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11/04/2008

Nocturne

Il est des choses qui ne se comprennent bien que la nuit, quand tout dort autour de vous et que la ville s’est pour ainsi dire évanouie. Nul bruit, nul soupir. Le temps s’est arrêté. Dans la pièce vide, il n’y a plus que vous pour écouter le silence et tenter de percevoir la respiration endormie du monde. Mais si vous êtes seul, ce n’est point pourtant de solitude qu’il s’agit ici, bien au contraire. C’est que l’espace, petit à petit, s’est empli de votre présence. Vous n’avez jamais été aussi pleinement vous-même et tout vous appartient. Les autres sont ailleurs, pas bien loin d’ailleurs, mais provisoirement ils n’existent plus. Vous voudriez faire durer indéfiniment ce moment privilégié et continuer à être le maître du monde. Derrière vous, les livres semblent s’animer d’une vie propre et être plus présents que d’habitude. Vous pouvez les toucher, caresser leur couverture, en ouvrir l’un ou l’autre au hasard. Ils se laissent faire, complices. Pour eux aussi ce moment est privilégié au point qu’il arrive que la pensée des auteurs plane dans la pièce, surgie du passé, pour se matérialiser de nouveau. Toute la littérature est là. Le vieil Homère, Sophocle, Euripide. Mais aussi Virgile, Chrétien de Troyes et surtout Montaigne. A chaque fois, celui-ci est le premier à sortir de l’ombre et à jeter un regard mi-amusé, mi-dubitatif sur les rayons où s’entassent ses successeurs. Ceux-ci, à leur tout, s’échappent des pages et des livres bien ordonnés. Ils sont tous là, issus de vos souvenirs. Toutes ces heures de lecture pour arriver à cela : cette communion des esprits, dans le grand silence de la nuit.

Parfois, dehors, miaule un chat, juste pour vous rappeler que le monde existe encore. En attendant, il est peuplé de bêtes sauvages, livrées à elles-mêmes et qui vivent leur vraie vie de bêtes, à l’abri du regard des humains. L’envie vous prend de sortir dans le jardin. Il fait frais, mais la lune est là qui vous accueille, et le spectacle est inoubliable. Un doux rayon caresse les thuyas, donnant aux contours des choses un éclat atténué, qui convient bien à votre rêverie. Les souvenirs, une nouvelle fois vous submergent et vous croyez reconnaître d’autres contrées, dans des lieux improbables et des mondes indéfinis. Dans le grand sapin, une rumeur se fait entendre, sans doute est-ce le soupir des êtres disparus et vous frissonnez quand une légère brise vient vous atteindre.

Il faut rentrer, il commence à faire froid. Dans la pièce doucement éclairée, ils sont toujours là à vous attendre : Stendhal et le gros Flaubert, Proust l’aristocrate et puis tous les poètes. Vous prenez un livre. Ce sont Les Fleurs du mal et aussitôt, dans un fauteuil, Baudelaire vous fait un signe de connivence. Puis c’est Verlaine qui se manifeste et enfin Rimbaud, celui-ci n’en finissant plus de descendre des fleuves impassibles.

Vous êtes seul au monde, vous êtes le monde. Il n’y a plus que vous dans le grand silence. Vous vous demandez alors d’où vous vient ce sentiment de calme et de plénitude. C’est qu’enfin vous êtes vous-mêmes, seul au milieu de la nuit noire. Si vous avez quelque peine, si une touche de nostalgie vient vous frapper, ce n’est pas bien grave, vous connaissez la formule, elle est magique : « Soit sage ô ma douleur et tiens-toi plus tranquille… » Il n’y a plus que vous de vivant et pour un instant qui semble éternel, vous avez vaincu la mort.

Mais la fatigue vient. Dehors, une voiture passe, troublant vos pensées et vous rappelant que d’autres êtres, comme vous, continuent à vivre quelque part. Le charme commence à se rompre. Vous feuilletez un dernier livre, mais les mots sont rebelles et leur sens vous échappe. Il est temps de fermer la lampe et d’aller se coucher. Demain sera un autre jour.


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Commentaires

Nocturne qui n'est qu'en partie seulement possible dans les villes, hélas, où le silence devient de plus en plus improbable, à moins de le créer artificiellement ce qui rompt son premier charme. Bravo pour cet accord entre le texte et la photo. Cordialement

Écrit par : solko | 11/04/2008

J'aime beaucoup ce texte où l'auteur se livre un peu ;-)
C'est vrai que la nuit est souvent source d'inspiration, à tous les sens du terme d'ailleurs...
Très belle photo.

Écrit par : Cigale | 11/04/2008

Les commentaires sont fermés.