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16/04/2013

L'ancêtre

C’était une petite vieille. Le soir, vers vingt-trois heures, quand je promenais mon chien, elle était souvent  sur le seuil de sa porte. Ca ne se fait pas trop, dans le quartier, mais elle, qui était d’une autre époque, le faisait. Elle prenait le frais et regardait dieu seul savait quoi, car il n’y avait rien à voir. Sans doute rêvait-elle à toutes les personnes qu’elle av ait connues et qui étaient toutes disparues. En hiver, comme il faisait froid, je ne la voyais pas pendant des mois, mais dès que revenait le printemps, elle était là.  En été, lors des fortes chaleurs, il lui arrivait même de sortir sur le pas de sa porte en robe de nuit. On se disait bonjour (on aurait mieux fait de se dire bonsoir), sans plus, mais il passait entre nous comme un courant de sympathie.

Je ne sais pas pourquoi, mais elle me faisait penser à ma grand-mère, disparue depuis près de vingt ans. Non pas qu’elle lui ressemblât vraiment, mais sa taille, son attitude, la manière dont elle se tenait, la coupe de ses cheveux, son tablier à fleurs, tout cela évoquait pour moi cette personne née avec le siècle, qui avait connu deux guerres, avait eu sept enfants, en avait perdu deux, et dont j’étais un des descendants.

Je passais donc, après avoir salué la petite vieille, et je poursuivais ma promenade accompagné de mon chien. Un chien fidèle, un véritable ami. Un golden retriever doux comme un agneau et qui semblait deviner tous mes états d’âme. Parfois, j’avais même l’impression d’avoir avec lui de véritables conversations.

Mais revenons à la petite vieille. Les saisons passaient, les années aussi, et je voyais bien qu’elle se voûtait insensiblement, qu’elle était moins rapide à répondre à mon bonjour, que son regard était plus vague. C’est sûr, elle ne rajeunissait pas. Puis il se passait parfois plusieurs semaines sans que je ne la rencontrasse, même en été. Sans doute était-elle malade ou hospitalisée. Puis un soir elle réapparaissait et on se disait bonjour, comme s’il ne s’était rien passé.

Un samedi, je l’ai croisée en journée qui traversait la rue pour aller saluer une voisine en face. Là, elle ne me salua pas. Forcément, on n’était pas le soir. Pourtant, son air plus qu’absent et son pas chancelant m’alertèrent. Je me suis retourné et je l’ai aperçue qui gisait à terre. Elle venait de tomber. Je l’ai relevée délicatement. Elle n’a rien dit, pas un mot. J’ai demandé s’il fallait la raccompagner jusque devant sa porte, mais non, d’un geste elle manifesta son intention de poursuivre sa route. Elle traversa donc la chaussée et alla sonner chez sa voisine. Quand je vis qu’elle était entrée sans encombre, j’ai poursuivi mon chemin. Le lendemain soir, elle était de nouveau sur le pas de sa porte, vers les vingt-trois heures, et on se salua comme  d’habitude, comme s’il ne s’était rien passé. Avait-elle seulement conscience qu’il se fût passé quelque chose ou une sorte de pudeur l’obligeait-elle au contraire à faire comme si de rien n’était ?

Je ne sais pas et je n’ai jamais eu la réponse à ma question. Je la voyais de moins en moins souvent, puis un autre hiver est arrivé et elle a disparu come d’habitude. Au printemps suivant, cependant, elle n’est pas réapparue. Par contre, un jour, son trottoir s’est retrouvé rempli de vieux meubles empilés et de boites en carton. Voilà tout ce qui restait d’elle. Ces quelques babioles accumulées au cours de toute une vie et qui pour elle, sans doute, avaient l’importance que donnent les souvenirs. Elle si discrète, qu’aurait-elle pensé en voyant tout son intérieur étalé là au grand jour, sans pudeur aucune, avec même une sorte de mépris pour tous ces meubles d’un autre âge ? Pourtant je suis certain que ces meubles, elle les avait frottés, polis, lustrés pendant plus de soixante ans.

J’ai continué ma promenade, car mon chien s’impatientait et me tirait en avant. Tout en marchant, je me disais que c’était bien peu de choses, une vie. Cela se résume à quelques meubles démodés sur un trottoir.

Quelques semaines se sont encore passées et la maison a été à vendre. Puis quelqu’un a entamé des travaux de rénovation. On a mis de nouveaux châssis avec des vitres noires teintées, comme dans les grandes tours qui abritent le siège des banques, dans toutes les capitales européennes. Ce côté moderne et occulte m’a un peu agacé, mais qu'y faire ? Il faut bien vivre avec son époque. Après tout nous sommes dans une société du mensonge et ces vitres opaques, destinées à cacher ce qui se passait désormais à l’intérieur de la maison, étaient en harmonie avec le siècle.

