04/07/2013
Moby Dick (lecture)
Curieux que ce roman ait souvent été présenté comme un livre d’aventures, dont la version courte a été lue par beaucoup d’adolescents. Tout le monde connaît l’histoire de ce capitaine qui tente d’attraper une baleine. Le thème dépasse pourtant de loin ce simple fait. Tout ici, est symbolique et l’histoire racontée a quelque chose d’épique. On peut y voir la lutte du bien contre le mal, le cétacé sortant des abimes ayant tout d’un monstre inquiétant. L’approche de Melville est quasi mystique et la baleine tueuse incarne aussi le destin qui nous frappe, nous pauvres humains. Dès lors, la chasse que lui donne le capitaine n’est pas une simple chasse, mais une manière pour l’homme d’affronter son destin mortel et de le dépasser.
Les premiers mots du livre sont déjà révélateurs : « Appelez-moi Ismaël » dit celui qui va devenir le narrateur. Notons que ce « Call me Ishmael » a bien ennuyé les traducteurs, chacun se demandant comment il fallait interpréter ces trois mots.
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Mon vrai nom n’est pas Ismaël, mais vous m’appellerez ainsi tout au long de ce récit (et le fait que dans le Bible ce soit le nom du fils d’Abraham, donne déjà un éclairage sur tout le roman. En effet, il s’agit de l’enfant qui a failli être sacrifié par son père pour obéir aux ordres de Dieu, mais qui fut finalement sauvé quand le père était à deux doigts d’exécuter l’ordre divin. Dans le roman, le futur narrateur sera le seul à échapper au naufrage du navire et à la mort)
- Peu importe mon nom, je suis avant tout un narrateur (manière de dire qu’on est ici dans une œuvre de fiction pure et que tout est inventé, même les prénoms)
- Appelez-moi familièrement par mon prénom, je vous y autorise. Après tout, nous sommes tous des humains, poursuivis par le même destin qui s’achèvera dans la mort
Un autre problème de traduction est celui de l’animal poursuivi. On parle souvent de baleine, de baleine blanche et même de poisson. Or la bête que le capitaine Achab poursuit est un cachalot et non une baleine au sens strict. En effet, la baleine (la baleine franche) possède des fanons qui lui permettent de filtrer le plancton dont elle se nourrit. Le cachalot, au contraire, est un prédateur muni de dents, qui plonge dans le fond des abysses pour capturer des calmars (y compris des calmars géants dont on ne connaît finalement l’existence que par les tentacules retrouvés dans l’estomac des cachalots capturés). La traduction « baleine blanche » est donc assez mauvaise car en français, la véritable baleine blanche, c’est le bélouga, qui est plutôt une sorte de dauphin et dont la taille modeste n’a rien à voir avec les grands cétacés. Oui, mais me direz-vous, le cachalot n’est pas blanc, il est noir. Certes, mais il faut donc comprendre qu’il s’agit d’un cachalot albinos, autrement dit d’un animal plus que rare, ce qui renforce encore le caractère exceptionnel et singulier de Moby Dick. Notons en passant le fait que ce monstre marin qui personnifie le mal est blanc, couleur traditionnellement associée à la pureté.
En anglais, le terme est « whale ». Dans le roman, il désigne parfois l’ensemble des grands mammifères marins, autrement dit les cétacés. A d’autres endroits, il désigne plutôt l’animal qui était capturé par les baleiniers (la baleine, mais aussi le cachalot). Enfin, quand Melville emploie le terme « whale », il pense en fait à « sperm whale », qui est le cachalot. Or la pêche au cachalot est évidemment beaucoup plus dangereuse que la pêche à la baleine, d’abord parce que cet animal peut atteindre vingt mètres de longueur mais surtout parce que, comme je l’ai déjà dit, il possède des dents (famille des odontocètes) et est agressif. En effet, il n’était pas rare de voir un cachalot briser les petites baleinières qu’on avait mises à l’eau pour le capturer.
Pourquoi, me direz-vous, les anglophones emploient-ils le terme « sperm whale » pour désigner le cachalot ? En effet, il existe des cachalots femelles ainsi que des baleines mâles. En, réalité, le nom « sperm whale » a son origine dans la substance laiteuse qui se trouve dans la tête impressionnante de l’animal (laquelle représente un tiers de son corps). Cette substance, appelée en français spermaceti ou blanc de baleines, fournissait un excellent combustible (meilleur que l’huile de baleine). Le terme vient du grec sperma, graine, et du latin cetus, baleine car on croyait autrefois qu'il s'agissait du liquide séminal de l'animal. En réalité, les scientifiques restent partagés sur l’utilité de cette substance. Certains pensent qu’elle pourrait assurer la flottabilité (en diminuant la température lors des plongées profondes, l’animal modifierait la densité du spermaceti, qui servirait alors de stabilisateur, ses cristaux étant devenus plus denses). D’autres pensent que ce spermaceti servirait plutôt à capter les ondes sonores, le son étant sans doute le seul moyen de se déplacer dans les abysses sous-marins plongés dans l’obscurité.
