30/01/2012
Une maison à la campagne (1)
C’était une vieille maison que j’avais achetée pour presque rien. Depuis que je vivais en ville, c’est-à-dire depuis fort longtemps, la forêt me manquait. Ce n’étaient pas les trois arbres des boulevards qui pouvaient me satisfaire : c’est à peine s’ils renseignaient les passants sur le passage des saisons ! Des voitures, des voitures et encore des voitures. Du bruit, de la pollution et la foule omniprésente, envahissante, étouffante, voilà tout ce à quoi on avait droit dans cette cité tentaculaire. Alors, quand j’ai découvert cette ruine à la sortie d’un petit village, je n’ai pas hésité une seconde. Le prix en était plus que modique. Il est vrai qu’il n’y avait plus grand-chose qui tenait debout dans cette maison, mais après un an ou deux de bricolage et après avoir fait appel à différents corps de métier, elle était devenue habitable. Je n’ai pas dit confortable, j’ai dit habitable. En gros, une partie cuisine, une partie salle de séjour et deux chambres. Le reste attendrait, à commencer par la salle de bains. Ce n’était pas l’idéal de se laver à l’eau froide, le matin, dans l’ancienne écurie, mais mes finances ne me permettaient pas d’en faire davantage pour le moment. Après tout, je ne venais pas ici pour retrouver le confort de mon appartement citadin, mais pour redécouvrir la nature, la vraie.
Les jours où je me levais tôt, c’était un enchantement, en ouvrant mes volets, de découvrir la forêt, là tout près, qui s’éveillait elle aussi. En hiver un peu de brume flottait au-dessus de la cime des arbres dénudés, dont les branches étaient recouvertes de givre. En été, les premiers oiseaux chantaient, emplissant l’espace d’une harmonie enchanteresse. Curieusement leurs chants, si beaux, si équilibrés, renforçaient le silence environnant. Je veux dire que ce silence profond, propre aux grandes forêts, était en quelque sorte accentué par ces chants qui venaient l’interrompre un instant. Je m’accoudais à ma fenêtre et je regardais l’aube se lever. La lumière, d’abord bleutée, tournait à l’orange puis au jaune. Puis subitement le soleil apparaissait au-dessus du moutonnement des arbres et c’était un nouveau jour. Je ne me lassais jamais de ce spectacle et je me disais que la vie méritait d’être vécue, finalement.
Parfois, comme je lisais toute la soirée et jusqu’à une heure avancée de la nuit, il m’arrivait de me lever tard. En ouvrant mes volets, j’étais alors frappé par l’impression de paix qui régnait en ce lieu. Il était déjà dix heures du matin et pourtant tout était calme et silencieux. En ville j’aurais été accueilli par un concert de klaxons et de moteurs vrombissants. Ici, il n’y avait rien, rien que ce grand calme qui enveloppait toute chose, comme si j’avais atteint à une sorte d’éternité. Le soleil était déjà haut dans le ciel et le fait d’entrer ainsi dans une journée bien entamée me ravissait. C’était comme si tout m’était donné d’un coup, dans un geste gratuit. L’instant d’avant, j’étais dans la pénombre de ma chambre et subitement la vie était là, resplendissante et offerte. Il n’y avait qu’à la saisir.
C’est ce que je faisais, évidemment. Après un petit déjeuner rapide et frugal, je m’acheminais vers la forêt, que j’arpentais pendant des heures. Comme par enchantement, les soucis quotidiens ou professionnels s’évanouissaient au cours de ces longues marches. Mon esprit se vidait de tous ces tracas inutiles et finalement dérisoires qui empoisonnent notre vie de tous les jours. Petit à petit des idées plus sereines naissaient dans mon esprit et finalement je parvenais à relativiser tous les échecs que j’avais subis dans la vie. Puis ma lecture de la veille me traversait l’esprit et de fil en aiguille mon esprit vagabondait sur des thèmes littéraires. Il m’arrivait aussi de rêvasser à ma nouvelle compagne qui, la pauvre, avait dû rester dans la capitale pour son travail. Elle n’était jamais venue jusqu’ici et je me réjouissais déjà à l’idée de lui faire découvrir ces immenses forêts sans commencement ni fin qu’elle ne pourrait qu’apprécier. Je rêvassais donc comme cela, tout en marchant, et je croyais la voir à mes côtés, trottinant de son pas rapide et assuré. Pour un peu j’aurais écarté les branches qui obstruaient le chemin, afin qu’elle ne s’égratignât point le visage.
Quand je sortais de ma torpeur, il était plus de quatorze heures, je ne savais absolument pas où je me trouvais, et la faim commençait à me tirailler l’estomac. Le mieux était donc de rentrer. Oui, mais comment ? Généralement, j’étais complètement perdu. J’essayais bien de faire demi-tour et de m’y retrouver dans tous ces chemins, mais vous savez ce que c’est : les petits détails qu’on a enregistrés malgré soi (une flaque d’eau, un arbre tortueux, un rocher qui fait saillie) ne sont d’aucun secours quand on marche dans l’autre sens. J’errais donc souvent pendant des heures et quand enfin je me retrouvais dans des lieux connus de moi, j’étais à huit ou dix kilomètres de mon point de départ. Ces randonnées n’étaient pas pour me déplaire, je dois dire. D’abord parce que j’adore la marche et que ce n’étaient pas dix petits kilomètres en plus qui allaient me faire peur, mais surtout parce que l’idée de me perdre dans ces grands bois m’enchantait. C’était un peu comme si j’avais été coupé du monde. Tel un Dédale moderne, j’errais dans une sorte de labyrinthe dont il semblait tout d’abord illusoire de pouvoir sortir. Ce labyrinthe ressemblait finalement à la vie, où il n’est jamais très facile non plus de s’y retrouver. Pourtant, certains semblent avoir reçu des plans et des cartes d’état major à la naissance, car après avoir gravi rapidement tous les échelons de l’échelle sociale, ils en atteignent les sommets après un parcours sans faute. D’autres, comme moi, tâtonnent davantage et après avoir hésité beaucoup sur la route à suivre, finissent toujours par se tromper de chemin. Mais bon… Je me moquais bien d’avoir une grosse villa avec piscine et une Porche garée devant l’entrée. Mon bonheur n’était pas là, mais plutôt, justement, dans cette errance sans but précis, qui me permettait de mieux goûter à ce que le hasard de l’existence m’octroyait.
Je tournais donc en rond pendant des heures dans ma forêt et finissait par me prendre pour Robinson. Dernier homme sur la terre ou du moins seul homme à arpenter ces contrées sauvages, il me semblait atteindre un point de non retour. J’allais me perdre définitivement et on n’entendrait plus jamais parler de moi. Comme j’ai une imagination débordante, je me demandais ce qu’il allait advenir de mon petit appartement. Il me semblait voir les voisins s’interroger et se poser des questions sur mon absence. « Voilà quatre semaines qu’on ne l’a plus revu ! » « Il est peut-être en vacances ? » « Impossible, il me donne toujours ses clefs pour arroser les plantes du salon ». Puis on prévenait la police, qui finissait par convoquer un serrurier. On trouvait l’appartement vide et rien n’indiquait où j’avais bien pu aller. Alors on menait une enquête dans le département puis finalement dans tout le pays et après deux ou trois années j’étais déclaré mort. L’appartement était mis en vente et les voisins s’empressaient de faire la connaissance du nouveau propriétaire, surtout si c’était une jeune dame d’allure sportive, toute mince et bien bronzée. Pouvais-je leur en vouloir ?
Ou alors j’imaginais que pour une fois ma compagne était avec moi. Elle avait enfin pu se libérer de son travail pour trois jours et elle était venue me rejoindre ici, à la campagne. D’abord émerveillée par ma petite maison à moitié en ruine, qu’elle trouvait charmante, elle avait ensuite voulu faire une grande promenade dans la forêt. Et voilà qu’on s’était perdus. Comme nous étions deux, nous n’avions plus trop envie de retrouver notre chemin. Nous avions bien erré quelques heures, cherchant vaguement à nous repérer, mais nous n’avions fait que nous enfoncer davantage dans la profondeur des bois. Le soir venu, nous avions dormi enlacés sur un lit de fougères. Le lendemain, mieux reposés que dans une chambre d’hôtel, nous avions décidé de ne plus revenir vers la civilisation et de rester là, à arpenter sans fin ces bois merveilleux. Nous avions alors construit une petite cabane avec des troncs d’arbres et des branchages et nous avions vécu là tout l’été, coupés du monde, disparus pour tous.
Voila le genre de rêves un peu fous que je faisais tout en me promenant. La cause d’un tel délire, il fallait sans doute la chercher dans les livres. J’avais dû trop lire Jean-Jacques Rousseau et son mythe du bon sauvage avait dû éveiller en moi un désir de retour naïf à la nature. Bien sûr, je savais comme tout le monde qu’il n’y a rien de plus cruel que cette nature et que l’injustice y règne en maîtresse absolue, chaque espèce essayant de survire au détriment des autres. Mais bon, les livres, je vous dis, avaient faussé mon jugement et j’avais toujours en moi ce rêve de vivre coupé du monde, au cœur de la grande forêt primitive.
Bref, ce jour-là, donc, il était quasi vingt-et-une heures quand je suis enfin rentré chez moi, fourbu mais content. Je me suis préparé à manger, car je mourais de faim, puis, n’ayant pas trop envie de lire, je me suis aventuré, je ne sais trop pourquoi, vers le grenier, où je n’avais quasi jamais mis les pieds.
11:15 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature
25/01/2012
Le cahier bleu
C’était un cahier bleu avec des pages blanches.
Des pages toutes blanches que je voulais remplir.
Dehors, de grands oiseaux tournoyaient dans l’infini des cieux
De grands oiseaux de mer qui venaient de très loin.
Sur ma table était posé un stylo à l’encre bleue
Une encre bleue qui ressemblait à la nuit.
Dans mon cœur il y avait les souvenirs des jours passés
Les jours passés à aimer.
Dans ma tête se pressaient tous les rêves
Ces rêves qui ouvrent les portes du lendemain.
Derrière moi, se trouvait une bibliothèque
Une bibliothèque où s’entassaient la plupart des écrits du monde.
J’ai ouvert le cahier à la première page
La première page toute blanche
J’ai regardé l’oiseau qui volait dans le ciel
Le ciel infini et bleu.
Dans ma main je tenais mon stylo
Ce stylo qui avait tant écrit déjà.
Ce jour-là pourtant je n’ai trouvé aucun mot
Aucun mot digne de figurer dans le cahier bleu.
J’ai regardé encore l’oiseau et le ciel
Le ciel rempli de rêves et de souvenirs.
Alors derrière moi j’ai pris un livre
Un livre qui parlait de la mer et de la nuit
Je suis resté longtemps à écouter le silence
Le silence qui régnait dans mon cœur.
Dehors le bel oiseau blanc était parti
Parti à jamais dans l’obscurité de la nuit.
J’ai déposé mon stylo, j’ai refermé le cahier
Le cahier bleu avec ses pages blanches.
00:56 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature
20/01/2012
Quand vient la nuit
Quand le soleil est descendu à l’horizon
Et que la nuit, lentement, s’est installée.
Quand les animaux se sont tus
Et que le vent est tombé.
Quand la mer, sur la plage, s’est retirée
Et que les montagnes ont disparu dans la brume.
Quand dans le ciel noir une étoile enfin a brillé
Et que dans le lointain un hibou l’a saluée
Alors, dans la forêt, les loups se sont levés
Et lentement se sont approchés.
Certains ont même vu luire leurs yeux dans l’ombre.
07:00 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature
17/01/2012
Eté pluvieux
Trois gouttes d’eau descendent lentement
Le long d’une feuille,
Vestiges d’une averse
Au cœur de l’été.
Trois gouttes d’eau qui coulent
Le long de ta joue,
Et ton cœur en pleurs
En plein juillet.
Trois gouttes d’eau qui tombent sur le sol
Puis s’évaporent
Dans la chaleur estivale.
Trois gouttes d’eau au goût de sel
Qui tombent sur ton cœur.
C’est tout l’été qui pleure.
07:00 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : littérature
14/01/2012
Tempête
Le vent souffle en tempête, aujourd’hui.
Dans ta région aussi, sans doute. Je me dis que tu dois être chez toi, toute seule dans ta maison, à l’entrée du bois.
J’essaie d’imaginer, car ta maison, je ne l’ai jamais vue.
On s’est écrit longtemps, pendant des mois, t’en souviens-tu ? On parlait de ces vacances durant lesquelles on s’était rencontrés là-bas, le long de l’océan. Il y avait eu un orage et on s’était réfugiés dans un petit abri de pêcheur. La pluie tombait avec rage sur le toit de tôle et cela faisait un bruit infernal. Ce n’était pas facile de faire connaissance dans un tel contexte. Alors on se taisait et sans rien dire on regardait la pluie tomber. A la lueur d’un éclair, j’ai vu ton visage de profil et j’ai su tout de suite ce qui allait se passer. Je n’ai rien dit, j’ai attendu. A l’éclair suivant, j’ai senti que c’était toi qui m’observais. Je n’ai rien dit encore. Comment parler avec tout ce bruit ? Et puis je ne suis pas du genre entreprenant Une inconnue reste une inconnue. Mais voilà, tu n’étais déjà plus n’importe qui, je le savais.
A un moment donné, l’averse s’est un peu calmée. Bientôt nous pourrions partir, chacun de notre côté. Dommage ! Continuer à garder le silence devenait gênant. Nous étions deux, là, à trente centimètres l’un de l’autre dans cet espace exigu, et le silence relatif qui nous entourait désormais exigeait qu’un des deux parlât. Pourtant aucun son n’est sorti de ma bouche. Forcément ! Que dire, si ce n’était faire remarquer que la pluie se calmait, ce qui aurait aussitôt entraîné ton départ ? Je n’allais quand même pas te donner des arguments pour me quitter, déjà… Mais j’avais beau chercher, je ne trouvais rien d’original à exprimer. Aucune phrase sensée, aucun mot pour te faire rire, rien. J’étais paralysé.
Les secondes passaient et j’étais désespéré, redoutant le moment fatidique où tu allais sortir sous la pluie fine et te mettre à courir, sans même te retourner. Mais tu ne bougeais pas. Tu attendais.
A ce moment, un éclair suivi presqu’immédiatement d’un roulement de tonnerre fracassant nous fit sursauter l’un et l’autre. Sans même réfléchir, nous nous sommes regardés et nous nous sommes souri. La pluie s’est mise à redoubler, accompagnée cette fois de grêle et d’un vent violent. « Je crois», dis-je, « que nous ne sommes pas près de sortir d’ici ». « J’en ai bien peur », as-tu répondu. « Ceci dit», ai-je poursuivi, « la situation n’est pas si catastrophique. Nous pourrions être sous l’averse, ce qui serait bien moins agréable. » « Vous voulez dire que vous trouvez ma compagnie agréable ? » « Non ! Enfin, si… Mais ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ! Je voulais simplement faire remarquer qu’on est bien mieux ici, au sec, plutôt que sous l’averse. » Tu m’as regardé d’un air un peu goguenard, un petit sourire imperceptible au coin des lèvres. Déjà tu avais tout deviné : mon trouble, mon malaise, mon désir de te parler, ainsi que mon impossibilité à le faire.
Puisque la conversation était engagée, nous avons continué. C’était encore moins gênant de converser, maintenant, que de laisser un nouveau silence s’installer. On a évoqué l’orage, forcément, et cet été pourri où il pleuvait presque tous les jours. Tu as parlé d’autres vacances, en Andalousie, où tu avais eu tellement chaud que tu ne supportais plus aucun vêtement. Ta phrase m’a mis mal à l’aise. Je ne savais pas si tu disais cela en toute innocence ou si au contraire c’était une allusion voilée à la nudité de ton corps. Du coup, je n’ai pas répondu et me suis enfermé dans mon silence. C’est toi qui as repris la parole en me demandant si je venais souvent en Bretagne. Là, je me suis tout de suite senti plus à l’aise. J’avais enfin un sujet de conversation. Alors j’ai expliqué que je préférais le Sud et j’ai raconté en long et en large mes séjours en Provence, dans les Pyrénées Orientales ou en Espagne. J’étais devenu intarissable. Tout en parlant, cependant, je me demandais comment j’allais ramener la conversation sur toi, car c’est surtout cela qui m’intéressait. Pourtant, à un certain moment, j’ai remarqué que mes anecdotes te faisaient rire et cela m’a fait plaisir. En réalité je ne le faisais pas exprès, mais visiblement mes petites aventures à Caceres ou à Cordoba te plaisaient. Alors je n’ai plus pensé à rien et j’ai continué à te raconter toutes mes péripéties estivales. En passant, en évoquant le musée du Prado ou la Galerie des offices de Florence, j’ai senti que tu n’étais pas n’importe qui, mais que tu étais une personne cultivée et qui s’y connaissait pas mal en peinture et en histoire de l’art. Plus que moi, à vrai dire. Cela ne m’a pas déplu, forcément.
Quand j’ai parlé de Venise, j’ai remarqué que tu me fixais d’une façon étrange. Alors moi, comme un idiot, plutôt que d’amener doucement la conversation sur le romantisme de cette ville et de décrire les couples d’amoureux qui s’enlaçaient un peu partout le long des canaux, voilà que je me mets à te décrire toutes les peintures religieuses de la ville. Puis je m’embarque dans une description très longue et très animée de la « Cène » du Tintoret que l’on peut voir dans l’église de San Giorgio Maggiore. Quel idiot je fais, quand même !
A un moment donné, j’ai remarqué que tu ne m’écoutais plus. Tu ne m’écoutais plus, mais tu me regardais, moi, en train de te parler. En réalité, tu ne me regardais pas non plus, mais tu me fixais littéralement. Alors je me suis tu et nos regards ont plongé l’un dans l’autre.
« Je crois qu’il ne pleut plus depuis un petit moment » as-tu murmuré avec un sourire. « C’est fort possible », ai-je concédé. « Dommage, finalement on était bien ici, non ? » « C’est vrai », as-tu répondu. « J’aimais bien vous écouter raconter tout cela. » Et en disant ces mots tu n’arrêtais toujours pas de me fixer. « Si vous voulez, on peut encore rester un peu, mais c’est que j’ai déjà beaucoup parlé… » « Il n’est pas toujours nécessaire de parler » as-tu fait remarquer. Alors je me suis approché de toi et c’est comme cela que tout est arrivé.
Plus tard, on s’est promené sur la plage. La nuit était tombée et la lune brillait sur la mer. Il faisait un peu froid après l’orage et tu t’es blottie contre moi. On s’est assis sur des rochers et on a regardé longtemps les vagues qui venaient mourir à nos pieds. Alors c’est toi qui t’es mise à parler et qui m’as raconté ta vie.
A la fin des vacances, il a bien fallu se quitter, mais on s’est écrit pendant longtemps. Des mails de plusieurs pages presque chaque jour. Puis les messages sont devenus plus courts, ils se sont espacés et à la fin tu n’as plus écrit. J’ai encore continué pendant quelque temps à te parler de ce que j’éprouvais pour toi, mais tu n’as plus donné suite.
Voilà toute l’histoire.
Le vent souffle en tempête, aujourd’hui.
Je pense à toi et à notre plage sous l’orage. Et je me dis qu’en ce moment tu dois être chez toi, dans la petite maison à l’entrée du bois dont tu m’avais souvent parlé. Peut-être regardes-tu, toi aussi, la pluie en train de tomber. Peut-être te souviens-tu. Ou peut-être pas.
