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16/05/2008

De la peur que certains éprouvent face à une société mutiraciale

Pour ceux que cela intéresse, je rappelle que tout a commencé ici, par un article que Pierre Damiens avait écrit sur le recyclage de la négritude lors du décès d'Aimé Césaire.
Moi qui avais déjà écrit quelques billets sur Césaire, (ici, ici et ici), j'avais réagi à ses propos, ce qui a donné lieu à quelques échanges de commentaires. Ensuite, à la demande de l'intéressé, j'ai répondu sur le site-même où son article avait été publié.

Pour ceux qui ne l'auraient pas lu, je le redonne ici:

Tout d’abord, en lisant l’article que vous consacrez à Césaire, je me suis dit que vous dénigriez un peu vite le combat mené par ce poète martiniquais. En fait, non seulement vous lui reprochez de n’avoir pas été très original là où il a tenté de faire quelque chose, mais surtout vous regrettez qu’il n’ait pas eu l’audace de pousser son combat jusqu’au bout. Surtout, vous vous servez du consensus actuel sur la mort de Césaire pour ramer à contre courant, ce qui n’est pas forcément une mauvaise chose en soi, pour autant cependant que le but ultime de votre raisonnement ne soit pas de revendiquer une société où les races ne se mélangeraient pas, ce qu’idéologiquement on ne pourrait tolérer.


