pas qu’il doit franchir »). Obligation inéluctable, donc, à laquelle on ne peut se soustraire. L’idée est celle, classique d’un passage (passerelle), mais cette idée-même est aussitôt mise en doute : il n’y a qu’une demi passerelle et de l’autre rive, on ne distingue rien car elle est dans la brume. Le poète insiste donc bien sur l’incertitude de ce qu’il y a « au-delà ». C’est un pays dont nous ne connaissons rien, puisque nous n’en distinguons aucun détail. Il nous faut portant y aller. De la rencontre de cette obligation et de cette absence de connaissance, naît l’angoisse.

Loin de nous rassurer, Jaccottet poursuit la logique de son raisonnement. Non seulement nous ne distinguons rien de cette rive, mais en plus elle est peut-être elle-même brume. Autrement dit, elle ne serait même pas un pays inconnu qu’on ne parvient pas à discerner, mais serait en fait elle-même néant. Rien de rassurant, donc, pour le voyageur qui se trouve engagé sur la passerelle…
Comme si cela ne suffisait pas, le poète continue : non pas brume, mais abîme. De l’inconsistant nous passons au gouffre sans fond qui s’ouvre sous nos pas. Du néant, nous passons à l’abîme qui nous engloutit, nous précipitant dans une chute sans fin.
S’il y a éternité, elle est dans ce plongeon qui n’en finit pas de nous anéantir.

La seule solution, le seul remède, c’est la musique. De même que le jour éclaire finalement les vallées les plus profondes, la musique, cet « écho de l’inouï », finit par nous faire oublier notre malheur d’être mortels en nous enveloppant dans un monde de sons mélodieux. Illusion sans doute, mais peut-être pas :

"Vous, lentes voix qui nouez et dénouez
Dans le ciel intérieur,
Si vous ne mentez pas, enlevez-le dans vos mailles
Plus limpides que celles de la lumière sur les eaux.
"

Jaccottet parle-t-il du chant funèbre qui accompagne le défunt ou de la musique intérieure qui a accompagné l’agonisant actuel tout au long de sa vie ? Je pencherais pour la deuxième solution. Cette musique intérieure qui est tout notre être devrait continuer à nous porter jusqu’à l’ultime souffle, niant du même coup la mort ou nous la faisant aborder avec une certaine sérénité puisque seul compte notre être que nous continuons d’affirmer au seuil même du néant.

10/05/2008

De ce qu'a pu dire le poète.

« Un homme qui vieillit est un homme plein d’images » dit le poète. Mais en même temps il se rend compte de l’inutilité de ce qu’il a accompli. Ce qu’il a vu (ou cru voir) et qu’il a traduit en poèmes, il ne le voit plus aujourd’hui. Tel un religieux qui aurait perdu la foi, il se retrouve devant une réalité dont il ne déchiffre plus le sens. Tout a-il été illusion et donc mensonge ? Ou bien est-ce la vieillesse qui lui a ôté son ancien regard, ce regard qui lui permettait de deviner une réalité « autre » ? Il lui reste, certes, la parole, mais que vaut celle-ci si elle n’évoque plus le mystère du monde, si ce mystère ne se laisse plus déchiffrer ? Le poème, alors, ne sera plus qu’une parole vide (déjà qu’il n’était pas facile d’exprimer l’indicible), tandis que passe le temps, que les yeux se fatiguent et que la mort attend au bout du chemin.

Toutefois on dirait
que cette espèce-là de parole, brève ou prolixe
toujours autoritaire, sombre, comme aveugle,
n’atteint plus son objet, aucun objet, tournant
sans fin sur elle-même, de plus en plus vide,
alors qu’ailleurs, plus loin qu’elle ou simplement
à côté, demeure ce qu’elle a longtemps cherché.
Les mots devraient-ils donc faire sentir
Ce qu’ils n’atteignent pas, qui leur échappe,
Dont ils ne sont pas maîtres, leur envers,

De nouveau je m’égare en eux,
De nouveau ils font écran, je n’en ai plus
Le juste usage,
Quand toujours plus loin
Se dérobe le reste inconnu, la clef dorée
Et déjà le jour baisse, le jour de mes yeux…

Jaccottet, A la lumière d’hiver.

02:38 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : poésie, jaccottet

07/05/2008

Ecrire?

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Parler est facile, et tracer des mots sur la page,
en règle générale, est risquer peu de choses :
un ouvrage de dentellière, calfeutré,
paisible
(…)
Aussi arrive-t-il qu’on prenne ce jeu en horreur
qu’on ne comprenne plus ce qu’on a voulu faire
en y jouant, au lieu de se risquer dehors
et de faire meilleur usage de ses mains.

Cela,
c’est quand on ne peut plus se dérober à la douleur ,
qu’elle ressemble à quelqu’un qui approche (…)

Parler alors semble mensonge , ou pire : lâche
insulte à la douleur, et gaspillage
du peu de temps et de forces qui nous reste


Philippe Jaccottet, « Chants d’en bas », Parler.

02/05/2008

Alvaro Mutis

Alvaro Mutis, écrivain colombien né à Bogota en 1923, est d’abord un poète et ce n’est qu’à partir de 1985 qu’il s'affirme comme romancier, avec une série de romans autour d'un même personnage, Maqroll le Gabier (el Gaviero).