Qui pourrait le dire ?
En attendant le vent souffle et emporte tout.
07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature
04/01/2012
Présence-absence
Dans le miroir, j’ai aperçu ton reflet.
C’était impossible, je devais rêver.
J’ai mieux regardé et, en effet, il n’y avait rien.
Rien qu’un grand vide avec au fond tous mes souvenirs.
Dans le salon, j’ai cru sentir ton parfum.
Ce n’était pas possible, il y avait si longtemps…
J’ai ouvert la fenêtre et tout s’est évanoui
Sauf le désir que j’avais de te revoir.
J’ai pris le sentier qui mène au petit bois,
Celui où nous allions nous promener autrefois.
Dans la boue fraîche, sous les feuilles mortes,
J’ai cru distinguer l’empreinte de ton pas.
C’était sans doute celui d’une autre promeneuse.
Il y a si longtemps que tu n’es plus venue par ici…
Dans la clairière, sur le petit banc, un livre avait été oublié.
J’ai feuilleté ses pages, mais elles étaient toutes blanches.
La pluie, sans doute, avait tout effacé.
En descendant vers la plage, déserte à cette heure,
J’ai cru entendre ta voix, dans les lointains.
Ce n’était que le bruit du vent dans les pins.
Du moins je crois.
Sur le sable, j’ai trouvé des traces de pas
Et je les ai suivies.
Elles menaient droit à la mer,
Où elles disparaissaient.
Alors j’ai compris que je t’avais vraiment perdue.
Aquarelle peinte par notre ami Halagu, qui s'est inspiré de ce poème
18:58 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : littérature
02/01/2012
Histoire de famille (1) : la mère-grand.
On rendait assez souvent visite à la grand-mère. Après avoir roulé longtemps sur les voies rapides et les nationales, on se retrouvait sur de petites départementales avant de finir notre voyage sur des routes communales particulièrement étroites. Celles-ci n’avaient de routes que le nom, tant elles étaient sinueuses et dans un état pitoyable. A vrai dire, c’étaient plutôt de simples chemins qui escaladaient les collines comme ils pouvaient, franchissaient les rivières sur des ponts d’un autre âge et pénétraient dans des forêts qui semblaient n’avoir jamais de fin. Quand, après deux bonnes heures, on arrivait dans le village, au bout du monde, il fallait encore le traverser de part en part pour atteindre la maison de l’aïeule, en pleine nature, à l’entrée du bois.
La mère-grand était née à la charnière des siècles et elle avait connu toutes les guerres. Elle en parlait toujours comme si cela avait été hier. Nous, nous l’écoutions, à la fois fascinés et incrédules. Elle racontait comment en 1914 les Allemands avaient rassemblé sur la place tous les hommes du village et en avaient fusillé une vingtaine au hasard, pour l’exemple, à cause d’un officier teuton qu’on avait retrouvé dans un champ de blé, une balle de fusil de chasse entre les deux yeux. Elle racontait sa peur à elle, dans son ventre de fille, quand elle croisait dans la campagne un groupe de soldats. Ils s’arrêtaient, la dévisageaient en riant, puis lui tenaient des propos étranges dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Alors elle s‘enfuyait comme elle pouvait, sous l’hilarité générale. Elle avait quatorze ans. Elle nous racontait aussi les fermes incendiées par représailles, les femmes forcées et les cadavres des hommes qu’on retrouvait mutilés.
Plus tard, la paix revenue, elle s’était mariée avec un paysan que je n’avais jamais connu, mais qui portait le même nom que moi puisque c’était mon grand-père. Sa photo trônait dans la chambre à coucher, au dessus du lit. Jeune, la moustache fière, un peu engoncé dans le costume neuf acheté pour ses noces, il avait des airs de guérillero mexicain et on avait du mal à imaginer la vie simple qu’il avait menée ici, vivotant de sa petite exploitation agricole. Le jeune ménage n’était pas riche, ça non, mais cela n’avait pas empêché les enfants de naître les uns après les autres. Il y en avait sept quand une autre guerre éclata. Les mêmes soldats au parler étrange arrivèrent par les mêmes routes. La différence, c’est que cette fois ils étaient motorisés. Ils foncèrent sur Paris, qu’ils atteignirent en quelques semaines. Pour le reste, au village, on recommença avec les privations bien connues. La mère-grand me racontait qu’elle avait couru après un soldat allemand qui lui avait volé sa dernière poule. Malgré ses vociférations, celui-ci resta de marbre. « C’est la guerre », se contenta-t-il de dire dans un français approximatif, et pour couper court à la discussion, il coupa le cou du volatile devant mon aïeule médusée, qui hurla de plus belle. Pourtant, le soir, le même soldat vint apporter un peu de bouillon « pour les enfants » et la famille se consola en dégustant ce qu’il restait de sa poule.
Quand elle avait bien raconté, quand elle nous avait bien captivés et qu’elle voyait que nous allions passer la nuit à l’écouter, la grand-mère levait la séance et allait se coucher. Souvent je restais seul dans la cuisine, à lire un peu (dans les chambres sans chauffage, il faisait trop froid). Je m’installais auprès du poêle à bois, les pieds généralement posés sur une bûche car le carrelage était glacial. J’écoutais le silence. On n’entendait rien, absolument rien, dans cette campagne reculée. Aux alentours, c’était la nature à l’état pur. Si on entrouvrait la porte et qu’on risquait un pas dehors, on tombait dans la nuit absolue, une nuit d’encre semblable à celle des origines du monde. Au mieux, en prêtant l’oreille, pouvait –on entendre le cri de quelque bête sauvage, dans un endroit indéterminé de la forêt : probablement un renard qui glapissait ou alors une horde de sangliers qui fouinaient le sol. Mieux valait refermer la porte que de s’aventurer dans cette obscurité hostile. Je reprenais mon livre, mais le silence environnant était tel que je relevais bientôt les yeux, attentif au moindre bruit qui m’aurait indiqué que la vie continuait malgré tout. Mais non. Le renard s’était tu et les sangliers devaient être partis ailleurs. Je restais seul au monde, avec cette impression étrange que plus rien n’existait sauf moi-même. Quand il pleuvait, on entendait juste le gargouillis de l’eau qui tombait de la gouttière. C’était un bruit monotone et apaisant, qui me permettait de me situer dans le temps et dans l’espace.
Plus tard, bien plus tard, quand le feu dans le poêle s’était éteint et qu’il ne subsistait que quelques braises qui ne dégageaient plus la moindre chaleur, j’éteignais tout et montais me coucher. C’était une vieille maison et pour atteindre ma chambre il fallait d’abord traverser celle de la grand-mère. Je ne voulais pas la réveiller, c’est pourquoi je n’allumais pas la lampe. Je gravissais les marches à tâtons, essayant d’éviter tout bruit. Parfois, une marche craquait sous mes pas et toute la nuit semblait alors résonner comme si quelque cataclysme s’était produit .
07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature
28/12/2011
La grande marche
Nous sommes descendus des collines et nous avons marché vers la mer.
Cela nous a pris des semaines et des semaines, probablement des mois. Parfois, même, nous nous sommes égarés et il nous a fallu demander notre chemin.
Nous avons traversé des forêts qui n’avaient pas de fin. La route fut si longue que les feuilles, déjà, jaunissaient alors que nous en étions encore à chercher la sortie. Nulle clairière où nous reposer. Nous marchions sans arrêt et, sous nos pieds, les feuilles finirent par former un tapis épais qui amortissait le bruit de nos pas.
Nous avons écouté le grand silence et nous avons compris que nous étions seuls.
Enfin, un jour, nous sommes arrivés dans la plaine. Ce fut plus facile alors pour progresser. Il nous suffisait d’emprunter le chemin qui traversait les vignes et de le suivre jusqu’à l’horizon. Cela nous prit pourtant encore pas mal de temps. Chaque soir le soleil empourprait le ciel tandis que nous poursuivions en vain notre marche en nous guidant sur cet étrange incendie.
La nuit, les ceps dénudés tendaient leurs branches sans vie. Dans la pâle clarté lunaire, on se serait cru dans un cimetière, un cimetière qui n’aurait eu ni commencement ni fin. Au petit jour, des corbeaux lançaient leurs cris dans le brouillard, voix mystérieuses et invisibles qui sonnaient à nos oreilles comme d’imprécises menaces.
Enfin, un soir, sous sommes arrivés sur une plage, face à la mer écumante. Il n’y avait personne. Rien que le vent qui balayait le sable, créant des formes aussi étranges qu’improbables. Nous avons contemplé ces fantômes de poussière, semblables aux chimères qui hantaient nos rêves. Nous avons su alors que tout était perdu et qu’il n’y avait plus rien à attendre.
La vie était derrière nous, dans nos rêves d’enfants et nos désirs d’adolescents. Nous avions tous en mémoire des amours trop tôt disparues et nous savions maintenant que ce n’était pas ici, dans ce désert de sable, de vent et d’écume, que nous allions les retrouver.
Nous nous sommes assis et nous avons contemplé l’océan. Sa fureur n’avait plus rien à nous apprendre. Nous avions compris, désormais, que toute colère est vaine et que le temps perdu ne se rattrape pas.
Nous nous sommes couchés à même le sable, écoutant le bruit monotone des vagues qui, les unes après les autres, venaient mourir contre les rochers.
A la fin, épuisés, nous nous sommes endormis.
Aucun de nous ne s’est réveillé.
07:02 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : littérature
24/12/2011
Flâner...
Flâner, de préférence en-dehors des sentiers battus.
Flâner et se souvenir de ce que l’on aurait pu être et qu’on n’a pas été.
Refaire à l’envers le chemin des écoliers,
Laisser là le maître et ses cahiers, puis partir et se promener parmi les buissons.
Chercher les paroles perdues, les sourires esquivés, les frissons imaginés,
Puis revivre les souvenirs abolis,
Tous les souvenirs.
Ceux d’hier et d’avant-hier,
Ceux qu’on avait oubliés et qui ressurgissent là, au détour de la route,
Intacts comme au premier jour.
Marcher.
Marcher et finir par se perdre le long des falaises à pic,
Dans l’ombre des forêts, ou dans la poussière d’un chemin écrasé de soleil.
Se souvenir qu’un jour on a été ou du moins qu’on a cru être
Se souvenir du parfum d’une femme et de tendresses anciennes
Se souvenir qu’on a tout donné et qu’on a tout perdu,
La jeunesse, les espoirs et les désirs insensés.
Souhaiter être libre, enfin, hors du monde.
Partir, seul, et chercher.
Chercher un port, quelque part, où pouvoir se reconstruire et rêver.
Regarder la mer monter et les bateaux partir.
Vouloir se perdre, comme eux, dans l’océan,
Mais rester quand même, ici, et contempler ses pas, sur le sable mouillé,
Signes éphémères de notre présence au monde.
00:05 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature
17/12/2011
Le fleuve
Majestueux et impassible,
Coulant sous mille ponts de pierres,
Tu traverses la ville.
D’où viens-tu, fleuve aux reflets étranges
De quels pays es-tu issu ?
Tu charries, dans tes eaux brunes, des limons venus d’ailleurs
Et des terres argileuses provenant de contrées inconnues.
Sur tes eaux, flottent des troncs d’arbres déchiquetés,
Vestiges d’incroyables catastrophes.
Tu es né en amont, sur les hautes terres inexplorées,
Là bas, il y a, dit-on, des plateaux marécageux
Où vivent des animaux fantastiques,
Et des forêts profondes où nul n’a jamais pénétré.
Toi seul connais ces terres sauvages où commença le monde.
C’est leur âme que tu portes en toi
Et c’est pourquoi tu es si majestueux
Quand tu traverses les grandes villes
Et que tu coules sous leurs ponts de pierres.
Mille passants, sur la berge, te regardent avec respect
Car ils craignent tes colères.
Mais tu passes, impassible, et poursuis ta destinée
Vers les terres de l’aval,
Là où le ciel et la mer, paraît-il, se rejoignent à l’horizon.
Paris, la Seine en crue
11:56 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : littérature
14/12/2011
Le Sud
Dans les après-midis d’été, quand le monde est endormi,
C’est un plaisir de se promener, seul, dans les rues du village.
Il suffit d’ouvrir la porte de la vieille bâtisse
Et aussitôt la terrible chaleur vous saute au visage.
Dehors, personne. Pas un bruit. Le silence.
Je descends les ruelles en pente,
Le long de vieilles maisons d’un autre âge.
Le temps, ici, s’est arrêté et rien n’a changé depuis le Moyen-âge
Ou si peu.
Le soleil brûle ma peau et je m’arrête un instant,
A l’ombre de l’église, près de la glycine centenaire.
Des monstres de pierre me fixent de leurs yeux insistants.
Diables, chimères, gorgones et coquecigrues
Semblent me reprocher de troubler leur repos.
Trois coups sonnent au clocher
Rappelant dans le silence, l’éternelle fuite du temps.
Moi je poursuis ma route, sous le ciel azuré,
Vers l’unique place, celle de toutes les Républiques.
Personne.
Pas un souffle de vent.
Rien.
Rien que la fontaine qui murmure doucement
Et dont les quatre lions crachent une eau glacée.
Je trempe ma main dans l’onde. Frisson.
A l’ombre d’un arbre, dort un chien
Qui rêve à ce qu’il fut ou ce qu’il aurait pu être.
Le temps s’est arrêté.
Le village est assoupi.
C’est le Sud, une après-midi d’été.
07:00 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature
11/12/2011
Le grand bateau blanc
Il y avait bien longtemps qu’on n‘avait plus vu de bateau par ici, vraiment longtemps. Quand il y en a, ils passent très loin au large des côtes. C’est à peine si on peut les distinguer par beau temps, alors en plein hiver, vous pensez bien qu’on ne risque pas de les apercevoir…. En plus, ce sont souvent des chalutiers de pêche, qui appartiennent à des gens comme nous, en somme. Qu’est-ce que vous voulez qu’ils nous apportent ? Ils ont la même vie que nous. Par contre, le gros navire qui est entré dans la baie ce matin, ça c’est autre chose ! Il est apparu comme cela, subitement, balloté par les flots en furie, sortant du néant et de la tempête comme d’un rêve. Il est immense et mesure bien soixante-cinq mètres de long. Un véritable monstre. En plus, il est tout blanc, vraiment superbe. Ce doit être un yacht de croisière et ça, je peux vous dire que c’est bien la première fois qu’il y en a un qui se perd par ici.
La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Dès qu’il a actionné sa corne de brume pour signaler sa présence, tout le monde est sorti des maisons et en moins de cinq minutes le village entier était sur le quai. On a aussitôt mis trois bateaux de pêche à la mer pour « accueillir » le visiteur comme il se devait. Une fois à portée de voix, les nôtres se sont mis à crier. Ils ont expliqué comme ils ont pu, à travers les bourrasques de vent, ce qu’on explique toujours à ceux qui ne connaissent pas le coin. A savoir qu’on ne peut pas entrer directement dans le port à cause des bancs de sable. On ne les voit pas, mais il y en a, ainsi que des rochers. Ces derniers sont à fleur d’eau et ils sont terribles car ils déchirent toutes les coques. Généralement, quand ils entendent cela, les capitaines ne se le font pas dire deux fois : ils donnent des ordres pour changer immédiatement de cap. Alors on leur explique qu’ils doivent aller jusqu’au piton rocheux qui ferme la baie, puis virer de bord et entrer dans le port en oblique, en longeant les falaises.
Ils obéissent toujours. Le plus dur, c’est de se faire entendre, car on est toujours en pleine tempête, alors, avec le bruit du vent et des vagues, il faut s’égosiller pas mal dans les porte-voix. Aujourd’hui cela allait encore. Le capitaine a tout de suite compris ce que nos hommes tentaient de lui dire. Il est vrai qu’ils hurlaient fort et qu’ils accompagnaient leurs paroles de toute une série de gestes. Se rendant compte que l’affaire était sérieuse et qu’il courait à la catastrophe, le capitaine a donc immédiatement changé de cap. Ensuite, nos bateaux ont encerclé le yacht, pour bien le guider et surtout pour qu’il n’aille pas se diriger vers la zone « maudite ». Malgré le mauvais temps, tous les passagers étaient sortis de leurs cabines et lançaient aux nôtres des signes amicaux. Ils étaient bien une bonne cinquantaine, ce qui veut dire qu’avec les membres de l’équipage ce navire transportait au moins quatre-vingt personnes. C’était peu pour un bateau de cette taille, mais pour nous c’était une chance inespérée. On n’avait jamais vu autant de monde dans la région. Il allait enfin y avoir de l’animation dans le bourg ! Et pas mal de travail en perspective !
En attendant, il n’y avait pas une minute à perdre. Les femmes étaient déjà rentrées chez elles et elles en ressortaient les unes avec de longs filets de pêche, les autres avec d’anciennes voiles, d’autres encore avec de grandes bassines en fer blanc. Ils allaient être bien accueillis les touristes ! Ils n’avaient certainement jamais vu des gens aussi empressés de les recevoir ! Cela allait être la fête. Déjà les femmes, au grand complet, se précipitaient vers la plage avec tout leur attirail : les gamines, les jeunes filles, les presque mariées, les mères de famille, les épouses adultères, les filles-mères, les déjà veuves et jusqu’aux aïeules, qui pour une fois avaient abandonné les grosses chaussettes en laine qu’elles sont habituellement occupées à tricoter. Elles étaient toutes là à courir le plus vite possible afin d’occuper les meilleures places. Les ancêtres, il est vrai, traînaient un peu en arrière, mais elles parvenaient tout de même à suivre les autres et même à emprunter le petit chemin qui, à flanc de falaise, donnait accès à la mer. Malgré les bourrasques de vent et la pluie qui redoublait, on les voyait qui progressaient tout en se tenant au rocher du mieux qu’elles pouvaient.
Pendant ce temps, le yacht était arrivé devant le piton tout au bout de la baie, là où les remous sont terribles, même par beau temps. Tout se passa alors très vite, comme d’habitude. Au moment où il voulut virer de bord pour se diriger vers le port, les trois petits bateaux de pêche lui barrèrent le passage. Le capitaine fit aussitôt couper ses moteurs pour ne pas les percuter, tandis qu’avec sa corne de brume il lançait des avertissements sonores. Mais il était déjà trop tard pour lui. Déstabilisé par sa manœuvre, le grand navire se trouva pris dans le courant violent qui passait entre la falaise et le piton rocheux. Comme ses moteurs étaient à l’arrêt, il ne parvint pas à garder le cap. Il se retrouva perpendiculaire au courant et prêta alors le flanc à la houle. Celle-ci, déchaînée comme elle était, vint le frapper de plein fouet et le poussa irrémédiablement vers la falaise. Après un dernier coup de sirène désespéré, le beau bateau blanc alla s’écraser contre les rochers dans un bruit épouvantable.
Les hommes n’avaient pas encore regagné le port que les femmes étaient déjà sur la plage où elles commençaient à ramasser les premiers trésors provenant de l’épave. La mer en furie venait tout jeter à leurs pieds, et outre des débris de métal et des poutres de bois, elle amenait aussi des valises, des meubles, des matelas, de la nourriture et des tissus. Il y avait même des bijoux. Pour ceux-ci, il suffisait de se baisser et de dépouiller les premiers corps qui commençaient à joncher le sable.