Pourtant, derrière vos mots, on sent que le principal grief que vous portez à l’encontre de Césaire, c’est moins sa négritude que le fait qu’il ait revendiqué une double culture. Vous l’auriez préféré noir et sans complexe dans sa Martinique indépendante et vous de l’autre, blanc et cultivé, dans votre Hexagone. Mais l’idée qu’une zone intermédiaire puisse exister, où se mélangeraient les apports des uns et des autres, semble vous déranger au plus haut point. Cependant, pour y voir plus clair, reprenons au commencement.
Selon vous, Césaire, en revendiquant sa négritude, n’aurait fait que suivre l’air du temps, en l’occurrence la théorie nazie sur l’importance de la race. S’exprimer de la sorte, c’est déjà laisser planer un doute sur l’intégrité morale du personnage. En fait, il convient déjà de nuancer. Revenant de France où il a fait ses études, Césaire renoue avec son pays natal, qu’il redécouvre avec des yeux neufs. Il se rend compte alors que les postes importants dans l’île sont systématiquement occupés par les descendants des colons et jamais par la population de couleur. Le clivage est en fait surtout économique beaucoup plus que racial. D’un côté les descendants des maîtres et de l’autre les descendants des esclaves. D’un côté des exploitants et de l’autre des exploités. En bon dialecticien, il se dit qu’il y a là une injustice fondamentale et il va donc s’employer à prouver que cette population locale (qui est effectivement essentiellement de race noire) ne vaut pas moins que l’autre, qui la domine. Il va donc, en effet, revendiquer sa «négritude» dans ce contexte. S’il l’a fait, ce n’est certes pas pour ériger la supériorité de sa race sur une autre mais parce que dans le contexte colonial de l’époque on en était encore à devoir prouver que l’on n’était pas moins homme si l’on était noir. D’ailleurs, prudemment, vous parlez de «théoricien racialiste» pour qualifier son action.
Il n’en reste pas moins que selon vous il aurait été opportuniste et qu’il aurait profité de la décolonisation qui a suivi la guerre pour afficher son nationalisme. Evidemment. Il est clair que s’il était né cent ans plus tôt, il n’aurait pas pu dire ce qu’il a dit. Et s’il était né au dix-septième ou au dix-huitième siècle, au lieu d’être un diplômé des grandes écoles il aurait été un simple esclave portant sa chaîne. Va-t-on lui reprocher le contexte historique dans lequel il a vécu ? C’est un peu facile.
Mais vous ne vous arrêtez pas là, attaquant l’écrivain et dénonçant «la lourdeur de sa plume, la pauvreté de son inspiration et la redondance de ses thématiques». Ces propos n’engagent que vous. On peut être d’accord ou pas. Personnellement, je peux aimer Proust et vous, de votre côté, vous pouvez le détester ou l’inverse. J’avancerai mille arguments pour étayer mon point de vue et vous en aurez mille autres pour prouver que j’ai tort. C’est le genre de polémique un peu vaine dans laquelle il vaut mieux ne pas s’enfoncer. Je retiens simplement à ce stade que vous vous montrez très critique non seulement envers l’idéologue Césaire mais aussi envers l’écrivain. Quand on n’a pas la plus petite sympathie pour le sujet que l’on traite, on en arrive souvent à vouloir imposer ses idées envers et contre tout et sans tenir compte des faits.
Les faits, venons-y, justement. Vous signalez que sa révolte est bien modeste si on la compare à l’action menée par Fidel Castro. Cette dernière remarque politique n’est pas entièrement dénuée de fondement, Césaire n’ayant pas proclamé l’indépendance de son île. Mais c’était un poète, pas un homme d’action. Un homme de livres, qu’on imaginerait mal, comme Castro, débarquant les armes à la main. D’autres auraient pu le faire, cela n’a pas été le cas. Doit-on le reprocher à Césaire, qui a cependant ouvert la route ? En Nouvelle-Calédonie, par contre, il y a eu des actions plus dures qui ont été menées dans les années 1987-1988. C’était l’époque où Chirac et Mitterrand se présentaient à la présidentielle. Chirac a d’abord réprimé durement ces actions (massacre des Kanaks dans la grotte de Nouméa) puis ensuite Mitterrand, reconduit au pouvoir, a dédramatisé la situation en accordant plus d’autonomie. La révolte vers l’indépendance n’a donc pas abouti. Faut-il le regretter ou pas ? Dans votre logique, il le faudrait, si on tient compte des reproches que vous faites à Césaire sur la timidité de son action.
Vous signalez par ailleurs une chose très juste, mais que tout le monde savait déjà, à savoir que ce sont les deux vainqueurs de la guerre 40-45 qui ont plus ou moins obligé les puissances européennes à liquider leurs colonies dans le but, soit d’ouvrir de nouveaux marchés à leurs propres produits (USA), soit d’agrandir leur espace idéologique (Russie). C’est dans ce contexte de dépeçage des anciens empires coloniaux européens, dites-vous, que Césaire est approché par les communistes et qu’il devient membre du PCF. Sans doute. Mais c’est un peu facile de le présenter comme une simple marionnette dans les mains de Moscou. Une nouvelle fois, il faut savoir se remettre dans le contexte de l’époque et se rappeler l’importance que le PC avait prise aux yeux de la population dans le cadre de la lutte contre l’occupant fasciste. Vous me répondrez que la volonté de résistance du PCF a été un peu tardive et qu’il a fallu la rupture du pacte germano-soviétique pour qu’il se range résolument du côté de la Résistance. Je sais tout cela. Mais pour la population qui devait subir l’occupation et alors que le gouvernement légal de Vichy collaborait de manière honteuse, le PCF est apparu comme une des seules voies de salut, l’autre étant De Gaulle bien entendu. De plus, à l’époque, beaucoup mettaient encore tout leur espoir dans ce parti, qui disait travailler pour les pauvres, et les purges staliniennes et le goulag n’étaient pas connus comme ils l’ont été par la suite. Tout cela pour dire que pour tous ceux qui voulaient lutter contre l’oppression du fascisme, le PC représentait une solution crédible. Donc, pour revenir à Césaire, il se pourrait bien que les communistes l’aient approché, mais il n’avait pas besoin de cela pour pencher de ce côté. S’il voulait s’opposer aux colons qui dirigeaient l’île, il n’avait pas d’autre alternative. Laissez-lui au moins la possibilité de faire des choix par lui-même plutôt que de le représenter comme une simple marionnette sans consistance.
La preuve qu’il était bien autre chose que cela, c’est qu’il a rompu avec le PCF quand celui-ci a refusé de voir les crimes commis par Staline. Ainsi, dans une lettre qu’il adresse à Maurice Thorez le 24.10.56, il écrit :
«Quant au Parti Communiste Français, on n'a pas pu ne pas être frappé par sa répugnance à s'engager dans les voies de la déstalinisation; sa mauvaise volonté à condamner Staline et les méthodes qui l'ont conduit au crime; son inaltérable satisfaction de soi […]; bref par tout cela qui nous autorise à parler d'un stalinisme français qui a la vie plus dure que Staline lui-même et qui, on peut le conjecturer, aurait produit en France les mêmes catastrophiques effets qu'en Russie, si le hasard avait permis qu'en France il s'installât au pouvoir.»
Je vous ferai remarquer que des personnes comme Sartre ou Aragon se sont montrées beaucoup moins clairvoyantes sur le sujet et beaucoup plus dociles envers le parti. Alors venir dire que Césaire n’a été qu’un instrument dans les mains des communistes, c’est un peu simpliste et il faut savoir remettre les choses dans leur contexte historique.
Puisque nous parlons d’Histoire, profitons-en pour rappeler certains éléments. S’il est exact que le parti communiste, soutenu par Moscou, a tenté de répandre son idéologie jusque dans les colonies, il ne faut pas perdre de vue qu’il y a trouvé des oreilles disposées à l’écouter. Je veux dire par-là que la population indigène elle-même avait pris conscience, pendant la guerre, de la fragilité de la métropole. La perte de prestige de cette dernière, vaincue par les Allemands, a certainement amené les Martiniquais à voir la France sous un autre jour et à réfléchir à une possible émancipation. Le parti communiste n’est pas responsable de tout et c’est lui faire trop d’honneur que d’exposer les faits ainsi. Tout est toujours complexe en fait. Ce qui est certain, c’est que le fruit était mûr et que les populations indigènes n’étaient plus disposées à se soumettre aveuglément. Laissez-leur au moins cela, à savoir d’avoir tenté de prendre leur destin en main.
