05/01/2014
De l'art oratoire
Au fil de mes lectures, je tombe sur le dialogue suivant (les protagonistes parlent des discours tenus par les politiciens de leur ville) :
S*
Bon. Mais la rhétorique qui s’adresse au peuple (…), c’est-à-dire à des hommes libres, quelle idée faut-il en prendre ? Te paraît-il que les orateurs parlent toujours en vue du plus grand bien et se proposent pour but de rendre par leurs discours les citoyens aussi vertueux que possible, ou crois-tu que, cherchant à plaire aux citoyens et négligeant l’intérêt public pour s’occuper de leur intérêt personnel, ils se conduisent avec les peuples comme avec des enfants, essayant seulement de leur plaire, sans s’inquiéter aucunement si par ces procédés ils les rendent meilleurs ou pires ?
C*
Cette question n’est plus aussi simple. Il y a des orateurs qui parlent dans l’intérêt des citoyens ; il y en a d’autres qui sont tels que tu dis.
S*
Il suffit. S’il y a deux manières de parler au peuple, l’une des deux est une flatterie et une déclamation honteuse ; l’autre est l’honnête, j’entends celle qui travaille à rendre les âmes des citoyens les meilleures possible, qui s’applique à dire toujours le meilleur, que cela plaise ou déplaise à l’auditoire. Mais tu n’as jamais vu de rhétorique semblable, ou, si tu peux citer quelque orateur de ce caractère, hâte-toi de le nommer.
C*
Non (…), je ne peux t’en nommer aucun, du moins parmi les orateurs d’aujourd’hui.
Voilà assurément un texte qui me semble bien d’actualité. Nous vivons dans une société tronquée, où le terme démocratie ne veut plus dire grand-chose. Certes, il y a des élections et des campagnes électorales, certes les citoyens peuvent voter pour le candidat de leur choix, mais au final, on voit bien que les politiques qui sont menées sont toujours les mêmes. Qu’on vote à droite ou à gauche, ceux qui ont accédé au pouvoir font toujours le jeu du grand Capital, car c’est l’argent en fait qui dirige le monde (il suffit pour s’en convaincre de compter le nombre de guerres coloniales que le très socialiste président Hollande a déclarées, en Afrique ou ailleurs, dépassant dans le cynisme son prédécesseur, le très haï Sarkozy). Bref, le tout pour ces gens est d’arriver au pouvoir et de faire carrière. Une fois bien installés sur le trône où nous les avons mis, ils ne dirigent pas le pays mais vont dans le sens de l’Histoire. Communistes si la mode est au communisme, capitalistes si la mode est à l’économie de marché. Nos intérêts à nous, ils s’en moquent bien. Le tout est de jouer le jeu et de nous endormir pour arriver au pouvoir. A ce titre, les discours politiques proférés pendant les campagnes électorales sont de toute première importance puisqu’il s’agit de gagner notre confiance pour avoir notre vote. Dans ces discours, il convient donc de flatter le bon peuple et de lui dire ce qu’il a envie d’entendre. Non, il n’y a plus de véritable démocratie et on regrettera l’époque bénie où celle-ci avait vu le jour, dans la belle cité d’Athènes.
Sauf que là aussi note conception repose sur une illusion. D’abord parce qu’Athènes n’a pas toujours connu la démocratie et que celle-ci a parfois été remplacée par une dictature (je pense à l’épisode des « Trente Tyrans » par exemple). Ensuite parce que même lorsque la démocratie régnait, les orateurs les plus habiles, qui avaient suivi les leçons de rhétorique des sophistes, parvenaient à manipuler leur public pour s’emparer ensuite du pouvoir. En fait c’est de cela que traitait le texte ci-dessus. Ce que je vous ai donné à lire, c’est un extrait du « Gorgias » de Platon, qui met en scène Socrate et son interlocuteur Calliclès. Ce dernier soutient que la rhétorique est le plus important de tous les arts puisqu’elle permet à tous les coups de convaincre les interlocuteurs, même quand celui qui parle ne connaît rien au problème exposé et même quand il a tort. Socrate, lui, soutient que c’est là un art dangereux et que tout homme qui voudrait prendre les commandes de la cité devrait le faire pour le bien de celle-ci et non pour s’enrichir ou pour tromper. Comme quoi, il n’y a rien de neuf sous le soleil. Et du coup je me rends compte que j’ai vécu dans l’illusion en croyant que la démocratie athénienne était exemplaire. C’est à désespérer.
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30/11/2013
Brouillard
Ce matin, le brouillard était là, un brouillard épais, qui avait grignoté le paysage. Les lointains avaient disparu et avec eux la belle forêt de hêtres qui barrait l’horizon. La ferme au bout du petit chemin n’était plus là non plus, pas plus que les pâtures où rêvaient les chevaux. Des haies qui clôturent mon jardin, on ne devinait que quelques feuilles, encore fallait-il écarquiller longtemps les yeux et avoir beaucoup d’imagination. Aucun bruit, aucun chant d’oiseau, rien. Tout était mort.
Quand j’ai ouvert la porte de la maison, il m’a semblé être devant un mur. On ne distinguait aucun objet à plus de trois mètres. Je me suis avancé lentement dans cette brume étrange, me demandant si je n’étais pas le dernier habitant encore en vie dans le village. Même les chats n’étaient plus là, eux qui d’habitude accouraient quand je mettais le nez dehors. J’ai foulé l’herbe humide de la pelouse et me suis dirigé à tâtons vers la barrière. En me retournant, j’ai vu que la maison, elle aussi, avait disparu. Il me fallut garder mon calme pour continuer malgré tout. Enfin, après avoir hésité un peu, je suis arrivé près de la boîte aux lettres. Comme d’habitude, elle était vide, désespérément vide. Aucune lettre, aucune carte, rien.
Alors j’ai rebroussé chemin comme j’ai pu. En hésitant, j’ai retrouvé la maison et son seuil. J’ai refermé la porte derrière moi et me suis assis près du feu. Les flammes brillaient dans l’âtre, comme si toute la vie du dehors s’était réfugiée là, comme s’il ne restait plus au monde que ces trois bûches incandescentes qui bientôt seraient réduites en cendres.
J’ai pris un livre que je n’ai pas ouvert et j’ai écouté le silence. Le grand silence des jours de brouillard, où même les facteurs ne trouvent plus leur chemin.
00:25 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature
18/11/2013
Il y avait...
Il y avait la forêt, la grande forêt profonde.
Il y avait des champs et des prairies, dans la chaleur de l’été.
Il y avait des fermes, rien que des fermes, qui avaient fini par former un village.
Il y avait une rivière, qui sautait sur les cailloux.
Il y avait un pont avec deux arches, d’où je regardais passer l’eau.
Il y avait le long de la berge, des arbres centenaires qui avaient toujours été là.
Il y avait le vent dans leurs branches et ce chant que je n’ai jamais oublié.
Il y avait l’église et son vieux cimetière, au centre de tout.
Il y avait un jardin devant l’épicerie, avec des centaines de papillons volant de fleur en fleur.
Il y avait une fille de mon âge dont le corsage entrouvert m’intriguait beaucoup.
Il y avait un vieux cheval qui s’en allait débarder aux bois.
Il y avait des nuits noires avec des milliers d’étoiles.
Il y avait la lune, parfois, qui faisait luire les toits d’ardoise.
Il y avait dans la forêt des sentiers mystérieux qui menaient vers l’inconnu.
Il y avait des bêtes furtives, qu’on entendait parfois.
Il y avait toujours dans la boue la trace de leurs pas.
Il y avait en automne, le brame des cerfs qui résonnait dans les lointains.
Il y avait la forêt, la grande forêt profonde.
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08/11/2013
La mer
Il aimait la mer comme d’autres aimaient les femmes et trouvait dans les immensités océanes ce que d’autres cherchaient dans des yeux bleus ou verts.
La grande plaine liquide, ses vagues ondulantes, ses senteurs troublantes, tout le fascinait, jusqu’aux tempêtes rageuses qui parfois venaient se fracasser contre les rochers, les enlaçant dans des remous redoutables.
Le va et vient des marées, surtout, l’intriguait et il cherchait à comprendre quel plaisir la nature trouvait à ce jeu sans cesse recommencé. La mer avançait, conquérante et lascive, pour toujours revenir en arrière, avant de repartir à l’assaut de ces rivages inaccessibles qu’elle semblait vouloir posséder sans y arriver jamais.
Souvent, il s’asseyait sur le sable et regardait dans le ciel pur le vol des cormorans, dont les cris pleins de désespoir convenaient bien à son âme sombre et ombrageuse.
Ou bien il parcourait la plage infinie, rêvant à changer de vie, et ses pieds, sur le sable humide, laissaient des traces qui s’effaçaient aussitôt.
A l’horizon, dans des lointains improbables, passait parfois un bateau, seule présence humaine dans cette immensité. Alors il songeait à des voyages lointains, se demandant soudain si la mer, sous d’autres cieux, avait la même couleur, cette couleur verte ou bleue que d’autres trouvaient dans les yeux des femmes.
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27/10/2013
Souvenir pieux
Je suis retourné, seul, dans la collégiale que nous avions visitée ensemble,
Au temps de notre amour.
La nef m’a paru vide, terriblement vide.
Les grandes colonnes de pierre nue montant vers le ciel
M’ont semblé démesurées, froides, et inhumaines.
Ce jour-là, le soleil n’éclairait pas les vitraux, qui restèrent obstinément muets,
Ne délivrant aucun message, ne communiquant aucune poésie.
Les grandes peintures murales étaient ternes
Et aucune bougie ne brûlait dans la petite chapelle latérale que tu avais tant aimée.
Même le chœur était fermé et des portes de bois ouvragé en interdisaient l’accès.
Dans le grand silence, mes pas résonnèrent longtemps sur les dalles noires et inégales,
Tandis que je cherchais en vain l’écho de ton propre pas,
Qui n’existait plus que dans ma mémoire.
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18/10/2013
Nuages
Les nuages passaient, poussés par les grands vents atlantiques.
Dès l’aube naissante, ils défilaient, troupeaux affolés et sauvages,
Ravageant le ciel pâle.
Plus noirs que des chevaux fous, ils couraient vers des horizons improbables,
Venant des plaines océanes dont ils avaient conservé l’amertume.
Et moi, sur ce quai désert, je les regardais passer, incrédule.
Moi qui n’allais plus nulle part et qui avais raté tous les trains, je restais là,
Perdu dans ma solitude.
Je les regardais, formes éphémères et changeantes
Chargées de tous les chagrins du monde.
Parfois, je me demandais où finirait leur course,
En quels pays lointains ils déverseraient leur pluie,
Et sur quel visage d’enfant ils feraient couler des larmes.
22:14 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : littérature
02/10/2013
Passion
Fantôme blanc enroulé dans la nuit de mes songes
Je te revois,
Étendue au travers des draps de l’amour,
Gémissant, lèvres entrouvertes,
Tandis que mes doigts profanes parcouraient la nudité de ta passion.
A l’oreille, je te murmurais des mots doux et chauds,
Des mots humides et tendres,
Comme nos langues qui se cherchaient dans des baisers d’éternité.
Dehors, éclataient de terribles orages
Et nous, apeurés par notre amour,
Nous écoutions les grands battements de nos cœurs.