Il s’est encore passé un an ou deux depuis que la petite vieille avait disparu. Je marchais moins vite, à cause de mon chien qui commençait à traîner la patte et que je devais maintenant tirer doucement pour qu’il me suive. Puis un jour il n’est plus parvenu à marcher du tout et il s’est même mis à vaciller dans la maison. Alors il a fallu  se résigner à le conduire chez le vétérinaire, qui lui a fait sa dernière piqûre. Pour ne pas remuer inutilement des souvenirs trop durs à gérer, je suis allé porter à la déchèterie son vieux panier (qu’il avait mordillé allègrement quand  il était jeune et dont les bords portaient encore des traces de dents.) et quelques ustensiles désormais inutiles. Dans le coffre de ma voiture, cela faisait un tas insignifiant, comme les meubles de la petite vieille. Qu’on soit homme ou chien, voilà finalement à quoi se résume toute une vie. 

Littérature

00:05 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : littérature

Commentaires

Cette vieille dame, tu nous la rends bien vivante. Et surtout tu en fais une figure. En elle, tous nos vieux et ceux que nous deviendrons...

Écrit par : Michèle | 16/04/2013

@ Michèle : bien vivante, c'est beaucoup dire, la pauvre. Mais quelque part elle survit un peu par l'écrit. Et je me dis par ailleurs qu'il y aurait tant et tant à dire sur mes deux grands-mères, mais une sorte de pudeur me retient. Je n'aime pas dévoiler ma vie et celle des miens. Pourtant, c'est ce que l'on connaît le mieux.

Écrit par : Feuilly | 16/04/2013

Tous ces gens que l' on croise et dont on ne sait rien, à part peut-être.. l' essentiel
Bien au delà des mots

Écrit par : agnès | 16/04/2013

@ Agnès : au-delà des mots, oui, ceux-ci n'étant finalement qu'un outil mis à notre disposition pour tenter de dire l'indicible.

Écrit par : Feuilly | 16/04/2013

"Les vieux ne meurent pas, ils s'endorment un jour et dorment trop longtemps
Ils se tiennent par la main, ils ont peur de se perdre et se perdent pourtant
Et l'autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère
Cela n'importe pas, celui des deux qui reste se retrouve en enfer"

Écrit par : Bertrand | 17/04/2013

Les vieux ne rêvent plus, leurs livres s'ensommeillent, leurs pianos sont fermés
Le petit chat est mort, le muscat du dimanche ne les fait plus chanter
Les vieux ne bougent plus leurs gestes ont trop de rides leur monde est trop petit
Du lit à la fenêtre, puis du lit au fauteuil et puis du lit au lit
Et s'ils sortent encore bras dessus bras dessous tout habillés de raide
C'est pour suivre au soleil l'enterrement d'un plus vieux, l'enterrement d'une plus laide
Et le temps d'un sanglot, oublier toute une heure la pendule d'argent
Qui ronronne au salon, qui dit oui qui dit non, et puis qui les attend

Quel texte superbe, quand même !

Écrit par : Feuilly | 17/04/2013

http://www.youtube.com/watch?v=jDh9UeoIOjA

Écrit par : Michèle | 17/04/2013

Poignant... Terrible. Qui peut encore dire que "la chanson est un art mineur ?" (Malraux)
Voilà un poème qui, sans jeu de mots abusif, n'a pas pris une ride. Pas certain que l’œuvre de Malraux en soit encore à ce stade de la force écrite, dite. Presque révélée.

Écrit par : Bertrand | 18/04/2013

De fait. Tellement de choses sont dites en si peu de mots.

Écrit par : Feuilly | 18/04/2013

Ces choses si banales qui tressent la vie des gens seuls ...
Heureusement qu'il existe ce regard extérieur qui compatit et essaie de comprendre.
Si cette vieille dame savait le bonheur de la connaître juste au coin d'une rue, un rendez-vous imprévu et pourtant qui donne une densité à la vie qui s'effiloche ...
L'important, c'est d'exister dans le regard de quelqu'un même pour quelques instants !

Écrit par : saravati | 19/04/2013

@ Saravati : voilà, ce petit texte lui a rendu hommage. Evidemment, elle n'en saura jamais rien.

Écrit par : Feuilly | 19/04/2013

Les commentaires sont fermés.