Mais revenons encore une fois à Césaire. Vous le présentez comme «un bourgeois qui n’était pas prêt à sacrifier son train de vie à son idéal d’indépendance». C’est bien possible, mais je m’étonne tout de même, sous votre plume, de l’emploi de ce terme «bourgeois», qui est habituellement employé dans la dialectique marxiste. J’avais cru comprendre l’instant d’avant que vous fustigiez le rôle du PCF. Il faut savoir. D’un côté vous reprochez à Césaire de s’être laissé influencer par les communistes et de l’autre vous lui reprochez de n’avoir pas développé ces idées communistes jusqu’au bout. Il me semble que nous sommes là dans un type de raisonnement qui commence à ressembler à un sophisme.
«Profitant des subsides de l’État français, il détournera pendant plus d’un demi-siècle cette manne financière contre le pays qui l’a élevé, éduqué et nourri.» On croit rêver. Même au temps du colonialisme le plus dur on a rarement vu des propos aussi outranciers et haineux. Cela se passe de commentaires. Quant au fait que l’Etat français a ouvert ses écoles aux indigènes et a permis précisément cette prise de conscience nationaliste parmi les diplômés, je crois surtout qu’il faut s’en réjouir et y voir un bienfait de l’égalité républicaine plutôt que de venir fustiger ceux qui se sont révoltés. De plus, s’agissant de Césaire, on ne peut pas dire qu’on avait affaire à un terroriste sanguinaire mais plutôt à un homme de grande culture et de grande modération, qui a compris, précisément, ce que son pays avait à gagner à rester français tout en affichant fièrement sa singularité. Et quoi ? Césaire aurait dû prendre les armes et proclamer l’indépendance de son île ? Celle-ci serait aujourd’hui sous la coupe des Etats-Unis et je ne vois pas ce que l’on y aurait gagné. Il faut savoir ce que l’on veut. Césaire était un homme modéré, c’est tout. De plus, vous perdez de vue qu’il idéalise quelque part la France dans son subconscient, comme un Senghor a pu le faire également. Pour les personnes de cette génération, la culture du pays colonisateur représente un idéal auquel il convient d’accéder. Une fois ce but atteint, elles ont beau revendiquer leur particularisme indigène, elles restent profondément biculturelles. Difficile, dans ces conditions, de rompre unilatéralement avec vos anciens rêves de culture qui constituent une partie de vous-même.
Vous terminez votre article en affirmant que «Césaire et sa négritude ont été récupérés à d’autres fins. Ce n’est pas un hasard si, de la gauche affairiste à la droite mercantile, l’hommage à Césaire rivalise de grandiloquence avec le culte stalinien de la personnalité.» Là, il faudrait voir s’il n’y a pas un fond de vérité. Moi-même je m’étais montré ironique, sur mon propre site, quant à la présence, aux obsèques, de la gauche et de la droite pour une fois réunies dans une fausse fraternité de façade. La gauche, on la comprend, voulait récupérer à son profit tout ce message d’humanisme et de liberté symbolisé par Césaire. Elle ne pouvait donc pas ne pas être là. Mais la droite ? C’est plus étonnant, en effet. Avait-elle peur de perdre des électeurs ? Voulait-elle se donner bonne conscience en se recueillant quelques minutes devant la dépouille du poète et faire oublier des siècles d’exploitation et de colonialisme ? Peut-être. Votre version est différente. Vous dites «La négritude est, pour les hommes liges de la mondialisation et du cosmopolitisme, un instrument de culpabilisation de l’indigène de France, de condamnation de l’identité française et de mise en œuvre du diktat du métissage de l’Europe.» Il se pourrait bien, en effet, que le grand capital mondial continue son combat contre le colonialisme (et les protectorats qu’il a créés) en rappelant quand il faut aux Martiniquais qu’ils auraient pu être indépendants et aux Français qu’ils ont été d’affreux colonisateurs, le but de tout ceci étant de casser les échanges économiques privilégiés qui se font classiquement entre l’ancienne colonie et sa métropole. Ceci dit, vu l’exiguïté du territoire martiniquais, on pourrait se demander si le jeu en vaut la chandelle.
Mais peu importe. Admettons que vous ayez raison et qu’on continue à vouloir nous culpabiliser pour la politique menée par nos ancêtres. Il y a cependant quelque chose qui me chagrine dans vos propos. On sent précisément que vous n’êtes pas disposé à vous sentir coupable, sans que l’on sache si vous êtes déjà plus loin et que vous avez tourné la page (un peu comme les jeunes Allemands qui ont décidé de vivre malgré la culpabilité certaine de leurs parents) ou si au contraire vous revendiquez ce passé colonial. Dans ce dernier cas, vous en seriez à dire que le colonialisme avait aussi des côtés positifs et qu’après tout la France a apporté la culture et la civilisation (mais à qui ? Aux esclaves qu’elle a elle-même fait venir ?). Comme vous ne tranchiez pas dans votre article, j’ignorais de quel côté vous vous situiez et je vous ai peut-être fait un procès d’intention sur mon propre site. Cependant, avouez que la phrase citée plus haut («le pays qui l’a élevé, éduqué et nourri») sonne comme un reproche et laisse planer un doute. Ce doute, vous l’avez éclairci en déposant un long commentaire. De ce que vous écrivez alors, il apparaît clairement que vous n’approuvez pas le passé colonial, ce dont je me félicite. Cela nous permettra peut-être de trouver un terrain d’entente. Ce qui vous tracasse, en fait, c’est cette mixité raciale qui est en train de se répandre sur la planète et vous dites qu’elle est voulue, dans un but de grande unification, par le capital mondial qui cherche à imposer à tous un mode de comportement unique.
Tout ceci n’est sans doute pas dénué de fondement, j’en conviens. Mais ce qui me dérange cependant, c’est qu’au lieu de fustiger directement ce néocapitalisme mondial (lequel, selon vous, voudrait entretenir en nous ce sentiment de culpabilité envers nos colonies), vous ne déplorez finalement que la volonté de «métissage de l’Europe.» Par là, vous vous trompez de cible et renouez sans vous en rendre compte avec une notion d’identité raciale qu’il convient de condamner fermement ! Qu’auriez-vous voulu, en fait ? Que les colonies prennent leur envol une fois pour toutes et que nous restions entre bons Français de France, dans nos maisons bien calfeutrées ?
Peut-être cela serait-il bien, mais est-ce possible ? Une nouvelle fois, c’est oublier l’Histoire. La France était présente en Martinique, elle y a amené des esclaves dont les descendants vivent là-bas aujourd’hui. Ceux-ci, qu’on le veuille ou non, ont réalisé une synthèse entre leur culture africaine et la culture française. Il me semble bien difficile de vouloir maintenant établir une séparation aussi arbitraire qu’impossible. Regardez les autres pays coloniaux. En Belgique vous trouverez de nombreux Congolais (Zaïrois), en Angleterre de nombreux Indous et Pakistanais. On n’y peut rien, c’est comme cela et vous aurez beau le regretter, on ne renversera pas la tendance. Césaire l’avait bien compris, qui demandait juste un peu de dignité pour les plus pauvres de l’île et qui n’imaginait pas vraiment une indépendance totale. L’aurait-il revendiquée et obtenue, que les liens économiques et affectifs entre la Martinique et la France auraient probablement continué à perdurer un certain temps car on ne raie pas d’un coup de plume des siècles d’histoire. Après, évidemment, l’île serait tombée dans la zone d’influence américaine.
Ne vaut-il donc pas mieux conserver des liens étroits avec nos anciennes colonies et avoir là-bas une certaine influence plutôt que de se replier sur soi et laisser le terrain libre à l’ennemi ? Car finalement, c’est cela que vous reprochez à Césaire : de s’être complu dans le rôle de la victime (et donc d’avoir entraîné ses compatriotes dans cette voie) plutôt d’avoir revendiqué fièrement l’indépendance. Mais, dans votre logique, je ne vois pas ce qu’y aurait gagné la France et encore moins la Martinique (qui aurait trouvé un autre maître plus tyrannique encore, celui du capitalisme pur et dur et cela sans contrepartie d’aucune sorte comme c’est le cas pour le moment).