Celui-ci, aventurier toujours au bord de la misère, est un marin que l’on retrouve aux quatre coins de la planète et finalement autant sur terre que sur mer. Marginal, il vit d’expédients et s’embarque toujours dans des expéditions qui sont à la limite de la légalité (trafic d’armes, exploitation d’une mine d’or, etc.). Grasset, dans sa collection « Bibliothèque Grasset » a eu la bonne idée de reprendre l’ensemble des romans consacrés à Maqroll. Ceux-ci, pleins d’aventures et de péripéties, se lisent comme on peut lire Jules Verne à l’adolescence, c’est-à-dire d’un bout à l’autre et sans répit. Pourtant, ce n’est pas tant les aventures qui nous passionnent que la recherche du sens de la vie. Car ce gabier (un gabier était celui qui, perché au sommet du plus haut mât d’un voilier, observait l’horizon et donnait des indications au capitaine) ne peut se contenter de l’existence routinière que nous menons tous plus ou moins. S’il se lance dans des aventures cent fois recommencées, c’est avec le secret espoir de trouver enfin une raison de vivre. C’est pour cela aussi qu’il sort des sentiers battus en ne respectant pas les règles sociales. Il cherche un ailleurs qu’il ne découvre évidemment jamais. Cette quête perpétuelle, qui l’amène dans des situations périlleuses où il frôle la mort (mais n’est-ce pas cela qu’il recherche, en fin de compte ?) est aussi vaine qu’inutile, mais cela ne l’empêche pas de recommencer sans cesse. Profondément humain sous ses airs bourrus, il s’entoure de quelques amis aussi marginaux que lui, comme les membres de la famille Bashur. Armateurs et négociants libanais, ceux-ci évoluent dans le monde des affaires maritimes troubles (pavillons de complaisance, cargaisons douteuses etc.)

L’œuvre de Mutis pose des questions sur la précarité de la condition humaine, sur l’écoulement inexorable du temps et sur le désespoir (puisque toute tentative pour parvenir à « faire » quelque chose est vouée à l’échec)

"Suis les navires. Suis les routes que sillonnent les embarcations vieilles et tristes. Ne t'arrête pas. Evite jusqu'au plus humble des mouillages. Remonte les fleuves. Descends-les. Confonds-toi avec les pluies qui inondent les savanes. Refuse tout rivage."

Les sept romans repris chez Grasset sont :

1) La neige de l’Amiral
2) Ilona vient avec la pluie
3) Un bel morir
4) La dernière escale du Tramp Steamer
5) Ecoute-moi, Amirbar
6) Abdul Bashur, le rêveur de navires
7) Le rendez-vous de Bergen

Dans « La neige de l’Amiral », avec l’esprit d’un Rimbaud qui « descendait des fleuves impassibles », Maqroll remonte, lui, un fleuve tropical à la recherche de scieries qui évidemment n’existent pas ou en tout cas dont l’accès lui sera refusé. Cette remontée à contre-courant, aux prises avec les exactions de l’armée, la nature aveugle et la méchanceté des hommes, est un véritable voyage initiatique.
Le thème du fleuve revient très souvent chez Mutis. Symbole de l’écoulement du temps et de la vie qui fuit entre nos doigts, il est logique de vouloir le remonter, même si au bout de la course on ne trouve que le néant.

« Ilona vient avec la pluie » est l’histoire d’une maison de passe à Panama, tandis qu’un « bel morir » retrace l’affrontement entre la guérilla et l’armée qui se livre à la répression, le héros se retrouvant évidemment coincé entre les deux belligérants. «Ecoute-moi Amirbar » retrace la tentative d’extraire de l’or du creux de la terre, autre rêve illusoire qui se terminera par un échec car il est effectivement à peu près impossible d’arracher quoi que ce soit à la vie. « Le rêveur de navire » porte bien son titre puisqu’il s’agit ici de trouver le plus beau bateau qui soit (celui qui pourrait enfin nous emporter vers un autre monde, sans doute). Malheureusement ou bien le protagoniste ne le trouve pas ou s’il le trouve, il n’a pas les moyens de l’acquérir (quand il ne risque pas carrément sa vie).Enfin, « Le rendez-vous de Bergen » retrace le suicide d’un ami, usé par la vie qui ne lui a apporté que des déconvenues.
On voit donc que si ces romans tiennent le lecteur en haleine par leur trame narrative incomparable, il s’agit avant tout d’une réflexion sur la vie et la mort, ce qui les range assurément du côté de la philosophie du désespoir.

En France, Mutis a reçu, en 1989, le prix Médicis étranger pour son roman "La neige de l'Amiral."

En Espagne, il est lauréat du Prix Cervantes 2001.

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26/04/2008

Citation

"Les hommes naissent égaux, dès le lendemain, ils ne le sont plus."

Jules Renard

20:14 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : jules renard

23/04/2008

Défense de Césaire

Nous avons déjà parlé longuement de Césaire et je ne croyais plus y revenir. Cependant, en lisant le texte qui lui est consacré sur le blogue littéraire le plus lu de Hautetfort, je ne puis m’empêcher de réagir, tant il semblerait que le combat mené par le poète martiniquais est loin d'avoir porté tous les fruits qu'on escomptait et que lui-même comme ses idées doivent encore être défendus.

Selon cet article, Césaire, en revendiquant sa négritude, n’aurait fait que suivre l’air du temps, en l’occurrence la théorie nazie sur l’importance de la race. En bon opportuniste, il aurait profité de la décolonisation qui a suivi la guerre pour afficher son nationalisme. On parle de « la lourdeur de sa plume, la pauvreté de son inspiration et la redondance de ses thématiques » tout en signalant que sa révolte est bien modeste si on la compare à l’action menée par Fidel Castro. Cette dernière remarque politique n’est pas entièrement dénuée de fondement, Césaire n’ayant pas proclamé l’indépendance de son île (ceci dit, il état maire d’une commune, pas dirigeant suprême) mais elle fait sourire quand on sait que le site littéraire en question a généralement pour habitude de fustiger la révolution castriste qu’il prend ici comme modèle.

Plus loin, on nous redit ce que l’on savait déjà, à savoir que ce sont les deux vainqueurs de la guerre 40-45 qui ont plus ou moins obligé les puissances européennes à liquider leurs colonies dans le but, soit d’ouvrir de nouveaux marchés à leurs propres produits (USA), soit d’agrandir leur espace idéologique (Russie). Ceci étant dit, on ne comprend pas :

- pourquoi ce même site littéraire voue habituellement une admiration sans bornes aux Etats-Unis alors qu’il est le premier à reconnaître que ce pays a une bien curieuse conception de l’amitié en faisant passer ses intérêts économiques avant toute chose. Il est vrai que c’est surtout Moscou qui est ici accusé d’aller inciter nos anciennes colonies à la révolte. Il faut bien, dans cette histoire, qu’il y ait un méchant et un bouc émissaire et je me réjouis que l’auteur de l’article ait lu René Girard.