Il n’y a pas à dire, un bateau comme celui-là, on n’en avait jamais vu sur notre île. Avec le mauvais temps qui dura tout l’hiver, nous coupant complètement du monde, ce fut une vraie aubaine. Que serions-nous devenus sans lui ?
07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : littérature
06/12/2011
Dans la forêt profonde
Dans la forêt profonde, j’ai mis mes pas dans ceux d’autrefois.
Rien n’a changé. C’est toujours le même silence, le même calme des origines.
Le petit chemin serpente dans le sous-bois aux senteurs étranges et enivrantes. Parfum indistinct fait de feuilles en décomposition, de champignons, de branches mortes et de menthe sauvage.
Je marche. Voici le carré de pins et aussitôt l’odeur de la résine, qui coule le long des troncs, m’envahit. Souvenirs de jours anciens. Je ferme les yeux, je respire. Rien n’a changé. Eternité.
Je progresse encore.
Le chemin longe maintenant la rivière. Murmure étouffé et discret, clapotis chantant, petite musique dans l’épaisseur du silence.
Je marche toujours.
A un tournant, je quitte le sentier et pénètre au hasard dans le grand bois, à flanc de colline. Mes pas font craquer quelques branches. Un merle s’envole, donnant l’alerte. Cri perdu qui résonne dans ma solitude.
Je me fraie tant bien que mal un passage à travers les ronces et les myrtilliers. Puis ce sont les fougères, aux grandes feuilles jaunes couchées dans un désordre de fin du monde. Obstacle infranchissable, qu’il faut pourtant franchir.
Il fait sombre. Déjà, le jour décline.
Je tâtonne un peu, j’hésite, reviens sur mes pas, repars dans l’autre sens. Enfin le voici. Seul au milieu de la clairière, le chêne est là. Il a toujours été là, aussi loin que les hommes s’en souviennent. Je m’assois entre ses racines, sur la mousse tendre. C’est là qu’un jour tu t’es étendue, encore adolescente. C’est là qu’un jour, d’un doigt timide, j’ai effleuré ton épaule nue…
Il y a si longtemps ! Qu’es-tu devenue ? Seul le grand chêne est encore là. Ton rire a disparu, et l’éclair de tes yeux, et la rougeur sur tes joues quand je me suis aventuré vers d’autres chemins.
Aujourd’hui, dans le grand silence de la forêt, il n’y a plus rien. Le soir tombe, bientôt il fera noir. Seul mon souvenir conserve l’image des jours anciens, des jours d’innocence, d’avant la vie.
Il faut rentrer.
Dans l’obscurité, j’erre et je tâtonne. Mes pieds se prennent dans les fougères, je trébuche. Je ne retrouve plus le chemin, le chemin qui traverse la grande forêt et qui mène au village.
Il fait noir. J’écoute. On n’entend que le silence, l’éternel silence, et parfois, dans les lointains, comme le sanglot d’un oiseau de nuit.
07:00 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (15) | Tags : littérature
01/12/2011
Sur la route
Sur la route je vais,
Déclinant mon errance.
Je suis parti, il y a longtemps déjà,
Du pays de l’enfance et des songes profonds.
J’ai marché au hasard, par des terres inconnues,
Qui n’avaient pas de nom et jamais n’en auront.
J’ai croisé parfois, au carrefour des chemins,
Des hommes ou des femmes qui me dévisageaient.
« Qui es-tu ? » me demandaient-ils,
« D’où viens-tu et où vas-tu ? »
Mais moi je ne disais rien
Et continuais ma route, éternel étranger,
Devancé par mon ombre aux contours incertains.
Je dormais dans des granges,
Et les nuits de brouillard,
Il me semblait entendre
Des voix aux accents étranges,
Des voix venues d’ailleurs, de plus loin que la tombe.
Alors, perdu dans ma langue,
Etranger à moi-même,
Je reprenais ma route,
Sous la lune de novembre.
Je m’inventais des contes étranges,
Des histoires profondes
Et même des poèmes, aux rimes hallucinées.
Je les notais dans des cahiers bleus
Avec une encre noire
Et dans la forêt obscure
Je les lisais aux loups, assis en rond,
Dans la lumière de l’éternelle lune.
07:00 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : littérature
23/11/2011
Réflexion
On se demande parfois quelle position il convient d’adopter en ce qui concerne la marche du monde. Je veux dire d’un point de vue existentiel. Que peut l’individu face à des événements extérieurs qui le dépassent et qu’il est bien incapable de faire changer ? J’ai l’impression parfois de tourner en rond, ce qui est bien un aveu d’impuissance. Ainsi on peut s’indigner (terme devenu à la mode) de bien des choses. Ce ne sont pas en effet les occasions qui manquent. Entre la situation en Palestine, la colonisation forcée israélienne, la guerre impérialiste et économique en Libye, la situation en Syrie, le printemps arabe égyptien qui tourne inévitablement au bain de sang par manque de réformes, la crise de la dette, la mainmise des banquiers sur nos institutions démocratiques, le recul de notre état social, le chômage des jeunes et des moins jeunes, la réforme des retraites, l’augmentation des prix, la volonté du grand capital d’exploiter encore un peu plus la population et son désir de lui mettre le couteau sur la gorge pour qu’elle rembourse les banques, entre toutes ces situations, dis-je, on n’a que l’embarras du choix.
Mais que faut-il faire ? Ne pas analyser ce qu’il se passe, fermer les yeux et les oreilles et se donner l’illusion que tout va bien ? Ce ne serait digne ni d’un homme ni d’un citoyen.
Ecrire un peu partout son indignation ? Certes, cela soulage, mais ne fait pas bouger les choses.
Agir ? Mais comment ? Même en restreignant son action à son pays ou à sa ville, un individu seul ne peut pas grand-chose.
Reste donc la possibilité de tout voir et de tout entendre mais de se taire quand même et donc de ne pas agir et de ne rien dire.
Drame existentiel s’il en est car ce qui se cache là derrière c’est l’impact que nous pouvons avoir sur le monde qui nous entoure. Or il faut bien avouer que cet impact est quasi nul. Pour que cela fonctionne un peu, il faut que des milliers et des milliers de personnes se lèvent ensemble au même moment. On a pu le voir autrefois lors de manifestations contre la réforme de l’enseignement, par exemple, qui ont contraint un ministre à retirer son projet. Mais cette victoire est toute relative car à la législature suivante la quasi-totalité du projet est quand même adoptée. Il en a été de même en Egypte. Le printemps arabe a su faire démissionner Moubarak (au prix de combien de morts ?) mais finalement rien n’a fondamentalement changé. L’armée est au pouvoir avec les cadres de l’ancienne équipe dirigeante et les réformes se font attendre. D’où les nouveaux bains de sang de ces derniers jours qui aboutiront soit à un semblant de réforme, soit à un durcissement de la position de l’armée, ce qui sonnera définitivement le glas de toute aspiration à la démocratie. Toute action collective semble donc elle aussi en grande partie vouée à l’échec.
Donc, entre mon monde intérieur et la réalité extérieure, subsiste toujours le même gouffre. Même si j’ameute un certain nombre de mes semblables en les rendant conscients de certaines injustices, rien ne changera. C’est à désespérer. Pour le monde d’abord, car ceux qui sont aux commandes peuvent continuer à le diriger pour leur seul profit. Mais c’est à désespérer pour moi aussi car à partir du moment où je renonce à faire bouger les choses, je deviens au mieux résigné devant le système, au pire complice, par mon silence, de ce même système.
Pourtant, d’un autre côté on n’a qu’une vie (et elle est courte comme disait l’autre). Que m’importe finalement le sort des Palestiniens ou celui des Egyptiens ? Que m’importent les injustices que je vois commettre sous mes fenêtres si moi j’ai de quoi manger et de quoi acheter mes livres ? Serai-je plus heureux si demain il existe un état palestinien ? Non bien sûr. Ma vraie vie est ailleurs. Imaginez par exemple un jeune homme et une jeune fille de vingt ans qui tombent amoureux. Vont-ils gâcher leur jeunesse et refuser d’être heureux parce qu’en Egypte l’armée tire sur le peuple ? Ou parce que dans leur commune des immigrés dorment dans les parcs parce qu’ils sont en situation illégale ? Non, ils seraient bien bêtes de perdre un beau moment de leur vie.
Le bonheur suppose-t-il donc l’égoïsme ? Peut-être bien. Ce qui est certain, par contre, c’est que la seule vérité qui vaille pour soi c’est celle que l’on a au fond de soi, précisément. S’il est dans ma nature d’être peintre ou musicien, par exemple, ce serait un crime de ne pas peindre ou de ne pas jouer de la musique. Ce que je peux apporter d’essentiel au monde, finalement, c’est cela, cette vérité tout intérieure. En réalisant ce que j’ai en moi ou du moins en tentant de le réaliser, j’approche tout doucement de ce qui est essentiel pour moi dans la vie. L’idéal étant sans doute de concilier les deux aspects, comme Malraux qui parvient à être écrivain tout en participant aux combats qu’il estime justes.
Il n’empêche qu’entre ma petite musique intérieure, qui m’est essentielle, et le bruit et la fureur du monde, il y a bel et bien un hiatus. Il reste donc la solution de laisser ce monde aller là où il veut aller tout en se concentrant sur ce qui fait ma spécificité. Attitude égoïste certes, mais attitude qui permet de survivre. Se résigner à accepter l’imperfection du milieu extérieur et partir à la recherche de sa vérité intérieure. C’est Darwich qui tourne le dos à l’action politique et qui écrit des poèmes sur la beauté de sa terre natale, la Palestine. Ce que faisant, il s’accomplit en tant que poète et sans le savoir il donne un sens à son pays en lui prêtant sa voix. Sa petite voix intérieure. Car la Palestine, ce pays fictif, n’existe aujourd’hui que dans et par les vers de Darwich.
15:03 Publié dans Errance | Lien permanent | Commentaires (14) | Tags : littérature
13/11/2011
Terre d'asile (fin)
J’ai peut-être imaginé ce qui n’existait pas, je ne sais pas. Mais ce regard féminin me poursuivait. Dans les histoires que je me racontais, la jolie assistante sociale a fini par prendre toute la place. J’imaginais qu’elle venait ouvrir ma porte en pleine nuit pour me permettre de fuir. Avant de m’élancer vers la liberté, je me retournais et nous échangions un long regard troublant. Certes, c’étaient là des histoires à l’eau de rose complètement idiotes et je savais bien que je les avais inventées pour me permettre de tenir le coup, mais à la fin je n’étais pas loin de croire que cette fille éprouvait des sentiments pour moi. Peut-être, d’ailleurs, n’était-elle pas tout à fait indifférente, je ne le saurai jamais.
Ce qui est certain, c’est qu’un jour qu’elle me rendait visite, je ne suis plus parvenu à faire la distinction entre mes rêves et la réalité. Pendant qu’elle me demandait comme d’habitude si tout allait bien, j’ai tendu la main vers elle et j’ai touché son visage. Elle a eu l’air surpris et s’est reculée en me regardant d’une étrange façon. Je n’ai pas eu le temps de déchiffrer son expression que déjà les deux colosses qui l’accompagnaient me tombaient dessus. Ils me maintinrent au sol pendant qu’un infirmier accourait pour m’administrer une piqûre. Quand ce fut fait, un des gardiens me donna plusieurs coups de pieds dans le ventre. Je me souviens des cris de la femme, qui lui hurlait d’arrêter. Après, c’est le trou noir. Je ne me suis réveillé que le lendemain vers midi. J’avais mal aux côtes, à cause des coups reçus, mais surtout j’avais un mal de tête abominable. Manifestement, ils avaient mis une triple dose dans leur fichue piqûre.
Personne n’est venu pour le déjeuner ni pour le dîner et il a fallu attendre vingt-trois heures pour que la porte s’ouvrît enfin. C’étaient les deux gaillards de la veille. Ils m’ont traîné jusqu’à une autre cellule, sans fenêtre celle-là, et m’ont ligoté sur le lit avant de recommencer avec leurs piqûres. Je ne parvenais plus à bouger et de rage j’en ai mordu un au bras. Cela a encore fini par des coups et une deuxième piqûre.
Je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici, puisque je n’ai plus aucun repère. Je n’entends ni les voitures sur la nationale ni la cloche de l’école. Ils ont sûrement insonorisé les murs, les salauds. Ou alors je suis dans une cave, ce qui est encore bien possible. L’assistante sociale n’est plus jamais revenue. Il fallait s’y attendre. Celui qui m’apporte à manger une fois par jour me l’a bien dit. Détraqué comme je suis, il paraît, plus aucune femme n’approchera de ma cellule. C’est déjà bien assez d’avoir assassiné ma sœur. J’ai essayé de lui expliquer que j’étais complètement innocent du crime qu’on me reprochait, mais il n’a rien voulu entendre. « L’agression » contre l’assistante sociale ne faisait que confirmer ce que tous les médecins pensaient et le fait d’avoir voulu mordre un gardien prouvait à suffisance que j’étais un malade dangereux.
Alors je reste là, en attendant je ne sais quoi. Comme il ne m’est plus permis de rêver, je m’interroge sur moi-même. J’en arrive presque à me demander si je ne suis pas un peu responsable de ce meurtre qu’on me reproche. Certes, j’ai toujours dit que c’était le petit ami de ma sœur qui l’avait tuée lorsqu’elle avait mis un terme à leur relation, parce que c’était un jaloux, un fou furieux, un véritable malade. Mais à la fin, je ne sais plus, je ne suis plus sûr de rien. Je n’arrive même plus à me souvenir du nom de ce gars-là. Si ça se trouve il n’a jamais existé que dans mon imagination et c’est à moi que ma sœur aurait dit que c’était fini. Si ça se trouve, ce sont les médecins qui ont raison : je suis un pervers incestueux. Il faut dire qu’ils ont avancé tellement d’arguments pour me convaincre de mon ignominie que j’ai fini par les croire, du moins en partie.
En réalité, je ne sais plus où j’en suis. Entre ces piqûres qui m’assomment et qui me brouillent l’entendement et cette pièce sombre sans aucun repère dans laquelle je vis, il m’est difficile de retrouver mon équilibre. Je reste des jours entiers sans aucune pensée, assis dans un coin, les bras repliés autour des genoux. Je suis devenu un mollusque, une larve, une limace, ce que vous voudrez. Je n’existe plus. Mais parfois j’ai un sursaut et ma dignité reprend le dessus. Alors les idées se mettent à tourner dans ma tête à une vitesse vertigineuse. Je revis les événements les uns après les autres. Ma sœur qui me téléphone et qui m’annonce sa rupture. Son ex-petit ami qui débarque chez moi et qui me demande les clefs pour aller récupérer ses affaires. Et puis la police qui me réveille au matin et qui m’apprend le meurtre. Le chagrin immense qui s’empare alors de moi et l’idée, oui, que je suis coupable par imprudence. Ensuite, on me conduit au commissariat et on me parle des clefs qu’on a retrouvées sur la porte. Que dire ? Comment avouer que c’est moi qui les ai données ? Sans penser à mal, pour rendre service, pour que cet énergumène de petit ami que je détestais par-dessus tout reprenne vite ses affaires et disparaisse à jamais de notre vie, à ma sœur et à moi… C’est vrai qu’on était fort proches, alors quand les psychiatres sont venus lire leur rapport à la barre, je n’ai pas été trop surpris par leurs propos. Et puis ici ils m’ont achevé. Finalement leurs dires sont cohérents, plus que les miens. Ce n’est peut-être pas la vérité, mais l’histoire qu’ils racontent a un sens. Le poids des mots l’emporte toujours sur la vérité, les romanciers savent bien cela. A force de les écouter, tous ces médecins, j’ai fini par douter de la vérité. La culpabilité que j’avais enfouie au plus profond de moi a ressurgi et a tout envahi. J’en suis à me demander si ce n’est pas moi qui ai ouvert la porte avec la fameuse clef, si ce n’est pas moi qui me suis approché de ma sœur pour lui reprocher d’en aimer un autre. Peut-être ont-ils raison, finalement. De toute façon, ils ont toujours raison. Qu’on n’en parle plus.
07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature
10/11/2011
Terre d'asile (2)
« De toute façon », dit l’un deux, les mains appuyées sur son petit cahier qu’il venait de refermer, avec ce qui s’est passé avec votre sœur, il n’y a pas à hésiter sur le diagnostic. Ma sœur ! On y arrivait enfin ! Tous ces longs mois à tourner autour du pot alors que le fond du problème était là. J’allais enfin pouvoir m’expliquer...
En fait, je n’ai rien pu dire. Ils ont refait mon procès, comme la police l’avait fait avant eux. On avait retrouvé la victime chez elle, déjà dans le coma, du sang partout dans la chambre. J’étais le seul à posséder la clef de l’appartement, l’affaire était claire. D’ailleurs la symbolique de la clef, comme objet sur lequel projeter tous les fantasmes sexuels refoulés, était évidente. Qu’est-ce que je pouvais objecter à cela ? Une clef n’est-elle pas faite pour pénétrer dans une serrure ? Je dus bien en convenir malgré moi. Mais à peine avais-je accepté ce point de détail pourtant insignifiant qu’ils se sont mis à échafauder toute une théorie implacable. Selon eux, un désir incestueux latent sommeillait en moi. Ce désir, je l’aurais projeté sur la clef, symbole de toutes les jouissances possibles. De plus cette clef m’avait été donnée par la victime elle-même, ce qui renforçait encore son caractère érotique manifeste. Une fois en possession de cet objet qui ouvrait toutes les portes à mes fantasmes, je l’avais jalousement gardé au fond d’une poche jusqu’au jour où je n’avais pu résister à l’envie de m’en servir. Le reste était connu, l’affaire jugée. Si j’avais pu éviter la prison, c’était uniquement parce que le juge, dans sa grande sagesse, avait été frappé par l’aspect pathologique de mon comportement. Voilà pourquoi il avait décidé de mon enfermement en milieu psychiatrique. Eux, pourtant, les médecins, ils avaient espéré pouvoir me guérir et me faire retourner vers la normalité du monde, mais ils voyaient bien maintenant que c’était impossible. Ce mensonge prémédité sur ma date de naissance ruinait tous leurs espoirs. Mon cas était désespéré, ils ne pouvaient que répéter leur sentence. J’étais un incurable, doublé d’un pervers polymorphe. En effet, à côté de pulsions sexuelles libidineuses et incestueuses, je développais un côté sadique, ce qui était la caractéristique d’un comportement schizophrénique à tendance paranoïde et faisait de moi l’être le plus abject au monde. De plus en « oubliant » mon lieu de naissance, je prouvais à suffisance mon désir de nuire et de brouiller les pistes pour mieux recommencer mes perversités innées.
J ’écoutais tout cela d’un air hagard. Derrière leurs petites lunettes, je voyais leurs regards froids et inquisiteurs. Je n’y découvrais à vrai dire aucune trace d’humanité ou de pitié mais plutôt un côté accusateur qui semblait traduire le contentement qu’ils éprouvaient à être les plus forts. Après une bonne heure où ils m’assommèrent de termes médicaux auxquels je ne comprenais strictement rien, ils clôturèrent la séance. Celui qui avait le cahier ouvert devant lui traça une grande ligne en-dessous de ses dernières remarques. C’est là que j’ai compris que tout était terminé. Il n’y aurait plus d’autres séances. On venait de tracer un trait sur ma vie.