Vous dites que les thèses du métissage (étape ultime de la négritude qui se vit comme victime et reste attachée à la France) sont soutenues par ceux qui veulent casser les particularismes des nations et promouvoir une uniformisation culturelle générale de la planète. Mais cela, je l’avais compris dès le début, comme j’avais compris que ces réflexions sur Césaire ne sont finalement qu’un épiphénomène par rapport à ce qui vous tracasse réellement. Et c’est là en fait que nos routes divergent. Ce qui m’inquiète, moi, c’est ce capitalisme mondial sans visage humain et quant à la mixité raciale, elle ne me dérange pas plus que cela. Vous, au contraire, vous voyez dans cette mixité un danger car elle représenterait un moyen pour cette société mondialisée et uniformisée d’accéder à ses fins. Puisque le fond de nos divergences est là, laissons donc définitivement Césaire de côté et essayons de raisonner sur ce point de rupture qui nous oppose.
Vous redoutez une société métissée. D’abord, je vous ferai remarquer que ce métissage ne s’accompagne pas toujours d’une perte d’identité pour la société qui accueille. Au contraire, la production culturelle locale est souvent enrichie par ces nouveaux arrivants. Combien de nos écrivains et de nos artistes ne sont-ils pas d’origine étrangère ? Voyez Picasso, Dali, Chagall, Tzara, Ionesco et tant d’autres. Vous le direz qu’il n’y a pas eu là de métissage mais bien une assimilation à la culture française. Certes et je dois reconnaître que vous avez raison. Mais l’Histoire, elle, n’est constituée que de ces mélanges. Que durent penser nos ancêtres les Gaulois quand ils durent assimiler la culture romaine ? Vécurent-ils cet événement comme une perte ou comme un enrichissement ? Toujours est-il que cela a donné lieu a la civilisation gallo-romaine qui nous semble aller de soi aujourd’hui. Ensuite, celle-ci s’est trouvée menacée par les invasions germaniques dont on se serait bien passé, assurément, et qui ont fait reculer la connaissance (comparez le haut Moyen Âge chez nous avec le monde arabe à la même époque). Mais finalement, une synthèse s’est produite, qui a donné lieu à un mode de pensée original. Et c’est l’époque de la suprématie de la langue d’oïl, des tournois, des cathédrales gothiques et des croisades. Par après, ce sont des architectes et des peintres italiens, qui sont venus insuffler chez nous l’esprit de la Renaissance. Tout n’est donc que mélanges de cultures et c’est souvent de ces mélanges, qu’après une période de transition, sont nés de nouveaux équilibres. Tout cela pour dire que du métissage racial que vous semblez redouter pourrait naître aussi une civilisation originale, même si dans un premier chaque peuple déplorera sans doute une perte d’identité et une perte de ses valeurs propres.
Et puis de toute façon c’est souvent le pays d’accueil qui l’emporte, ne serait-ce que par sa suprématie économique, culturelle et démographique. Ainsi, plus récemment dans l’Histoire de France, au XXe siècle, vous avez eu l’arrivée des travailleurs polonais et italiens. Qui, aujourd’hui, mettrait en doute l’appartenance française de ces gens ? Ne se sont-ils assimilés et n’est-ce point nos valeurs qu’ils transmettent à leur tour, même s’ils conservent des particularités propres ? Ils ont été suivis par les populations maghrébines qui apparemment posent problème. Mais c’est que ce dernier arrivage est récent. Il est certain qu’avec le temps des personnes issues de cette immigration vont percer dans la société française. On le voit déjà avec les ministres du gouvernement, même s’il ne s’agit ici évidemment que d’une façade, une sorte de vitrine voulue par Sarkozy.
Le mot clef est la culture. Ces populations sont en rupture de culture (elles ont perdu la leur et n’ont pas acquis la nôtre). Il y aurait donc beaucoup à dire sur ce problème. Mais Césaire ? Pourquoi vous en prendre à lui alors ? Ah, oui, j’avais dit que nous le laissions de côté... Mais parlons alors de nos anciennes colonies. Les populations qui les composent, qui s’expriment en français, pourraient bien un jour nous surprendre par la richesse de leur approche. Voyez l’Amérique du Sud. Ce sous-continent possède tout de même des écrivains de grand talent dont l’Espagne n’aurait pas à rougir. Aussi, avant de rejeter ces peuples auxquels l’Histoire nous a attachés, voyons s’ils ne nous proposent pas quelque chose de plus dynamique que ce qui se fait chez nous.
Certes, dites-vous en substance, mais le grand mélange mondial auquel on assiste est le pilier de la stratégie capitaliste. Et vous ajoutez : «Le brassage forcé des populations à l'échelle planétaire permet de faire sauter les verrous identitaires, de supprimer toute capacité de résistance à l'ordre mondial, de standardiser les mœurs, les besoins et les modes de consommation pour le plus grand profit des magnats de la finance ?» Autrement dit, en approuvant le métissage, je me ferais le complice involontaire des multinationales. Mais il n’a jamais été dans mes intentions de soutenir ces multinationales, bien au contraire ! Je défends les individus et je veux un monde à visage humain, pas une planète où les lois du marché et du profit sont devenues la règle. Et vous, plutôt que de m’inciter à lutter contre cette marchandisation systématique de nos valeurs, que vous désapprouvez autant que moi, vous me poussez à combattre les immigrés, qui sont en fait les premières victimes de la paupérisation qui se répand à l’échelle mondiale.
Qui se trompe de cible ? En croyant couper l’herbe sous le pied à cette société capitaliste mondiale, vous vous en prenez au métissage et réclamez que chacun reste chez soi, fier de sa culture et de ses valeurs. Mais même si chacun reste chez soi, ce capitalisme arrivera bien à imposer un mode de vie commun. Il n’y a plus, aujourd’hui, de peuple qui soit à l’abri. Dans les régions les plus reculées du monde vous trouverez une pompe Esso et un Mac Donald. Votre repli identitaire entre Français de souche est une illusion et n’empêchera rien du tout.
Bien au contraire, nous ferions mieux, nous, citoyens du monde, de nous unir pour réclamer qu’on nous traite avec dignité (droit au travail, à l’instruction, à une certaine sécurité matérielle, etc.) et non comme de vulgaires consommateurs qu’il convient d’exploiter, non comme de vulgaires moutons qu’il convient de tondre.
Avez-vous songé aussi que le danger ne réside peut-être pas à l’extérieur, mais à l’intérieur de notre belle France et que le loup en fait est déjà à l’œuvre dans la bergerie ? Comment cela ? Par une double perte de la puissance publique de l’états d’un côté au profit de l’Union européenne, de l’autre par des régionalisations imposées. Prenez le cas des universités. Autrefois l’État répartissait ses richesses de manière égalitaire ente les différentes parties de son territoire. Maintenant on veut que chaque région soit plus autonome et qu’elle gère ses universités. Selon que vous vivrez dans une région riche (Rhône-Alpes) ou pauvre (Nord-Pas-de-Calais), vous n’aurez plus la même qualité d’enseignement, ce qui renforcera encore les inégalités et ouvrira la porte aux privatisations (pour survivre, les universités devront se vendre et donc travailler pour le patronat). Le même raisonnement peut être tenu avec le patrimoine culturel et architectural. Plus on le fera passer sous la coupe des régions, moins il sera entretenu et plus notre histoire aura tendance à disparaître (à moins que le secteur privé ne rachète les châteaux, dans un grand geste généreux. En Italie, Berlusconi n’avait-il pas imaginé de vendre le Colisée ?)
Votre argumentation, par contre, commence sérieusement à m’intéresser quand vous citez certaines officines comme la French American Foundation et vous n’avez pas tort quand vous affirmez que «la plupart des idées prétendument généreuses et révolutionnaires finissent dans l'arsenal de la machine à décérébrer les peuples.» Je le regrette aussi. Mais j’espère que vous ne prenez pas prétexte de cette carence des idées généreuses (la défense du peuple qui finit en dictature stalinienne, Cohn-Bendit qui finit en député grassement rémunéré, etc.) pour renoncer à cet idéal. Moi je serais plutôt pour une révolution permanente, pour éviter précisément cet endormissement des quelques personnalités qui ont osé s’opposer au système. Si au contraire vous prenez prétexte de cet échec systématique pour dire qu’il ne faut rien tenter, alors nous sommes de nouveau en opposition, sinon nous sommes d’accord.