C’est alors que sur tes lèvres, j’ai déposé des mots nus,
Et qu’une fleur rouge s’est épanouie sur la neige des draps blancs.
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06/09/2013
Qu'est-ce qu'un livre ?
-Est-ce vrai que tu n’as lu aucun de ces livres ?
- Les livres sont assommants.
- Les livres sont des miroirs, et l’on n’y voit que ce que l’on porte en soi-même…
Carlos Ruiz Zafon, « L’ombre du vent », Grasset, 2004, page 231.
22:55 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature
02/09/2013
Le Charroi de Nîmes
On se rend quand même compte, en abordant une œuvre ancienne comme « Le Charroi de Nîmes », qu’il est parfois difficile d’en saisir le sens exact. Ainsi, dans le cas présent, j’en suis à me demander si cette chanson de geste, comme toutes les autres de la même veine, vise à glorifier un héros ou si au contraire elle doit être lue au second degré, remettant justement en cause, par l’ironie, les chansons de geste classiques.
Je m’explique.
L’histoire raconte que Guillaume, à qui le roi de France devait tout, est le seul vassal à n’avoir reçu aucun fief en récompense de ses exploits. Furieux, il va s’expliquer avec le roi. Ce dernier tergiverse, puis lui propose de reprendre un fief dont le tenancier est mort. Guillaume refuse pour ne pas déshériter le fils (encore enfant) du chevalier décédé. Alors le roi lui propose d’épouser une veuve qui se trouve à la tête d’un fief. Guillaume refuse pour la même raison (ne pas léser l’enfant issu du premier lit). Finalement, Guillaume se montrant de plus en plus pressant et le roi ne sachant plus que faire, il lui propose un quart de son royaume. Le noble Guillaume refuse de nouveau, tout en rappelant que si Louis est roi, c’est grâce à lui (autrefois, il l’avait fait couronner de force et avait occis les nobles qui s’opposaient à ce couronnement). A la fin, Guillaume trouve lui-même une solution. Puisqu’il n’y a plus de fiefs à distribuer, il ira en conquérir un au détriment des Sarrasins (augmentant du même coup le territoire du roi et celui de la Chrétienté).
Guillaume peut donc être vu comme le vassal idéal. Noble et généreux, il lutte sans arrêt pour son roi et quand ce dernier ne se montre pas à la hauteur de son rôle, loin de le destituer, il s’arrange encore pour accroître son territoire. La chanson de geste pourrait donc être vue comme une apologie de la noblesse, qui doit se montrer respectueuse de l’institution féodale en dépit des faiblesses du suzerain (le roi). En outre, Guillaume n’est pas seulement fort et courageux, il est aussi intelligent puisque c’est par une ruse qu’il parvient à prendre la ville de Nîmes (en appliquant la technique du cheval de Troie)
Mais on pourrait comprendre cette œuvre tout autrement. En effet, elle est pleine d’ironie et doit faire rire les spectateurs qui en écoutent le récit. Ainsi on voit Guillaume entrer dans une colère noire quand il apprend qu’il est le seul à n’avoir reçu aucun fief. Il monte en courant les escaliers du palais et apostrophe le roi qui, à sa vue, se lève (en quoi il sort de son rôle de suzerain, ce qui doit provoquer le rire). A chaque proposition du roi, Guillaume refuse et quitte le palais. Mais à chaque fois il revient et la même scène se reproduit (le roi se lève à son arrivée). Les termes employés sont d’ailleurs identiques :
Voit le li rois, encontre s’est levez,
Puis li a dit : « Guillelmes, quar seez.
-Non ferai, sire dit Guillelmes le ber,
Mes un petit vorrai a vos parler. »
Dist Looÿs : « Si com vos commandez.
Mien escient, bien serez escoutez
Traduction :
L’apercevant, le roi s’est levé à sa rencontre,
puis lui a dit : « Guillaume, asseyez-vous donc.
Non, sire, répond Guillaume le vaillant,
je veux seulement vous dire quelques mots.
A vos ordres, déclare Louis,
à mon avis, vous serez bien écouté.
On remarque donc le ridicule de la situation (le roi se lève et obéit aux injonctions de Guillaume). Comme la scène se répète plusieurs fois, elle est franchement comique. Le roi de France est un personnage ridicule et c’est encore Guillaume qui trouve la solution finale (prendre une nouvelle terre aux sarrasins).
Ce comique de situation, nous le retrouvons plus loin dans le récit. Par exemple, les chevaliers rencontrent un paysan qui revient de Nîmes et ils lui demandent si la cité est bien tenue. Ils veulent savoir si beaucoup de soldats sarrasins en assurent la défense, mais le paysan comprend le terme « tenue » à sa façon et il répond qu’il y a plein de marchandises bon marché à acheter.
Une fois que les chevaliers se sont cachés dans des tonneaux, un des leurs, déguisé en paysan, veut faire avancer les bœufs qui tirent le charriot, mais il n’y arrive pas. Quand enfin ceux-ci se décident à bouger, il les conduit maladroitement dans le fossé.
Enfin, quand les chevaliers français se sont introduits dans la ville de Nîmes, Guillaume, déguisé en marchand, a une conversation des plus comique avec le roi sarrasin, celui-ci faisant allusion à sa propre personne sans savoir qui il a devant lui.
Bref, on le voit, le « Charroi de Nîmes » est une œuvre amusante, qui rompt un peu avec le style grandiloquent auquel nous ont habitués des chansons de geste comme la Chanson de Roland. Faut-il donc comprendre qu’elle a été écrite dans le but de se moquer des œuvres antérieures ? Voilà en fait une question à laquelle il est difficile de répondre avec certitude.
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22/08/2013
Littérature du Moyen-Age
Les peuples ont toujours fait les frais des guerres menées par les grands, cela ne date pas d’hier. Les visées politiques, économiques ou religieuses ne tiennent pas compte des destinées individuelles des gens ordinaires. Voir ici, dans « Le Charroi de Nîmes » (chanson de geste du cycle de Guillaume d’Orange datant du XII° siècle) la manière dont les paysans sont mis à contribution sans ménagement :
XXXVI
Par le conseil que li baron lor done
Li quens Guillelmes fist retorner ses homes
Par Ricordane quatorze liues longues.
Prennent les chars et les bués et les tonnes.
Li bon vilain qui les font et conjoingnent
Ferment les tonnes et les charrues doublent.
Bertran ne chaut se li vilain en grocent :
Tiex en parla qui puis en ot grant honte,
Perdi les eulz et pendi par la goule.
XXXVII
Qui dont veïst les durs vilains errer
Et doleoires et coigniees porter,
Tonneaus loier et toz renoveler,
Chars et charretes chevillier et barrer,
Dedenz les tonnes les chevaliers entrer,
De grant barnage li peüst remenbrer.
A chascun font un grant mail aporter ;
Quant il venront a Nymes la cité
Et il orront le mestre cor soner,
Nostre François se puissent aïdier.
Traduction de Claude Lachet :
XXXVI
Selon conseil donné par ses barons,
le comte Guillaume fit retourner ses hommes
par la voie Regordane, à quatorze lieues en arrière.
Ils prennent les charrettes, les bœufs et les tonneaux.
Les braves paysans qui les fabriquent et les assemblent
fixent les tonneaux et doublent les atelages.
Peu importe à Bertrand si les paysans grognent :
tel qui protesta en fut ensuite tout honteux,
il perdit la vue et fut pendu par la gorge.
XXXVII
Ah ! si vous aviez vu alors les rudes paysans se démener,
porter les doloires et les cognées,
lier les tonneaux et les remettre complètement à neuf,
garnir de chevilles et de barres chariots et charrettes,
si vous aviez vu les chevaliers entrer dans les tonneaux,
vous auriez pu vous souvenir d’un grand exploit.
On munit chacun d’un grand maillet
afin qu’à leur arrivée dans la cité de Nîmes,
au moment où ils entendront sonner le cor de leur chef,
nos Français puissent se tirer d’affaire.
Notons que le Charroi de Nîmes est une chanson de geste particulière dans la mesure où le héros Guillaume utilise une ruse et non pas sa seule force pour s’emparer de la ville (qui dans le écit est supposée occupée par les Sarazins). Il demande à ses chevaliers de se cacher dans des tonneaux qu’il introduit ensuite dans la cité en se faisant passer pour un marchand, imitant en cela le grand Ulysse et son cheval de Troie.
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13/08/2013
Les Barbares
Je suis resté au bord du chemin à les regarder passer.
Ils étaient nombreux, très nombreux, même.
Bottés, casqués, criant, vociférant, ils partaient conquérir Rome, Constantinople ou Jérusalem (peu importe l’endroit, finalement, ces ambitieux ne pensant qu’à s’emparer des capitales du monde).
Ils marchaient, couraient, galopaient, reprenant en chœur des chants guerriers dont les refrains évoquaient la douleur, le sang et la mort.
C’était à celui qui arriverait le premier afin de s’approprier l’or des temples et de dénuder les dernières vestales.
Assoiffés de richesses et d’honneurs, ils saccageaient tout sur leur passage, ne tolérant pas qu’on pût s’opposer à leur irrésistible ascension sociale.
Ils ont pillé, brûlé, violé.
Ils ont tué, détruit, assassiné.
Quand il n’y eut plus que des cendres là où se dressait notre village, ils sont repartis, plus fiers que jamais, en direction de Rome, de Constantinople ou de Jérusalem.
Et moi, je suis resté au bord du chemin à les regarder passer.
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04/07/2013
Moby Dick (lecture)
Curieux que ce roman ait souvent été présenté comme un livre d’aventures, dont la version courte a été lue par beaucoup d’adolescents. Tout le monde connaît l’histoire de ce capitaine qui tente d’attraper une baleine. Le thème dépasse pourtant de loin ce simple fait. Tout ici, est symbolique et l’histoire racontée a quelque chose d’épique. On peut y voir la lutte du bien contre le mal, le cétacé sortant des abimes ayant tout d’un monstre inquiétant. L’approche de Melville est quasi mystique et la baleine tueuse incarne aussi le destin qui nous frappe, nous pauvres humains. Dès lors, la chasse que lui donne le capitaine n’est pas une simple chasse, mais une manière pour l’homme d’affronter son destin mortel et de le dépasser.
Les premiers mots du livre sont déjà révélateurs : « Appelez-moi Ismaël » dit celui qui va devenir le narrateur. Notons que ce « Call me Ishmael » a bien ennuyé les traducteurs, chacun se demandant comment il fallait interpréter ces trois mots.