Très vite on m’installa dans un autre pavillon. Tout ici était plus ancien. Il y avait des grilles aux fenêtres et même un grillage au judas de la porte, une énorme et lourde porte métallique, à la couleur kaki toute délavée. Comme les carreaux étaient opaques, on ne voyait strictement rien de ce qui se passait au-dehors et dès seize heures, même en été, il fallait allumer la lampe, une simple ampoule qui se balançait au bout de son fil à une hauteur vertigineuse. Le lit métallique était scellé dans le mur, ainsi que l’évier en inox. Pas de miroir, pas d’armoire, pas d’étagère, rien qu’un rayonnage encastré dans l’épaisseur du mur.
Comme je l’ai dit, on ne voyait rien à l’extérieur. Tout ce qu’on pouvait faire, c’était écouter. Alors j’ai écouté. A la fin je reconnaissais tous les bruits. Le flot des voitures sur la nationale, le matin, quand les gens partaient travailler. La sonnerie d’une école, qui marquait le début des cours, loin, très loin. Puis les bruits de l’institution elle-même. Un camion de ravitaillement qui se garait vers neuf heures devant les cuisines. Les médecins qui retournaient manger chez eux à midi et dont les pneus des voitures crissaient sur le gravier du parking. Puis des bruits insolites, inhabituels, comme la camionnette du plombier qui venait réparer les chasses d’eau qui fuyaient. On entendait alors pendant des heures des coups de marteau le long des tuyauteries. Mais ce que je préférais, évidemment, c’était le chant des oiseaux. Je me réveillais avec eux le matin et chaque soir j’avais droit au concert des grives, qui s’en donnaient à cœur joie dans les arbres du petit parc. Quand je ne les entendais plus, je savais que l’automne était arrivé. Puis, au printemps suivant, elles chantaient de nouveau. Quelques semaines plus tard, le cri strident des martinets annonçait le début de l’été. C’est comme cela que j’ai pu évaluer le temps qui passait. Trois automnes et trois printemps s’étaient succédé depuis que j’étais dans cette chambre. A vrai dire, je commençais à trouver le temps un peu long.
Qu’est-ce que je faisais de mes journées ? Rien justement. Après le petit déjeuner, les infirmiers passaient me faire une première piqure, qui me faisait somnoler jusqu’à l’heure du repas, à douze heures trente précises. Ensuite, je rêvassais toute l’après-midi. Je m’étais constitué une sorte de vie imaginaire, un peu comme un romancier qui fait vivre un personnage de fiction, sauf qu’ici, le personnage c’était moi et ce que j’endurais c’était bien moi qui devais le supporter. Je rêvassais donc à tout ce que j’aurais pu faire si je n’avais pas été ici. Je me voyais donner des cours, comme au moment de mon arrestation. Ou bien je retournais en vacances dans un petit village de Provence, où j’avais vécu deux semaines de rêve lorsque j’avais quinze ans. Parfois, pour combler sans doute ma frustration actuelle, je me voyais PDG d’une grande entreprise, ou réalisateur de cinéma, quand je ne recevais pas le Nobel de la paix pour mon action bénéfique dans la gestion des conflits du tiers-monde. Parfois aussi, une belle jeune femme au regard énigmatique tombait amoureuse de moi, ce qui m’aidait à combler ma solitude entre ces quatre murs.
L’absence de femmes dans cette prison-asile était d’ailleurs ce qui était le plus dur à supporter. La seule que je voyais, c’était l’assistante sociale, qui venait une fois par mois, encadrée de deux gardiens herculéens, s’assurer que ma chambre était propre et que mon état physique était bon. Elle était jeune et jolie et je n’étais pas sans le remarquer, évidemment. Elle me demandait invariablement si la nourriture était assez abondante et si je mangeais bien. Je répondais toujours oui, sans doute pour lui faire plaisir. Elle s’en allait alors et me gratifiait souvent d’un petit sourire. Manifestement, elle ne me regardait pas comme les autres, sans que je sache pourquoi. Sans doute croyait-elle à mon innocence. Parfois, avant de franchir la porte, elle me dévisageait quelques secondes, indécise, puis s’en allait en me souhaitant bonne chance. Ce que je voyais alors dans son regard me troublait. Je ne sais pas si c’était le fruit de mon imagination, mais j’y voyais comme un peu d’affection, comme si elle me plaignait de devoir rester là alors que j’étais innocent. Il va sans dire que je me remémorais cette scène de la visite des centaines de fois et chaque fois cela se terminait par ce regard humain et gentil posé sur moi. Je finissais par en rêver.
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07/11/2011
Terre d'asile (1)
Je ne sais plus très bien qui m’a amené ici. Tout ce que je sais, c’est qu’on m’a dit que c’était pour mon bien, alors je me suis laissé faire. Et puis les premiers jours, tout le monde était gentil avec moi, le médecin, les infirmières et même la dame qui m’a servi mon repas. Tout le monde souriait et se montrait très prévenant. Un peu trop, même, mais bon, cela me changeait de ce que j’avais connu jusque là. J’ai bien trouvé un peu curieux qu’on referme toujours la porte de ma chambre à clef, mais j’étais tellement fatigué que cela ne me tracassait guère. Tout ce que je voulais, c’était dormir et oublier. Une des infirmières l’a compris tout de suite car pendant trois jours elle m’a donné un médicament pour m’apaiser. C’est ce qu’elle disait en tout cas, mais dans les faits je n’arrêtais plus de dormir ou plus exactement de rêver les yeux ouverts. Je restais là, étendu sur mon lit, et je voyais plein d’images qui défilaient devant mes yeux. C’était un peu comme au cinéma, sauf qu’ici il n’y avait pas de projecteur. Les images s’enchaînaient les unes aux autres et cela ne s’arrêtait jamais. Parfois, quand une scène du passé resurgissait à l’improviste, il m’arrivait de crier, c’était plus fort que moi. Alors la porte s’ouvrait et on me redonnait un nouveau médicament. J’avais à peine entendu le double tour de clef dans la serrure que le film recommençait, plus beau, plus calme.
Après quelques jours ou quelques semaines, on m’a conduit dans un grand bureau où se tenaient trois médecins en blouse blanche. Ils n’ont pas arrêté de me poser des questions. Comme j’étais encore tout endormi avec les médicaments que j’avais avalés, j’ai répondu un peu n’importe quoi. Ils se regardaient d’un air étonné, puis ils notaient leurs réflexions dans un grand cahier. Quand l’un avait fini de m’interroger, c’est un autre qui prenait la relève. J’avais l’impression d’être de nouveau dans le commissariat de police. Il faisait chaud et j’avais soif, mais il fallait continuer à répondre. L’envie de dormir me reprenait par intermittence et à la fin je ne répondais presque plus, alors ils faisaient les questions et les réponses eux-mêmes. C’était plus facile, je n’avais qu’à hocher la tête pour dire que j’étais d’accord. A vrai dire j’étais d’accord avec tout car je ne comprenais même plus le sens de leurs paroles. Ils me disaient des choses complètement incompréhensibles et moi je faisais un petit signe pour dire oui. Je voyais bien à leur air qu’ils étaient de plus en plus étonnés, mais tout ce que je voulais, moi, c’était que cet interrogatoire se termine. Ca a fini par arriver. Ils se sont regardés, complètement consternés, puis on m’a reconduit dans ma chambre, dont on a fermé aussitôt la porte à double tour.
En attendant, j’avis toujours aussi soif et il a fallu attendre l’heure du dîner pour avoir droit à une petite bouteille d’eau minérale. J’ai essayé d’en réclamer une deuxième, mais on m’a dit que non, que j’avais droit à une seule bouteille par repas. J’ai expliqué que j’avais dû parler toute l’après-midi par une chaleur accablante et que j’étais complètement déshydraté. Mais non, il n’y avait rien à faire, le règlement était le règlement. Alors je me suis un peu énervé. Si je ne pouvais pas avoir une bouteille d’eau minérale, qu’on me donne au moins un verre ou un gobelet en plastique, que je puisse aller boire dans la salle de bain. On ma répondu qu’après le repas la salle de bain devait être fermée à clef jusqu’au lendemain matin, par mesure de sécurité et donc que je n’avais qu’à me contenter de ma bouteille. Comme je faisais remarquer que c’était un peu fort, deux infirmiers sont arrivés et ils m’ont aussitôt administré une piqure. Je n’ai même pas eu le temps de toucher à mon repas et ne me suis réveillé que le lendemain à l’aube.
Cela a duré comme cela pendant des semaines et des semaines. Je restais enfermé toute la journée et si je me plaignais de mon état ou si je rouspétais sur l’insuffisance de nourriture ou son aspect peu varié (une biscotte avec du beure le matin, l’éternel steak haché à midi, que l’on peut manger sans couteau, et un peu de potage le soir), les deux infirmiers revenaient et m’administraient de nouvelles piqures. Un jour je leur ai demandé pourquoi ils agissaient ainsi. Ils m’ont répondu que tant que je ne serais pas raisonnable, cela continuerait. J’ai fait remarquer que je n’étais quand même pas très exigeant et que mes réclamations étaient fondées, mais ils m’ont expliqué que contester le système renforçait les médecins dans leur opinion. J’étais gravement malade et manifestement je n’acceptais aucune autorité. Tant que je ne voudrais pas changer, ils ne bougeraient pas non plus.
Quand finalement ils m’ont trouvé plus « raisonnable », les séances d’interrogatoire avec le corps médical ont recommencé. J’étais même devenu tellement coopératif qu’ils organisaient jusqu’à deux entretiens par jour. Ils n’arrêtaient plus d’écrire dans leur petit cahier. Bientôt il en a fallu un deuxième, puis un troisième. Je souriais intérieurement quand je les voyais si appliqués dans leurs écritures. Je me disais qu’à la fin ils auraient complètement oublié ce qu’ils avaient noté au début et donc que tout cela ne servait strictement à rien. Mais je me trompais. En réalité, ils devaient se relire en-dehors des séances car un beau jour ils sont revenus en arrière. L’un d’entre eux a ouvert le premier cahier et il m’a dit que je mentais. Il me l’a dit comme cela, sans sourciller, et en me fixant d’un regard froid et impassible. Comment cela je mentais ? Oui, car contrairement à ce que je disais aujourd’hui, j’avais affirmé il y a quatre mois ne plus me souvenir où j’étais né. J’ai expliqué qu’à l’époque j’avais dû mal comprendre leur question et donc que ma réponse n’avait aucun sens car évidemment j’avais toujours su où j’étais né. Mais cela n’allait pas comme cela et on me le fit vite comprendre. On m’accusait d’amnésie cyclique intentionnelle à connotation perverse. Pour le dire plus simplement : j’avais voulu tromper mon monde et désorienter le corps médical dans sa recherche de vérité. Car oui, ces médecins étaient là pour m’aider et moi j’essayais de les induire en erreur intentionnellement, ce qui prouvait à suffisance la nature perverse de ma constitution. On me dit que mon cas était grave, que je constituais manifestement un danger pour la société et que ce n’était pas demain la veille que j’allais sortir d’ici. J’ai bien essayé de leur expliquer : mon état de fatigue des premiers jours, la soif qui me tenaillait, mon désir d’en finir au plus vite avec ce que je considérais comme un interrogatoire… Il n’y a rien eu à faire.
(à suivre)
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05/11/2011
Devinette
Je suis un écrivain français. A douze ans, j’épouse ma cousine germaine Isabelle, laquelle a dix-sept ans mais est déjà veuve. Elle mourra trois ans plus tard en me donnant une fille. J’ai séjourné longtemps en Angleterre. A quarante-six ans, j’épouse Marie, qui n’a que quatorze ans et qui est la petite-fille du meurtrier de mon père. Elle me donnera trois enfants, dont un fils que j’ai eu à l’âge de soixante-huit ans. Il sera le roi de la famille, bien entendu. Qui suis-je ?
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28/10/2011
Les animaux de la Genèse.
Selon la Genèse, l’homme, au paradis terrestre, vivait en harmonie avec les animaux. Ceux-ci, semble-t-il, devaient tous être herbivores, du moins il faut le supposer. En effet, comment concevoir dans cet Eden qu’un mouton innocent se fasse égorger par un loup ou qu’Adam lui-même risque sa vie chaque fois qu’il croise la route d’un lion ? L’homme est encore immortel et ne peut donc mourir, ce qui implique que tous les animaux se nourrissaient exclusivement de plantes (lesquelles sont pourtant des êtres vivants, mais ne compliquons pas).
On n’insistera pas sur le côté illogique d’un tel texte et on l’acceptera sans problème si on le considère comme un beau conte un peu fantastique. On comprend moins comment certains peuvent le prendre à la lettre et se fonder sur ses affirmations pour fortifier leur foi, mais bon, c’est leur problème et nous n’allons pas entrer dans ce débat.
Revenons plutôt à notre propos, qui concerne les animaux. Une fois chassé du paradis, Adam va certainement accomplir la mission qui lui a été confiée, à savoir asservir et dominer toutes les espèces inférieures. Pourtant, ceux-ci devaient encore entretenir une relation privilégiée avec l’être humain si on en croit le récit du déluge. Comment en effet des animaux agressifs se seraient-ils laissé enfermer dans un bateau ? En réalité, l’arche de Noé devient une sorte de microcosme idyllique qui renvoie au paradis perdu. Pour une dernière fois (ici devant le danger que représente l’eau du déluge) hommes et animaux vont vivre en harmonie. Renfermés dans cet espace clos, coupés de la terre (puisqu’ils flottent sur l’eau), ils vont échapper à la mort tout en étant purifiés symboliquement par toute cette eau qui se déverse sur eux. L’arche peut être vue comme une sorte d’utérus qui offre une nouvelle gestation à ceux qui vivent à l’intérieur.
Notons que les animaux, qui avaient déjà été chassés du paradis à cause de la faute d’Adam (alors qu’ils n’étaient absolument pas responsables de ses actions, hormis le serpent, bien entendu), se retrouvent une nouvelle fois punis malgré leur innocence. En effet, initialement, ce sont les humains que Dieu veut châtier en envoyant le déluge, car il est courroucé à cause de leur méchanceté et de leur impiété. S’ils disparaissent tous (à part Noé et sa famille), il en va malheureusement de même pour l’ensemble des animaux (sauf les couples embarqués dans l’arche). Une nouvelle fois, les espèces animales semblent donc subir les conséquences des actes humains, ce qui n’est moralement acceptable que si on les considère comme des êtres inférieurs sans grande importance.
Pour assurer la pérennité des espèces, c’est donc un couple de chaque animal qui se retrouve dans l’arche salvatrice. Cette dualité sexuée renvoie à la dualité du couple formé par Adam et Eve. Comme eux, ce n’est qu’en dehors de l’arche-paradis qu’ils se mettront à se reproduire, ce qui veut dire que pour le moment ils n’ont plus conscience de leur pouvoir de procréation. L’arche représente donc bien un moment atemporel, durant lequel l’homme et l’animal se retrouvent provisoirement dans la situation qui était la leur au commencement du monde et avant le péché originel.
Il faut aussi souligner l’importance de la colombe, qu’on envoie en reconnaissance pour savoir s’il existe quelque part une terre d’où les eaux se seraient déjà retirées. Volant dans les airs, celle-ci est comme un trait d’union entre Dieu (en haut) et les hommes (en bas). Des quatre éléments fondamentaux, deux ont disparu (la terre et le feu). Il ne subsiste plus que l’eau (à la double symbolique : à la fois destructrice et purificatrice) et l’air. Par sa nature aérienne, l’oiseau est donc plus proche de dieu que l’homme ou que les autres animaux terrestres. La colombe revient une première fois, car elle n’a trouvé aucun endroit pour se poser. Après sept jours, Noé tente un nouvel essai. La colombe revient cette fois avec un rameau frais d’olivier (symbole de paix) dans son bec, preuve que les eaux ont commencé à baisser et que la végétation a repris ses droits. La dernière fois, elle ne revient pas et Noé fait sortir tout le monde de l’arche. On oublie souvent de dire qu’avant la colombe (blanche), Noé avait envoyé un corbeau (noir), qui lui a fait des allers-retours incessants jusqu’au moment où la terre a enfin émergé.
Dieu alors prend la parole et dit : « Sors de l'arche, toi et ta femme, tes fils et les femmes de tes fils avec toi. Tous les animaux qui sont avec toi, tout ce qui est chair, oiseaux, bestiaux et tout ce qui rampe sur la terre, fais-les sortir avec toi : qu'ils pullulent sur la terre, qu'ils soient féconds et multiplient sur la terre. » Noé sortit avec ses fils, sa femme et les femmes de ses fils ; et toutes les bêtes (...) sortirent de l'arche, une espèce après l'autre. »9
Il faut noter que les poissons, bien évidemment, ne sortent pas de l’arche puisqu’ils avaient pu continuer à vivre dans l’eau. Ils n’ont donc pas eu à subir la colère divine, puisque leur élément naturel est précisément cette eau destructrice. Animaux des abîmes, ils ont quelque chose d’inquiétant (cf. plus tard la baleine qui avalera Jonas).
Une fois tous les animaux sortis de l’arche, Noé fait un sacrifice, ce qui veut dire qu’il tue des animaux pour les immoler. Si on se souvient qu’il n’avait emporté qu’un couple de chaque espèce, il y a comme une contradiction dans le texte. Noé n’a pas pu tuer des animaux qu’il venait de sauver et par son geste compromettre la survie de l’une ou l’autre espèce.
En fait, si nous nous reportons au texte biblique, nous constaterons que celui-ci donne deux versions différentes du même fait. Dans le chapitre six, on dit :
19. De tout ce qui vit, de toute chair, tu feras entrer dans l'arche deux de chaque espèce, pour les conserver en vie avec toi : il y aura un mâle et une femelle.
20. Des oiseaux selon leur espèce, du bétail selon son espèce, et de tous les reptiles de la terre selon leur espèce, deux de chaque espèce viendront vers toi, pour que tu leur conserves la vie.
Par contre, au chapitre sept, on trouve :
L'Éternel dit à Noé : Entre dans l'arche, toi et toute ta maison ; car je t'ai vu juste devant moi parmi cette génération.
2. Tu prendras auprès de toi sept couples de tous les animaux purs, le mâle et sa femelle ; une paire des animaux qui ne sont pas purs, le mâle et sa femelle ;
3. sept couples aussi des oiseaux du ciel, mâle et femelle, afin de conserver leur race en vie sur la face de toute la terre.
4. Car, encore sept jours, et je ferai pleuvoir sur la terre quarante jours et quarante nuits, et j'exterminerai de la face de la terre tous les êtres que j'ai faits.
Ce dernier extrait joue beaucoup sur la symbolique des chiffres sacrés. Il n’est donc pas étonnant qu’il donne le chiffre de sept couples et non de deux. Il n’en reste pas moins que ces versets sont en contradiction avec ceux qui précèdent. Les exégètes ont expliqué cette contradiction par la genèse du texte biblique, qui collationne en fait des textes d’origine différente. Voilà qui fait réfléchir et qui laisse rêveur quant à la véracité des textes bibliques. En fait, cette histoire de Noé se retrouve dans d’autres civilisations. Ainsi, il y est fait allusion dans l’épopée de Gilgamesh (culture assyro-babylonienne, vers 1.200 AC), elle-même d’origine sumérienne (soit 2.700 ans avant notre ère). Dans ce texte, on dit que les dieux (au pluriel car c’est encore une religion polythéiste) étaient lassés du bruit que faisaient les hommes et qu’ils ont déclenché un déluge pour les punir (on retrouve donc les mêmes notions de faute et de punition). Il est également question de la construction d’une arche et d’une colombe que l’on lâche pour savoir si la terre a émergé.