Quant à toutes ces institutions (semi-secrètes et demi-mondaines) que vous citez, j’en connais un certain nombre et ce n’est pas joli joli. Bien sûr que Strauss-Kahn fricote avec David Rockefeller. Quant à la French American Foundation, c’est une horreur, dont le but est de faire basculer la France dans le réseau atlantiste (donc, guerre possible en Iran, etc.). Lisez à ce sujet l’article du réseau Voltaire (vous n‘aimez peut-être pas Meyssan, mais au moins il lève un côté du voile) : http://www.voltairenet.org/article146888.html

On retrouve dans cette association des noms comme Nicolas Dupont-Aignan (2001, député UMP, Debout la République), Alain Juppé (1981, député UMP), Valérie Pécresse (2002, député UMP), Jacques Toubon (1983, député UMP), François Hollande (1996, député socialiste), Arnaud Montebourg (2000, député socialiste), Henri de Castries (1994, Directeur général du groupe AXA assurances), Emmanuel Chain (1999, journaliste), Jérôme Clément (1982, Président d’Arte), Annick Cojean (2000, journaliste au Monde), Jean-Marie Colombani (1983, Directeur de la publication du Monde), Matthieu Croissandeau (2002, rédacteur en chef adjoint du Nouvel Observateur), Jean-Louis Gergorin (1994), Bernard Guetta (1981, journaliste à France Inter), François Léotard (1981, ancien ministre de la Défense), Alain Minc (1981), Laurent Cohen-Tanugi (1996, Sanofi-Synthélabo et membre du conseil d’administration du think tank «Notre Europe» créé par l’ancien président de la Commission Jacques Delors [23]), Christine Ockrent (1983), Olivier Nora (1995, président des Éditions Grasset), Denis Olivennes (1996, président de la FNAC).
Rien que du beau monde, donc : des politiciens (ceux de droite mais aussi ceux qui se disent de gauche), des journalistes (histoire de bien nous influencer), des gens du monde de la culture (Grasset, etc.).
Remarquez la place stratégique d’Ockrent, incontournable en tant que journaliste et par ailleurs compagne du ministre des Affaires étrangères.