-
Mon vrai nom n’est pas Ismaël, mais vous m’appellerez ainsi tout au long de ce récit (et le fait que dans le Bible ce soit le nom du fils d’Abraham, donne déjà un éclairage sur tout le roman. En effet, il s’agit de l’enfant qui a failli être sacrifié par son père pour obéir aux ordres de Dieu, mais qui fut finalement sauvé quand le père était à deux doigts d’exécuter l’ordre divin. Dans le roman, le futur narrateur sera le seul à échapper au naufrage du navire et à la mort)
- Peu importe mon nom, je suis avant tout un narrateur (manière de dire qu’on est ici dans une œuvre de fiction pure et que tout est inventé, même les prénoms)
- Appelez-moi familièrement par mon prénom, je vous y autorise. Après tout, nous sommes tous des humains, poursuivis par le même destin qui s’achèvera dans la mort
Un autre problème de traduction est celui de l’animal poursuivi. On parle souvent de baleine, de baleine blanche et même de poisson. Or la bête que le capitaine Achab poursuit est un cachalot et non une baleine au sens strict. En effet, la baleine (la baleine franche) possède des fanons qui lui permettent de filtrer le plancton dont elle se nourrit. Le cachalot, au contraire, est un prédateur muni de dents, qui plonge dans le fond des abysses pour capturer des calmars (y compris des calmars géants dont on ne connaît finalement l’existence que par les tentacules retrouvés dans l’estomac des cachalots capturés). La traduction « baleine blanche » est donc assez mauvaise car en français, la véritable baleine blanche, c’est le bélouga, qui est plutôt une sorte de dauphin et dont la taille modeste n’a rien à voir avec les grands cétacés. Oui, mais me direz-vous, le cachalot n’est pas blanc, il est noir. Certes, mais il faut donc comprendre qu’il s’agit d’un cachalot albinos, autrement dit d’un animal plus que rare, ce qui renforce encore le caractère exceptionnel et singulier de Moby Dick. Notons en passant le fait que ce monstre marin qui personnifie le mal est blanc, couleur traditionnellement associée à la pureté.
En anglais, le terme est « whale ». Dans le roman, il désigne parfois l’ensemble des grands mammifères marins, autrement dit les cétacés. A d’autres endroits, il désigne plutôt l’animal qui était capturé par les baleiniers (la baleine, mais aussi le cachalot). Enfin, quand Melville emploie le terme « whale », il pense en fait à « sperm whale », qui est le cachalot. Or la pêche au cachalot est évidemment beaucoup plus dangereuse que la pêche à la baleine, d’abord parce que cet animal peut atteindre vingt mètres de longueur mais surtout parce que, comme je l’ai déjà dit, il possède des dents (famille des odontocètes) et est agressif. En effet, il n’était pas rare de voir un cachalot briser les petites baleinières qu’on avait mises à l’eau pour le capturer.
Pourquoi, me direz-vous, les anglophones emploient-ils le terme « sperm whale » pour désigner le cachalot ? En effet, il existe des cachalots femelles ainsi que des baleines mâles. En, réalité, le nom « sperm whale » a son origine dans la substance laiteuse qui se trouve dans la tête impressionnante de l’animal (laquelle représente un tiers de son corps). Cette substance, appelée en français spermaceti ou blanc de baleines, fournissait un excellent combustible (meilleur que l’huile de baleine). Le terme vient du grec sperma, graine, et du latin cetus, baleine car on croyait autrefois qu'il s'agissait du liquide séminal de l'animal. En réalité, les scientifiques restent partagés sur l’utilité de cette substance. Certains pensent qu’elle pourrait assurer la flottabilité (en diminuant la température lors des plongées profondes, l’animal modifierait la densité du spermaceti, qui servirait alors de stabilisateur, ses cristaux étant devenus plus denses). D’autres pensent que ce spermaceti servirait plutôt à capter les ondes sonores, le son étant sans doute le seul moyen de se déplacer dans les abysses sous-marins plongés dans l’obscurité.
Il n’empêche, qu’en employant le mot baleine blanche, Giono a, à mon avis, commis une erreur lourde de conséquences. En effet, dans cet univers de marins, on ne rencontre que des hommes (la vie sur le bateau constitue d’ailleurs un microcosme exemplaire car le bateau de pêche reste coupé du monde de longs mois, parfois plusieurs années. Melville insiste d’ailleurs sur ce point. Alors que les bateaux de commerce font des escales pour charger ou décharger leurs marchandises ou pour se ravitailler en nourriture, les baleinières, dont l’activité consiste à sillonner sans arrêt les mers, sont équipées de tout le nécessaire pour ne pas devoir perdre leur temps à mouiller dans un port). Donc, les hommes restent entre eux sur le bateau pendant un ou deux ans sans accoster et leur univers est uniquement masculin. A partir du moment où le monstre surgi des profondeurs est du genre féminin, certains lecteurs francophones pourraient en tirer des conclusions erronées sur le message transmis par Melville. Cette erreur n’existe plus à partir du moment où on dit clairement que Moby Dick est un cachalot et qui plus est un cachalot mâle, ce que révèle sa taille et le fait qu’il vive seul et pas en bande.
Notons en passant que le lecteur du XXI° siècle a un peu de mal à accepter cette chasse à la baleine (ou au cachalot). Pour nous, il s’agit là d’une espèce sympathique en voie de disparition et qu’il convient de protéger. Pour Melville, au XIX° siècle, il n’en allait pas de même et la taille de ces cétacés comme le fait qu’ils plongent à des profondeurs incroyables en faisait de véritables monstres incarnant l’esprit du mal.
Maintenant, j’ai peut-être un peu vite accusé Giono de mauvaise traduction car quelque part le mot baleine est une sorte de générique qui englobe tous les cétacés et qui renvoie à des histoires mythiques comme l’histoire de Jonas, avalé précisément par une baleine. Melville fait d’ailleurs allusion à ce récit biblique, qu’il explique. Jonas ayant refusé d’accomplir les volontés de Dieu (aller prévenir les habitants de Ninive que leur fin est proche s’ils ne se repentent pas et ne se tournent pas vers Dieu), s’enfuit sur un bateau qui se rend à Jaffa. Survient alors une tempête. Les marins estiment que Dieu veut punir Jonas et le jettent à la mer. En effet, la tempête se calme aussitôt. Quant au pauvre Jonas, il est avalé par la baleine, où il reste trois jours (chiffre symbolique) durant lesquels il a le temps de se repentir. La baleine recrache alors Jonas sur le rivage. Le thème est donc celui de la soumission à Dieu et au destin que celui-ci impose, ainsi que le pardon final.
Dans le roman de Melville, ce thème est pour ainsi dire inversé, puisque le capitaine Achab, qui a perdu précédemment une jambe à cause de Moby Dick, veut se venger (et non pardonner). Au lieu d’accepter sa destinée, il veut lutter contre elle et anéantir ce qui pour lui représente la force du mal. Il y a quelque chose de prométhéen en lui puisqu’il va à l’encontre des vérités établies (la force et la férocité naturelles du cachalot). Quelque part, il lutte donc contre les puissances de la mort. Mais pour tuer le cétacé, il est prêt à tout. Les matelots sentent bien qu’ils vont à leur perte s’ils suivent leur capitaine. Ils lui suggèrent plusieurs fois de tout abandonner et de rentrer au pays auprès de sa femme et de son fils. Il refusera systématiquement tout compromis et affrontera Moby Dick durant trois jours (encore ce chiffre symbolique). Il échouera dans sa tentative et sera puni de son orgueil puisque le cachalot, en fonçant sur le navire, fera couler ce dernier. Le seul survivant sera le narrateur de l’histoire, qui s’accrochera à un cercueil transformé en bouée de sauvetage (tout un symbole).
Il y a quelque chose de biblique dans ce roman. Les références à Noé et à son arche y sont nombreuses. On sait que Noé avait embarqué un couple de tous les animaux pour les sauver du déluge. Seuls les poissons n’avaient pas eu besoin de ses services. Ici, le bateau du capitaine Achab est en permanence sur l’océan, loin de toute côte et peut symboliquement être assimilé au bateau de Noé. Mais au lieu d’abriter des animaux, il emplit ses cales de l’huile des baleines (ces monstres marins) qu’il a tuées.
La scène finale du bateau qui sombre dans les flots (à l’inverse de celui de Noé) et dont les trois mâts restent un instant visibles, est impressionnante. Un aigle (qui vit haut dans le ciel, près du soleil et qui symbolise le bien, par opposition à l’obscurité des gouffres sous-marins) est cloué sur le plus haut de ces mâts. A la différence de la colombe de Noé, qui annonçait le pardon de Dieu et l’émergence d’une terre nouvelle, l’aigle va sombrer irrémédiablement dans les abysses sans fond où règne le mal.
L’orgueil et la révolte du capitaine Achab n’auront servi qu’à faire périr son équipage.
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29/06/2013
Moby Dick
Or, quand ces pauvres marins hâlés, pieds nus, les pantalons roulés hauts sur leurs mollets d’anguilles, eurent péniblement tiré au sec leur gras poisson, se promettant un rapport de cent cinquante livres d’argent sonnant pour son huile précieuse et ses fanons, alors qu’en imagination ils sirotaient déjà un thé de choix avec leurs épouses, et une bonne bière avec les amis sur la foi de la part qui devait leur échoir à chacun, alors s’avança un gentilhomme très savant, très chrétien et très charitable, portant sous le bras un exemplaire de Blackstone et qui, l’ouvrant sur la tête de la baleine, leur dit: «Bas les pattes ! les patrons, ce poisson est un poisson amarré. Je le saisis au nom du Gardien. » À ces mots, les pauvres marins, dans un atterrement respectueux, si spécifiquement anglais, ne sachant que répondre, se mirent à se gratter vigoureusement la tête à la ronde, leurs regards allant lugubrement de la baleine à l’étranger. Cela n’arrangea pas l’affaire pas plus que cela n’attendrit le cœur de pierre du savant gentilhomme -à-l’exemplaire-de-Blackstone. Enfin l’un d’eux, après un long grattage en quête d’idées, s’enhardit à parler :
–S’il vous plaît, sir, qui est le Gardien ?
–Le Duc.
– Mais le Duc n’a rien à voir avec la capture de cette baleine ?
–Elle est sienne.
–Elle nous a donné beaucoup de tracas, nous avons couru des dangers et dépensé de l’argent, tout cela doit-il être versé au bénéfice du Duc ? N’aurons-nous rien d’autre pour notre peine que des ampoules ?
–Elle est sienne.
–Le Duc est-il si affreusement pauvre qu’il en soit réduit à ces extrémités pour gagner sa vie ?
–Elle est sienne.
–Je pensais venir en aide à ma vieille mère infirme sur ma part de ce poisson.
–Il est sien.
–Le Duc ne se contenterait-il pas d’un quart ou d’une moitié ?
–Il est sien.
En un mot, la baleine fut saisie, vendue et M. le duc de Wellington encaissa l’argent. Pensant que, vu sous certains angles, le cas aurait une petite chance d’être un tantinet revu, étant donné les circonstances et à cause de sa rigueur, un honnête pasteur de la ville adressa une pétition au Duc, le priant respectueusement de prendre en considération le sort de ces pauvres marins. À quoi Monseigneur le Duc répondit en substance (les deux lettres furent publiées) que c’était déjà fait, qu’il avait reçu l’argent, et qu’il serait très reconnaissant au révérend de bien vouloir désormais se mêler de ses affaires (à lui, révérend). N’est-ce pas là le vieillard toujours militant, debout au carrefour des trois royaumes pour arracher de toutes parts l’aumône aux mendiants ?
On aura tôt fait de comprendre qu’en ce cas le prétendu droit du duc sur la baleine lui était délégué par le souverain. Il faut nous demander, dès lors, au nom de quel principe le souverain détient lui-même ce droit. Nous avons déjà parlé de la loi, Plowden nous donne la raison de principe. Selon lui, la baleine ainsi capturée appartient au Roi et à la Reine « à cause de son excellence ». D’après les plus sains commentateurs, c’est là un argument convaincant.