- Pourquoi on passe sous silence le rôle des populations indigènes elles-mêmes, qui ont cependant largement contribué à leur émancipation. Que je sache, ce n’est pas pour rien qu’on a parlé de guerre en Algérie et je ne sais pas ce que diraient les Algériens si on leur disait qu’ils n’ont pris aucune part à leur indépendance.


Poursuivons. Nous apprenons ensuite que Césaire ne fut qu’un bourgeois qui n’était pas prêt à sacrifier son train de vie à son idéal d’indépendance (c’est curieux, je croyais que ce terme de « bourgeois » était habituellement employé dans la dialectique marxiste et voilà que nos « amis » de droite se l’approprient)

« Profitant des subsides de l’État français, il détournera pendant plus d’un demi-siècle cette manne financière contre le pays qui l’a élevé, éduqué et nourri »
On croit rêver. Même au temps du colonialisme le plus dur on a rarement vu des propos aussi outranciers et haineux. Cela se passe de commentaires. Quant au fait que l’Etat français a ouvert ses écoles aux indigènes et a permis précisément cette prise de conscience nationaliste parmi les diplômés, je crois surtout qu’il faut s’en réjouir et y voir un bienfait de l’égalité républicaine plutôt que de venir fustiger ceux qui se sont révoltés. De plus, s’agissant de Césaire, on ne peut pas dire qu’on avait affaire à un terroriste sanguinaire mais plutôt à un homme de grande culture et de grande modération, qui a compris, précisément, ce que son pays avait à gagner à rester français tout en affichant fièrement sa singularité. Et quoi ? Césaire aurait dû prendre les armes et proclamer l’indépendance de son île ? Celle-ci serait aujourd’hui sous la coupe des Etats-Unis et je ne vois pas ce que l’on y aurait gagné.

L’article se termine en affirmant que « Césaire et sa négritude ont été récupérés à d’autres fins. Ce n’est pas un hasard si, de la gauche affairiste à la droite mercantile, l’hommage à Césaire rivalise de grandiloquence avec le culte stalinien de la personnalité. » Là, il faudrait voir s’il n’y a pas un fond de vérité. Moi-même j’ai ironisé sur la présence, aux obsèques, de la gauche et de la droite pour une fois réunies dans une fausse fraternité de façade.

Il se pourrait bien que le grand capital mondial continue son combat contre le colonialisme (et les protectorats qu’il a créés) en rappelant quand il faut aux Martiniquais qu’ils auraient pu être indépendants et aux Français qu’ils ont été d’affreux colonisateurs, le but de tout ceci étant de casser les échanges économiques privilégiés qui se font classiquement entre l’ancienne colonie et sa métropole. Mais au lieu de fustiger ce néocapitalisme, l’article déplore une volonté de « métissage de l’Europe », renouant sans s’en rendre compte avec une identité raciale qu’il convient de condamner fermement et reproduisant inconsciemment les thèses qu’il reprochait lui-même (à tort) à Césaire dix lignes plus haut. Bref, quand un Martiniquais revendique sa négritude, c’est un nazi, mais quand un Français accepte le métissage, c’est un traître qui renonce au prestige de sa race. Il faut savoir ! En attendant, on se croirait revenu dans la période d’avant la guerre, et si je ne me trompe c’est bien comme cela que l’on a commencé avant d’imposer l’Etoile jaune à certains.

Ce que l’on regrette, dans cet article, c’est que Césaire ne soit point resté un noir inculte et soumis, baissant la tête devant le prestige de ces hommes blancs venus de France qui ont daigné lui apporter au compte-gouttes les bienfaits leur civilisation. Comme théorie réactionnaire on ne fait pas mieux. La seule chose qu’il y a à espérer, c’est que ces horreurs ont été écrites dans le seul but de se singulariser et de se faire remarquer en choquant la galerie. Par contre si les vérités ici exposées reflètent l’opinion de leur auteur, il n’y a plus grand chose à espérer de l’humanité.

Pour conclure, je voudrais faire parler Césaire lui-même en reprenant quelques extraits de son Discours sur le colonialisme, publié en 1950 :

« Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu'il y a eu au Viêt-nam une tête coupée et un oeil crevé et qu'en France on accepte, une fillette violée et qu'en France on accepte, un Malgache supplicié et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et "interrogés", de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette lactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent.

Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s'affairent, les prisons s'emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets. »

(…)


« Entre colonisateur et colonisé, il n'y a de place que pour la corvée, l'intimidation, la pression, la police, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.

Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l'homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourne, en chicote et l'homme indigène en instrument de production.

A mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.

J'entends la tempête. On me parle de progrès, de "réalisations", de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes.

Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, des cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées.

On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer.

Moi, je parle de milliers d'hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l'heure où j'écris, sont en train de creuser à la main le port d'Abidjan. Je parle de millions d'hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse.

Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme.

On m'en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d'hectares d'oliviers ou de vignes plantés.

Moi, je parle d'économies naturelles, d'économies harmonieuses et viables, d'économies à la mesure de l'homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières. »


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22/04/2008

Littérature et Internet

Dans la dernière note sur les blogues, sont apparues quelques remarques intéressantes sur la littérature et les rapports que celle-ci pourrait entretenir à l’avenir avec Internet. Ainsi, Cigale s’est demandée si la littérature ne serait pas "obligée", avec le temps, d'user de l'outil informatique et cela ne serait-ce que parce que les jeunes utiliseront de plus en plus ce moyen pour lire.

En fait, à l’heure actuelle, il faut bien reconnaître que personne ne peut prévoir l’évolution future de ce nouvel outil de communication. Ceci dit, nous pouvons essayer de poser quelques jalons :

· Il est possible que le public finisse par se familiariser de plus en plus avec la lecture sur écran, ce qui risque d’avoir des conséquences à moyen terme. Nous tous, via nos blogues, nous ne faisons pas autre chose que d’avoir le nez collé sur notre ordinateur. Personnellement, je constate que j’ai tendance à lire les informations (site du journal Le Monde, etc.) plutôt que de les écouter à la télévision. En effet, je peux le faire quand je le désire et cibler les sujets qui m’intéressent.