Vous citez aussi le Council on Foreign Relations «où la politique américaine est définie en comité restreint par les pontes de la finance et de l'industrie» et puis Lagarde, issue du Center for Strategic and International Studies.

Ce qui nous différencie, cependant, c’est que je m’oppose à cette société marchande pour des raisons essentiellement sociales (pour simplifier : on démantèle les structures sociales mises en place par les états pour que quelques personnes puissent s’enrichir), tandis que vous, vous me semblez vous y opposer au nom de la dignité de l’État (on est plus proche de la phrase de De Gaulle : «la France, c’est moi»).
À partir du moment où j’ai reconnu que des personnalités de gauche étaient impliquées dans ce trafic d’influence, je vous suis devenu plus sympathique. Ne vous y méprenez pas, cependant. Si je m’exprime de la sorte, c’est pour signifier qu’à mes yeux le parti socialiste n’est plus un parti de gauche (il appartiendrait plutôt à la droite modérée, si on regarde ses actions). C’est donc d’un observatoire situé beaucoup plus à gauche que je fustige cela, tandis que vous me semblez vous délecter de cette trahison socialiste en ayant le regard de la droite dure. Tout comme je continuerai à me battre pour une certaine justice, même si ce combat est utopique, pendant que vous poursuivrez le vôtre contre la société multiraciale. Si nous tombons d’accord parce que notre ennemi est le même, nous nous opposons pourtant, sur le plan politique. Je vous sens plus proche de la devise «travail, famille, patrie » que de la solidarité syndicale par exemple. Et je ne puis accepter des phrases comme la suivante : «Les immigrationnistes qui se présentent sous des atours humanistes sont en fait la version modernisée et policée des négriers. Voyez nos vaillants «patrons de bistrots» militer pour la régularisation de leur «bois d’ébène». Ces gens ne vous dégoûtent-ils pas ?»
Bien sûr que tout ce qui unifiera les hommes et vaincra les particularismes contribuera à établir une société unique avec des besoins uniques, pour le plus grand profit des marchands. Mais ce sont des hommes, que vous avez devant vous, des êtres humains et plutôt que de s’en prendre à eux, attaquez le mal à la source. Ce n’est pas en restant dans votre tour d’ivoire que vous échapperez à ce capitalisme qui se moque de la culture et qui est parvenu à faire des échanges commerciaux le socle idéologique de nos sociétés, via la Constitution européenne que cet homme de droite qu’est Sarkozy va imposer aux Français contre leur gré (allez, je vous l’accorde, dans les pays où la gauche est au pouvoir, ce fameux Traité de Lisbonne est accepté aussi).

23/04/2008

Défense de Césaire

Nous avons déjà parlé longuement de Césaire et je ne croyais plus y revenir. Cependant, en lisant le texte qui lui est consacré sur le blogue littéraire le plus lu de Hautetfort, je ne puis m’empêcher de réagir, tant il semblerait que le combat mené par le poète martiniquais est loin d'avoir porté tous les fruits qu'on escomptait et que lui-même comme ses idées doivent encore être défendus.

Selon cet article, Césaire, en revendiquant sa négritude, n’aurait fait que suivre l’air du temps, en l’occurrence la théorie nazie sur l’importance de la race. En bon opportuniste, il aurait profité de la décolonisation qui a suivi la guerre pour afficher son nationalisme. On parle de « la lourdeur de sa plume, la pauvreté de son inspiration et la redondance de ses thématiques » tout en signalant que sa révolte est bien modeste si on la compare à l’action menée par Fidel Castro. Cette dernière remarque politique n’est pas entièrement dénuée de fondement, Césaire n’ayant pas proclamé l’indépendance de son île (ceci dit, il état maire d’une commune, pas dirigeant suprême) mais elle fait sourire quand on sait que le site littéraire en question a généralement pour habitude de fustiger la révolution castriste qu’il prend ici comme modèle.