(Herman Melville)
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17/06/2013
Village natal (suite et fin)
Elle roula droit devant elle, dans la grande forêt, sans penser à rien. Elle prit des routes au hasard, puis encore d’autres routes, et finalement se retrouva sur une autoroute sans trop savoir comment. Elle roula comme cela une partie de la nuit puis, à un moment donné, exténuée, elle s’arrêta sur un parking. Elle prit une chambre d’hôtel et s’endormit sans faire le moindre rêve. Vers midi, la femme de chambre la tira de son sommeil, lui faisant comprendre poliment mais fermement qu’il était temps de quitter les lieux. Elle mangea un sandwich insipide, but un café qui lui brûla l’estomac, puis elle reprit la route. Elle ne voyait devant elle qu’un long ruban de bitume qui n’avait pas de fin et qui ne menait nulle part. Au soir, elle était à Montpellier, tout étonnée d’être là.
Elle entra de nouveau dans un hôtel et se retrouva dans une chambre absolument identique à celle qu’elle avait quittée le matin. Là, elle s’endormit et fit un rêve étrange. Elle marchait dans une forêt et à un moment donné le chemin qu’elle suivait se divisa en deux. Par habitude, elle prit celui de droite, mais un peu plus loin celui-ci se divisa encore en deux et ainsi plusieurs fois de suite. A la fin, elle marchait dans un sentier tellement étroit qu’elle avait du mal à se faufiler entre les arbres. Bientôt celui-ci disparut dans la végétation et elle ne savait plus où aller. Elle prit conscience qu’elle était complètement perdue. C’est alors qu’elle le vit, Lui, à une centaine de mètres. Il était donc vivant ! Elle essaya de l’appeler, mais aucun son ne sortit de sa bouche. Lui, de son côté, s’éloignait déjà et bientôt il disparut. Elle tenta de le rejoindre, mais elle se prenait les pieds dans des ronces et ne parvenait pas à avancer. A un moment donné, elle entendit des voix et se dirigea de ce côté. A la sortie du bois, dans une clairière, des paysans étaient occupés à fumer. Elle leur demanda s’ils n’avaient pas aperçu son ami, mais ils n’avaient rien vu. Elle insista, expliquant qu’il ne s’agissait pas seulement de son ami, mais de son amoureux. Ils la regardèrent, un peu embarrassés, puis expliquèrent que de toute façon, s’il s’était engagé seul dans le bois, il était forcément mort à l’heure qu’il était, à cause des loups qui rodaient sans arrêt dans le coin. A ces mots, elle se sentit vaciller et se laissa tomber sur le sol. Elle se réveilla dans la chambre de l’hôtel, au pied de son lit. Il était neuf heures du matin.
Là, elle se dit qu’il était temps de se ressaisir. Elle se rendit à la cafétéria et mangea deux croissants. Ils étaient excellents et bien croustillants. Elle sentit que la vie reprenait le dessus. Ensuite, elle roula jusqu’à Béziers et là prit l’autoroute qui remonte vers Paris en passant par le Massif central. Elle s’arrêta plusieurs fois pour admirer les paysages, surtout ceux des Causses, avec leurs grands plateaux désertiques et leurs falaises à pic.
Le soir tombait quand elle arriva chez elle. Après avoir garé la voiture le long de la pelouse, elle prit ses clefs et, machinalement, fit un détour par la boîte aux lettres. Et là, sous quelques publicités, il y avait une lettre. Elle n’y fit d’abord pas plus attention que cela, mais tout en marchant vers la porte d’entrée, elle la regarda distraitement et là elle eut un choc. Elle venait de reconnaître l’écriture. Son écriture ! Ainsi donc elle avait assisté à son enterrement ou plus exactement elle était allée se recueillir sur sa tombe, puis avait roulé au hasard pendant deux jours, et voilà que pendant ce temps il lui avait écrit ! La main qui tenait la lettre se mit à trembler. Elle ne comprenait plus rien. Il lui fallut plusieurs secondes pour se calmer et réaliser, le cachet de la poste faisant foi, que cette lettre avait été écrite et envoyée avant son décès.
Toujours tremblante, elle ouvrit la porte, alluma la lampe et s’effondra dans un fauteuil. La lettre était devant elle et elle n’osait l’ouvrir car elle savait que c’était la dernière et qu’elle n’en recevrait plus jamais de Lui. C’était un peu comme s’il lui avait écrit de l’au-delà, pour lui faire un dernier petit signe. Après plusieurs minutes, elle se décida à déchirer l’enveloppe et les premiers mots la laissèrent complètement anéantie : « Mon amour, toi pour qui je donnerais ma vie, si tu savais à quel point je t’aime… »
Elle resta là, la lettre dans la main, n’ayant plus le courage d’en continuer la lecture. Une fois de plus, désespérément seule.
17:49 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature
09/06/2013
village natal
Elle avait garé la voiture à la sortie du petit bois, et avait attendu là patiemment. Devant elle, la route descendait en pente raide vers le village, longeait le cimetière, puis se perdait près des premières maisons. L’esprit vide, elle ne pensait à rien. Elle attendait, c’était tout. Elle attendait quoi au juste ? Cela avait-il un sens d’être là ? Oui, bien sûr ! C’est ne pas y être qui aurait été incompréhensible. Dans son esprit, les idées se mélangeaient. Elle regarda les grands bois qui couvraient l’horizon, de l’autre côté du village. Voilà donc la région qu’il aimait tant et dont il lui avait si souvent parlé. Elle n’y était jamais venue. Ni seule ni avec lui. Forcément. On le connaissait ici et même s’il n’y vivait plus depuis longtemps, cela restait son village natal. Qu’est-ce que cela aurait été bon, pourtant, de se promener à deux dans ces forêts sauvages. Quand elle aurait eu peur d’un bruit étrange, il lui aurait pris la main et ne l’aurait plus lâchée. Elle n’aurait rien dit, mais qu’est-ce qu’elle aurait été heureuse, comme cela ! Le soir, ils seraient rentrés à l’hôtel et il aurait expliqué que ce bâtiment était en fait la vieille ferme de son grand-père, laquelle avait été vendue et transformée pour les touristes. La charrue que l’on voyait au milieu de la pelouse avait été tirée par un cheval qu’il avait encore connu, lorsqu’il était enfant. Il aurait parlé pendant des heures de son passé et elle l’aurait écouté, heureuse de découvrir ce qui avait fait ce qu’il était devenu, cet homme à la fois renfermé et généreux, persévérant et pourtant si fragile à ses heures. Puis ils seraient allés dormir dans une chambre aux murs de schistes gris et avant de sombrer dans le sommeil, ils se seraient aimés comme jamais. Au milieu de la nuit, elle se serait réveillée en entendant le hululement d’un hibou, si près qu’on aurait dit que l’oiseau était à l’intérieur de la chambre. Elle aurait souri de sa naïveté et se serait blottie contre lui pour le reste de la nuit. Alors, heureuse, elle aurait rêvé de l’océan et de son enfance à elle.
Elle en était là de ses pensées quand elle les vit arriver. Ils venaient à pied, suivant la voiture noire. Il n’y avait pas beaucoup de monde, une vingtaine de personnes au maximum. Ils marchaient lentement à cause de la pente qui était raide et quand ils furent devant le cimetière, elle vit bien qu’ils étaient tous contents d’être à destination. Alors on sortit le cercueil du corbillard et ils franchirent la petite grille. Ils restèrent là devant le trou qui était creusé. Elle les voyait bien, d’où elle était. Celle qui se tenait à peine debout, c’était sa femme, manifestement. Ses deux filles la soutenaient, toutes fières au fond d’elles-mêmes d’être pour une fois les adultes que leur mère les avait toujours empêchées d’être. Une voiture arriva à vive allure et se gara sur le parking. C’était le curé. Un curé, il ne manquait plus que cela ! Qu’est-ce qu’il aurait dit s’il avait su cela ! Une fois de plus il devrait faire semblant et subir ce qu’on lui imposait. Elle en eut mal pour lui. Il n’y avait pas à dire, ces gens n’avaient vraiment rien compris à ce qu’il était. Un curé !
Elle vit l’homme de Dieu traverser le cimetière au pas de course, tout en passant son étole autour du cou. Puis il dut faire un discours car tout le monde sembla se recueillir un instant. Ce fut bref car déjà il bénissait la fosse et faisait signe aux hommes des pompes funèbres qu’ils pouvaient continuer leur travail. Elle vit le cercueil descendre au fond du trou et quand il se fut immobilisé, il lui sembla entendre le bruit mat de la caisse contre la terre, ce qui était complètement impossible vu la distance. Pourtant, au fond d’elle-même, elle ressentit un choc et elle sut que sa vie venait de s’arrêter.
Après elle ne sait plus. Ils durent tous faire un dernier signe d’amitié envers le défunt et venir présenter leurs condoléances à la veuve et à ses filles. Mais elle ne vit rien de tout cela, son esprit vacillait et était ailleurs. Elle pensait à ces deux jours merveilleux où il avait pu se dérober à la vigilance des siens et où ils étaient allés visiter quelques églises romanes en Auvergne, du côté d’Orcival ou de Saint-Nectaire, elle ne savait plus trop. Qu’est-ce qu’ils avaient été heureux, là-bas !
Quand elle retrouva ses esprits, la foule quittait le cimetière et les fossoyeurs étaient déjà à pied d’œuvre. Quant au curé, il était parti depuis longtemps ! Visiblement, il n’avait même pas proposé à la veuve de la raccompagner jusqu’au village. Bien fait pour elle, elle n’avait pas besoin de l’inviter !
Elle attendit encore deux bonnes heures et quand elle vit le soleil qui se couchait à l’horizon, elle lâcha le frein à main et laissa la voiture descendre sans bruit. Le silence était impressionnant. On se serait cru au fond de la mer et elle entendait les battements de son cœur qui frappaient ses tympans, comme si elle avait été à cent mètres de profondeur. Arrivée devant la grille, elle stoppa et attendit encore un peu. Il n’y avait plus personne et à cette heure crépusculaire aucun villageois ne viendrait jusqu’ici. Alors elle ouvrit la portière qui grinça un peu (en fait elle fermait mal. Combien de fois ne lui avait-il pas dit de la réparer !). Elle la referma lentement. La petite grille avait été laissée ouverte. Décidément, ils avaient tous été pressés de partir ! Elle parcourut l’allée principale et très vite se retrouva devant le petit monticule de terre. Alors là, subitement, toutes les vannes s’ouvrirent en même temps et elle pleura comme elle n’avait jamais pleuré. Elle resta là une bonne heure, assise dans l’herbe, suffoquée par les sanglots. Puis elle se releva et regagna sa voiture. Il faisait complètement noir. Dans le lointain un hibou poussa un cri et elle frémit. C’est à ce moment qu’elle comprit qu’elle était vraiment seule.
Photo personnelle
00:26 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature
28/05/2013
Rencontre
J’ai marché des jours et des jours, toujours vers l’ouest.
J’ai marché sans m’arrêter, sur des chemins qui fuyaient sans fin vers l’horizon de mes rêves.
Il y eut des soirs, il y eut des matins.
Il y eut des aubes tristes et des crépuscules flamboyants.
Parfois, j’avançais courbé sous la force du vent et sur mon visage ruisselait la pluie, comme des larmes d’un autre temps.
Parfois il faisait chaud, étouffant, et dans les lointains s‘élevait sans fin la fumée des pinèdes calcinées.
J’ai marché depuis les commencements du monde, sans m’arrêter.