· Le risque, c’est que les éditeurs y verront une opportunité de réduire leurs coups de fabrication. Avec des livres à la demande, ils n’auront plus de gestion de stocks ni de pilons. De plus, si on améliore encore ces petits écrans portables qui permettent de lire des romans entiers avec un maximum de confort, l’édition papier pourrait bien disparaître. En effet, il suffirait d’acheter un mini CD ou même de télécharger le livre directement sur Internet. Si une telle tendance devait se généraliser, cela signifierait la disparition des bibliothèques personnelles. Celles-ci se réduiraient à la mémoire de votre machine. Cela voudrait dire aussi, la technique évoluant sans arrêt, qu’il vous faudrait racheter périodiquement une « liseuse » plus performante, en espérant que les livres stockés en mémoire sur l’ancienne puissent toujours être lus par la nouvelle. On n’ose non plus imaginer ce qui se passerait en cas de panne du disque dur…

· D’un autre côté, la Littérature étant devenue une grande affaire commerciale et le milieu de l’édition privilégiant ce qui se vend au détriment de la qualité, on pourrait imaginer que des auteurs authentiques se tournent vers Internet pour s’assurer un lectorat qui finalement ne sera pas moindre que le public confidentiel auquel leur œuvre était destinée.

· Le problème, pour le profane, c’est de savoir reconnaître sur le Net les œuvres de qualité car la Toile est ouverte à tous et tout le monde peut y écrire. Plus rien ne sera gravé dans le marbre et tout appartiendra au domaine de l’éphémère. On pourrait d’ailleurs se demander si une société qui efface ainsi toutes les valeurs et qui ne distingue plus l’œuvre d’art authentique des balbutiements de la concierge (ceci dit sans aucune animosité de ma part envers les concierges) n’est pas en pleine décadence. Tout ne serait plus qu’un immense discours, une logorrhée sans fin, une sorte de « bruit et de fureur » n’ayant d’autre but que d’exister par lui-même. S’il n’y a plus de message à transmettre, s’il n’y a plus une hiérarchie des valeurs (même si celle-ci est contestable), on risque bien de se retrouver devant un fond sonore sans signification.

· Le gros avantage d’Internet, c’est l’échange immédiat avec des personnes ayant les mêmes centres d’intérêt que vous. Pour un auteur, c’est donc aussi une manière de dialoguer avec des lecteurs qu’il n’aurait jamais eu l’occasion de rencontrer. Vous me direz qu’il y a les Salons du livre, mais que peut-on raconter en deux minutes au milieu du brouhaha de la foule ? Rien du tout. Rien en tout cas qui soit comparable au type d’échange que l’on peut avoir sur un blogue ou via un courriel privé avec un(une) lecteur (trice).

· Pour être édité, c’est le parcours du combattant, tout le monde le sait et des relations ou un nom déjà connu peuvent seuls vous ouvrir les portes. Au contraire, avec Internet la littérature se démocratise puisque tout un chacun peut venir déposer des textes. Il suffirait donc de modifier l’idée qu’on se fait d’un auteur pour avoir de la littérature une autre conception. Je pourrais très bien avoir un métier ordinaire et rédiger des textes de qualité qui seraient alors appréciés sans pour cela avoir comme seule occupation l’écriture (car c’est tout de même comme cela qu’on voit encore l’écrivain, même si en fait une grande partie de son temps est consacrée à une écriture alimentaire : articles de presse, compte-rendus, etc.)

· Il resterait le problème de la diffusion, qui est finalement le même que dans l’édition classique. Pour être lu, il faut être vu. A la publicité traditionnelle se substituerait donc l’art d’être repéré par les moteurs de recherche, ce qui est aussi une manière de s’imposer.

· Si le texte enligne devait remplacer la littérature sur papier, il resterait le problème de la mouvance du texte, qui ne serait jamais figé. Un auteur traditionnel a en effet tendance à améliorer son texte jusqu’au moment de la publication qui le fixe alors définitivement. Sur écran, il n’en va pas ainsi. Déjà que les versions antérieures sont souvent impitoyablement écrasées, le risque est grand de se retrouver devant un texte mouvant, en perpétuel devenir et qui évoluera sans cesse au gré de son auteur. Mais qu’est-ce qu’une société qui ne sait plus fixer les choses mais les présente dans un ordre aléatoire et arbitraire ? Si rien ne vaut rien et si tout vaut tout, j’ai bien peur que la décadence ne soit proche.

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20/04/2008

Retour au pays natal

Ainsi donc ils étaient tous là, aux obsèques d’Aimé Césaire. La gauche, bien sur, histoire de rappeler que les idées généreuses de l’homme qui a défendu la négritude sont aussi les siennes. Du moins convient-il de le faire croire. Elle ne pouvait donc pas faire moins que d’être là. Mais la droite aussi était là, ce qui n’est curieux qu’en apparence. En effet, une fois mort, on ne vous trouve que des qualités, c’est bien connu, et cet homme, ce poète, qui s’est toujours battu contre le colonialisme et donc en faveur de la dignité humaine, cet homme qui s’est donc opposé à l’état central, voilà que tout le monde aujourd’hui dit qu’il avait raison. Comment faire autrement, d’ailleurs ? Vous vous voyez, si vous êtes politicien, aller critiquer le défunt en ce moment précis où les émotions sont les plus vives ? Impensable. Electoralement suicidaire. Humainement contestable. Donc la droite était là aussi, histoire de montrer qu’elle approuvait le combat de cet homme auquel elle a pourtant bien dû s’opposer en son temps au nom de la raison d’état. Si certains en doutent, qu’on se souvienne des événements en Nouvelle–Calédonie au moment de la deuxième élection de Mitterrand. Chirac avait fait envoyer la troupe, espérant que son geste d’autorité séduirait les Français. Hélas pour lui se fut mal perçu et c’est son rival qui fut élu. Vous me direz que la Nouvelle- Calédonie, ce n’est pas la Martinique, mais bon, vu de Paris, c’est du pareil au même.