Plus loin, on nous redit ce que l’on savait déjà, à savoir que ce sont les deux vainqueurs de la guerre 40-45 qui ont plus ou moins obligé les puissances européennes à liquider leurs colonies dans le but, soit d’ouvrir de nouveaux marchés à leurs propres produits (USA), soit d’agrandir leur espace idéologique (Russie). Ceci étant dit, on ne comprend pas :

- pourquoi ce même site littéraire voue habituellement une admiration sans bornes aux Etats-Unis alors qu’il est le premier à reconnaître que ce pays a une bien curieuse conception de l’amitié en faisant passer ses intérêts économiques avant toute chose. Il est vrai que c’est surtout Moscou qui est ici accusé d’aller inciter nos anciennes colonies à la révolte. Il faut bien, dans cette histoire, qu’il y ait un méchant et un bouc émissaire et je me réjouis que l’auteur de l’article ait lu René Girard.

- Pourquoi on passe sous silence le rôle des populations indigènes elles-mêmes, qui ont cependant largement contribué à leur émancipation. Que je sache, ce n’est pas pour rien qu’on a parlé de guerre en Algérie et je ne sais pas ce que diraient les Algériens si on leur disait qu’ils n’ont pris aucune part à leur indépendance.


Poursuivons. Nous apprenons ensuite que Césaire ne fut qu’un bourgeois qui n’était pas prêt à sacrifier son train de vie à son idéal d’indépendance (c’est curieux, je croyais que ce terme de « bourgeois » était habituellement employé dans la dialectique marxiste et voilà que nos « amis » de droite se l’approprient)

« Profitant des subsides de l’État français, il détournera pendant plus d’un demi-siècle cette manne financière contre le pays qui l’a élevé, éduqué et nourri »
On croit rêver. Même au temps du colonialisme le plus dur on a rarement vu des propos aussi outranciers et haineux. Cela se passe de commentaires. Quant au fait que l’Etat français a ouvert ses écoles aux indigènes et a permis précisément cette prise de conscience nationaliste parmi les diplômés, je crois surtout qu’il faut s’en réjouir et y voir un bienfait de l’égalité républicaine plutôt que de venir fustiger ceux qui se sont révoltés. De plus, s’agissant de Césaire, on ne peut pas dire qu’on avait affaire à un terroriste sanguinaire mais plutôt à un homme de grande culture et de grande modération, qui a compris, précisément, ce que son pays avait à gagner à rester français tout en affichant fièrement sa singularité. Et quoi ? Césaire aurait dû prendre les armes et proclamer l’indépendance de son île ? Celle-ci serait aujourd’hui sous la coupe des Etats-Unis et je ne vois pas ce que l’on y aurait gagné.

L’article se termine en affirmant que « Césaire et sa négritude ont été récupérés à d’autres fins. Ce n’est pas un hasard si, de la gauche affairiste à la droite mercantile, l’hommage à Césaire rivalise de grandiloquence avec le culte stalinien de la personnalité. » Là, il faudrait voir s’il n’y a pas un fond de vérité. Moi-même j’ai ironisé sur la présence, aux obsèques, de la gauche et de la droite pour une fois réunies dans une fausse fraternité de façade.

Il se pourrait bien que le grand capital mondial continue son combat contre le colonialisme (et les protectorats qu’il a créés) en rappelant quand il faut aux Martiniquais qu’ils auraient pu être indépendants et aux Français qu’ils ont été d’affreux colonisateurs, le but de tout ceci étant de casser les échanges économiques privilégiés qui se font classiquement entre l’ancienne colonie et sa métropole. Mais au lieu de fustiger ce néocapitalisme, l’article déplore une volonté de « métissage de l’Europe », renouant sans s’en rendre compte avec une identité raciale qu’il convient de condamner fermement et reproduisant inconsciemment les thèses qu’il reprochait lui-même (à tort) à Césaire dix lignes plus haut. Bref, quand un Martiniquais revendique sa négritude, c’est un nazi, mais quand un Français accepte le métissage, c’est un traître qui renonce au prestige de sa race. Il faut savoir ! En attendant, on se croirait revenu dans la période d’avant la guerre, et si je ne me trompe c’est bien comme cela que l’on a commencé avant d’imposer l’Etoile jaune à certains.

Ce que l’on regrette, dans cet article, c’est que Césaire ne soit point resté un noir inculte et soumis, baissant la tête devant le prestige de ces hommes blancs venus de France qui ont daigné lui apporter au compte-gouttes les bienfaits leur civilisation. Comme théorie réactionnaire on ne fait pas mieux. La seule chose qu’il y a à espérer, c’est que ces horreurs ont été écrites dans le seul but de se singulariser et de se faire remarquer en choquant la galerie. Par contre si les vérités ici exposées reflètent l’opinion de leur auteur, il n’y a plus grand chose à espérer de l’humanité.

Pour conclure, je voudrais faire parler Césaire lui-même en reprenant quelques extraits de son Discours sur le colonialisme, publié en 1950 :

« Il faudrait d'abord étudier comment la colonisation travaille à déciviliser le colonisateur, à l'abrutir au sens propre du mot, à le dégrader, à le réveiller aux instincts enfouis, à la convoitise, à la violence, à la haine raciale, au relativisme moral, et montrer que, chaque fois qu'il y a eu au Viêt-nam une tête coupée et un oeil crevé et qu'en France on accepte, une fillette violée et qu'en France on accepte, un Malgache supplicié et qu'en France on accepte, il y a un acquis de la civilisation qui pèse de son poids mort, une régression universelle qui s'opère, une gangrène qui s'installe, un foyer d'infection qui s'étend et qu'au bout de tous ces traités violés, de tous ces mensonges propagés, de toutes ces expéditions punitives tolérées, de tous ces prisonniers ficelés et "interrogés", de tous ces patriotes torturés, au bout de cet orgueil racial encouragé, de cette lactance étalée, il y a le poison instillé dans les veines de l'Europe, et le progrès lent, mais sûr, de l'ensauvagement du continent.

