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09/06/2013

village natal

Elle avait garé la voiture à la sortie du petit bois, et avait attendu là patiemment. Devant elle, la route descendait en pente raide vers le village, longeait le cimetière, puis se perdait près des premières maisons.  L’esprit vide, elle ne pensait à rien. Elle attendait, c’était tout. Elle attendait quoi au juste ? Cela avait-il un sens d’être là ? Oui, bien sûr ! C’est ne pas y être qui aurait été incompréhensible. Dans son esprit, les idées se mélangeaient. Elle regarda les grands bois qui couvraient l’horizon, de l’autre côté du village. Voilà donc la région qu’il aimait tant et dont il lui avait si souvent parlé. Elle n’y était jamais venue. Ni seule ni avec lui. Forcément. On le connaissait ici et même s’il n’y vivait plus depuis longtemps, cela restait son village natal. Qu’est-ce que cela aurait été bon, pourtant, de se promener à deux dans ces forêts sauvages. Quand elle aurait eu peur d’un bruit étrange, il lui aurait pris la main et ne l’aurait plus lâchée. Elle n’aurait rien dit, mais qu’est-ce qu’elle aurait été heureuse, comme cela ! Le soir, ils seraient rentrés à l’hôtel et il aurait expliqué que ce bâtiment était en fait la vieille ferme de son grand-père, laquelle avait été vendue et transformée pour les touristes. La charrue que l’on voyait au milieu de la pelouse avait été tirée par un cheval qu’il avait encore connu, lorsqu’il était enfant. Il aurait parlé pendant des heures de son passé et elle l’aurait écouté, heureuse de découvrir ce qui avait fait ce qu’il était devenu, cet homme à la fois renfermé et généreux, persévérant et pourtant si fragile à ses heures. Puis ils seraient allés dormir dans une chambre aux murs de schistes gris et avant de sombrer dans le sommeil, ils se seraient aimés comme jamais. Au milieu de la nuit, elle se serait réveillée en entendant le hululement d’un hibou, si près qu’on aurait dit que l’oiseau était à l’intérieur de la chambre. Elle aurait souri de sa naïveté et se serait blottie contre lui pour le reste de la nuit. Alors, heureuse, elle aurait rêvé de l’océan et de son enfance à elle.

Elle en était là de ses pensées quand elle les vit arriver. Ils venaient à pied, suivant la voiture noire. Il n’y avait pas beaucoup de monde, une vingtaine de personnes au maximum. Ils marchaient lentement à cause de la pente qui était raide et quand ils furent devant le cimetière, elle vit bien qu’ils étaient tous contents d’être à destination. Alors on sortit le cercueil du corbillard et ils franchirent la petite grille. Ils restèrent là devant le trou qui était creusé. Elle les voyait bien, d’où elle était. Celle qui se tenait à peine debout, c’était sa femme, manifestement. Ses deux filles la soutenaient, toutes fières au fond d’elles-mêmes d’être pour une fois les adultes que leur mère les avait toujours empêchées d’être. Une voiture arriva à vive allure et se gara sur le parking. C’était le curé. Un curé, il ne manquait plus que cela ! Qu’est-ce qu’il aurait dit s’il avait su cela ! Une fois de plus il devrait faire semblant et subir ce qu’on lui imposait. Elle en eut mal pour lui. Il n’y avait pas à dire, ces gens n’avaient vraiment rien compris à ce qu’il était. Un curé !

Elle vit l’homme de Dieu traverser le cimetière au pas de course, tout en passant son étole autour du cou. Puis il dut faire un discours car tout le monde sembla se recueillir un instant. Ce fut bref car déjà il bénissait la fosse et faisait signe aux hommes des pompes funèbres qu’ils pouvaient continuer leur travail. Elle vit le cercueil descendre au fond du trou et quand il se fut immobilisé, il lui sembla entendre le bruit mat de la caisse contre la terre, ce qui était complètement impossible vu la distance. Pourtant, au fond d’elle-même, elle ressentit un choc et elle sut que sa vie venait de s’arrêter.