épopée de Gilgamesh
Notons à ce propos que dans ce récit, le premier oiseau qu’en envoie en reconnaissance, c’est une colombe (blanche). Celle-ci ne trouve rien et revient. Ensuite, on envoie une hirondelle (noire et blanche), mais elle revient aussi. A la fin, c’est un corbeau (noir) que l’on envoie et qui lui ne revient pas. Ensuite on libère tous les animaux qui étaient réfugiés dans l’arche et on offre un sacrifice. Les dieux courroucés s’apaisent et pardonnent. Toutefois, pour ne plus être ennuyés par le vacarme des hommes, ils diminuent la durée de la vie humaine et répandent les maladies et la stérilité.
On voit donc bien comment ces textes se recopient l’un l’autre. Le thème général reste le même, mais la symbolique des éléments peut s’inverser (ici c’est le corbeau noir qui annonce la fin du déluge, tandis que c’est la colombe blanche dans la Genèse). Difficile donc de fonder sa foi sur de tels éléments. Ces fameux textes «dits révélés » ressemblent surtout à un vaste fourre-tout dans lequel on retrouve tout ce qui s’est écrit antérieurement sur le sujet. Il n’empêche qu’une telle étude comparative n’est pas sans intérêt. On découvre ainsi les mythes fondateurs qui sont à l’origine de notre civilisation et qui tentent d’expliquer ce qui existe : création de l’homme et des animaux, faute, punition, mortalité, vie courte, etc. Des textes semblables, avec la même portée, existent dans toutes les contrées. Voyez, par exemple, tous les mythes amérindiens répertoriés et analysés par Lévi-Strauss dans ses « Mythologiques ». Là aussi il s’agit généralement de mythes fondateurs qui tentent de trouver une explication à la réalité du monde (mort, maladies, douleurs de l’enfantement, amour, etc.)
Mais revenons à Noé. Nous l’avions laissé à la sortie de l’arche en train de sacrifier des animaux.
20. Noé bâtit un autel à l'Éternel ; il prit de toutes les bêtes pures et de tous les oiseaux purs, et il offrit des holocaustes sur l'autel.
21. L'Éternel sentit une odeur agréable…
Satisfait par ce comportement, Dieu promet alors de ne plus jamais détruire la vie comme il venait de le faire (dans le Gilgamesh, dans une symbolique inversée, on raccourcit la vie de l’homme) et il envoie un arc-en-ciel en signe de réconciliation. L’Eglise a beaucoup philosophé sur cette symbolique de l’arc, qui relie la terre au ciel. Je voudrais plutôt insister sur la notion des couleurs : après le monde en deux tons du déluge (corbeau noir et colombe blanche) on se retrouve ici avec une panoplie de couleurs, symbole de rupture avec ce qui précède et de renouveau.
Quel rapport avec les animaux, me direz-vous ? J’y viens. Après le sacrifice de Noé, comme Dieu se trouve dans de bonnes dispositions à l’égard de l’homme, il lui confirme les pouvoirs qu’il lui avait déjà donnés autrefois sur le monde animal, en les accentuant :
1. Dieu bénit Noé et ses fils, et leur dit : Soyez féconds, multipliez, et remplissez la terre.
2. Vous serez un sujet de crainte et d'effroi pour tout animal de la terre pour tout oiseau du ciel, pour tout ce qui se meut sur la terre, et pour tous les poissons de la mer : ils sont livrés entre vos mains.
3. Tout ce qui se meut et qui a vie vous servira de nourriture : je vous donne tout cela comme l'herbe verte.
4. Seulement, vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang.
5. Sachez-le aussi, je redemanderai le sang de vos âmes, je le redemanderai à tout animal ; et je redemanderai l'âme de l'homme à l'homme, à l'homme qui est son frère.
6. Si quelqu'un verse le sang de l'homme, par l'homme son sang sera versé ; car Dieu a fait l'homme à son image.
7. Et vous, soyez féconds et multipliez, répandez-vous sur la terre et multipliez sur elle.
8. Dieu parla encore à Noé et à ses fils avec lui, en disant :
9. Voici, j'établis mon alliance avec vous et avec votre postérité après vous ;
10. avec tous les êtres vivants qui sont avec vous, tant les oiseaux que le bétail et tous les animaux de la terre, soit avec tous ceux qui sont sortis de l'arche, soit avec tous les animaux de la terre.
11. J'établis mon alliance avec vous : aucune chair ne sera plus exterminée par les eaux du déluge, et il n'y aura plus de déluge pour détruire la terre. (Chapitre 9)
Pour parler plus clairement : Dieu permet à l’homme de se nourrir de l’animal, tandis que celui-ci ne pourra jamais tuer un homme. L’inégalité entre eux est une nouvelle fois totale, le texte biblique affirmant sans ambiguïté la suprématie de l’un sur l’autre.
La phrase « vous ne mangerez point de chair avec son âme, avec son sang » est curieuse. Peut-on en déduire que les animaux ont une âme ? Je crois qu’il faut plutôt considérer que le texte biblique voit le principe de vie dans le sang. D’où la nécessité pour les peuples d’Orient de ne manger que des animaux de boucherie qui ont été vidés préalablement de leur sang (aliments cachères). On retrouve d’ailleurs ce précepte à d’autres endroits :
Vous ne mangerez rien avec du sang" (Lévitique XIX, 26),
"Tiens ferme à ne pas manger avec le sang, car le sang, c'est l'âme, et tu ne dois pas manger l'âme avec la chair. Tu ne le mangeras pas afin qu'il t'arrive du bonheur, ainsi qu'à tes fils après toi, parce que tu auras fait ce qui est droit à Mes yeux" (Deutéronome, XII, 23 et 25).
La Genèse poursuit ensuite son récit en énumérant tous les descendants de Noé, puis elle relate l’histoire d’Abraham, à qui Dieu veut donner la terre promise
Prends une génisse de trois ans, une chèvre de trois ans, un bélier de trois ans, une tourterelle et une jeune colombe.
10. Abram prit tous ces animaux, les coupa par le milieu, et mit chaque morceau l'un vis-à-vis de l'autre ; mais il ne partagea point les oiseaux.
11. Les oiseaux de proie s'abattirent sur les cadavres ; et Abram les chassa.
Plus tard, Dieu demande à Abraham de lui sacrifier son fils :
Abraham se leva de bon matin, sella son âne, et prit avec lui deux serviteurs et son fils Isaac. Il fendit du bois pour l'holocauste, et partit pour aller au lieu que Dieu lui avait dit.
4. Le troisième jour, Abraham, levant les yeux, vit le lieu de loin.
5. Et Abraham dit à ses serviteurs : Restez ici avec l'âne ; moi et le jeune homme, nous irons jusque-là pour adorer, et nous reviendrons auprès de vous.
L’animal (ici l’âne) est donc délibérément laissé à l’écart du sacrifice. Mais plus tard, quand Abraham va lever la main sur son enfant unique, Dieu écartera son geste et lui fournira un animal de substitution :
13. Abraham leva les yeux, et vit derrière lui un bélier retenu dans un buisson par les cornes ; et Abraham alla prendre le bélier, et l'offrit en holocauste à la place de son fils.
Quand il n’est pas objet de sacrifice, l’animal est symbole de richesse. Ainsi, Jacob parvient à s’enrichir au détriment de Lahan en détournant une partie du troupeau de celui-ci à son profit. On retrouve d’ailleurs dans cette histoire la symbolique des couleurs : on sépare les brebis blanches des brebis tachetées. Les blanches, plus nombreuses, resteront la propriété de Lahan, tandis que les quelques mouchetées appartiendront à Jacob. Rusé, celui-ci s’arrange pour mettre les brebis blanches en contact avec ses béliers mouchetés, ce qui fait que tous les agneaux qui naissent sont tachetés et lui reviennent donc de plein droit selon l’accord qu’ils ont passé. Il n’est pas interdit de voir dans cette histoire l’origine du capitalisme moderne ! Qui a dit que les textes sacrés n’avaient pas d’intérêt ? Du moins pour ceux qui ont des richesses…
Basilqique St Marc de Venise, mosaïque.
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21/10/2011
Pour une définition ontologique de l'homme (fin)
On mettra en avant le fait que dans l’état de nature, l’homme primitif (ou le sauvage dont parlent les voyageurs) est en guerre permanente avec ses semblables. Il aura donc fallu un « contrat » pour créer les sociétés civilisées. En renonçant à une partie de ses droits naturels, l’individu a pu enfin vivre en harmonie avec ses semblables. C’est donc en se donnant des règles qui limitaient sa liberté individuelle que l’homme est sorti de l’état de nature et qu’il s’est définitivement distingué de l’animal (auquel il ressemble tant). Par la Culture, il va réglementer ses besoins primaires (manger et se reproduire). Il va donc élaborer toute une philosophie du travail et de la propriété pour répartir sans heurt les richesses (et du même coup, le pouvoir royal, les Parlements, les tribunaux et la police se trouvent justifiés). A côté de cela, l’institution du mariage va permettre de réglementer le désir, le refus de l’inceste assurant par ailleurs un échange « policé » des femmes (comme disent les anthropologues). La société et ses règles servent donc à assurer la libre circulation des biens et des femmes afin de préserver la paix dans la cité.
D’autres éléments viendront étoffer cette idée d’une « culture » spécifique à l’homme, éléments qui seront capables de le définir (le distinguant enfin définitivement de l’animal). Il y aura par exemple le sentiment religieux et l’ensevelissement des morts. Chaque peuple aurait connu la même histoire. Une fois sorti de l’état de nature, il passerait par une étape théocratique (époque des oracles, de la magie etc.), puis ce serait l’âge des héros (l’aristocratie guerrière) et enfin l’âge des monarchies librement consenties.
Il existe donc entre les peuples une hiérarchie des cultures, depuis les sociétés primitives jusqu’à la France de Louis XIV, hiérarchie qui reflète leurs différents degrés d’évolution vers la Raison. Dès lors, par peur de l’animalité qu’il ressent en lui, l’homme occidental ira jusqu’à rejeter le sauvage du côté de l’animal (ce qui justifiera toutes les persécutions). Pour expliquer pourquoi certains pays sont très évolués alors que d’autres sont encore proches de l’état de nature, on se servira des climats. C’est parce qu’ils n’ont pas eu la chance de vivre dans un climat tempéré, comme celui de l’Europe occidentale, que les habitants du Nouveau Monde sont restés sauvages ou que les Orientaux vivent toujours sous des régimes dictatoriaux.
Mais si la culture que l’homme s’est volontairement donnée est ce qui le différencie de l’animal, on imagine le tollé que provoquera plus tard la théorie du « Bon Sauvage » que développera Jean-Jacques Rousseau. Venir dire que la société corrompt l’homme et que l’état de nature est préférable, c’est littéralement remettre en question la définition de l’homme que l’Âge classique finissant avait eu tant de mal à trouver.
La seule solution acceptable, finalement, pour surmonter cet antagonisme entre l’animal et l’homme sera la théorie de l’évolution. Celle-ci ne niera pas le côté « animal » de l’homme, mais lui rendra sa position privilégiée en le plaçant au somment de la hiérarchie.
Il serait d’ailleurs intéressant de se demander pourquoi ces théories de l’évolution font maintenant partie de notre inconscient collectif. C’est peut-être moins parce qu’elles sont exactes (je ne les remets d’ailleurs pas ici en cause) que parce qu’elles apportent des réponses satisfaisantes à certaines questions qui étaient demeurées longtemps insolubles.
Mais revenons à l’Âge classique. Dire que la Culture définissait l’homme et le sortait de l’animalité, c’était bien. Mais comment expliquer alors que les peuples dits sauvages continuaient d’exister et ne s’étaient pas encore détruits ? Ils n’avaient pas de règles pourtant. Et les animaux alors ? Ils n’avaient aucune règle politique ou morale et pourtant ils ne disparaissaient pas. Pourquoi l’homme civilisé aurait-il dû être le seul dont la survie devait dépendre des règles qu’il s’était données ? Problème insoluble, comme on le voit, que s’empressera de mettre en évidence un Pierre Bayle. C’est Spinoza, cependant, dans son « Tractatus theologico-politicus » qui fera vaciller définitivement cette idée d’un contrat social qui définirait la culture et donc l’homme.
Pour Spinoza, l’état de nature est sans doute barbare, mais on y vit libre. Il ne voit donc pas ce qui aurait amené l’homme à renoncer à sa liberté immédiate dans l’espoir d’un bonheur futur que la société et ses lois lui apporteraient. Non, si l’homme a accepté ce contrat, ce n’est pas par un acte de raison mais simplement afin d’accroître les moyens d’assouvir ses appétits. Autrement dit, la société policée émane des mêmes passions qui régissaient le monde du désir, autrement dit celui de la pure nature. Finalement, vu les lois drastiques que la société impose et vu la tyrannie exercée par beaucoup de pouvoirs politiques, Spinoza en vient à se demander si l’état de culture est fort différent de l’état de nature. En d’autres mots, la belle définition qui permettait de distinguer l’homme de l’animal était une nouvelle fois remise en doute.
Par ailleurs, un autre problème se posait, celui de la diversité des cultures. Si les hommes peuvent être aussi différents d’un pays à l’autre (ils ont d’autres coutumes, d’autres habitudes, d’autres lois, d’autres religions), c’est qu’il n’existe pas une raison unique et universelle, mais une série de possibles que l’éducation reçue par les parents va restreindre à la Raison du pays où on vit. De là il ressort que l’homme ne serait pas unique, mais qu’il y aurait autant de différences entre les hommes qu’entre un homme et un singe. Décidemment, il est bien difficile pour l’espèce humaine de se définir et de sortir de l’animalité…
Après toutes ces interrogations qui ont bouleversé l’Âge classique, le XVIII° siècle des Lumières tranchera finalement pour la science. L’homme n’est peut-être pas un être privilégié voulu par Dieu (version biblique), il n’est peut-être qu’un être perdu dans l’infini de l’espace (rappelez-vous l’angoisse de Pascal devant le vide sidéral), comme l’ont démontré Bruno, Galilée ou Gassendi, mais il est le seul à pouvoir dominer la nature et la transformer. En d’autres termes, l’homme est une sorte de Dieu lui-même puisqu’il est capable d’améliorer son habitat naturel, ce que ne peut pas faire l’animal. On comprend mieux, dès lors tout l’engouement qui se développera pour la science. Outre le fait qu’elle permettait en effet de faire de nouveau de l’homme un être privilégié, elle dressait enfin une barrière infranchissable entre lui et l’animal.
Notons que ces arguments sont toujours ceux que l’on entend aujourd’hui : l’animal ne parle pas et s’il est parfois habile (voir la complexité de construction d’un nid d’oiseau par exemple), il ne construira jamais un avion et n’ira jamais sur la lune. C’est un fait.
En conclusion, j’ai voulu montrer par ce long détour dans l’histoire de la culture que la conception que nous avons des animaux dépend en grande partie de l’époque dans laquelle on vit. Le regard que nous portons sur eux n’est pas objectif, mais dépend en fait de la manière dont l’homme se définit lui-même à l’époque où il vit.
Qui aujourd’hui mépriserait son chien parce qu’il n’aurait pas d’âme ? Qui considérerait que les cris de ce même chien, lorsqu’il est frappé par un bâton, n’auraient rien à voir avec la douleur puisque l’animal n’est qu’un objet mécanique qui ne ressent rien ? Personne évidemment, parce qu’aujourd’hui le statut de l’animal a changé. On a légiféré pour le protéger et les actes de cruauté comme certaines expérimentations médicales ou scientifiques ont été proscrits. Non seulement on ne tolère plus qu’on fasse souffrir un animal, mais même son bien-être doit être assuré (cependant, quand on voit les élevages de porcs ou de volailles…).
Ceci étant dit, peut-on franchir une étape et dire que l’animal éprouve des sentiments ? Sans tomber dans un anthropomorphisme primaire, je crois que oui. Evidemment, tout est une question de degré dans la hiérarchie. On peut supposer qu’un chien ou un singe éprouvera davantage d’affects qu’un poisson rouge ou un verre de terre. Et bien sûr on ne va pas prétendre ici qu’il y a une similitude totale entre les sentiments des animaux et ceux des humains. On ne peut nier, cependant, qu’un chien puisse être triste à ses heures (voire carrément malheureux) et bondir de joie à d’autres. On voit dans son regard qu’il comprend même une certaine forme d’humour. Jouez à cache-cache avec un chien et vous verrez son regard amusé non seulement quand il gagne la partie, mais même quand il la perd et qu’il comprend que vous avez rusé avec lui.
Bien sûr, les animaux ne parlent pas, mais ils se comprennent entre eux pourtant. Et ils savent également se faire comprendre de l’homme. Certes, ils ne disposent pas d’un langage articulé et élaboré, mais il n’en reste pas moins qu’ils communiquent. Si on accepte le fait qu’ils sont à un stade moins évolué que nous dans la chaîne du vivant, cela ne posera pas trop de problèmes pour leur accorder ces facultés. Par contre, si on veut creuser un fossé infranchissable entre eux et nous, cela devient plus difficile à accepter. Mais n’est-ce pas justement le désir de nier l’animal qui est en nous qui nous pousserait à raisonner de la sorte ? La vieille opposition Culture/Nature dont nous avons longuement parlé ici continuerait-elle à nous influencer ?
L’absence de langage articulé entrave forcément l’animal dans la transmission des « connaissances » d’une génération à l’autre et c’est peut-être bien à cause de cette carence qu’il n’évolue pas beaucoup dans ses comportements, se contentant de s’adapter aux changements de la nature, mais ne dominant jamais cette dernière, à l’inverse de l’homme. Pourtant, les conquêtes de l’homme sur cette nature sont-elles toutes bénéfiques ? Le scientisme n’a-t-il pas ses limites ? L’époque technicienne que nous connaissons ne risque-t-elle pas de nous entraîner vers des catastrophes terribles (voir l’incident nucléaire de Fukushima ou le réchauffement climatique). Alors, dire que l’homme est différent de l’animal parce qu’il domine la nature, c’est vrai évidemment, mais est-ce que notre culture elle-même n’a pas ses limites ? L’animal a continué de subir la nature, mais il a survécu. Nous, nous avons décidé de domestiquer cette nature, mais nous comprenons aujourd’hui que nous risquons d’aller trop loin et de disparaître. Il faudrait des garde-fous, mais il n’y en a pas. Le système s’est emballé et plus personne ne le maîtrise (voir les livres de Jacques Ellul). Dès lors, à l’échelle des siècles, qui sera finalement le plus raisonnable ? L’animal qui sera parvenu à survivre ou l’homme qui aura anéanti la planète et lui-même par la même occasion ?
Alors, bien sûr la parole nous distingue de l’animal. L’écrit aussi et encore l’ordinateur. Mais est-ce pour cela qu’il faut dire que cet animal n’éprouve rien et ne ressent rien ? Bien sûr il n’enterre pas ses morts, mais peut-on dire qu’il est toujours indifférent lorsqu’un de ses congénères disparaît (voir les « cimetières » où les éléphants retournent souvent, comme s’ils venaient méditer sur leur destin) ? En fait nous n’en savons rien et dans le doute mieux vaut ne pas prendre position.