Et alors un beau jour, la bourgeoisie est réveillée par un formidable choc en retour : les gestapos s'affairent, les prisons s'emplissent, les tortionnaires inventent, raffinent, discutent autour des chevalets. »

(…)


« Entre colonisateur et colonisé, il n'y a de place que pour la corvée, l'intimidation, la pression, la police, le vol, le viol, les cultures obligatoires, le mépris, la méfiance, la morgue, la suffisance, la muflerie, des élites décérébrées, des masses avilies.

Aucun contact humain, mais des rapports de domination et de soumission qui transforment l'homme colonisateur en pion, en adjudant, en garde-chiourne, en chicote et l'homme indigène en instrument de production.

A mon tour de poser une équation : colonisation = chosification.

J'entends la tempête. On me parle de progrès, de "réalisations", de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d'eux-mêmes.

Moi, je parle de sociétés vidées d'elles-mêmes, des cultures piétinées, d'institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d'extraordinaires possibilités supprimées.

On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de routes, de canaux, de chemin de fer.

Moi, je parle de milliers d'hommes sacrifiés au Congo-Océan. Je parle de ceux qui, à l'heure où j'écris, sont en train de creuser à la main le port d'Abidjan. Je parle de millions d'hommes arrachés à leurs dieux, à leur terre, à leurs habitudes, à leur vie, à la danse, à la sagesse.

Je parle de millions d'hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d'infériorité, le tremblement, l'agenouillement, le désespoir, le larbinisme.

On m'en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d'hectares d'oliviers ou de vignes plantés.

Moi, je parle d'économies naturelles, d'économies harmonieuses et viables, d'économies à la mesure de l'homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières. »


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18/04/2008

Il faut rendre à Césaire ce qui appartient à Césaire.

Pour revenir un instant encore à Césaire, il convient de souligner l’importance de ces cultures autres, situées en dehors de l’Hexagone et qui ont adopté la langue française comme moyen d’expression. Le paradoxe est double ou même triple.

- D’une part ces peuples des Antilles durent subir la colonisation, mais c’est aussi par cette colonisation qu’ils eurent accès à une grande langue universelle et de culture.

- C’est en adoptant la langue du colonisateur et en écrivant en français que des hommes comme Césaire vont s’opposer à la colonisation elle-même. Juste retour des choses, mais qui suppose jusqu’à un certain point l’abandon d’une partie de leur propre culture. On retrouve ce problème en Amérique du Sud. Quand celle-ci se souleva contre l’Espagne au XIX° siècle, c’est en espagnol que les courants intellectuels et littéraires s’exprimèrent, non sans souligner le paradoxe. Des gens comme le Cubain Marti, si je ne me trompe, ont dû écrire la-dessus. Devant l’impossibilité d’unifier ces territoires immenses, aux langues indigènes multiples, il n’y avait qu’une solution : adopter définitivement la langue de celui qui vous avait oppressé, d’autant plus que c’était aussi une grande langue qui convenait bien pour manier les idées et les concepts abstraits. Mais en s’exprimant en espagnol, les écrivains de cette génération précisent bien qu’ils n’ont pas l’intention de trahir leurs origines. Pas question, donc, de jouer au singe savant en imitant ces Espagnols qu’on vient de vaincre, mais plutôt se servir de leur propre langue pour les battre sur leur propre terrain. Aimé Césaire, c’est cela aussi, mais pour la France.

- Alors que la France, l’ancienne métropole, est en perte de vitesse économique et que sa puissance politique s’effrite dans le cadre de la mondialisation, alors que la langue française, par contrecoup, perd de son importance tous les jours, nous sommes bien heureux de pouvoir citer des chiffres rassurants quant au nombre de locuteurs francophones de par le monde. Si, numériquement, le français conserve encore un certain poids, c’est bien à ces populations qui vivent dans les anciennes colonies qu’on le doit. Inversement, il faut bien avouer que nous connaissons mal cette littérature exotique. A part précisément ces figures historiques que sont Senghor et Césaire, on lit peu de littérature africaine ou antillaise écrite en français. Il faut dire aussi qu’on n’en trouve pour ainsi dire pas dans les rayons des librairies.

Evidemment, les Senghor et les Césaire avaient complètement intériorisé la culture française et l’avaient superposée à la leur. En cela ils offrent un bel exemple de mixité culturelle (en quoi ils sont sans doute précurseurs. Il suffit de regarder le nombre de personnes de couleurs que vous croisez dans le métro pour vous rendre compte que demain notre propre culture sera le fruit de ce brassage et de cette mixité. Le fait que la planète est devenue un village va encore accentuer le phénomène). Par contre, il est certain qu’en ce qui concerne les pays qui ont acquis leur indépendance depuis longtemps déjà (Sénégal, etc.), les spécificités locales vont se marquer beaucoup plus que chez des hommes comme Césaire ou Senghor. Le risque est donc grand de voir l’écart se creuser chaque jour davantage avec la France. Cette littérature, même si elle est écrite en français, pourrait finir par aborder des problèmes qui ne nous concerneraient plus (survivance des traditions tribales, excision, sécheresse, famines, etc.). Ce serait dommage. D’un autre côté, il est certain que l’analyse du cœur humain donnera toujours une littérature classique universelle et à ce titre les ouvrages de ces pays nous parleront toujours. Profitons du fait qu’ils sont écrits en français pour les lire sans passer par le truchement de la traduction.