Je n’avais qu’une idée en tête, celle de te retrouver, mon amour.
Et toi, toi, tu t’es mise à marcher vers l’est.
Tu as traversé des rivières et des fleuves, des plaines fertiles et des villes gigantesques.
Tu as contemplé des cathédrales plus hautes que le ciel dont les vitraux ensanglantés disaient la souffrance de tous les peuples.
Sous les voûtes ogivées ou dans l’obscurité des criques, tu as prié à genoux un dieu étranger.
Etendue nue sur les dalles bleues et glacées, le froid déjà gagnait ton cœur quand tout là-haut les grandes orgues se mirent à jouer seules au milieu de la nuit.
Alors tu t‘es levée et tu t’es remise en route.
Tu as marché en aveugle dans les ténèbres et quand soudain la lune est apparue, c’est mon reflet que tu as cru voir dans l’onde d’un étang bleu.
Alors tu as souri et tu m’as attendu, assise au bord du monde.
00:05 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : littérature
21/05/2013
De l'édition (suite et fin)
Une fois ce deuxième manuscrit envoyé, je me suis mis à attendre patiemment. En effet, je savais maintenant qu’il ne fallait pas espérer obtenir une réponse avant une bonne année. Mais au moins, s’agissant d’un roman, cette fois, j’étais sûr qu’on ouvrirait le manuscrit (ce qu’on n’avait évidemment pas fait dans le cas des nouvelles) et même s’il n’était pas retenu, on me dirait ce que l’on en pensait. Pour moi, c’était ce qui comptait.
Les mois se mirent donc à défiler les uns après les autres : huit, neuf, dix, onze, douze, treize, quatorze… J’en avais presqu’oublié que j’attendais une réponse ! C’est alors qu’eut lieu un salon du livre, que dans ma petite région on rebaptisa « Foire du livre », ce qui était assez honnête. En effet, l’ambiance qui régnait là n’avait rien à voir avec le calme feutré des librairies, où l’on entend juste le bruit les pages feuilletées par quelques amateurs de littérature. Non, ici, c’était la grosse foire commerciale, avec des micros qui hurlaient sans arrêt, indiquant aux badauds qu’il y avait des débats qu’ils ne devaient surtout pas manquer et des séances de dédicaces incontournables, qu’il aurait été malvenu de négliger. Il régnait là-dedans un bruit extraordinaire et une chaleur étouffante. A certains endroits, on voyait une foule compacte se presser devant un stand dans l’espoir d’avoir un autographe. En se hissant sur la pointe des pieds, on pouvait apercevoir le chapeau moyenâgeux d’Amélie Nothomb… Plus loin, c’était tout le contraire : deux auteurs parfaitement inconnus attendaient patiemment qu’un lecteur éventuel vînt leur prouver qu’ils ne s’étaient pas déplacés pour rien. Mais personne ne venait, manifestement, et pour se donner une contenance ils buvaient une gorgée au verre d’eau qu’on avait déposé devant eux (au cas fort improbable où ils auraient dû parler beaucoup).
Bref, je déambulais dans ce capharnaüm quand, par le plus grand des hasards, je me suis retrouvé devant le stand de mon éditrice. Bon, elle n’était pas là en personne (en tout cas pas ce jour-là), mais son acolyte était là. Je me suis avancé pour demander s’il était normal de ne pas avoir de réponse après quatorze mois (pas dans le but de faire des reproches, mais simplement afin d’être rassuré. On ne sait jamais. On manuscrit se perd si vite !). C’est alors que quelqu’un de plus pressé que moi me brûla la politesse et vint s’enquérir de son propre manuscrit.
« Et vous vous appelez comment ? »
« XX »
« Oui… et le titre de votre manuscrit ? »
« ZZ »
« Oui, parfaitement, je m’en souviens très bien. Il est arrivé il y a une bonne année, c’est bien cela ? »
« Seize mois exactement… »
« Oui, mais c’est normal, nous recevons tellement de textes. Mais rassurez-vous, je me souviens parfaitement de ce titre. Je me demande même si je ne l’ai pas revu récemment dans la pile que nous lisons en ce moment. »
Et voilà mon auteur en herbe qui s’en va tout content, certain de recevoir une réponse positive dans quelques jours.
Je me suis alors avancé, j’ai posé la même question et j’ai reçu la même réponse. La différence, c’est que je suis reparti beaucoup moins confiant que mon prédécesseur. Il est vrai que je commençais à avoir un peu d’expérience dans le monde mensonger de l’édition.
Quelques mois se sont encore écoulés et j’ai reçu une réponse : « …n’entre pas dans le cadre de nos collections ». C’était la première fois que je lisais cela. Ce ne serait pas la dernière, malheureusement.
Cependant, cette phrase assassine qui venait de briser tous mes espoirs était suivie d’une autre, beaucoup plus optimiste (ou beaucoup plus perfide, c’est selon) : « … néanmoins, devant la qualité de certains textes, nous suggérons l’auto-édition. Vous trouverez ci-dessous la maison avec laquelle nous travaillons habituellement ». Suivait alors le nom d’une société parfaitement inconnue de moi, logée à la même adresse que ma chère éditrice.
Bon, j’avais compris. On ne m’éditait pas car mon texte ne serait pas rentable. Cependant, si je le trouvais bon, je pouvais prendre le risque de l’éditer à mes frais.
Aucun commentaire sur les « qualités » supposées du manuscrit, ni d’ailleurs sur ses éventuels défauts. N’étant pas encore complètement déniaisé, j’ai donc écrit un petit mail, où je remerciais pour le temps qu’on avait consacré à me lire et demandais d’avoir un compte-rendu de quelques lignes. La réponse fut rapide cette fois (elle vint dans les cinq minutes), mais plutôt sèche. En gros, elle disait : « Nous ne sommes pas des conseillers littéraires et n’avons pas pour habitude de donner un avis détaillé sur les manuscrits. Vu le nombre que nous recevons chaque jour, vous comprendrez aisément, bla bla, bla… ». Dont acte.
Quelques mois passèrent encore et je suis retourné une dernière fois à cette « Foire du livre » (depuis je n’y vais plus, dégoûté par son côté commercial et vente forcée). Et voilà que je retrouve l’acolyte de mon éditrice (elle, toujours absente et lui toujours aussi dynamique). Il expliquait justement à un petit jeune qu’il se souvenait parfaitement avoir vu son manuscrit dans une des nombreuses piles qui s’entassaient dans son bureau. Je n’ai pu m’empêcher de sourire. Comme je restais là, sans rien demander, c’est lui, je crois qui est venu vers moi. J’ai expliqué que non, que je n’attendais plus rien, que j’avais déjà reçu ma réponse et qu’elle était négative. Négative mais ambiguë quand même puisqu’elle disait qu’on n’éditait pas mon texte tout en reconnaissant que le manuscrit n’était pas mauvais (manière assassine de laisser un certain espoir aux pauvres « écrivants »).
« Et on vous a proposé quoi ? De l’auto-édition ?»
« Ben oui… »
« Et vous avez fait quoi ? »
« Rien, je n’ai pas accepté. »
« Vous avez drôlement bien fait, cela ne sert strictement à rien. »
« … »
15:42 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature
13/05/2013
De l'édition
Quand j’ai envoyé mon premier manuscrit (il s’agissait d’un recueil de nouvelles) à un éditeur, j’étais encore bien naïf, m’imaginant qu’avec un peu de chance il pourrait déboucher sur une publication. L’éditeur en question (en l’occurrence, c’était une éditrice) mit un an et demi pour me répondre … qu’elle ne publiait jamais de nouvelles d’un inconnu.
Un peu furieux, je lui fis aussitôt la remarque par courriel que ce n’était pas la peine d’attendre un an et demi pour me dire ce qu’elle aurait tout aussi bien pu me dire le premier jour.
Curieusement, elle me répondit, m’expliquant que les nouvelles ne se vendaient pas, qu’elle ne consentait à en publier que si elles avaient été écrites par ses auteurs « maison » et encore, bien à regret et en trichant (en donnant comme titre général au livre le titre de la première nouvelle, mais en se gardant bien de dire qu’il s’agissait d’un recueil de plusieurs récits. Bref, elle essayait tant bien que mal de faire passer pour un roman ce qui n’en était pas un).
Perfide, elle m’expliqua que pour les nouvelles, il fallait mieux d’abord passer par des publications en revue, pour se faire connaître. Et comme par hasard, elle s’occupait justement d’une revue… J’ai vite compris qu’il fallait être abonné si on espérait voir un jour son texte accepté. Je me suis donc abonné (je vous ai dit qu’à l’époque j’étais encore complètement naïf, à la limite de la sottise). Pendant un an j’ai donc reçu cette revue où je retrouvais les noms de tous les écrivains connus de ma région (je devrais dire « connus régionalement », pour mieux me faire comprendre). Vous voyez, il s’agissait de ces personnes invitées à toutes les réceptions locales, tous les vernissages de peinture, toutes les soirées culturelles organisées par quelque politicien en mal d’être élu, etc. Bref, des gens fort connus par leur nom (dans ma région toujours), mais dont j’aurais été bien incapable de citer le titre d’un livre.
Néanmoins, un an passa et, après avoir renouvelé mon abonnement, le temps me sembla venu de proposer l’un ou l’autre texte. Inutile de dire que je ne reçus jamais aucune réponse, pas même un petit accusé de réception. Manifestement, pour entrer dans la revue qui permettrait de me faire connaître, il fallait d’abord être connu… Passons. Pourtant, lorsque je lisais les textes de certains heureux élus (textes très courts qu’ils avaient dû composer entre deux cocktails et trois réceptions mondaines), ceux-ci ne me semblaient pas si extraordinaires que cela. Comme un thème était imposé pour chaque numéro de la revue, il m’est même arrivé de retrouver des textes qui ressemblaient étrangement aux miens. Non pas qu’il y ait eu plagiat, non, du tout, mais inévitablement, quand on écrit tous sur le même sujet, il arrive qu’on dise à peu près la même chose et dans les mêmes termes.
Je n’oserais dire que mes textes étaient meilleurs que les leurs (ce serait afficher une terrible vanité qui heureusement n’est pas dans ma nature), mais honnêtement je dirai quand même que je ne voyais pas en quoi les écrits de ces célébrités locales surpassaient les miens au point qu’on les préférât pour les insérer dans la fameuse revue. Bon, vous me direz que je suis mal placé pour juger et que ma réaction est celle d’un débutant jaloux du talent des autres. C’est possible et je n’insisterai donc pas sur ce point.
En attendant, le temps passait et j’avais déjà envoyé un deuxième manuscrit à l’éditrice qui tenait la revue. C’était un roman, cette fois. Puisqu’elle aimait cela, elle allait être servie !
(à suivre).
16:04 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (19) | Tags : littérature
16/04/2013
L'ancêtre
C’était une petite vieille. Le soir, vers vingt-trois heures, quand je promenais mon chien, elle était souvent sur le seuil de sa porte. Ca ne se fait pas trop, dans le quartier, mais elle, qui était d’une autre époque, le faisait. Elle prenait le frais et regardait dieu seul savait quoi, car il n’y avait rien à voir. Sans doute rêvait-elle à toutes les personnes qu’elle av ait connues et qui étaient toutes disparues. En hiver, comme il faisait froid, je ne la voyais pas pendant des mois, mais dès que revenait le printemps, elle était là. En été, lors des fortes chaleurs, il lui arrivait même de sortir sur le pas de sa porte en robe de nuit. On se disait bonjour (on aurait mieux fait de se dire bonsoir), sans plus, mais il passait entre nous comme un courant de sympathie.