Ce qui est certain c’est qu’entre l’être humain et l’animal un « langage » est possible, un langage archaïque sans doute et qui doit remonter à nos propres origines, mais pourquoi vouloir le nier ? Nous autres, citadins, nous aspirons à retrouver la nature. Pourquoi ne pas nous laisser guider par ces êtres qui comme nous partagent la même planète et la même époque ?
Spinoza
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17/10/2011
Pour une définition ontologique de l'homme (2)
Au dix-huitième siècle, on ira encore plus loin dans le raisonnement en affirmant qu’il n’existe aucune frontière et que l’homme n’est finalement qu’un animal comme les autres, ce qui lui fait perdre du même coup son statut privilégié. On a vu que Descartes séparait fondamentalement les hommes des animaux tandis que Bayle, lui, estimait qu’ils étaient tout deux de même nature (même si cette nature était moins évoluée chez l’animal). Cette dernière théorie trouvera son aboutissement ultime avec Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751), un philosophe matérialiste et athée qui écrira « L’Homme Machine ». Comme matérialiste, il s’oppose à Descartes. Pour lui, il n’y a pas d’esprit « divin », il n’y a que la matière. Il distingue entre la matière brute (une pierre) et la matière vivante, qui peut se mouvoir ou non. Dès lors, comme athée, il ne peut plus découvrir la spécificité de l’homme dans la spiritualité ou dans une immortalité supposée et il fait donc de ce dernier un simple animal. Ce qui distingue l’espèce humaine des autres espèces vivantes ne repose plus sur une différence fondamentale de nature, mais sur une simple gradation. L’homme est plus évolué parce que son cerveau physique est plus élaboré.
En général, la forme et la composition du cerveau des quadrupèdes est à peu près la même que chez l'homme. Même figure, même disposition partout, avec cette différence essentielle, que l'homme est de tous les animaux celui qui a le plus de cerveau, et le cerveau le plus tortueux, en raison de la masse de son corps. Ensuite, le singe, le castor, l'éléphant, le chien, le renard, le chat, etc. : voilà les animaux qui ressemblent le plus à l'homme, car on remarque chez eux la même analogie graduée par rapport au corps calleux.
Quant au langage, il n’est plus le propre de l’homme. La Mettrie considère que les animaux peuvent échanger des messages entre eux et il n’est pas loin de penser qu’on pourrait apprendre à parler aux grands singes comme l’orang-outan.
Parmi les animaux, les uns apprennent à parler et à chanter; ils retiennent des airs et prennent tous les tons aussi exactement qu'un musicien. Les autres, qui montrent cependant plus d'esprit, tels que le singe, n'en peuvent venir à bout. Pourquoi cela, si ce n'est par un vice des organes de la parole ?
Mais ce vice est-il tellement de conformation qu'on n'y puisse apporter aucun remède ? En un mot, serait-il absolument impossible d'apprendre une langue à cet animal ? Je ne le crois pas.
Je prendrais le grand singe préférablement à tout autre.
Pour La Mettrie, tout être vivant a des sensations et c’est à partir de ces sensations qu’il parvient à penser. Donc, l’animal est capable de sentir ce qui se passe en dehors de lui :
Un être d'une structure semblable à la nôtre, qui fait les mêmes opérations, qui a les mêmes passions, les mêmes douleurs, les mêmes plaisirs, plus ou moins vifs (...) un tel être enfin ne montre-t-il pas clairement qu'il sent ses torts et les nôtres, qu'il connaît le bien et le mal et, en un mot, a conscience de ce qu'il fait ?
La Mettrie élabore donc une théorie selon laquelle il existe une égalité entre les êtres vivants et il récuse l’idée d’une différence d’essence. Si différence il y a, elle est de degré, sans plus. Qu’on soit homme, lion, aigle ou poisson, tous recherchent l’équilibre et le bonheur.
Résumons ce que nous avons développé jusque maintenant. Nous avons vu que selon la Bible l’homme est d’essence différente de l’animal. Cette conception a duré des siècles, d’autant plus que l’animal avait surtout une fonction utilitaire et qu’on n’avait pas trop le temps de se pencher sur ce qu’il ressentait. A l’Âge classique, cependant, de nouvelles questions se posent. Si certains comme Descartes continuent à dire que l’homme est d’essence différente (parce qu’il pense, ce qui renvoie encore à Dieu), d’autres comme Pierre Bayle commencent à en douter. Le point ultime sera atteint avec la Mettrie qui ne verra plus en l’homme qu’un animal.
Pour comprendre ce changement il faut savoir que l’Âge classique, qu’on nous présente toujours comme une période d’équilibre, est en fait un moment crucial pour la pensée.
S'appuyant sur la Bible, l’home s'est cru au centre du monde. Mais des voix se sont élevées pour dire le contraire. Le procès de Galilée n’a pas d’autre motif. A partir du moment où le soleil ne tournait plus autour de la terre mais que c’était l’inverse qui se produisait, cela signifiait que l’homme n’était plus un privilégié élu de Dieu, mais qu’il était un simple animal vivant sur une planète perdue dans l’espace. Galilée se rétractera pour ne pas être brûlé (« Et pourtant elle tourne »), mais d’autres comme Giordano Bruno périront sur le bûcher.
L’Eglise a beau multiplier les procès d’inquisition, d’autres connaissances se font jour qui remettent en doute l’enseignement de la Bible (et donc sa véracité même). Ainsi, des os de dinosaures sont découverts, ce qui remet complètement en question la création du monde telle qu’elle est expliquée dans la Genèse. Sur les hautes montagnes des Alpes, on découvre des coquillages fossilisés à plus de 2.000 mètres. Ces transformations géologiques étonnantes obligent d’attribuer à la terre un âge qu’on n’aurait même jamais imaginé. Enfin, l’étude des chronologies égyptiennes et chinoises (voir les missions jésuites en Chine) achèvent de jeter un discrédit sur la chronologie biblique.
Mais alors, si l’homme n’est pas cette créature unique voulue par Dieu, qu’est-il en définitive ? Un simple animal ? Tant que la religion a conservé suffisamment de puissance et d’autorité, on a pu se réfugier dans cette idée que l’homme était le seul à avoir une âme et donc à être immortel. Mais la religion traditionnelle avait essuyé un sérieux revers avec la Réforme, qui avait sapé une partie de son autorité. Puis voilà qu’apparaissent des penseurs athées, qui réfutent cette idée de l’âme et de l’immortalité. Que restait-il donc alors pour définir la spécificité de l’homme face à l’animal ? Comme si cela ne suffisait pas, les grands voyageurs reviennent avec des récits troublants. Il existerait ailleurs des hommes qui vivent selon d’autres coutumes et d’autres règles, des hommes sauvages, proches de la nature (et donc de l’animal) et qui semblent finalement beaucoup plus heureux que les Occidentaux.
La crise est profonde (voir le remarquable livre de Paul Hazard, « La Crise de la conscience européenne ») et l’homme est obligé de se trouver une nouvelle définition. Dans l’opposition traditionnelle entre nature et culture, il revendique la culture. S’il n’est pas un être privilégié voulu par Dieu, l’homme doit rechercher en lui-même ce qui le différencie des animaux. Ce sera donc la culture et surtout le langage qui détermineront sa spécificité. On a vu que pour Descartes l’animal n’est finalement qu’une simple machine, qui ne peut penser (car s’il pensait, il faudrait lui attribuer à lui aussi une âme immortelle, ce qui ne peut se concevoir). Comme cet argument ne convainc pas beaucoup le parti athée, Descartes doit trouver un autre critère pour définir l’homme. Ce sera le langage. Descartes n’ignorait point que les animaux étaient capables de communiquer entre eux, même sans parole (Pline, Plutarque et Montaigne l’avaient déjà démontré). Il fallait donc aller au-delà de la notion de communication pour définir l’homme et c’est pour cela qu’il avancera la notion de langage articulé. L’homme est le seul être vivant à avoir inventé des signes arbitraires pour les faire correspondre au mode de sa pensée. Certes, le chien aboie et par cela il se fait comprendre, mais l’homme parle.
Le débat semblait clos. L’homme, par le langage arbitraire qu’il avait inventé, appartenait résolument à la culture, tandis que l’animal avec ses cris était irrémédiablement renvoyé à l’état de nature.
Remarquons que sans le savoir Descartes venait de condamner son propre système. En effet, il continuait par ailleurs à soutenir que la pensée, par son côté spirituel, rapprochait l’homme de Dieu. Or comment encore concilier la présence d’un être transcendant qui aurait créé l’homme et la nécessité pour ce dernier d’inventer un signe arbitraire (le langage) pour se définir et se positionner comme fondamentalement différent de l’animal ? Les deux axes de son raisonnement sont contradictoires. Soit on se passe de Dieu et on admet que l’homme se définit par son invention du langage arbitraire, soit on admet Dieu mais alors il faut supposer que le langage n’est pas arbitraire et qu’il est inné chez l’homme, comme le cri l’est par ailleurs chez l’animal. On n’en sort pas et une nouvelle fois la distinction homme/animal pose problème.
Comme si cela ne suffisait pas, voilà que des matérialistes athées comme Gassendi se mettent à parler d’un espace qui serait infini. L’ancienne cosmologie biblique vole définitivement en éclat et avec elle la conception traditionnelle que l’on se faisait de l’homme. Perdu dans l’univers, semblable à l’animal, l’homme se cherche désespérément. D’autant plus qu’il se rend compte qu’il est aussi perdu dans le temps. Avant, il croyait qu’il avait été créé par Dieu pour vivre sur la terre, attendre le jugement dernier et retourner au paradis. Mais voilà que l’Histoire fait elle aussi son apparition et l’homme sent qu’il ne la domine pas. Il pressent par ailleurs une analogie entre lui et les autres êtres vivants (une sorte de continuum qui irait des atomes aux êtres simples, puis des êtres simples aux êtres évolués et enfin de ces derniers aux hommes). On se penche sur ces êtres étranges que sont les truffes, les coraux, les anémones de mer, dont on ne sait pas trop s’ils appartiennent encore au règne végétal ou déjà au règne animal. On pressent une continuité logique des êtres inférieurs jusqu’à l’homme.
Les penseurs chrétiens tentent de réfuter tout cela en soutenant que les différentes espèces sont biens distinctes, que rien ne les relie et qu’elles ont été voulues comme telles par Dieu. Mais les voyageurs font état de ces créatures étranges qu’ils ont rencontrées : orangs-outangs, gorilles, chimpanzés, etc. La ressemblance avec l’homme est si évidente et l’intelligence de ces bêtes tellement incontestable que l’idée d’un continuum entre les espèces s’impose petit à petit. On passerait insensiblement d’une espèce à l’autre, tout aussi facilement qu’on passerait de l’animal évolué à l’homme. Epistémologiquement, nous sommes à une charnière à la fin de l’Âge classique. En effet, tous les anciens critères pour définir l’humanité sont maintenant battus en brèche. La raison, par exemple, ne peut plus suffire pour caractériser l’homme car elle ne serait qu’un des aspects des êtres biologiques qui constituent la grande chaîne du vivant. Tout ce qui est naturel renvoie irrémédiablement au monde naturel. Il faut donc, pour définir l’homme, que celui-ci ait ajouté quelque chose à la nature. Mais dire que l’homme n’existe que par sa culture (forcément arbitraire et variant dans le temps et dans l’espace), c’est le replonger dans le domaine de la contingence. Une telle conception est inacceptable. Il fallait donc réintroduire la nécessité dans cette définition de la culture. Mais comment ?
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13/10/2011
Pour une définition ontologique de l'homme (1)
Dans un précédent billet, la question s’est posée de savoir quel était le statut de l’animal. En effet, un commentateur s’était ainsi exprimé :
« Vous dites à propos de l’animal : « Il aime, il souffre, puis il meurt». Jusqu’à présent je pensais que les sentiments (amour, haine, souffrance…) nous distinguaient de l’animal. »
Tout d’abord, avant d’aller plus loin, je tiens à préciser que dans mon texte je n’avais pas parlé de haine chez l’animal, simplement d’amour et de souffrance, mais ces deux mots-là, j’y tiens, je les revendique et je ne les renie pas.
Ceci étant dit, la question qui se pose est donc de savoir si les animaux peuvent avoir des sentiments comme les hommes ou si au contraire ils en sont démunis. L’air de rien, une réflexion sur ce thème risque de nous entraîner très loin car ce qui est ici en jeu, c’est la définition de l’homme, ni plus ni moins. Ce dernier a bien conscience, quelque part, d’être un animal (il n’est ni une pierre ni une plante), mais il a toujours revendiqué à juste titre un statut particulier. Reste à savoir si ce statut privilégié repose sur une différence de degrés (l’animal ne serait dénué ni d’intelligence ni de sensibilité, mais l’être humain en serait plus généreusement pourvu) ou si au contraire la différence est plus fondamentale (l’animal n’éprouverait ni amour ni sentiment, caractéristiques qui seraient l’apanage de l’homme).
Il est clair que la manière dont l’homme voit l’animal a évolué dans le temps. Si nous remontons aux origines, nous retrouvons les textes sacrés. Selon la Genèse, Dieu a d’abord créé les animaux, puis l’homme (à son image), dont la mission était de commander aux premiers.
Dieu dit: Que les eaux produisent en abondance des animaux vivants, et que des oiseaux volent sur la terre vers l'étendue du ciel.
Dieu créa les grands poissons et tous les animaux vivants qui se meuvent, et que les eaux produisirent
en abondance selon leur espèce; il créa aussi tout oiseau ailé selon son espèce. Dieu vit que cela était bon.
Dieu les bénit, en disant: Soyez féconds, multipliez, et remplissez les eaux des mers; et que les oiseaux multiplient sur la terre.
Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le cinquième jour.
Dieu dit: Que la terre produise des animaux vivants selon leur espèce, du bétail, des reptiles et des animaux terrestres, selon leur espèce. Et cela fut ainsi.
Dieu fit les animaux de la terre selon leur espèce, le bétail selon son espèce, et tous les reptiles de la terre selon leur espèce. Dieu vit que cela était bon.
Puis Dieu dit: Faisons l'homme à notre image, selon notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre, et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre.
Dieu créa l'homme à son image, il le créa à l'image de Dieu, il créa l'homme et la femme.
Dieu les bénit, et Dieu leur dit: Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre, et l'assujettissez; et dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, et sur tout animal qui se meut sur la terre.
Fondamentalement, l’homme est donc différent des animaux. D’abord parce qu’il ressemble à Dieu et ensuite parce qu’il a pour mission de dominer le monde animal. La différence est donc à la fois de degré (il est le maître et l’animal est l’esclave) et de nature (il est d’essence quasi divine). Il est clair que c’est son statut particulier qui lui donne le droit de dominer et d’être au sommet de la hiérarchie. Il n’est donc pas seulement un animal supérieur, il est avant tout d’essence différente.
Notons que lorsqu’il est au paradis terrestre, l’homme, qui est à l’image de Dieu, est immortel. Pourtant, à ce moment, il n’a pas toute la connaissance, laquelle est l’apanage de la divinité : « tu ne mangeras pas de l'arbre de la connaissance du bien et du mal, car le jour où tu en mangeras, tu mourras. » L’homme est donc de la même nature que Dieu (immortel et à son image) mais il se trouve dans un degré inférieur de la hiérarchie (il ne peut pas tout savoir).
Plus tard, quand Eve a été séduite par le serpent (symbole phallique ?) et qu’elle a mangé la pomme défendue et en a donné à Adam, tout s’écroule. Le couple prend alors conscience de sa nudité (en quoi il se différencie une nouvelle fois des animaux), autrement dit de sa sexualité. La connaissance qu’il possède maintenant, c’est celle du mystère de la création (fécondation), ce qui le rend en effet semblable à Dieu. Celui-ci s’en irrite fort et chasse le couple du paradis. Les propos qu’il tient ne sont pas anodins :
Il dit à la femme: J'augmenterai la souffrance de tes grossesses, tu enfanteras avec douleur, et tes désirs se porteront vers ton mari, mais il dominera sur toi.
C’est donc bien par cette possibilité de créer (qu’elle vient de se donner en enfreignant l’interdit divin) qu’elle est punie. Certes, elle pourra procréer et donner elle aussi la vie, mais cela se fera dans la douleur.
Sur la ressemblance qui existe maintenant entre l’homme et Dieu, le texte biblique est très clair :
L'Éternel Dieu dit: Voici, l'homme est devenu comme l'un de nous, pour la connaissance du bien et du mal. Empêchons-le maintenant d'avancer sa main, de prendre de l'arbre de vie, d'en manger, et de vivre éternellement.
Dieu chasse donc l’homme du paradis, l’oblige à travailler et surtout lui enlève son immortalité, sans quoi il serait maintenant tout à fait semblable à son créateur.
Revenons maintenant à notre propos initial sur le statut de l’animal. Selon la Genèse, l’homme et l’animal sont donc de nature fondamentalement différente. D’essence divine, possédant maintenant la connaissance, l’homme est un dieu, même si c’est un dieu déchu et mortel. Il a donc tous les droits sur les animaux, qui, étant d’une nature autre, ne peuvent évidemment avoir aucune des caractéristiques de l’homme. On refusera donc à l’animal tout sentiment, tout désir, toute souffrance. L’homme est presqu’un Dieu, l’animal est plutôt un sorte d’objet vivant.
Cette conception biblique va bien entendu être véhiculée par le Christianisme et elle va donc influencer considérablement notre culture.
Remarquons que la position biblique est rassurante. L’homme est le roi de l’univers et tout a été créé pour lui. Ainsi, par exemple, la terre est au centre du monde (c’est le soleil qui tourne autour d’elle) et elle n’a été faite que pour l’homme. De plus, ce dernier a reçu pour mission de dominer la nature et de régner sur les animaux. Il a donc un statut tout à fait à part dans la création. Entre lui et l’animal, il y a un gouffre infranchissable.
Pendant tout le Moyen-âge et finalement jusqu’à l’époque des premières machines mécaniques, l’animal va plus ou moins conserver ce statut. C’est qu’il est d’abord utilitaire, c’est sa première fonction. Le cheval ou le bœuf servent à tirer la charrue, le chat à chasser les souris, le chien à garder la maison ou les troupeaux. Il est aussi un outil indispensable pour la chasse. A la guerre, c’est le cheval qui est irremplaçable. C’est le fameux destrier (le palefroi, lui, est un cheval de parade tandis que le « cabalus » est plutôt une mauvaise monture). Les bœufs, les moutons et les cochons servent comme aujourd’hui d’animaux de boucherie. Par tous ces exemples, on voit donc bien que l’animal est avant tout utilitaire. Il sert à répondre à nos besoins, un peu comme les plantes, en quelque sorte, qui elles aussi servent à nous nourrir ou à nous guérir si elles sont médicinales. Dans un tel contexte, l’homme va pleinement exercer son droit sur l’animal (ce droit qu’il tient de Dieu, ne l’oublions pas). Cet animal il va falloir le dominer, afin qu’il nous obéisse et nous serve au mieux. Impossible d’avoir des sentiments pour cette « machine utilitaire ». A la limite, on pourrait avoir de la colère à son égard si elle se montre rétive ou peu obéissante, mais c’est tout.