Il n’empêche, qu’en employant le mot baleine blanche, Giono a, à mon avis, commis une erreur lourde de conséquences. En effet, dans cet univers de marins, on ne rencontre que des hommes (la vie sur le bateau constitue d’ailleurs un microcosme exemplaire car le bateau de pêche reste coupé du monde de longs mois, parfois plusieurs années. Melville insiste d’ailleurs sur ce point. Alors que les bateaux de commerce font des escales pour charger ou décharger leurs marchandises ou pour se ravitailler en nourriture, les baleinières, dont l’activité consiste à sillonner sans arrêt les mers, sont équipées de tout le nécessaire pour ne pas devoir perdre leur temps à mouiller dans un port). Donc, les hommes restent entre eux sur le bateau pendant un ou deux ans sans accoster et leur univers est uniquement masculin. A partir du moment où le monstre surgi des profondeurs est du genre féminin, certains lecteurs francophones pourraient en tirer des conclusions erronées sur le message transmis par Melville. Cette erreur n’existe plus à partir du moment où on dit clairement que Moby Dick est un cachalot et qui plus est un cachalot mâle, ce que révèle sa taille et le fait qu’il vive seul et pas en bande.
Notons en passant que le lecteur du XXI° siècle a un peu de mal à accepter cette chasse à la baleine (ou au cachalot). Pour nous, il s’agit là d’une espèce sympathique en voie de disparition et qu’il convient de protéger. Pour Melville, au XIX° siècle, il n’en allait pas de même et la taille de ces cétacés comme le fait qu’ils plongent à des profondeurs incroyables en faisait de véritables monstres incarnant l’esprit du mal.
Maintenant, j’ai peut-être un peu vite accusé Giono de mauvaise traduction car quelque part le mot baleine est une sorte de générique qui englobe tous les cétacés et qui renvoie à des histoires mythiques comme l’histoire de Jonas, avalé précisément par une baleine. Melville fait d’ailleurs allusion à ce récit biblique, qu’il explique. Jonas ayant refusé d’accomplir les volontés de Dieu (aller prévenir les habitants de Ninive que leur fin est proche s’ils ne se repentent pas et ne se tournent pas vers Dieu), s’enfuit sur un bateau qui se rend à Jaffa. Survient alors une tempête. Les marins estiment que Dieu veut punir Jonas et le jettent à la mer. En effet, la tempête se calme aussitôt. Quant au pauvre Jonas, il est avalé par la baleine, où il reste trois jours (chiffre symbolique) durant lesquels il a le temps de se repentir. La baleine recrache alors Jonas sur le rivage. Le thème est donc celui de la soumission à Dieu et au destin que celui-ci impose, ainsi que le pardon final.
Dans le roman de Melville, ce thème est pour ainsi dire inversé, puisque le capitaine Achab, qui a perdu précédemment une jambe à cause de Moby Dick, veut se venger (et non pardonner). Au lieu d’accepter sa destinée, il veut lutter contre elle et anéantir ce qui pour lui représente la force du mal. Il y a quelque chose de prométhéen en lui puisqu’il va à l’encontre des vérités établies (la force et la férocité naturelles du cachalot). Quelque part, il lutte donc contre les puissances de la mort. Mais pour tuer le cétacé, il est prêt à tout. Les matelots sentent bien qu’ils vont à leur perte s’ils suivent leur capitaine. Ils lui suggèrent plusieurs fois de tout abandonner et de rentrer au pays auprès de sa femme et de son fils. Il refusera systématiquement tout compromis et affrontera Moby Dick durant trois jours (encore ce chiffre symbolique). Il échouera dans sa tentative et sera puni de son orgueil puisque le cachalot, en fonçant sur le navire, fera couler ce dernier. Le seul survivant sera le narrateur de l’histoire, qui s’accrochera à un cercueil transformé en bouée de sauvetage (tout un symbole).
Il y a quelque chose de biblique dans ce roman. Les références à Noé et à son arche y sont nombreuses. On sait que Noé avait embarqué un couple de tous les animaux pour les sauver du déluge. Seuls les poissons n’avaient pas eu besoin de ses services. Ici, le bateau du capitaine Achab est en permanence sur l’océan, loin de toute côte et peut symboliquement être assimilé au bateau de Noé. Mais au lieu d’abriter des animaux, il emplit ses cales de l’huile des baleines (ces monstres marins) qu’il a tuées.
La scène finale du bateau qui sombre dans les flots (à l’inverse de celui de Noé) et dont les trois mâts restent un instant visibles, est impressionnante. Un aigle (qui vit haut dans le ciel, près du soleil et qui symbolise le bien, par opposition à l’obscurité des gouffres sous-marins) est cloué sur le plus haut de ces mâts. A la différence de la colombe de Noé, qui annonçait le pardon de Dieu et l’émergence d’une terre nouvelle, l’aigle va sombrer irrémédiablement dans les abysses sans fond où règne le mal.
L’orgueil et la révolte du capitaine Achab n’auront servi qu’à faire périr son équipage.
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