Je ne sais pas pourquoi, mais elle me faisait penser à ma grand-mère, disparue depuis près de vingt ans. Non pas qu’elle lui ressemblât vraiment, mais sa taille, son attitude, la manière dont elle se tenait, la coupe de ses cheveux, son tablier à fleurs, tout cela évoquait pour moi cette personne née avec le siècle, qui avait connu deux guerres, avait eu sept enfants, en avait perdu deux, et dont j’étais un des descendants.
Je passais donc, après avoir salué la petite vieille, et je poursuivais ma promenade accompagné de mon chien. Un chien fidèle, un véritable ami. Un golden retriever doux comme un agneau et qui semblait deviner tous mes états d’âme. Parfois, j’avais même l’impression d’avoir avec lui de véritables conversations.
Mais revenons à la petite vieille. Les saisons passaient, les années aussi, et je voyais bien qu’elle se voûtait insensiblement, qu’elle était moins rapide à répondre à mon bonjour, que son regard était plus vague. C’est sûr, elle ne rajeunissait pas. Puis il se passait parfois plusieurs semaines sans que je ne la rencontrasse, même en été. Sans doute était-elle malade ou hospitalisée. Puis un soir elle réapparaissait et on se disait bonjour, comme s’il ne s’était rien passé.
Un samedi, je l’ai croisée en journée qui traversait la rue pour aller saluer une voisine en face. Là, elle ne me salua pas. Forcément, on n’était pas le soir. Pourtant, son air plus qu’absent et son pas chancelant m’alertèrent. Je me suis retourné et je l’ai aperçue qui gisait à terre. Elle venait de tomber. Je l’ai relevée délicatement. Elle n’a rien dit, pas un mot. J’ai demandé s’il fallait la raccompagner jusque devant sa porte, mais non, d’un geste elle manifesta son intention de poursuivre sa route. Elle traversa donc la chaussée et alla sonner chez sa voisine. Quand je vis qu’elle était entrée sans encombre, j’ai poursuivi mon chemin. Le lendemain soir, elle était de nouveau sur le pas de sa porte, vers les vingt-trois heures, et on se salua comme d’habitude, comme s’il ne s’était rien passé. Avait-elle seulement conscience qu’il se fût passé quelque chose ou une sorte de pudeur l’obligeait-elle au contraire à faire comme si de rien n’était ?
Je ne sais pas et je n’ai jamais eu la réponse à ma question. Je la voyais de moins en moins souvent, puis un autre hiver est arrivé et elle a disparu come d’habitude. Au printemps suivant, cependant, elle n’est pas réapparue. Par contre, un jour, son trottoir s’est retrouvé rempli de vieux meubles empilés et de boites en carton. Voilà tout ce qui restait d’elle. Ces quelques babioles accumulées au cours de toute une vie et qui pour elle, sans doute, avaient l’importance que donnent les souvenirs. Elle si discrète, qu’aurait-elle pensé en voyant tout son intérieur étalé là au grand jour, sans pudeur aucune, avec même une sorte de mépris pour tous ces meubles d’un autre âge ? Pourtant je suis certain que ces meubles, elle les avait frottés, polis, lustrés pendant plus de soixante ans.
J’ai continué ma promenade, car mon chien s’impatientait et me tirait en avant. Tout en marchant, je me disais que c’était bien peu de choses, une vie. Cela se résume à quelques meubles démodés sur un trottoir.
Quelques semaines se sont encore passées et la maison a été à vendre. Puis quelqu’un a entamé des travaux de rénovation. On a mis de nouveaux châssis avec des vitres noires teintées, comme dans les grandes tours qui abritent le siège des banques, dans toutes les capitales européennes. Ce côté moderne et occulte m’a un peu agacé, mais qu'y faire ? Il faut bien vivre avec son époque. Après tout nous sommes dans une société du mensonge et ces vitres opaques, destinées à cacher ce qui se passait désormais à l’intérieur de la maison, étaient en harmonie avec le siècle.
Il s’est encore passé un an ou deux depuis que la petite vieille avait disparu. Je marchais moins vite, à cause de mon chien qui commençait à traîner la patte et que je devais maintenant tirer doucement pour qu’il me suive. Puis un jour il n’est plus parvenu à marcher du tout et il s’est même mis à vaciller dans la maison. Alors il a fallu se résigner à le conduire chez le vétérinaire, qui lui a fait sa dernière piqûre. Pour ne pas remuer inutilement des souvenirs trop durs à gérer, je suis allé porter à la déchèterie son vieux panier (qu’il avait mordillé allègrement quand il était jeune et dont les bords portaient encore des traces de dents.) et quelques ustensiles désormais inutiles. Dans le coffre de ma voiture, cela faisait un tas insignifiant, comme les meubles de la petite vieille. Qu’on soit homme ou chien, voilà finalement à quoi se résume toute une vie.
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11/04/2013
Aube
Sur la plage déserte, en ce matin du monde, nous cheminions.
La mer s’était retirée très loin, vaincue après ses assauts de la nuit.
Tandis que sur le sable nos pas laissaient des empreintes improbables,
Dans le ciel pur, un oiseau blanc passa,
Lançant un cri unique.
Puis ce fut le silence.
Le grand silence des origines,
Celui qui régnait avant l’apparition de l’homme.
Nous poursuivîmes notre route, savourant secrètement le monde et son premier matin.
19:33 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature
29/03/2013
La lettre
Je t’ai écrit trois mots, rien que trois mots.
Je les ai écrits à la main, lentement, au stylo, avec une belle encre bleue, puis j’ai signé de mon prénom.
Ils n’occupaient pas beaucoup de place, mes trois petits mots, au milieu de la page blanche.
Ils semblaient même un peu ridicules, alignés comme cela, avec tout ce vide autour d’eux.
Pourtant, en les relisant, il m’a semblé qu’ils disaient tout, tout ce que j’avais à te dire.
Alors j’ai plié la feuille en quatre et je l’ai glissée dans une enveloppe.
Ensuite, cette enveloppe, je l’ai collée avec ma langue, lentement, et c’était comme un baiser qui n’aurait pas eu de fin.
Un baiser humide, volé à la saveur salée de tes lèvres.
J’ai écrit ton nom, celui qui hante mes songes, ainsi que ton adresse, que je connais par cœur.
Puis j’ai mis un timbre, un beau timbre avec l’océan, une plage immense, et tout le ciel bleu de mes rêves.
Il ne restait plus qu’à poster ma lettre.
Je suis sorti au milieu de la nuit, la neige tombait et il faisait froid.
En me retournant j’ai vu les traces de mes pas sur la terrasse : trois petits points noirs au milieu du grand tapis blanc.
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21/03/2013
Devinette
Je suis à la fois un militaire et un écrivain. J’ai écrit de nombreux livres dont un au moins est mondialement connu, ce qui ne veut pas dire que les gens l’ont lu. J’ai rédigé également un petit traité où j’expliquais que l’Etat devrait se procurer les moyens de venir en aide aux pauvres. Pour ce faire, je suggérais de favoriser le commerce, mais aussi de permettre à l’Etat de s’enrichir en s’adonnant lui-même à des activités commerciales, comme le secteur privé le fait. Par exemple, il suffirait de créer une flotte nationale qui acheminerait les denrées des pays étrangers pour les revendre aux citoyens. Les bénéfices ainsi obtenus rempliraient les caisses publiques. Une autre solution serait de ne pas laisser l’exploitation des mines au seul secteur privé. L’Etat pourrait très bien exploiter lui-même les gisements et l’argent ainsi gagné permettrait de réaliser de grandes choses. Je trouve qu’en ce début de XXI° siècle où le libéralisme sauvage fait des ravages, les dirigeants européens feraient bien de s’inspirer de mon ouvrage.
Qui suis-je ?
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19/03/2013
Promenade hivernale
Photo personnelle 12.03.13
Il avait beaucoup neigé, ce jour-là et j’en avais profité pour aller me balader. Tant qu’on est en ville, ce n’est pas très gai, la neige. A cause des camions de sel qui étaient passés sur la chaussée, tout était déjà en train de fondre sur les trottoirs et le beau tapis blanc s’était transformé en une sorte de boue infâme dans laquelle il n’était pas facile de marcher. Dans d’autres rues, là où les camions n’étaient pas passés, c’était le contraire : la neige s’était tassée sous les milliers de pas qui l’avaient foulée et elle n’était plus qu’une plaque de glace inégale, où le passant cheminait comme il pouvait, craignant à chaque instant de glisser et de tomber. Bref, il me fallut atteindre les champs pour pouvoir enfin progresser dans une belle poudreuse immaculée.
Et là, ô joie ! J’étais le premier à emprunter ce chemin campagnard, bien qu’il fût déjà plus de midi. J’adore marcher dans la neige vierge. J’ai l’impression, alors, d’être seul au monde, comme si l’humanité entière avait disparu. Je suis un peu sauvage de nature, c’est mon tempérament, on n’y peut rien. Je crois que cela ne m’aurait pas déplu d’être comme Robinson, perdu sur une île déserte (pour autant, bien entendu, que j’aie pu récupérer quelques livres dans l’épave de mon bateau). Alors, ici, le fait d’être le premier à fouler cette neige encore intacte m’enthousiasmait au plus au point. Il me semblait habiter une contrée sauvage, à mille kilomètres de toute habitation. Pour un peu, je me serais cru dans le grand nord canadien et si un loup avait surgi devant moi je n’aurais pas été plus surpris que cela. Je me suis peut-être trompé de siècle et de race et j’aurais dû naître algonquin ou iroquois (et cela avant que les hommes blancs ne viennent les massacrer, bien entendu). Cette existence primitive dans des paysages immenses et désertiques m’aurait assez bien convenu, je crois.
Tout en marchant, je me disais que nous restions tous des enfants, finalement, quel que soit notre âge. Il suffit d’un peu de neige pour que tout notre sérieux s’envole et que toutes les conventions sociales soient mises de côté. Je me retrouvais là, sur ce chemin tout blanc, comme si j’avais eu six ou sept ans, et j’étais tout simplement heureux. Je m’étonnais de voir que la neige était plus haute que mes chaussures de marche, je m’extasiais en contemplant l’empreinte de mes pas, j’admirais les congères qui s’avançaient au milieu du chemin, hautes de plus d’un mètre.
Dans une prairie, des chevaux étaient là, immobiles, tournant stoïquement le dos aux bourrasques de neige. Je les ai regardés un moment. Les pauvres semblaient avoir bien froid et dans leurs yeux j’ai cru lire une sorte de résignation, comme s’ils s’étaient fait à l’idée que le printemps n’arriverait plus jamais.