Ceci étant dit, s’il y en a bien un que je croyais tout de même ne pas voir devant le cercueil du poète, c’est bien Sarkozy. N’avait-il pas dit et répété qu’il ne fallait pas avoir honte de notre passé colonial ? N’avait-il pas prononcé à Dakar un discours enflammé dans lequel il faisait comprendre aux Africains qu’ils ne devaient pas regarder en arrière vers leurs anciennes cultures, mais qu’il était grand temps pour eux d’aller de l’avant et de tirer profit de ce que l‘Occident leur avait apporté ? N’avait-il pas fait voter une loi dans laquelle on redisait que le colonialisme avait eu du bon (qui le nierait ? Il suffirait d’ajouter qu’il a eu aussi beaucoup de mauvais et sans doute davantage). Alors que vient faire à Fort-de-France (ce nom en soi est déjà tout un symbole) ce champion de la droite capitaliste et donc néo-coloniale ?

Avait-il peur que son absence fût remarquée et qu’elle ne soit la cause d’une nouvelle dégringolade dans ses sondages ? Lui a –t-on dit qu’il ne pouvait pas faire moins que les socialistes ? Avait-il envie d’une escapade en Martinique (tiens, où est Carla ?) Ou bien tout simplement était-il un passionné des livres de Césaire et s’endormait-il tous les soirs en lisant quelques pages du « Cahier d’un retour au pays natal » ? Laissez-moi rire !

Déjà qu’il nous a fait croire lors de sa visite à Tipaza qu’il lisait Camus ( ''Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes… »). Il ne manquerait plus que cela maintenant, qu’il devienne un chantre de la négritude ! Et dire que certains Français avaient voté pour lui en espérant qu’il règle le problème des banlieues ! Quant aux autres, ceux qui ne voteront jamais pour lui, ils rigolent franchement, mais c’est d’un rire crispé, en fait. On n‘a jamais aimé voir le pouvoir faire des courbettes devant la dépouille d’un poète, surtout si celui-ci a consacré sa vie à lutter contre ce pouvoir qui asservit l’individu. Bref, on se serait bien passé d’une photo comme celle-ci :

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18/04/2008

Il faut rendre à Césaire ce qui appartient à Césaire.

Pour revenir un instant encore à Césaire, il convient de souligner l’importance de ces cultures autres, situées en dehors de l’Hexagone et qui ont adopté la langue française comme moyen d’expression. Le paradoxe est double ou même triple.

- D’une part ces peuples des Antilles durent subir la colonisation, mais c’est aussi par cette colonisation qu’ils eurent accès à une grande langue universelle et de culture.

- C’est en adoptant la langue du colonisateur et en écrivant en français que des hommes comme Césaire vont s’opposer à la colonisation elle-même. Juste retour des choses, mais qui suppose jusqu’à un certain point l’abandon d’une partie de leur propre culture. On retrouve ce problème en Amérique du Sud. Quand celle-ci se souleva contre l’Espagne au XIX° siècle, c’est en espagnol que les courants intellectuels et littéraires s’exprimèrent, non sans souligner le paradoxe. Des gens comme le Cubain Marti, si je ne me trompe, ont dû écrire la-dessus. Devant l’impossibilité d’unifier ces territoires immenses, aux langues indigènes multiples, il n’y avait qu’une solution : adopter définitivement la langue de celui qui vous avait oppressé, d’autant plus que c’était aussi une grande langue qui convenait bien pour manier les idées et les concepts abstraits. Mais en s’exprimant en espagnol, les écrivains de cette génération précisent bien qu’ils n’ont pas l’intention de trahir leurs origines. Pas question, donc, de jouer au singe savant en imitant ces Espagnols qu’on vient de vaincre, mais plutôt se servir de leur propre langue pour les battre sur leur propre terrain. Aimé Césaire, c’est cela aussi, mais pour la France.

- Alors que la France, l’ancienne métropole, est en perte de vitesse économique et que sa puissance politique s’effrite dans le cadre de la mondialisation, alors que la langue française, par contrecoup, perd de son importance tous les jours, nous sommes bien heureux de pouvoir citer des chiffres rassurants quant au nombre de locuteurs francophones de par le monde. Si, numériquement, le français conserve encore un certain poids, c’est bien à ces populations qui vivent dans les anciennes colonies qu’on le doit. Inversement, il faut bien avouer que nous connaissons mal cette littérature exotique. A part précisément ces figures historiques que sont Senghor et Césaire, on lit peu de littérature africaine ou antillaise écrite en français. Il faut dire aussi qu’on n’en trouve pour ainsi dire pas dans les rayons des librairies.

Evidemment, les Senghor et les Césaire avaient complètement intériorisé la culture française et l’avaient superposée à la leur. En cela ils offrent un bel exemple de mixité culturelle (en quoi ils sont sans doute précurseurs. Il suffit de regarder le nombre de personnes de couleurs que vous croisez dans le métro pour vous rendre compte que demain notre propre culture sera le fruit de ce brassage et de cette mixité. Le fait que la planète est devenue un village va encore accentuer le phénomène). Par contre, il est certain qu’en ce qui concerne les pays qui ont acquis leur indépendance depuis longtemps déjà (Sénégal, etc.), les spécificités locales vont se marquer beaucoup plus que chez des hommes comme Césaire ou Senghor. Le risque est donc grand de voir l’écart se creuser chaque jour davantage avec la France. Cette littérature, même si elle est écrite en français, pourrait finir par aborder des problèmes qui ne nous concerneraient plus (survivance des traditions tribales, excision, sécheresse, famines, etc.). Ce serait dommage. D’un autre côté, il est certain que l’analyse du cœur humain donnera toujours une littérature classique universelle et à ce titre les ouvrages de ces pays nous parleront toujours. Profitons du fait qu’ils sont écrits en français pour les lire sans passer par le truchement de la traduction.