Après elle ne sait plus. Ils durent tous faire un dernier signe d’amitié envers le défunt et venir présenter leurs condoléances à la veuve et à ses filles. Mais elle ne vit rien de tout cela, son esprit vacillait et était ailleurs. Elle pensait à ces deux jours merveilleux où il avait pu se dérober à la vigilance des siens et où ils étaient allés visiter quelques églises romanes en Auvergne, du côté d’Orcival ou de Saint-Nectaire, elle ne savait plus trop. Qu’est-ce qu’ils avaient été heureux, là-bas !

Quand elle retrouva ses esprits, la foule quittait le cimetière et les fossoyeurs étaient déjà à pied d’œuvre. Quant au curé, il était parti depuis longtemps ! Visiblement, il n’avait même pas proposé à la veuve de la raccompagner jusqu’au village. Bien fait pour elle, elle n’avait pas besoin de l’inviter !

 

Elle attendit encore deux bonnes heures et quand elle vit le soleil qui se couchait à l’horizon, elle lâcha le frein à main et laissa la voiture descendre sans bruit. Le silence était impressionnant. On se serait cru au fond de la mer et elle entendait les battements de son cœur qui frappaient ses tympans, comme si elle avait été à cent mètres de profondeur. Arrivée devant la grille, elle stoppa et attendit encore un peu. Il n’y avait plus personne et à cette heure crépusculaire aucun villageois ne viendrait jusqu’ici. Alors elle ouvrit la portière qui grinça un peu (en fait elle fermait mal. Combien de fois ne lui avait-il pas dit de la réparer !). Elle la referma lentement. La petite grille avait été laissée ouverte. Décidément, ils avaient tous été pressés de partir ! Elle parcourut l’allée principale et très vite se retrouva devant le petit monticule de terre. Alors là, subitement, toutes les vannes s’ouvrirent en même temps et elle pleura comme elle n’avait jamais pleuré. Elle resta là une bonne heure, assise dans l’herbe, suffoquée par les sanglots. Puis elle se releva et regagna sa voiture. Il faisait complètement noir. Dans le  lointain un hibou poussa un cri et elle frémit. C’est à ce moment qu’elle comprit qu’elle était vraiment seule.   


Photo personnelle

Littérature

00:26 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature

Commentaires

Il y a cette idée dans l’œuvre de Pierre Bergounioux que le terrain dont on est issu détermine toute notre existence. Ici, pour le protagoniste, le schiste, une roche formée d'argile ayant sédimenté au fond d'une eau calme...

Pas étonnant qu'il ait beaucoup encaissé, mais c'est dommage...

Écrit par : Michèle | 10/06/2013

@ Michèle : ah, Bergounioux ! Je crois qu'il a raison, on est un peu ce que le pays natal a fait de nous, car la vie n'est pas la même selon qu'on grandit sur une plage de Marseille, dans une banlieue de Paris ou sur les sommets du Cantal. Quant au schiste c'est ma pierre préférée et elle symbolise bien le pays dont on parle ici. C'est une roche de l'ère primaire qui est à la base des plus anciens massifs. Elle est dure dans sa masse, mais ses bords s'effritent. De couleur bleue ou grise, oux reflets argentés, elle est froide (la neige tient tout de suite sur le sol schisteux) et acide. Elle caractérise un pays pauvre, où les moissons sont peu abondantes et où tout s'obtient par le travail. Un pays où il faut à la fois être tenace et patient car la nature y est avare.

Écrit par : Feuilly | 10/06/2013

Belle description... Mais, mais... On aimerait bien entendre le nom de ce pays, même si, te connaissant, on le devine (!)

Écrit par : Bertrand | 11/06/2013

@ Bertrand : c'est le pays qu'évoquait Verlaine quand il disait :

Au pays de mon père on voit des bois sans nombre.
Là des loups font parfois luire leurs yeux dans l'ombre
Et la myrtille est noire au pied du chêne vert.
Noire de profondeur, sur l'étang découvert,
Sous la bise soufflant balsamiquement dure
L'eau saute à petits flots, minéralement pure.
Les villages de pierre ardoisière aux toits bleus
Ont leur pacage et leur labourage autour d'eux.

Écrit par : Feuilly | 14/06/2013

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