A un certain moment, j’ai obliqué vers le bois, d’abord parce que j’adore la forêt et puis aussi pour me mettre à l’abri de ce fichu vent d’est, qui soufflait en rafales de plus en plus fort et qui commençait à devenir franchement désagréable. Là, la neige était plus abondante que sur le plateau, parce que le vent, justement, ne l’avait pas emportée et elle était restée là où elle était tombée. C’est donc un beau tapis immaculé de plus de vingt centimètres que je foulais, tout en épiant les traces éventuelles d’un chevreuil ou d’un sanglier. Mais non, le bois semblait inhabité et un silence impressionnant m’entourait. A part quelques empreintes discrètes laissées par un merle au pied d’un arbre, on ne voyait rien d’autre que cette étendue blanche qui recouvrait tout, aussi loin que le regard pouvait porter. Quant à l’emplacement du chemin, il était de plus en plus difficile de le distinguer. Une ou deux fois, j’ai dû m’en écarter, mais comme je connais bien le coin, je parvenais quand même à m’orienter grâce aux arbres et aux rochers et j’arrivais finalement où je voulais arriver : au croisement près du bois de mélèzes, au petit pont sur la rivière, aux gros rochers de schiste échoués là comme de grosses baleines noires en perdition.
J’ai marché comme cela une bonne heure, heureux comme je n’avais plus été depuis longtemps. A un moment donné, je suis arrivé à un endroit où le sentier rejoignait une piste forestière. Faite pour laisser passer les véhicules, celle-ci était relativement large, suffisamment en tout cas pour que le vent ait pu emporter la neige, dont l’épaisseur était ici bien moins importante que dans le bois. Du coup, à droite et à gauche de la piste, on distinguait une couche de glace. Celle-ci devait correspondre aux ornières que les camions de débardage avaient laissées et qui étaient habituellement remplies d’eau. Par prudence, je me suis mis à marcher au milieu du chemin. Je n’avais pas envie, en effet, que la glace cédât sous mon poids. Me retrouver en train de patauger dans une flaque d’eau par ce temps glacial n’était pas trop conseillé. Je faisais donc bien attention où je mettais les pieds quand j’ai remarqué des traces de pas qui provenaient d’un sentier latéral et qui se concentraient elles aussi au milieu de la piste. J’avais d’abord été contrarié en découvrant la présence d’un humain dans cet endroit désert, mais en observant ces empreintes, qui étaient étroites et menues, j’en déduisis aussitôt qu’il s’agissait d’une femme. Je me demandais à quoi celle-ci pouvait bien ressembler. En attendant, je m’amusais à observer les endroits où elle était passée. Quand la glace sur les bords était étroite ou inexistante, les pas avaient tendance à emprunter le côté droit de la piste, mais ils revenaient vite au centre dès que la glace s’élargissait et qu’au milieu l’espace correspondant au sol dur se rétrécissait d’autant. A certains endroits, il ne restait plus que vingt centimètres pour se faufiler entre ces flaques d’eau traitresses, méchamment dissimulées sous leur fine pellicule de glace. Cela m’amusait de mettre mes pas dans ceux de l’inconnue et de savoir qu’elle avait raisonné comme moi quant aux endroits où il convenait de poser le pied.
Parfois je me retournais et je trouvais mignons nos deux pas confondus, tandis que devant, ses traces solitaires me montraient le chemin à suivre. Je me demandais comment tout cela allait finir et si j’allais avoir la chance de rencontrer mon inconnue. J’en étais déjà à imaginer un début de conversation quand je suis resté stupéfait. J’étais arrivé à un endroit où la glace occupait l’entièreté du chemin. Et les pas s’étaient arrêtés là. Ils n’allaient pas plus loin. A gauche et à droite du sentier, la neige était immaculée et vierge. Qu’était devenue la promeneuse solitaire ? Où avait-elle disparu ? Je me mis à écouter le silence de la forêt. Il était impressionnant ! Sans le vouloir, je me suis mis à trembler et inconsciemment mes yeux restaient fixés sur une ouverture dans la glace, au milieu du chemin, une ouverture à travers laquelle on apercevait une eau noire et glacée, immobile et inquiétante.
Photo personnelle, 12.03.13
00:05 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature
08/03/2013
Pluie nocturne
Toute une nuit durant, la pluie est tombée drue,
Drainant des pierres vers la rivière en crue.
Sur le petit sentier qui monte à la maison,
Elle a effacé toutes les traces,
Même celles de tes pas…
Ces traces que je contemplais depuis des jours,
Depuis que tu n’es plus venue me voir.
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01/03/2013
Hiver
On est bien peu de chose
Et les fleurs déjà sont fanées dans le jardin des rêves.
Coupés par l’hiver, les chemins ne mènent plus nulle part
Et la neige a recouvert les tombes de ceux qui se sont tus.
Dans le froid et le silence gelé, un oiseau quelque part a crié.
Reste la forêt, immobile et nue,
Seul espoir d’un printemps qui tarde à venir.
00:05 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature
09/02/2013
In memoriam
Toujours, il y aura des personnes pour crier la vérité.
Pas beaucoup, mais il y en aura.
Il y en aura au moins un.
Alors, comme souvent, le croyant seul, d’autres viendront pour le faire taire.
D’où sortent-ils ?
Nul ne le sait, on ne les avait jamais vus, ni ici ni ailleurs.
Peut-être, après tout, étaient-ils bien cachés ?
Mais aujourd’hui, ils sont là, loups hurlant avec la meute, trottant en bande dans nos avenues, piétinant nos rêves.
Et voilà que quatre coups de feu ont retenti, quatre coups de feu qui marquent la fin d’un monde.
Un homme s‘écroule devant chez lui, assassiné au nom d’un livre sacré.
L’ont-ils bien lu, ce livre, ceux qui viennent de tirer, tuant du même coup la liberté, la justice et la vérité ?
Un grand silence s’est fait dans toute la ville, un silence terrible, plus profond que celui du désert.
Les loups s’en donnent à cœur joie. Ils sont maîtres des avenues, ils sont maîtres de nos rêves.
Déjà, ils gravissent les marches du Palais, où leurs pattes laissent des empreintes de sang.
Mais voilà qu’un homme sort de sa maison, puis un autre et encore un autre.
On entend le claquement sec des portes qui se referment derrière eux.
Ils marchent au milieu de l’avenue, ensemble, bientôt rejoints par d’autres encore.
Ils sont maintenant des dizaines, des centaines, des milliers.
Dans leurs yeux, il y a toute l’étendue du désert, toute sa beauté et son grand silence.
Dans leurs yeux il y a l’image de ces arbres qui poussent au milieu des sables et qui ne meurent jamais.
Ils marchent au milieu de l’avenue, ils ne disent rien.
Ils marchent.
Ces lignes sont dédiées à Chokri Belaïd, assassiné cette semaine en Tunisie pour ses idées de gauche.
00:27 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : littérature
30/01/2013
La neige
La neige, infiniment blanche, avait tout recouvert.
Elle avait recouvert les routes et les chemins, les plaines et les collines, les villes et les villages.
Fascinés par cette blancheur étincelante qui couvrait le monde, nous en avions oublié nos peines, celles qui se cachent au plus profond de l’être.
Comme des enfants, nous avions marché et joué dans cette neige, image du paradis perdu, jardin de l’insouciance, désert aux congères changeantes comme des dunes de sable blanc.
Puis la pluie est revenue. La pluie et ses tempêtes qui te font si peur, mon amour.
Et avec la pluie, nos peines ensevelies sont réapparues, plus fortes que jamais. Comme si nos routes ne devaient plus jamais se croiser.
21:47 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature
03/01/2013
A fond de cale
C’est à cause de mon jeune âge, que je me suis retrouvé à fond de cale, c’est évident. Les marins, là-haut, avaient tous plus de quarante ans et Ils avaient déjà fait au moins quinze fois le tour du monde. C’étaient de vieux loups de mer, aguerris à la vie sur les bateaux. Alors, vous pensez bien, quand ils ont vu un jeune mousse de seize ans débarquer, ils s’en sont donnés à cœur joie. J’ai eu droit à toutes les blagues idiotes que l’on fait dans ces cas-là : le lit en portefeuille, les vêtements qui disparaissent, les planches du pont qu’il a fallu récurer avec une brosse usée, le laxatif dans le potage et j’en passe. Bon, c’est de bonne guerre et il faut bien subir tout cela si on veut un jour être reconnu comme un vrai marin. J’ai donc supporté toutes ces petites mesquineries avec un certain humour, même si ce fut parfois très dur. Imaginez-le jour où, à l’aube, je me suis retrouvé tout nu en haut du grand mât, tentant d’attraper mes vêtements qu’on avait attachés là. Imaginez surtout ma honte quand l’équipage au grand complet a surgi sur le pont, complètement hilare…
Bref, tout cela n’est pas bien grave, ce ne sont finalement que de petites taquineries. Mais le coup du tonneau de rhum, ça c’est autre chose ! Bon, c’est vrai que j’avais bien essayé une fois ou deux de boire un petit verre, histoire de faire comme les autres, mais c’était tellement fort que je n’y avais plus jamais touché. Les marins, par contre, ne s’en privaient pas. Il y avait trois tonneaux dissimulés au fond de la cale, mais tout le monde connaissait la cachette, vous pensez bien ! Discrètement, à tour de rôle, ils descendaient sans bruit et buvaient une ou deux rasades ou plutôt trois ou quatre. Bref, quand le premier tonneau fut vide et que le capitaine s’en aperçut, il mit des cachets de cire sur les robinets de sortie, avec le sigle de la marine royale. Briser un tel sceau, c’eût été un acte grave qui aurait pu vous mener aux galères, aussi, dans un premier temps, personne ne s’y risqua.
Mais la soif donne des idées et bientôt un des marins trouva une solution. Il perça un petit trou à l’arrière du deuxième tonneau, qu’il colmata avec un bouchon de liège. La légalité était donc respectée. Les insignes du Roi avaient beau protéger le précieux nectar, le tonneau n’en fut pas moins vide après une semaine. Alors, les marins usèrent du même stratagème avec le troisième tonneau, qui ne dura pas plus de cinq jours. Malheureusement un des hommes, passablement ivre et vacillant complètement, se prit les pieds dans un rouleau de cordages qui traînait sur le pont et il alla s’affaler juste devant les bottes du capitaine. Celui-ci, qui trouvait déjà que l’humeur de ses marins était anormalement joviale, fit immédiatement le rapprochement avec les tonneaux de rhum. Il courut à la cale, brisa les sceaux royaux, ouvrit les robinets et dut bien vite se rendre à l’évidence : les tonneaux étaient vides ! Il n’y avait plus une goutte de rhum à bord !
Alors il entra dans une colère olympienne. Lui d’habitude si posé et si digne, il se mit à injurier tout l’équipage en des termes que je n’oserais retranscrire ici. Puis il chercha un coupable. Un grand silence se fit. Personne ne voulait dénoncer personne, évidemment ! Un marin ne trahit pas un autre marin… Coupables, ils l’étaient tous et il était donc impossible de livrer un camarade plutôt qu’un autre à la colère du capitaine. Pourtant celui-ci continuait à exiger un nom. Les hommes se regardèrent, chuchotèrent quelques mots entre eux et l’un deux s’avança. « Le coupable, c’est le mousse. On l’a vu souvent descendre dans la cale, mais on n’a rien dit pour lui éviter des ennuis. » Là, j’en suis resté sans voix ! Il n’y avait que moi qui n’avais rien bu ou si peu et voilà que c’était moi le coupable ! Je compris immédiatement leur raisonnement : d’abord je n’appartenais pas encore à leur monde de marins, je n’étais qu’un apprenti. Ensuite, ne buvant pas, ils se vengeaient des reproches qu’on leur faisait en accusant la seule personne sobre de l’équipage (autrement dit, le groupe faisait bloc contre l’innocent, pour se protéger). Enfin, ils devaient se dire que je n’étais qu’un gamin et donc que le capitaine se montrerait relativement clément pour « mon » étourderie, vu mon jeune âge. Ce ne fut pas vraiment le cas. Il fut décidé, puisque j’aimais tellement descendre dans la cale, que j’y resterais enfermé jusqu’à la fin de la traversée, soit environ cinq semaines.