Certains animaux sont même considérés comme néfastes dans l’imaginaire collectif. C’est le cas du chat, part exemple, qui est bien utile, certes, pour chasser les souris dans les réserves de blé, mais qui, selon l’Eglise, est lié avec le diable. C’est un être maléfique et le pape Innocent VIII, au XV° siècle, ira jusqu’à encourager le sacrifice de chats lors des fêtes populaires. On les brûlait comme on brûlait les sorcières. A l’opposé de l’homme qui est à l’image de Dieu et qui a une âme immortelle, le chat renvoie à l’Enfer, surtout s’il est noir comme la nuit. Entre l’être humain et cet envoyé de Satan, il faut dresser une barrière infranchissable, celle du feu qui purifie et qui détruit le mal.
Utilitaire ou néfaste, l’animal ne va pas recevoir beaucoup d’affection de l’homme, qui a trop besoin de lui pour sa survie pour aller s’attendrir sur cet être inférieur. Dès lors, on n’imaginerait même pas que l’animal, de son côté, puisse lui aussi avoir un semblant de sentiments. On peut même le battre, il reste insensible.
Cette dichotomie entre l’homme et l’animal est répétée à l’infini car au fond d’eux-mêmes les hommes savent qu’ils sont comme les animaux, des êtres de chair qui vivent, souffrent, se reproduisent et meurent. Il faut donc à tout prix dresser une barrière infranchissable entre ces deux catégories, sinon l’être humain n’est plus rien.
Descartes, par exemple, constate que seul l’homme peut s’exprimer par la parole. Les animaux ne parlant pas, c’est qu’ils ne pensent pas non plus. Ce ne sont pas des « choses qui pensent » mais des «choses étendues», sans plus. Dès lors, l’animal n’est pas non plus sensible ou, s’il ressent quelque chose, c’est par un simple processus mécanique. Si on frappe un animal et qu’il tressaille, recule et crie, ce n’est pas parce qu’il ressent quoi que ce soit, mais par une réaction mécanique (comme les aiguilles d’une montre que l’on a remontées ou comme un aimant qui attire naturellement le fer). L’homme se rapproche de lui par son corps, mais il s’en distingue par son esprit, qui est d’essence divine. L’animal n’étant à la limite qu’une chose, il ne peut avoir d’esprit. Il n’a pas conscience d’être lui-même, il ne parle pas, il n’apprend rien, ne connaît rien et s’il ressent jamais quelque chose, c’est comme un automate.
Pierre Bayle, dans son Dictionnaire historique et critique (1695-1697) prétendra au contraire, contre Descartes, qu’on ne peut établir aucune différence ontologique entre l’homme et l’animal. De plus, les actions des animaux sont tellement complexes qu’elles ne peuvent s’expliquer de façon purement mécanique. Soit ils ont une âme spirituelle, comme les humains, soit ils ont une âme matérielle, laquelle leur permet cependant de penser. En d’autres termes, soit les animaux ont une âme, soit ils n’en ont pas, mais alors les humains non plus.
Là où Descartes assimilait la sensibilité chez l’animal à un simple mouvement physique (ce qui lui permettait de dire que dans le fond l’animal n’était pas sensible), Bayle au contraire estime que les animaux sont sensibles et dès lors il en déduit qu’ils sont également doués de conscience et de raison.
Pierre Bayle
07:00 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature, descartes, bayle
11/10/2011
Rivage
Là-bas, après les montagnes, il y avait une plaine.
Et après la plaine, il y avait une bande de terre avec des bruyères et des joncs.
Derrière les joncs, il y avait une lande, plate et herbeuse, qui s’avançait vers l’horizon.
Au bout de la lande, tout au bout, il y avait une plage, aussi infinie que mes rêves.
J’ai marché et j’ai marché pour savoir ce qu’il y avait derrière la plage.
Derrière la plage, il y avait la mer, qui englobait le monde.
Et derrière la mer, il n’y avait rien.
Rien que la limite de mon rêve évanoui.
Département des Landes (40)
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30/09/2011
La ruelle
Il est certain que je suis encore à moitié endormi, le matin, quand je pars prendre mon train pour aller travailler. Heureusement que j’emprunte toujours le même itinéraire et que je ne dois pas trop réfléchir... Non pas que je marche les yeux fermés, tout de même pas, mais c’est un fait que mon esprit travaille au ralenti. Je rêvasse vaguement et tente de me remémorer les songes de la nuit. Ou bien encore je replonge dans les pensées que j’avais lorsque, chez moi, je dégustais ma première tasse de café, pensées que je serais bien incapable de résumer par la suite, à vrai dire. Bref, si je vous explique tout cela, c’est pour dire que je ne fais pas vraiment attention à ce qui se passe autour de moi, tellement je suis plongé dans un état second, quasi hypnotique. D’ailleurs il m’est déjà arrivé de croiser des connaissances sans les saluer, tant je suis ailleurs. Alors, les détails du parcours, vous pensez bien que je n’y suis pas du tout attentif, mais alors pas du tout !
Cela fait pourtant trois ans maintenant que je passe au même endroit chaque matin et que j’emprunte les mêmes rues, mais je ne pourrais vous dire si le boucher a installé une nouvelle enseigne lumineuse ou si le droguiste a repeint sa façade. Non, moi, je poursuis mon chemin et je ne vois rien. La seule chose que je remarque, à la rigueur, c’est la petite boulangère, lorsqu’elle ouvre son volet. Il faut dire qu’elle est vraiment mignonne et que ce serait un crime de ne pas la regarder ! Souvent, elle me lance un regard en coin quand je passe à sa hauteur, mais si j’essaie de lui sourire, elle baisse aussitôt les yeux. Dommage. Je me dis qu’un jour elle finira bien par répondre à mon petit signe et que la vie en sera plus belle. En attendant, je poursuis ma route et je vais prendre mon train. Une fois dans le compartiment, j’essaie de lire un peu, mais souvent je me rendors et j’oublie tout, même la petite boulangère.
Le matin précis dont je veux vous parler était un vendredi 13, je m’en souviens très bien. Tout en marchant comme un somnambule, je me disais que mes collègues allaient encore m’importuner pour jouer au loto avec eux. Qu’est-ce qu’ils peuvent être superstitieux ! Pour un peu ils liraient l’avenir dans les entrailles d’un poulet si d’aventure il leur en tombait un entre les mains. Bref, j’étais déjà fatigué à l’idée de devoir leur dire non. Il me semblait les entendre d’ici : « Un vendredi 13, cela n’arrive pas tous les jours, il faut en profiter ! Le sort sera en notre faveur, c’est certain. Nous allons enfin gagner !» J’en soupirais d’ennui à l’avance. C’est alors que j’ai remarqué que mon lacet était détaché. Je me suis donc penché pour le relacer et c’est en me relevant que j’ai vu la ruelle. Elle n’était pas large, non. Il n’y avait pas plus d’un mètre vingt entre les deux maisons qui la délimitaient. J’ai quand même été étonné car je ne n’avais jamais remarqué sa présence, mais bon, dans mon cas le fait de passer là tous les jours ne voulait rien dire, comme je l’ai déjà expliqué.
Une force mystérieuse me poussait à aller voir ce qu’il y avait dans cette ruelle. J’étais légèrement en avance alors, après une seconde d’hésitation, je me suis aventuré sur les gros pavés disjoints qui couvraient le sol. Après quelques mètres, j’ai été frappé par le grand silence qui régnait ici. Tout était calme, délicieusement calme. J’avais l’impression d’être en-dehors du monde. De part et d’autre du passage, de vieilles maisons s’alignaient, dont certaines avaient encore des colombages, comme au Moyen âge. Des vignes vierges et du lierre montaient à l’assaut des façades et aux fenêtres des pots de géraniums donnaient une touche de couleur qui égayait l’ensemble. Des gens vivaient donc ici, hors du temps et de l’espace des autres hommes. Je les enviais un peu, tant l’endroit était poétique à souhait. Pas de voitures, pas de panneaux publicitaires, pas de bruit, ce lieu était un petit paradis. Comment avais-je fait pour n’avoir jamais remarqué son existence ? Ma distraction me perdra, c’est sûr…
J’ai continué à avancer. Une jeune fille était devant sa porte, occupée à donner un bol de lait à son chat. Elle était vêtue d’une longue robe chamarrée de couleurs vives, à la mode gitane. La scène était touchante et j’aurais voulu avoir mon appareil photographique avec moi pour immortaliser cet instant. Cela ne dura que quelques secondes car quand elle m’aperçut, elle rentra précipitamment chez elle et ferma la porte. Seul le chat me considéra avec méfiance, avant finalement de se sauver en abandonnant son bol. Pas de chance, voilà que je dérangeais l’harmonie des lieux rien que par ma seule présence. Cela m’attrista un peu et une sorte de gêne ou de malaise commença à m’envahir. Bon, je n’allais quand même pas faire demi-tour ! Maintenant que je m’étais engagé jusqu’ici, autant aller jusqu’au bout… J’ai donc poursuivi ma visite.
La ruelle faisait un coude à angle droit et s’enfonçait sous une maison par un long corridor vouté. C’était pour le moins insolite. Quand je me suis retrouvé de l’autre côté, j’ai pris conscience que je ne voyais plus du tout la rue par laquelle j’étais venu. J’étais maintenant complètement coupé du monde et le silence qui régnait ici, plus profond encore que celui de tout à l’heure, avait quelque chose d’angoissant. A vrai dire, je commençais à me sentir troublé et comme pris de vertiges, d’autant que les demeures, ici, étaient bien moins entretenues. Certaines avaient des carreaux cassés et semblaient abandonnées. D’autres avaient des façades qui s’affaissaient sur elles-mêmes et c’était bien un miracle si elles tenaient encore debout. Pourtant, par-ci par-là, de la lumière filtrait à travers les fenêtres. Ces maisons étaient donc habitées ! C’était inimaginable ! L’impression de délabrement avancé qui régnait en ce lieu avait de quoi inquiéter et cela contribuait sans doute à augmenter mon angoisse.
J’ai quand même poursuivi ma route, même si je n’en avais plus trop envie.
Tout au bout de la ruelle, j’ai découvert un vieux puits, avec son seau en bois et sa corde. Pour un peu, je me serais cru dans un tableau de Breughel. Le chat de tout à l’heure se tenait sur la margelle et m’observait attentivement. Sur le pas de sa porte, un vieillard était assis, tenant dans ses mains une tasse de thé. Je le saluai, mais il ne répondit pas. A peine s’il opina d’un vague signe de tête. Même s’il ne faisait rien, je le dérangeais dans ses rêveries, c’était évident. J’allais m’en aller discrètement quand un grand gaillard d’une trentaine d’années sortit d’une des maisons. Costaud, les cheveux sales et en bataille, une barbe de trois jours, des tatouages sur les avant-bras, on n’avait pas trop envie de le fréquenter. Il me lança un regard noir et se dirigea vers le fond de la ruelle, où se trouvaient des clapiers. Il en ouvrit un, saisit un lapin par les oreilles et l’extirpa de sa cage. Ensuite, il s’approcha de la margelle sur laquelle il déposa l’animal, qui se débattait comme il pouvait. Mais l’homme le tenait fermement et il finit par réussir à le soulever par les pattes arrière. Pendue la tête en bas comme elle était, la pauvre bête n’en finissait plus de gigoter. Alors, lentement, sans se presser, l’homme lui asséna un violent coup sur la nuque, derrière les oreilles. Il y eut un soubresaut et puis ce fut tout. Le lapin était mort.
L’homme me regarda de nouveau méchamment, tout en attachant le lapin au-dessus du puits. Puis avec un grand couteau il se mit à le dépiauter. Je regardais tout cela médusé, incapable de bouger. J’aurais dû m’en aller car cette scène de boucherie à six heures trente du matin n’avait vraiment rien de réjouissant. En plus, je me rendais compte que je dénotais complètement dans ce milieu : avec ma cravate et mon porte-documents, c’est moi qui avais l’air idiot, ici. Pourtant, quelque chose en moi m’empêchait de bouger. J’étais comme pétrifié et les brefs regards que me lançait l’homme aux tatouages me paralysaient complètement. Au lieu de faire demi-tour et de rebrousser chemin, je restais là à fixer cette scène comme s’il était agi d’une exécution capitale.
De la sueur commença à me couler sur le visage et dans le cou. Je me sentais mal. J’avais l’impression qu’une force mystérieuse m’obligeait à contempler cette mise à mort et que celle-ci avait quelque chose à voir avec ma propre mort. Ici, dans cette ruelle au bout du monde, il me semblait avoir croisé mon destin. Ce que j’avais toujours su et que j’avais toujours repoussé dans mon subconscient se dévoilait ici au grand jour. Ma vie, un jour s’arrêterait, comme celle de ce lapin, et comme lui mon corps ne serait plus rien, rien qu’un objet inerte, sur lequel tous les sacrilèges seraient permis.
L’homme, lui, ne réfléchissait pas autant. Avec son couteau, il entaillait les quatre membres de la pauvre bête près des pattes, puis, après avoir fait de même autour du cou, il la dépiauta d’un coup. La peau et le pelage s’enlevèrent en une fois, comme un gant qu’on retourne et le pauvre lapin apparut complètement nu, la chair à vif. Je n’en finissais plus de regarder cette scène, complètement abasourdi. L’homme entaillait maintenant profondément le ventre de l’animal et il en extirpait tous les viscères, le cœur, le foie, l’estomac, tous les intestins… Tout cela tomba tout en bas dans le puits avec un grand « plouf » qui me fit tressaillir. C’était horrible.
Quand il eut fini, l’homme emporta ce qui restait du lapin, laissant sur la margelle la peau ensanglantée. Quand il passa près de moi, il me jeta une nouvelle fois un de ses mauvais regards , puis il rentra chez lui en faisant claquer la porte. Je ne savais plus que faire. Il aurait fallu s’en aller, mais j’étais comme paralysé. Je me souviens d’avoir alors regardé dans la direction du vieillard, dans l’espoir de trouver un peu de réconfort, mais il n’y avait plus personne. Il avait disparu.
Je me suis demandé pendant quelques instants si je n’avais pas rêvé tout cela, mais en m’approchant du puits je vis la peau du lapin, déposée là comme un vulgaire chiffon. Je ne pouvais donc plus douter. Comme malgré moi et malgré la répugnance que ce geste provoquait en moi, j’approchai ma main… Plus près, encore plus près, jusqu’à toucher la peau nue et ensanglantée. Elle était encore chaude et j’ai poussé un cri d’horreur, puis j’ai ressenti comme un coup terrible derrière la tête et je me suis vu tomber à terre. Après plus rien. Le trou noir.
Quand je suis revenu à moi, le soleil brillait par-dessus les maisons. Je me suis levé péniblement, en me tenant à la margelle du puits et j’ai regardé autour de moi : il n’y avait que des maisons à l’abandon. Pas de vieillard sur le pas de sa porte, pas de clapiers dans le fond, pas de peau de lapin sur la margelle.
Je frissonnais, je tremblais, je n’en pouvais plus. Encore un peu et j’allais faire un autre évanouissement. Il ne fallait pas rester là. Je sentais la mort, elle n’était pas loin. Je suis donc reparti en direction de la rue. J’ai retraversé le petit passage sous la maison et me suis retrouvé dans la première partie de la ruelle. Il n’y avait rien ici, à part deux grands murs gris aux blocs disjoints. Plus de maisons, plus de lierre, plus de géraniums aux fenêtres, plus de jeune fille donnant à manger à son chat.
Je tremblais de plus en plus. Incapable de réfléchir, je me mis à courir, afin de sortir d’ici au plus vite. Enfin, je suis arrivé dans la rue et j’ai poussé un beau « ouf » de soulagement. J’ai épousseté mes vêtements comme j’ai pu, puis j’ai repris mon chemin vers la gare. Quand je suis arrivé, la grande horloge du fronton marquait midi. Midi ! Comment cela était-il possible ?
Au bureau, je n’ai pas beaucoup travaillé. J’avais un mal de tête terrible et les lettres que j’essayais péniblement de rédiger n’avaient aucun sens. J’avais beau aligner les mots, quand je me relisais cela ne voulait rien dire du tout. A quatre heures, éreinté, je suis rentré chez moi. J’ai repris mon train dans l’autre sens, mais une fois arrivé dans ma petite ville de banlieue, j’ai pris un autre itinéraire. J’avais peur, oui, peur, de repasser encore une fois devant cette fameuse ruelle.
Le lendemain, il a bien fallu pourtant. C’était le chemin le plus court pour aller à la gare et je ne pouvais pas me permettre d’arriver encore une fois en retard. Courageusement, je me suis donc dirigé vers l’endroit fatidique, les dents un peu serrées, je l’avoue. La petite boulangère qui ouvrait son volet m’a regardé en coin, comme d’habitude, mais en voyant que je ne lui souriais pas, elle a eu un air surpris, peut-être même était-elle déçue. Tant pis ! C’est que moi je ne pensais qu’à ma ruelle…
Arrivé au même endroit que la veille, j’ai bien regardé. D’abord à gauche, puis à droite. C’était à n’y rien comprendre ! Il y avait bien une rangée de maisons, mais c’était tout. Entre les deux façades (et je les reconnaissais parfaitement), il n’y avait rien. Absolument rien. Avais-je rêvé tout cela ? Pourtant, en portant la main à la tête, j’ai touché un endroit douloureux. C’était bien là que je m’étais fait mal hier en tombant évanoui. Et puis la nuque aussi était douloureuse, comme si j’avais reçu un coup. Le même coup que le lapin, peut-être ? Je ne savais pas, je ne savais plus.
J’allais repartir quand je l’ai vu !
Là, sur le trottoir, le long de la façade d’une des maisons, un chat buvait un bol de lait. Quand je suis passé près de lui, tout tremblant, il m’a regardé attentivement. Moi, je n’ai pas osé me retourner et bien vite je suis allé prendre mon train.
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28/09/2011
Le chasseur
Un fauve tigré court dans la jungle.
Voilà qu’il se coulisse dans la savane, se dissimule et finit par se tapir, immobile.
Les hautes herbes sont plus hautes que lui. On le distingue à peine.
En chasseur féroce, il guette sa proie. Sera-ce une gazelle, une antilope ou quelque buffle aux grandes cornes ?
Le voilà qui bondit, preste pour tuer.
Mais le coup est raté. La souris s’est sauvée. Honteux, le chat tigré revient à la maison par le sentier, dédaignant cette fois l’herbe de la pelouse.
07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature
20/09/2011
Cheminement
Un jour, j’ai quitté ma maison, sur la colline, et j’ai parcouru le monde.
J’ai dit adieu à ma forêt profonde, pourtant si belle…
Au printemps, je m’y promenais souvent, cherchant des rêves improbables.
L’été, lors des fortes chaleurs, elle offrait comme un refuge de paix et de mystère et à l’automne, on entendait bramer les cerfs, dans les longues nuits qui suivent l’équinoxe.
J’ai dit adieu à mes ciels brouillés, chargés de pluie et où le vent pousse les nuages comme des troupeaux en déroute.
Je suis parti sur les chemins sans même me retourner, tant j’étais heureux de marcher vers l’horizon et de connaître enfin ce qu’il y avait de l’autre côté de ma colline.
J’ai donc marché, beaucoup marché.
Des jours et des jours, des nuits et des nuits.
Quand j’étais trop fatigué, je pénétrais dans des granges inconnues et je m’endormais là, parmi la bonne odeur de la paille. Parfois, dans l’ombre, perché sur une poutre, un chat m’observait, Sphinx éternel qui avait traversé tous les âges. Statue de pierre immobile, il demeurait là, tandis que dans ses prunelles brillait encore l’éclat antique des divinités du Nil.