16/04/2008

Aimé Césaire

On apprend qu’Aimé Césaire, né en juin 1913, a été hospitalisé pour des problèmes cardiaques jugés très sérieux. A 95 ans, il ne faut plus espérer grand chose. Ce grand classique, en fait, appartient déjà au monde immortel de la littérature. Il aura tout connu : la colonisation mais aussi la possibilité de faire des études en France. C’est à cette époque qu’il se liera d’amitié avec Léopold Sédar Senghor, avec qui il inventera le mot « négritude », donnant ainsi naissance à un courant littéraire original hors de France. Maire de Fort-de-France, il a ensuite forgé le mot « départementalisation », pour remplacer le mot ambigu d'« assimilation ».

Le paradoxe, évidemment, c’est qu’il a assimilé mieux que d’autres la civilisation française, de par ses études, mais une fois son diplôme en poche, il utilise son instruction à promouvoir la culture de son peuple : tous ces anciens esclaves venus d’Afrique et oubliés par l’Histoire. On ne peut que se réjouir de cette réaction, qui visait d’une part à lutter contre la colonisation (surtout l’action culturelle beaucoup plus que politique) et d’autre part à redonner une dignité humaine à ses concitoyens. Il est parvenu à dépasser une vision raciale du monde (risque dans lequel il aurait pu tomber : voir la Serbie et les Balkans en général) et a toujours clamé qu’il était « de la race de ceux qu’on opprime ». Voilà qui est joli et qui nous prouve que la culture et la littérature ont manifestement un rôle à jouer dans notre univers qui ressemble à une jungle.

Quand il rentre en Martinique en 1930, il n’y a pas de littérature martiniquaise ou alors elle intériorise le regard exotique que le colonisateur peut porter sue l’île. Aussi, quand il publie en 1939 Cahier d'un retour au pays natal , l’œuvre est remarquée parce que remarquable :

« Au bout du petit matin, une autre petite maison qui sent très mauvais dans une rue très étroite, une maison minuscule qui abrite en ses entrailles de bois pourri des dizaines de rats et la turbulence de mes six frères et soeurs, une petite maison cruelle dont l'intransigeance affole nos fins de mois et mon père fantasque grignoté d'une seule misère, je n'ai jamais su laquelle, qu'une imprévisible sorcellerie assoupit en mélancolique tendresse ou exalte en hautes flammes de colère; et ma mère dont les jambes pour notre faim inlassable pédalent, pédalent de jour, de nuit, je suis même réveillé la nuit par ces jambes inlassables qui pédalent la nuit et la morsure âpre dans la chair molle de la nuit d'une Singer que ma mère pédale, pédale pour notre faim et de jour et de nuit. »

Plus tard il rencontrera Breton et certaines de ses œuvres seront préfacées par Sartre. Lui, il œuvre pour que son île soit dirigée par les Antillais et non d’office par les descendants des colons. Ceci dit, il ne réclame pas encore l’indépendance comme le fait le Viêt-Nam ou l’Algérie à cette époque, ce qui lui vaudra la réserve des partis de gauche indépendantistes (lui qui était pourtant sur les listes communistes). Plus tard il prendra ses distances avec le PCF et créera son propre parti, revendiquant alors l’autonomie.

Il a encore fait parler de lui récemment, en s’opposant à la Loi du 23 février 2005, laquelle consacrait le côté positif de la colonisation. Il avait aussi refusé de recevoir Nicolas Sarkozy, ce qui nous le rend bien évidemment sympathique. Ceci dit, il l’a fait l’année suivante, estimant qu’il faudrait attendre et juger le Président sur son oeuvre.

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11/04/2008

Nocturne

Il est des choses qui ne se comprennent bien que la nuit, quand tout dort autour de vous et que la ville s’est pour ainsi dire évanouie. Nul bruit, nul soupir. Le temps s’est arrêté. Dans la pièce vide, il n’y a plus que vous pour écouter le silence et tenter de percevoir la respiration endormie du monde. Mais si vous êtes seul, ce n’est point pourtant de solitude qu’il s’agit ici, bien au contraire. C’est que l’espace, petit à petit, s’est empli de votre présence. Vous n’avez jamais été aussi pleinement vous-même et tout vous appartient. Les autres sont ailleurs, pas bien loin d’ailleurs, mais provisoirement ils n’existent plus. Vous voudriez faire durer indéfiniment ce moment privilégié et continuer à être le maître du monde. Derrière vous, les livres semblent s’animer d’une vie propre et être plus présents que d’habitude. Vous pouvez les toucher, caresser leur couverture, en ouvrir l’un ou l’autre au hasard. Ils se laissent faire, complices. Pour eux aussi ce moment est privilégié au point qu’il arrive que la pensée des auteurs plane dans la pièce, surgie du passé, pour se matérialiser de nouveau. Toute la littérature est là. Le vieil Homère, Sophocle, Euripide. Mais aussi Virgile, Chrétien de Troyes et surtout Montaigne. A chaque fois, celui-ci est le premier à sortir de l’ombre et à jeter un regard mi-amusé, mi-dubitatif sur les rayons où s’entassent ses successeurs. Ceux-ci, à leur tout, s’échappent des pages et des livres bien ordonnés. Ils sont tous là, issus de vos souvenirs. Toutes ces heures de lecture pour arriver à cela : cette communion des esprits, dans le grand silence de la nuit.

Parfois, dehors, miaule un chat, juste pour vous rappeler que le monde existe encore. En attendant, il est peuplé de bêtes sauvages, livrées à elles-mêmes et qui vivent leur vraie vie de bêtes, à l’abri du regard des humains. L’envie vous prend de sortir dans le jardin. Il fait frais, mais la lune est là qui vous accueille, et le spectacle est inoubliable. Un doux rayon caresse les thuyas, donnant aux contours des choses un éclat atténué, qui convient bien à votre rêverie. Les souvenirs, une nouvelle fois vous submergent et vous croyez reconnaître d’autres contrées, dans des lieux improbables et des mondes indéfinis. Dans le grand sapin, une rumeur se fait entendre, sans doute est-ce le soupir des êtres disparus et vous frissonnez quand une légère brise vient vous atteindre.

Il faut rentrer, il commence à faire froid. Dans la pièce doucement éclairée, ils sont toujours là à vous attendre : Stendhal et le gros Flaubert, Proust l’aristocrate et puis tous les poètes. Vous prenez un livre. Ce sont Les Fleurs du mal et aussitôt, dans un fauteuil, Baudelaire vous fait un signe de connivence. Puis c’est Verlaine qui se manifeste et enfin Rimbaud, celui-ci n’en finissant plus de descendre des fleuves impassibles.