Les premiers jours furent très durs. Coupé du monde, dans une obscurité totale, j’ai vraiment eu l’impression d’être au fond d’un tombeau. Mais on s’habitue à tout. Petit à petit, je me suis mis à être attentif à tous les bruits du bateau et je parvins ainsi à me faire une idée de la vie qu’on menait là-haut. Une fois par jour, on venait m’apporter un peu de nourriture. Le marin qui descendait avait toujours l’air embêté, sachant bien que j’étais innocent et sachant aussi que si je croupissais là, c’était notamment à cause de lui. Aussi essayait-il de se montrer le plus aimable et le plus gentil possible. Moi je ne disais rien et je me drapais dans ma dignité. Comment aurais-je pu entamer une conversation avec un des mouchards qui m’avaient envoyé dans cette geôle ? En plus j’étais aveuglé par sa lampe tempête et les yeux me faisaient mal.
Une fois le marin remonté sur le pont et la lourde trappe refermée sur ma solitude, je reprenais peu à peu mes repères habituels : le frottement de l’eau contre la coque, les pas sur le plancher supérieur, les voix des hommes qui montaient au grand mât… Même le claquement sec des voiles gonflées de vent me parvenait, m’indiquant que le navire allait à toute vitesse vers sa destination. Tout allait bien, donc. Il ne me restait plus qu’à attendre, à accepter ma destinée, et à rêvasser à un monde meilleur. Alors, rassuré, je cherchais à tâtons la gamelle de pommes de terre bouilles qu’on avait bien voulu me donner et je mangeais, savourant comme un gourmet ces produits de la terre ferme. Cela peut paraître incroyable, mais je n’ai jamais rien mangé de si bon que ces repas frugaux dégustés dans le noir : un jour du potage de légumes, le lendemain du chou cuit à l’eau, le troisième jour de nouveau des pommes de terre fades, accompagnées parfois d’une tranche de lard (ce qui m’indiquait mieux que n’importe quel calendrier qu’on était un dimanche et qu’une semaine déjà s’était écoulée). Ce n’était pourtant pas là des menus de premier choix, mais je dégustais ces mets avec délectation, comme si le fait d’être dans l’obscurité avait exacerbé mes papilles gustatives. Il faut dire que je n’avais rien d’autre à faire et que ces repas constituaient le meilleur moment de la journée.
Des jours et des semaines se passèrent ainsi. A un moment donné, j’ai su, au tangage accentué du navire, que nous abordions le cap Horn, de sinistre mémoire. Pourtant, il n’y avait pas d’autre moyen de gagner la côté chilienne, où nous nous rendions, et cela, c’était un fait connu depuis le départ de La Rochelle. On m’avait raconté tellement d’horreurs sur cette traversée du cap Horn, que j’en frémissais à l’avance, alors même que je n’avais pas encore quitté le sol de France. Et maintenant, voilà nous étions en plein dedans. Le bateau bougeait dans tous les sens et des objets mal amarrés se promenaient dans la cale, ce qui ne me rassurait pas du tout. Parfois, quand le bateau plongeait au creux d’une vague, un seau ou un morceau de bois venait soudain me frapper à l’improviste. J’en avais des coups partout et je commençais à avoir sérieusement peur. Pourtant, mes vraies craintes commencèrent quand j’entendis un grand choc sourd, suivi d’un long craquement de planches particulièrement impressionnant. Catastrophe ! Manifestement, nous avions été projetés contre un écueil. Sur le pont, ce fut le branle-bas de combat. Ca courait dans tous les sens, ça criait, ça hurlait. Je n’arrivais pas à distinguer le sens des ordres qu’on donnait, à cause du bruit des vagues qui s’abattaient sans prévenir sur le navire, le faisant quasiment chavirer, mais l’angoisse que je percevais dans ces voix qui s’égosillaient me faisait suffisamment comprendre que l’heure était grave.
Après un petit quart d’heure de ce remue-ménage, je perçus un bruit métallique, comme si on avait déroulé des chaînes, puis ce fut un nouveau raclement le long de la coque. Il y eut encore quelques ordres épars, puis plus rien. Rien que le fracas des vagues qui n’en finissaient plus de se ruer contre le bateau pour tenter de le submerger. Je m’interrogeais sur ce silence étrange, cette absence de voix humaines, quand soudain la vérité m’apparut dans toute son évidence : les marins avaient mis le canot de sauvetage à la mer ! Ils avaient tous quitté le navire en perdition et m’avaient oublié ! Mon sang se glaça instantanément, une sueur froide courut le long de mon dos et je me mis à trembler de tous mes membres. Affolé, je parcourus comme je pus et dans l’obscurité la distance qui me séparait de l’échelle, que je gravis tant bien que mal. Quand j’arrivai à la trappe qui fermait la cale, je me mis à frapper de toutes mes forces et à hurler. Rien à faire ! Après un quart d’heure de panique et d’agitation frénétique, je dus me rendre à l’évidence : j’étais seul, désespérément seul dans ce bateau en perdition qui prenait l’eau et que tout le monde avait abandonné ! Je redescendis l’échelle comme je pus, car mes jambes continuaient de trembler sous moi, je retraversai la longueur de la cale, non sans heurter l’un ou l’autre objet, et j’allai me recroqueviller dans un coin, attendant la mort.
Alors, les yeux fermés, dans le noir absolu, je me suis mis à écouter les bruits qui m’entouraient. Curieusement, ils me semblaient familiers. J’essayais de me souvenir, mais je n’y arrivais pas. Pourtant, j’étais persuadé d’avoir déjà connu un environnement semblable. Certes, je n’avais jamais été abandonné dans un navire en train de sombrer, mais ces bruits, ces craquements, ainsi ce tangage et ce roulis permanents, ne m’étaient pas inconnus. Ils évoquaient une époque lointaine, très lointaine et avaient curieusement quelque chose de rassurant. Alors j’ai oublié la tempête et le péril où je me trouvais pour essayer de remonter le temps, aux sources de ma mémoire. Quand avais-je déjà connu cela ? Cela remontait à loin, à l’enfance, à la petite enfance même, plus loin encore peut-être… J’ai fermé les yeux de toutes mes forces, je n’ai plus pensé à rien, et me suis laissé bercer par tous ces bruits qui emplissaient mon être.
Oui, c’était il y avait longtemps. J’étais bien. Il faisait chaud. Un doux roulement de gauche à droite me berçait. Un bruit monotone et régulier de basse me faisait vibrer toutes les deux secondes. Je percevais comme le chuintement d’un liquide qui se répandait, qui coulait dans des canalisations. C’était aux origines du monde, aux débuts de ma vie. Parfois j’entendais une voix, une voix aigüe mais pourtant douce et rassurante. J’adorais l’entendre. Quand elle se taisait, il y avait un grand silence, comme quand les marins avaient quitté le navire, tout à l’heure. Ce silence me faisait mal, me faisait peur. J’aimais trop cette voix, je voulais l’entendre encore. Mais voilà que des grognements se manifestaient, d’abord discrètement, puis de plus en plus forts. Des bruits sauvages qui m’effrayaient et qui ressemblaient au frottement des flots le long de la carène. C’était un bruit étrange, comme des borborygmes qui n’en finissaient pas.
J’étais là, au fond de la cale, dans le noir absolu, replié sur moi-même dans un coin comme un petit enfant et j’essayais de me souvenir. Soudain, cette image de mon être recroquevillé sur lui-même me rappela un dessin que j’avais vu autrefois dans un livre et qui représentait un fœtus dans le ventre de sa mère. Alors tout me revint avec une évidence incroyable. Le bruit du cœur, puissant, régulier, et puis cette voix douce qui me plaisait tant et qui était celle de ma mère ! Quant aux borborygmes impressionnants, ils étaient provoqués par tous les viscères en action, avec tous leurs liquides qui se déplaçaient par à coup. Je me souvenais maintenant avoir été ce fœtus dans le ventre de sa mère, entouré de bruits, mais pourtant bien au chaud et protégé à l’intérieur de ce ventre de femme. Rassuré par ma découverte, je m’apaisai et finis par m’endormir, certain que rien de fâcheux ne pouvait m’arriver.
Quand je revins à moi, on donnait des coups sur la trappe d’accès à la cale. Bientôt un peu de jour se fit entre deux planches, puis la lumière devint aveuglante. Un homme descendait par l’échelle, une lampe tempête à la main. Quand il me vit, il laissa échapper un tel cri de stupeur qu’il faillit laisser tomber sa lanterne.
On me fit monter sur le pont et là, à la lumière du jour, je compris ce qui était arrivé. Le bateau, à moitié démantelé, s’était échoué sur des récifs, à une vingtaine de mètres du rivage. Il n’avait donc pas sombré. Pendant que je dormais tranquillement dans l’utérus de ma génitrice, il avait poursuivi sa route, balloté par les flots et était venu s’encastrer entre deux gros rochers, qui l‘avaient maintenu en équilibre. Je l’avais échappé belle ! Je pris une profonde respiration et regardai les falaises impressionnantes qui étaient devant moi. Je venais d’aborder en Amérique, sur cette pointe qu’on appelle la Tierra del Fuego.
00:05 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature
23/12/2012
Le temps
Crédit Photo, AFP
Le jour où le temps s’est arrêté
Tout s’est arrêté
Les hommes ont perdu leurs souvenirs
Et n’ont plus eu d’avenir
Quant aux femmes qu’ils aimaient ils les ont oubliées
Sans doute étaient-elles déjà mortes
Ensevelies sous les décombres du monde
12:58 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature
22/12/2012
Nuages...
En ce temps-là, je sculptais des nuages
Je leur donnais des formes étranges et insolites
Des formes que personne n’avait jamais vues
Surtout pas dans des nuages
Certains ressemblaient à des îles lointaines
Perdues au milieu des flots
D’autres avaient l’aspect de vagues écumantes
Venant s’abattre avec fracas sur les rochers du bout du monde
Avec mes doigts, je pétrissais leur substance cotonneuse
La malaxant avec amour jusqu’à leur donner l’apparence de mes rêves
Et des rêves, j’en avais beaucoup à distribuer
La nuit je les guettais durant mon sommeil
Et je capturais les plus beaux
Au petit matin, j’en avais tout un tas
De beaux rêves d’amour, de poésie et de liberté
Pour ne pas les retenir prisonniers dans ma chambre
Où ils auraient dépéri tels des oiseaux en cage
Je les incorporais dans l’âme des nuages
Alors poussés par le vent ils partaient à la conquête du monde
Allant dire à tous qu’il existe quelque part des îles lointaines perdues dans l’océan
Et des vagues écumantes qui se fracassent contre les rochers
A ceux qui me demandaient où se trouvaient ces îles
Et en quelle contrée on pouvait admirer de si belles vagues
Je répondais que ce pays était au fond d’eux-mêmes
Et que pour le découvrir il leur suffisait de regarder les nuages
Les beaux nuages qui traversaient le ciel, remplis de rêves
00:05 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature