19/03/2013
Promenade hivernale
Photo personnelle 12.03.13
Il avait beaucoup neigé, ce jour-là et j’en avais profité pour aller me balader. Tant qu’on est en ville, ce n’est pas très gai, la neige. A cause des camions de sel qui étaient passés sur la chaussée, tout était déjà en train de fondre sur les trottoirs et le beau tapis blanc s’était transformé en une sorte de boue infâme dans laquelle il n’était pas facile de marcher. Dans d’autres rues, là où les camions n’étaient pas passés, c’était le contraire : la neige s’était tassée sous les milliers de pas qui l’avaient foulée et elle n’était plus qu’une plaque de glace inégale, où le passant cheminait comme il pouvait, craignant à chaque instant de glisser et de tomber. Bref, il me fallut atteindre les champs pour pouvoir enfin progresser dans une belle poudreuse immaculée.
Et là, ô joie ! J’étais le premier à emprunter ce chemin campagnard, bien qu’il fût déjà plus de midi. J’adore marcher dans la neige vierge. J’ai l’impression, alors, d’être seul au monde, comme si l’humanité entière avait disparu. Je suis un peu sauvage de nature, c’est mon tempérament, on n’y peut rien. Je crois que cela ne m’aurait pas déplu d’être comme Robinson, perdu sur une île déserte (pour autant, bien entendu, que j’aie pu récupérer quelques livres dans l’épave de mon bateau). Alors, ici, le fait d’être le premier à fouler cette neige encore intacte m’enthousiasmait au plus au point. Il me semblait habiter une contrée sauvage, à mille kilomètres de toute habitation. Pour un peu, je me serais cru dans le grand nord canadien et si un loup avait surgi devant moi je n’aurais pas été plus surpris que cela. Je me suis peut-être trompé de siècle et de race et j’aurais dû naître algonquin ou iroquois (et cela avant que les hommes blancs ne viennent les massacrer, bien entendu). Cette existence primitive dans des paysages immenses et désertiques m’aurait assez bien convenu, je crois.
Tout en marchant, je me disais que nous restions tous des enfants, finalement, quel que soit notre âge. Il suffit d’un peu de neige pour que tout notre sérieux s’envole et que toutes les conventions sociales soient mises de côté. Je me retrouvais là, sur ce chemin tout blanc, comme si j’avais eu six ou sept ans, et j’étais tout simplement heureux. Je m’étonnais de voir que la neige était plus haute que mes chaussures de marche, je m’extasiais en contemplant l’empreinte de mes pas, j’admirais les congères qui s’avançaient au milieu du chemin, hautes de plus d’un mètre.
Dans une prairie, des chevaux étaient là, immobiles, tournant stoïquement le dos aux bourrasques de neige. Je les ai regardés un moment. Les pauvres semblaient avoir bien froid et dans leurs yeux j’ai cru lire une sorte de résignation, comme s’ils s’étaient fait à l’idée que le printemps n’arriverait plus jamais.
A un certain moment, j’ai obliqué vers le bois, d’abord parce que j’adore la forêt et puis aussi pour me mettre à l’abri de ce fichu vent d’est, qui soufflait en rafales de plus en plus fort et qui commençait à devenir franchement désagréable. Là, la neige était plus abondante que sur le plateau, parce que le vent, justement, ne l’avait pas emportée et elle était restée là où elle était tombée. C’est donc un beau tapis immaculé de plus de vingt centimètres que je foulais, tout en épiant les traces éventuelles d’un chevreuil ou d’un sanglier. Mais non, le bois semblait inhabité et un silence impressionnant m’entourait. A part quelques empreintes discrètes laissées par un merle au pied d’un arbre, on ne voyait rien d’autre que cette étendue blanche qui recouvrait tout, aussi loin que le regard pouvait porter. Quant à l’emplacement du chemin, il était de plus en plus difficile de le distinguer. Une ou deux fois, j’ai dû m’en écarter, mais comme je connais bien le coin, je parvenais quand même à m’orienter grâce aux arbres et aux rochers et j’arrivais finalement où je voulais arriver : au croisement près du bois de mélèzes, au petit pont sur la rivière, aux gros rochers de schiste échoués là comme de grosses baleines noires en perdition.
J’ai marché comme cela une bonne heure, heureux comme je n’avais plus été depuis longtemps. A un moment donné, je suis arrivé à un endroit où le sentier rejoignait une piste forestière. Faite pour laisser passer les véhicules, celle-ci était relativement large, suffisamment en tout cas pour que le vent ait pu emporter la neige, dont l’épaisseur était ici bien moins importante que dans le bois. Du coup, à droite et à gauche de la piste, on distinguait une couche de glace. Celle-ci devait correspondre aux ornières que les camions de débardage avaient laissées et qui étaient habituellement remplies d’eau. Par prudence, je me suis mis à marcher au milieu du chemin. Je n’avais pas envie, en effet, que la glace cédât sous mon poids. Me retrouver en train de patauger dans une flaque d’eau par ce temps glacial n’était pas trop conseillé. Je faisais donc bien attention où je mettais les pieds quand j’ai remarqué des traces de pas qui provenaient d’un sentier latéral et qui se concentraient elles aussi au milieu de la piste. J’avais d’abord été contrarié en découvrant la présence d’un humain dans cet endroit désert, mais en observant ces empreintes, qui étaient étroites et menues, j’en déduisis aussitôt qu’il s’agissait d’une femme. Je me demandais à quoi celle-ci pouvait bien ressembler. En attendant, je m’amusais à observer les endroits où elle était passée. Quand la glace sur les bords était étroite ou inexistante, les pas avaient tendance à emprunter le côté droit de la piste, mais ils revenaient vite au centre dès que la glace s’élargissait et qu’au milieu l’espace correspondant au sol dur se rétrécissait d’autant. A certains endroits, il ne restait plus que vingt centimètres pour se faufiler entre ces flaques d’eau traitresses, méchamment dissimulées sous leur fine pellicule de glace. Cela m’amusait de mettre mes pas dans ceux de l’inconnue et de savoir qu’elle avait raisonné comme moi quant aux endroits où il convenait de poser le pied.
Parfois je me retournais et je trouvais mignons nos deux pas confondus, tandis que devant, ses traces solitaires me montraient le chemin à suivre. Je me demandais comment tout cela allait finir et si j’allais avoir la chance de rencontrer mon inconnue. J’en étais déjà à imaginer un début de conversation quand je suis resté stupéfait. J’étais arrivé à un endroit où la glace occupait l’entièreté du chemin. Et les pas s’étaient arrêtés là. Ils n’allaient pas plus loin. A gauche et à droite du sentier, la neige était immaculée et vierge. Qu’était devenue la promeneuse solitaire ? Où avait-elle disparu ? Je me mis à écouter le silence de la forêt. Il était impressionnant ! Sans le vouloir, je me suis mis à trembler et inconsciemment mes yeux restaient fixés sur une ouverture dans la glace, au milieu du chemin, une ouverture à travers laquelle on apercevait une eau noire et glacée, immobile et inquiétante.
Photo personnelle, 12.03.13
00:05 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature
Commentaires
J'ai toujours bien aimé chez toi la veine fantastique :)
Quant à la balade, je préfère la lire que la vivre :) Brr (!)
Écrit par : Michèle | 20/03/2013
En fait, les flaques d'eau gelées le long du chemin existaient vraiment et à un certain moment une flaque plus importante (et gelée donc) occupait toute la largeur du passage. Je me suis donc arrêté. D'où cette idée des pas qui disparaissaient mystérieusement.
Écrit par : Feuilly | 20/03/2013
C'est ça que j'aime bien. Un point du récit bien réel, bien tangible, et en une phrase hop.
J'aime quand les gouffres qui s'ouvrent sous nos pas ne sont que de papier. Ils nous préparent aux autres :)
Écrit par : Michèle | 20/03/2013
Pas mal du tout, du tout, cette dernière phrase de Michèle. Il y a là beaucoup de grain à moudre...
Écrit par : Barnabé | 21/03/2013
Les commentaires sont fermés.