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29/06/2013

Moby Dick

Or, quand ces pauvres marins hâlés, pieds nus, les pantalons roulés hauts sur leurs mollets d’anguilles, eurent péniblement tiré au sec leur gras poisson, se promettant un rapport de cent cinquante livres d’argent sonnant pour son huile précieuse et ses fanons, alors qu’en imagination ils sirotaient déjà un thé de choix avec leurs épouses, et une bonne bière avec les amis sur la foi de la part qui devait leur échoir à chacun, alors s’avança un gentilhomme très savant, très chrétien et très charitable, portant sous le bras un exemplaire de Blackstone et qui, l’ouvrant sur la tête de la baleine, leur dit: «Bas les pattes ! les patrons, ce poisson est un poisson amarré. Je le saisis au nom du Gardien. » À ces mots, les pauvres marins, dans un atterrement respectueux, si spécifiquement anglais, ne sachant que répondre, se mirent à se gratter vigoureusement la tête à la ronde, leurs regards allant lugubrement de la baleine à l’étranger. Cela n’arrangea pas l’affaire pas plus que cela n’attendrit le cœur de pierre du savant gentilhomme -à-l’exemplaire-de-Blackstone. Enfin l’un d’eux, après un long grattage en quête d’idées, s’enhardit à parler :

–S’il vous plaît, sir, qui est le Gardien ?

–Le Duc.

– Mais le Duc n’a rien à voir avec la capture de cette baleine ?

–Elle est sienne.

–Elle nous a donné beaucoup de tracas, nous avons couru des dangers et dépensé de l’argent, tout cela doit-il être versé au bénéfice du Duc ? N’aurons-nous rien d’autre pour notre peine que des ampoules ?

–Elle est sienne.

–Le Duc est-il si affreusement pauvre qu’il en soit réduit à ces extrémités pour gagner sa vie ?

–Elle est sienne.

–Je pensais venir en aide à ma vieille mère infirme sur ma part de ce poisson.

–Il est sien.

–Le Duc ne se contenterait-il pas d’un quart ou d’une moitié ?

–Il est sien.

En un mot, la baleine fut saisie, vendue et M. le duc de Wellington encaissa l’argent. Pensant que, vu sous certains angles, le cas aurait une petite chance d’être un tantinet revu, étant donné les circonstances et à cause de sa rigueur, un honnête pasteur de la ville adressa une pétition au Duc, le priant respectueusement de prendre en considération le sort de ces pauvres marins. À quoi Monseigneur le Duc répondit en substance (les deux lettres furent publiées) que c’était déjà fait, qu’il avait reçu l’argent, et qu’il serait très reconnaissant au révérend de bien vouloir désormais se mêler de ses affaires (à lui, révérend). N’est-ce pas là le vieillard toujours militant, debout au carrefour des trois royaumes pour arracher de toutes parts l’aumône aux mendiants ? 

On aura tôt fait de comprendre qu’en ce cas le prétendu droit du duc sur la baleine lui était délégué par le souverain. Il faut nous demander, dès lors, au nom de quel principe le souverain détient lui-même ce droit. Nous avons déjà parlé de la loi, Plowden nous donne la raison de principe. Selon lui, la baleine ainsi capturée appartient au Roi et à la Reine « à cause de son excellence ». D’après les plus sains commentateurs, c’est là un argument convaincant.

(Herman Melville)

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00:05 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature

Commentaires

Pauvres de nous, poissons amarrés au supermarché centre de nos vies, et aux supers marchés de la finance...

Écrit par : Michèle | 29/06/2013

N'ayant pas lu Moby Dick je ne savais pas ce qu'était un poisson "amarré" :)

http://expositions.bnf.fr/lamer/pedago/moby/antho/b/11.htm

Écrit par : Michèle | 29/06/2013

Qui est, qui sont le(s) traducteur(s) dans l'extrait proposé ? Est-ce la vieille traduction de Giono ?

Écrit par : Michèle | 29/06/2013

@ Michèle. je ne retrouve plus le site d'où j'ai extrait ce passage.
Sinon, outre la traduction de Giono que tu cites (1941), il y a celle d’Armel Guerne (1954), celle d’Henriette Guex-Rolle (1970) et enfin celle de Philippe Jaworski (2006).

Pour Guerme, je renvoie au blogue de Dominique Autié :

http://blog-dominique.autie.intexte.net/blogs/index.php/2005/02/28/le_moby_dick_d_armel_guerne

Celle de mon livre doit être celle d'Henriette Guex, qui avait traduit les premiers mots par "Appelez-moi Ismaël". Voir à ce sujet ce qu'en disait notre ami Jalel :

http://jalelelgharbipoesie.blogspot.be/2012/12/moby-dick-ce-soir-sur-france-3.html#links

Écrit par : Feuilly | 29/06/2013

Merci pour ces liens.
J'ai retrouvé avec plaisir le billet (que j'avais oublié) de Jalel.
Je n'avais pas lu celui du regretté Dominique Autié.
Encore merci.

Écrit par : Michèle | 29/06/2013

Merci itou pour cet extrait.
Ce sont de ces livres qui marquent. Éternels.

Écrit par : Bertrand | 01/07/2013

Les commentaires sont fermés.