Vous êtes seul au monde, vous êtes le monde. Il n’y a plus que vous dans le grand silence. Vous vous demandez alors d’où vous vient ce sentiment de calme et de plénitude. C’est qu’enfin vous êtes vous-mêmes, seul au milieu de la nuit noire. Si vous avez quelque peine, si une touche de nostalgie vient vous frapper, ce n’est pas bien grave, vous connaissez la formule, elle est magique : « Soit sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille… » Il n’y a plus que vous de vivant et pour un instant qui semble éternel, vous avez vaincu la mort.

Mais la fatigue vient. Dehors, une voiture passe, troublant vos pensées et vous rappelant que d’autres êtres, comme vous, continuent à vivre quelque part. Le charme commence à se rompre. Vous feuilletez un dernier livre, mais les mots sont rebelles et leur sens vous échappe. Il est temps de fermer la lampe et d’aller se coucher. Demain sera un autre jour.


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04/04/2008

Eloge de la poésie

Loin de cette « rumeur du monde », nous trouvons donc la poésie. Ceci dit, on a connu des poètes engagés, non seulement dans leur vie active, mais aussi dans leurs écrits. On pourrait même affirmer sans trop s’avancer que leur célébrité est venue précisément à cause de leurs écrits engagés. Ainsi en va-t-il de Pablo Neruda et de son « Canto general » (mis en musique par Mikis Theodorakis, autre figure de proue de l’opposition politique). Plus près de nous, citons Mahmoud Darwich, qui doit assurément la popularité dont il jouit parmi ses concitoyens à ses poèmes politiques, qui dénoncent l’occupation israélienne (cf. « l’Arabe »). Pourtant, lui-même a ensuite délaissé cette poésie de combat pour retourner à ses souvenirs d’enfance et à la description de son pays, la Palestine, sentant bien quelque part que la poésie, précisément, se doit de parler d’autre chose que d’événements contemporains, par essence éphémères.

Il existe certes différentes sortes de poésie. Plaisante ou enfantine (Maurice Carême), centrée sur la prosodie et la versification (Hugo), hermétique (Char, Ponge), désespérée et initiatique (Rimbaud), galante (Verlaine), ou bien à la recherche d’une vérité cachée dans la nature (Jaccottet).

Dans tous les cas, la poésie replace l’homme au centre de l’univers et cherche à lever un coin du voile sur le mystère ambiant. Du coup, par cette démarche maïeutique, elle nous conduit plus loin, vers des vérités jusqu’alors insoupçonnées (« Et j’ai vu ce que l’homme a cru voir »). Cadeau des dieux, dictée par les muses, elle relève d’une vérité autre, presque mystique, en tout cas sacrée. Par cet aspect de sa nature, elle établit un lien entre l’homme et le monde dans lequel il vit (pas au sens politique ici, mais au sens cosmique), lui permettant précisément d’accéder à une partie de lui-même que sans elle il n’aurait même pas soupçonnée.

Certes les cartésiens la dénigreront, ne voyant en elle qu’une vérité tronquée, établie sur une inversion des valeurs et des termes (ex : « soleil noir de la mélancolie »). Mais les initiés savent qu’elle ouvre les portes d’un autre monde et que le poète, tel le chaman des peuples antiques, parvient à dire la vérité de l’univers tout en faisant comprendre à l’homme qui il est vraiment.




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02/04/2008

De l'équilibre intérieur (2)

Nous parlions l’autre jour de l’équilibre intérieur, qu’il est primordial de préserver, même s’il faut pour cela se tenir parfois à l’écart de la rumeur du monde.

Je dis cela, certes, mais on comprend bien que si on pousse une telle attitude à l’extrême, on se retrouve dans la philosophie extrême-orientale, où le Maître s’abîme dans la contemplation, restant indifférent à tout ce qui l’entoure. Cette « sagesse », qui en est certainement une, m’a toujours semblé inquiétante, car entre le fait de savoir conserver son calme et l’ataraxie la plus complète, il y a une marge. Cette philosophie qui est aussi une religion (méfiance donc) consiste à se détacher du monde pour ne pas souffrir. Tout lui devenant indifférent, le sage, en effet, ne souffre plus. Mais vit-il encore ? Ce qui est pour certains de la sagesse, peut confiner aussi à la bêtise la plus complète, car au nom de l’indifférence on finit par accepter (ou plus exactement par refuser de voir) les injustices ambiantes.

Donc, personnellement, je me suis toujours montré très réservé face à cette sagesse hindoue ou bouddhique. Je préfère une attitude lucide devant l’adversité (et donc devant notre condition mortelle). Cependant, le bruit et la fureur du monde risquent bien de nous détourner de cette vision essentielle. Le travail, la famille, l’actualité, tout ce que nous vivons (mais est-ce vivre ou tenir des rôles ?) nous occupe l’esprit en permanence. Mais qu’est-ce que vivre, finalement ? Telle est la question, comme disait un certain dramaturge anglais. Philosopher dans sa chambre, ce n’est pas vivre, mais être submergé par les tâches ménagères et les difficultés financière non plus. Il est clair que si je suis un réfugié subsaharien en exil à Paris ou ailleurs, je ne penserai qu’à ma survie matérielle, déjà bien content d’avoir échappé à la mort au cours d’une traversée maritime des plus dangereuses. Prêt à travailler quinze heures par jours, je cumulerai les petits boulots pour faire vivre ma famille, ce qui me laissera peu de loisirs pour apprécier les subtilités de la « Recherche du temps perdu ». A l’inverse, si je suis un fils de famille qui a tout reçu et que je n’ai même pas à gérer une fortune que des spécialistes gèrent pour moi, le loisir forcé où je me trouverai risque d’être bien stérile ou futile. Il faut donc un équilibre entre les deux situations. Point trop occupé par les tâches matérielles (mais un petit peu tout de même), il me faut du temps libre pour pouvoir le consacrer à ce qui m’intéresse vraiment, par exemple à la lecture. Ce temps libre, Montaigne l’avait ou se le donnait. Il avait hérité de son château et il dit quelque part dans les Essais qu’il ne lui sert à rien de vouloir amasser de l’argent, même en prévision de l’adversité (puisque cet argent risquerait bien, de toute façon, de ne pas suffire) et qu’il préfère jouir de sa fortune en voyageant. Ce qui ne l’a pas empêché de travailler au Parlement de Bordeaux, mais il faut sans doute voir là l’attrait d’une fonction honorifique un peu obligée plutôt que la recherche d’un travail rémunérateur. Car il est vrai que dans les siècles passés, pas mal de nos grands écrivains étaient fortunés, ce qui leur laissait le loisir d’écrire. J’ai cité Montaigne, on pourrait citer Proust ou Gide. Cela signifie qu’il faut avoir du temps pour se retirer, observer et être en dehors du monde.

D’une manière générale, j’aime bien ce décalage, qui me permet certes d’être dans l’action, mais en même temps un petit peu à côté. J’observe, je réfléchis, je prends du recul. D’autres préfèrent diriger, prendre les difficultés à bras le corps et agir. Peu importe ce qu’ils décident, à la limite, tant que ce soit eux qui aient pris la décision et qu’ils aient fait figure de chefs. Le sens de leur vie est là : dans le regard des autres, où ils peuvent lire qu’ils sont d’une race supérieure et à ce titre admirés. Belle illusion, évidemment, mais comme ils ont agi, ils sont contents.

A l’inverse, philosopher dans sa chambre n’amène certainement à rien non plus. De tels penseurs, coupés du monde et de ses réalités, finissent par vous développer des systèmes philosophiques certes cohérents sur le plan intellectuel, mais qui ne sont qu’une simple vue de l’esprit. Sans doute par cette « création » d’un système croient-ils avoir trouvé une échappatoire. Dommage pour eux, la mort les attend au bout de chemin comme les autres.

La difficulté consiste donc à se tenir suffisamment éloigné des événements extérieurs pour ne pas se perdre en eux, mais tout en les tenant du coin de l’œil, car il ne faut pas ignorer leur existence. Le nec plus ultra consisterait à parvenir à imposer aux événements extérieurs sa propre vision du monde et à transformer la réalité selon ses rêves. Bien peu y arrivent, on en conviendra.

Dans un tel contexte, décrire le monde tel qu’il est par l’intermédiaire d’une oeuvre d’art (peinture, sculpture, littérature, film, etc.) constitue sans doute un bon équilibre entre cette lucidité devant la vie et l’affirmation de sa propre vision des choses. Tout semble en effet se situer dans ce mouvement perpétuel de va-et-vient entre le monde et moi, entre la réalité et mon rêve.

Ce rêve, il me faut le cultiver et d’abord en le préservant. Il faut savoir s’arrêter de temps à autre (ce que hélas, pas plus que d’autres, je n’arrive que rarement à faire) et écouter la voix du monde qui est en moi (et non en dehors de moi) car finalement je suis un monde à moi tout seul, je suis mon monde. Point de narcissisme quand je dis cela, mais plutôt la recherche d’une vision intérieure. Ecouter du Palestrina ou les hymnes d’Hildegarde von Bingen y contribuera grandement, à la fois par l’architecture musicale mise en œuvre et par la spiritualité qui s’en dégage et qui ne déplaît certes pas à l’athée que je suis. Ensuite, réconforté, je pourrai de nouveau ouvrir les yeux autour de moi.



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31/03/2008

De l'équilibre intérieur

Il est des jours où l’agitation du monde vous semble dérisoire. A quoi bon faire le compte de toutes les injustices dont les informations nous abreuvent ? Il n’y aura jamais la paix en Palestine, le Tibet restera chinois et l’Irak continuera de se dissoudre dans une guerre civile fratricide pour le plus grand profit des marchands de pétrole (et nous en savons quelque chose quand nous passons à la pompe avec nos voitures : c’est notre manière à nous de contribuer à l’effort de guerre, même si nous condamnons farouchement cette dernière).

Plus près de nous, il y aura toujours des politiciens véreux, qui pensent plus à leur profit qu’à la gestion des affaires publiques. Et même s’il y en a quelques-uns d’honnêtes, nous savons tous qu’ils sont obligés d’entrer dans un système qui repose sur la duperie et le mensonge.

Nous aurons bon clamer haut et fort contre le libéralisme triomphant qui affame chaque jour un peu plus nos voisins immédiats, cela ne changera rien. Le combat est perdu d’avance, l’économie étant devenue mondiale. Ou votre pays fait de la résistance et il se fait manger, n’étant pas compétitif ou il approuve le nouvel ordre du monde et c’est vous, en tant que citoyen, qui vous faites manger (par exemple en devant payer une facture de gaz trente pour cent plus chère).

Donc, disais-je il est des jours où on a envie d’oublier tout cela et où on préfère plutôt se replier sur sa propre personne, non par souci d’égoïsme, mais simplement parce qu’on n’a qu’une vie et qu’elle est courte.

Que m’importe, finalement la marche du monde ? Seul compte le regard que je porte sur moi-même et l’équilibre que je peux ainsi trouver. C’est pour cela qu’un écrivain comme Montaigne est un ami précieux. Il sait d’abord parler de lui. Si par ailleurs il regarde le monde d’un esprit lucide, il le fait sans se départir de son bon sens habituel, sachant prendre certaines distances qui lui permettent de conserver son équilibre intérieur. C’est là une qualité rare, par les temps qui courent.

La poésie, à ce propos, me semble préférable au roman pour nous plonger dans ce qui est vraiment essentiel. D’un autre côté, je me dis parfois qu’elle est plus proche de l’enfance, justement par le fait qu’elle ne s’embarrasse pas de l’agitation du monde, préférant se concentrer sur la richesse intérieure de l’individu. Lire de la poésie nous empêche-t-il donc d’être lucide en n’étant pas axé sur les réalités extérieures ou au contraire cette activité nous réconcilie-t-elle avec nous même, ce qui est finalement le bien le plus précieux ?