Je partais le matin dans l’aube froide et mes pas se perdaient dans les premiers brouillards. Personne, jamais, ne remarquait ma présence.
J’ai marché ainsi pendant des semaines, jusqu’au moment où je suis arrivé dans une grande ville.
J’ai demandé quel était son nom. On ne me l’a pas dit, mais on m‘a répondu qu’il n’y avait nulle part de ville aussi grande. J’étais arrivé, parait-il, dans la capitale du monde.
J’ai franchi ses trois murailles et les grandes portes aux herses de fer et je me suis retrouvé parmi la foule. Ca criait, gesticulait, maugréait, tempêtait. Personne, ici, n’avait l’air d’accord.
Pendant trois jours et trois nuits j’ai observé. Je ne disais rien.
J’ai vu des gens se voler, s’insulter ou se tuer. J’ai vu des juges au manteau d’hermine rendre sur la place publique des jugements iniques et des prêtres exaltés vendre des traités de folle espérance. J’ai vu les soldats du prince occire la foule des opposants et le prince lui-même parader dans des carrosses tout en or. J’ai vu des innocents qui pendaient encore à leur gibet et que la pluie avait « débuez et lavez et le soleil dessechez et noirciz. » J’ai vu des femmes mourir dans les douleurs de l’enfantement, tandis que d’autres se vautraient dans le lit des puissants. J’ai vu tout cela et bien d’autres choses encore, comme la Cour des Miracles , les tours de Notre-Dame et la belle Esmeralda, attachée nue sur son bûcher.
Après trois jours et trois nuits je n’en pouvais plus de tous ces gens civilisés. J’étais d’un autre monde !
Sans rien dire, j’ai repris la route et je suis rentré chez moi. Sur sa poutre, le chat m’attendait dans la grange et au cœur de l’immense forêt, les cerfs bramaient déjà, exprimant tous leurs désirs inassouvis. Je suis monté au sommet de ma colline et je le ai écoutés la nuit durant, puis j’ai ouvert mon huis et je suis entré dans ma maison pour ne plus en ressortir.
Dehors, l’ombre immense des arbres n’en finissait pas de progresser sous la lumière de la pleine lune.
07:00 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature
27/08/2011
Le Certificat
Y a eu d’abord la dictée, ensuite des problèmes. C’était pas très difficile, je me souviens, y avait qu’à copier. On faisait, nous, partie des refusés de l’automne, de la session précédente. Pour presque tous c’était tragique… Qui voulaient devenir apprentis… A l’oral je suis tombé très bien, sur un bonhomme très corpulent (…). Il m’a posé deux questions à propos des plantes… Ca, je ne savais pas du tout… Il s’est répondu à lui-même. J’étais bien confus. Alors il m’a demandé la distance entre le Soleil et la Lune et puis la terre et l’autre côté… Je n’osais pas trop m’avancer. Il a fallu qu’il me repêche. Sur la question des saisons je savais un petit peu mieux. J’ai marmonné des choses vagues… Vrai, il était pas exigeant… Il finissait tout à ma place.
Alors il m’a posé la question sur ce que j’allais faire dans l’avenir si j’avais un Certificat ?
- Je vais entrer, que j’ai dit lâchement, dans le commerce.
- C’est dur, le commerce, mon petit ! … qu’il ma répondu… Vous pourriez peut-être encore attendre ? … Peut-être encore une autre année ?
Il devait pas me trouver costaud… Du coup j’ai cru que j’étais collé… Je pensais au retour à la maison, au drame que j’allais déclencher… Je sentais monter un vertige… Je croyais que j’allais défaillir… tellement que je me sentais battre… Je me suis raccroché… Le vieux il m’a vu pâlir…
-Mais non mon petit ! qu’il me fait, rassurez-vous donc ! Tout ça n’a pas d’importance ! Moi je vais vous recevoir ! Vous y entrerez dans la vie ! Puisque vous y tenez tant que ça !
Céline, Mort à crédit
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10/07/2011
Une île (19)
Mais le temps passait et les provisions, à bord, commençaient à diminuer dangereusement. Nous n’avions que ce qui était resté sur le bateau après son échouage : quelques sacs de farine, des pommes dans une grande boîte, un tonneau de poissons séchés et salés et deux tonneaux de choucroute. Le menu était un peu monotone, mais au moins nous ne manquions de rien, le chou fermenté, c’est bien connu, ayant sauvé plus d’un marin du scorbut. Cependant, nous ne pouvions rester indéfiniment à attendre. Il allait falloir prendre une décision. Heureusement, le quarantième jour le volcan cessa son éruption et trois jours plus tard encore nous avons pu accoster dans ce qui avait été le port. La lave se solidifiait lentement mais sûrement. Une croûte dure apparaissait en surface, mais en-dessous tout était encore liquide. En choisissant bien les endroits, il y avait moyen de se déplacer, mais il fallait faire très attention. En effet, après quelques mètres, la chaleur transperçait la semelle des chaussures et rendait toute progression impossible. Un des marins eut la bonne idée d’envelopper ses pieds dans des chiffons puis de ficeler des lattes de bois par en-dessous. Nous démontâmes aussitôt une partie du pont du navire afin d’avoir des planches bien droites et, munis de ces étranges raquettes, nous pûmes ainsi traverser le champ de lave sans encombre. Une fois sur le versant de la colline, nous remîmes nos chaussures et courûmes jusqu’au sommet. Bien entendu, j’étais en tête et c’est moi qui suis arrivé le premier devant les portes du château.
Celles-ci étaient grandes ouvertes, ce qui était pour le moins étrange. Nous avons visité tout l’intérieur mais nous n’avons rien trouvé, ni personne. Sur une table, traînaient encore les restes d’un repas, comme si on avait quitté précipitamment la pièce pour ne plus y revenir. Tout cela n’était pas trop rassurant. A la fin, je suis allé vers la salle d’eau. Plus je descendais les marches, plus mon cœur s’affolait, sans doute parce que cet endroit avait pour moi une connotation affective particulière. Près de la baignoire d’eau froide, je n’ai rien remarqué de particulier. Par contre, en descendant vers l’autre baignoire, une sorte de mauvais pressentiment s’empara de moi. Tout semblait pourtant normal là aussi, sauf que la porte qui donnait sur la petite plate-forme surplombant le fleuve de lave était ouverte. Il venait de là une lueur anormale ainsi qu’une chaleur difficile à supporter. Je me suis pourtant approché, mais ce fut pour reculer aussitôt. La lave qui en principe aurait dû se trouver deux cents mètres plus bas léchait maintenant les dalles de pierre. On devinait même qu’elle était montée plus haut encore et qu’elle avait franchi la balustrade protectrice, car celle-ci était recouverte d’une roche volcanique solidifiée. Ma princesse aurait-elle été emportée par ce feu souterrain en voulant venir le contempler ? Aurait-elle été surprise par une brusque montée de la lave ou bien, incommodée par la chaleur épouvantable qui régnait ici, aurait-elle fait un malaise et serait-elle tombée dans ce magma en fusion ? Ou bien encore (mais je refusais d’office cette dernière hypothèse, tant elle était horrible), désespérée par la destruction du village et la mort de ses compagnes, se serait-elle jetée volontairement dans la roche en fusion, afin de disparaître à son tour sans laisser de traces ? Privée de mère dès l’enfance, elle aurait ainsi trouvé au sein de la terre une espèce de cocon protecteur, une sorte d’utérus primitif qui l’aurait ramenée aux jours d’avant sa naissance ? Je ne savais que penser.
Je suis revenu dans la salle de bains. Au mur, des vêtements pendaient à un clou, mais ce n’étaient pas ceux qu’elle portait le matin où je l’avais quittée. Quant au peignoir, il était jeté négligemment le long de la baignoire, le col trempant même légèrement dans l’eau, ce qui semblait indiquer qu’il avait été déposé là précipitamment. Que fallait-il en déduire ? Ma princesse avait pu vouloir prendre un bain. Mais déjà l’idée qu’elle serait venue ici par nostalgie après mon départ, pour se souvenir des bons moments que nous avions passés ensemble, m’étreignait le cœur. Avant de s’étendre dans la baignoire elle aurait eu alors la curiosité d’aller vérifier le niveau de la lave dans la cave d’à côté et là elle serait tombée, soit accidentellement, soit volontairement. Mais toutes ces hypothèses reposaient sur la seule présence des vêtements pendus à un clou et malheureusement je n’arrivais pas à me souvenir s’ils n’avaient pas été oubliés là depuis quelque temps déjà, ce qui aurait changé la donne. En fait, la princesse était peut-être tout simplement en sécurité sur le sommet d’une des collines épargnées par la lave...
J’ai donc rebroussé chemin et, une fois à l’extérieur, je me suis mis à explorer les environs. Mes compagnons m’aidaient et à la fin nous nous sommes mis à appeler de toutes nos forces, mais personne n’a jamais répondu. Quand le soir est tombé, on m’a fait comprendre qu’il était inutile de s’obstiner. Si nous ne voulions pas laisser notre peau dans ce fichu pays, il fallait au plus vite reprendre la mer et tenter de trouver une terre plus accueillante afin de nous procurer des vivres. Je n’ai dit ni oui ni non, mais je savais qu’ils avaient raison. J’étais exténué et désespéré et je me suis laissé guider comme un enfant. Quand le bateau a appareillé, j’ai regardé longuement cette île où j’avais été si heureux. Je me disais que je n’aurais pas dû partir, que ma compagne, peut-être, était encore vivante, qu’elle était simplement bloquée sur une colline, entourée par la lave et que demain elle allait réapparaître. Un des marins était resté près de moi, de peur sans doute que je ne fusse attiré par cette espèce de chant de sirènes qui résonnait dans ma tête. Avait-il peur que je ne me jette dans les flots pour tenter de regagner le rivage à la nage ? Il avait raison, ce n’était pas l’envie qui m’en manquait. Même si je me doutais qu’il n’y avait plus aucun espoir de retrouver quelqu’un vivant, je m’obstinais à penser que j’aurais dû rester, ne serait-ce qu’en mémoire de celle que j’avais tant aimée et qui m’avait aimé aussi.
« Allons, arrête de te tracasser » me dit le marin à mes côtés. « N’est-ce pas toi qui voulais remettre la bateau à flot et partir ? C’était une bonne idée, on ne pouvait quand même pas demeurer là indéfiniment. Et puis si nous étions restés, nous serions tous morts maintenant, ensevelis sous deux mètres de lave. Nous serions bien avancés ! Allons, il faut aller de l’avant, désormais… » Je lui dis qu’il avait raison, mais je n’en continuai pas moins à regarder l’île qui commençait à disparaître à l’horizon. La nuit tombait. Bientôt on ne distingua plus qu’une petite ligne noire, tout là-bas, puis on ne distingua plus rien du tout. C’était fini, nous étions partis. Je ne saurais jamais ce qu’était devenue ma petite sirène, seule sa voix, telle un chant, resterait à jamais en moi.
Nous naviguâmes pendant trois jours par un fort vent d’ouest, puis, un beau matin, une masse noire apparut dans les lointains. Nous crûmes que nous avions atteint quelque continent aux montagnes gigantesques et impressionnantes, une sorte de cordillère qui aurait surgi mystérieusement de la mer et qui n’aurait été reprise sur aucune carte. Mais non, ce que nous voyions là et qui avançait droit sur nous, c’était un nuage, le nuage noir et terrible d’une tornade tropicale.
Bientôt des vagues énormes se sont abattues sur le pont, endommageant les mâts et s’engouffrant dans les écoutilles. Elles étaient très violentes, ces vagues. Allions-nous finalement périr noyés dans un naufrage ?
FIN
07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature
07/07/2011
Une île (18)
Pour mettre toutes les chances de notre côté, nous avons jeté par-dessus bord une bonne partie de ce qui se trouvait dans la cale, afin d’alléger au maximum l’embarcation. Les minutes défilaient et il ne se passait toujours rien. Enfin, à un certain moment, le bateau bougea lentement sur sa base, puis subitement la proue s’éleva, suivie bientôt par la poupe. Il flottait ! Notre bateau flottait ! Nous montâmes aussitôt sur le pont et dansâmes de joie. Quelqu’un qui nous aurait aperçus nous aurait pris assurément pour des sauvages en train d’accomplir quelque rituel sacré. Il faut croire que dans des moments difficiles et d’intense émotion, l’homme d’aujourd’hui, aussi civilisé qu’il soit, a tendance à se tourner vers ses origines. On n’efface pas comme cela les millénaires qui nous ont précédés et confrontés comme nous l’étions avec les éléments naturels, l’océan d’un côté et la lave en fusion de l’autre, nous renouions sans le savoir avec les coutumes de nos ancêtres. L’être primitif, en nous, refaisait surface, et avec lui des centaines de siècles de pensée sauvage.
Quand nous fûmes un peu calmés, nous avons rapidement fait le tour du navire, pour voir s’il était bien étanche. A première vue, c’était le cas car nous n’avons décelé aucune entrée d’eau. C’est alors que nous nous sommes tous regardés. Nous avions été les derniers des idiots. Car pour partir et mettre le cap au large, il manquait un élément de taille : les voiles. Or celles-ci étaient toujours accrochées aux anciens mâts et gisaient lamentablement sur le sable mouillé. C’était un comblé ! Nous étions restés des heures et des heures à attendre et à ne rien faire et voilà que nous découvrions que nous n’étions pas prêts !
Bon, on regagna le rivage, on détacha les voiles et on les achemina comme on put dans le bateau. Inutile de dire qu’elles étaient trempées quand elles se retrouvèrent sur le pont. Il fallut ensuite les trier, ce qui ne fut pas facile, car ce que nous avions devant nous, c’était un amas informe de tissu, une boule compacte qui ne ressemblait à rien. Après bien du mal, nous sommes pourtant arrivés à tout démêler. Il fallut ensuite attacher ces voiles aux mâts, ce qui ne fut pas une mince affaire, je peux vous le garantir. Heureusement il faisait chaud et une fois étendues, elles séchèrent très rapidement. Il était quand même près de seize heures quand le bateau prit enfin la direction du large. Il était temps, la lave avait fait son chemin à travers la forêt et une première coulée était sur le point d’atteindre la plage.
Pour éviter les récifs et d’éventuels écueils, nous avons accompli une large boucle autour de l’île. Enfin, vers dix-huit heures, après avoir contourné le cap au sommet duquel se dressait fièrement le château de ma princesse, nous pénétrâmes dans la baie septentrionale, celle où se trouvait le village. Il se fit aussitôt un grand silence parmi nous. Plus personne ne parlait et chacun retenait son souffle. Ce n’était pas possible ! Du haut du volcan, six grandes traînées de lave descendaient pour se rejoindre dans la plaine. Là, comme un torrent impétueux, la matière incandescente avait complètement ravagé les cultures. Des beaux champs de blé et de maïs, il ne restait plus rien. Puis, comme si cela ne suffisait pas, la lave avait poursuivi son chemin vers la mer, dans laquelle elle tombait, formant un énorme panache de fumée blanche et de vapeur d’eau. Quant au village, c’était bien simple, il n’en subsistait absolument rien. C’était comme s’il n’avait jamais existé. A son emplacement, s’étendait maintenant une masse compacte et visqueuse, d’un rouge brun inquiétant. Nous ne savions que dire. En fait, il n’y avait rien à dire devant une telle désolation.
Il restait à savoir ce qu’étaient devenues toutes les femmes. Avaient-elles été prises au piège de la lave ou s’étaient-elles réfugiées au château ? C’était à espérer, mais comment pouvions-nous en être certains ? Il était évidemment impossible de s’approcher du rivage puisque la mer bouillonnait et que le littoral n’était qu’un magma en fusion. Quant à atteindre le château, il ne fallait même pas y songer. D’abord le navire se serait fracassé sur les récifs, mais même si par miracle nous étions parvenus sans encombre au pied des falaises, nous n’aurions pas pu en entreprendre l’escalade, tant celles-ci étaient abruptes.
Alors, la mort dans l’âme, nous avons attendu. Pendant quarante jours et quarante nuits nous sommes restés au large, scrutant à la longue vue la moindre activité dans les environs du château. Mais nous avions beau nous user les yeux, nous ne voyions jamais rien. Egoïstement, je me disais que ma princesse, au moins, devait être vivante, puisque c’était un jour à l’aube que l’éruption avait commencé. En toute logique, à cette heure-là, elle n’avait aucune raison de se trouver au village, où elle ne descendait que l’après-midi. Evidemment, il aurait encore fallu savoir combien de temps la lave avait mis pour progresser jusqu’à la côte… De plus, connaissant la détermination de ma bien-aimée, il y avait fort à parier qu’elle n’était pas restée inactive une fois qu’elle avait eu conscience du danger qui menaçait ses compagnes. C’est cela qui me faisait le plus peur : qu’elle ait quitté le site protégé du château pour aller se faire prendre au piège de la lave en contrebas. Rien que d’y penser, j’en avais des frissons. Je revoyais alors son beau regard fier lorsque nous l’avions découverte en train de se baigner dans la rivière avec ses amies. Quelle prestance et quelle dignité elle avait eue à ce moment-là. En y repensant, je devenais de plus en plus amoureux. J’aurais voulu qu’elle soit là près de moi, à l’instant même. Alors je l’aurais serrée dans mes bras de toutes mes forces. Qu’est-ce que j’avais été bête de vouloir m’en aller ! J’étais heureux et je ne le savais pas. Ou plutôt si, je le savais, mais ce bonheur ne m’avait pas suffi. Je voulais autre chose, quelque chose qui pigmentât ma vie. Comme quoi l’homme est un éternel insatisfait et il ne sait pas se contenter de ce qu’il a. A force de vouloir rendre sa vie semblable à celle des dieux, il finit par tout perdre.
Nous restions donc là au large, à contempler la lave qui n’en finissait plus de couler et à guetter le moindre signe de vie dans tout ce chaos digne de la création du monde. Mais il n’y avait rien, jamais rien. Parfois, avec notre longue vue, nous saisissions pourtant l’image fugace d’un animal sauvage, une biche ou un lièvre, qui cherchait à se faire un chemin entre les fleuves de laves incandescentes. Cette découverte nous mettait en joie et nous nous disions que tant qu’il restait un soupçon de vie sur l’île, tout n’était pas perdu. Alors pendant un jour ou deux nous reprenions espoir. Puis une sorte de marasme s’emparait de nouveau de nous et nous replongions dans notre torpeur. Je pensais, en voyant ces animaux fugaces qui tentaient d’échapper à la mort, que nous n’avions pas été à la hauteur. Dans le mythe biblique, Noé accueille un couple de tous les êtres vivants dans son arche et les sauve du déluge. Nous, nous n’avions sauvé personne, même pas nos charmantes compagnes, que nous aimions tant. La situation s’était inversée : si autrefois elles avaient vécu seules sur leur île, maintenant il n’y avait plus que des hommes sur ce bateau qui aurait pu, qui aurait dû même, servir d’abri à tout le monde.
Parfois, épuisé d’avoir tant scruté l’horizon, je m’assoupissais quelques heures et c’était pour faire des rêves étranges. Il s’agissait souvent de cauchemars. Je fuyais devant des tigres qui insensiblement, par ronds concentriques, m’amenaient au bord d’un cratère dans lequel je finissais par tomber. Ou bien c’était le navire qui subitement prenait eau et coulait. J’étais le seul rescapé et je nageais comme je pouvais jusqu’à la plage où m’attendaient les mêmes tigres agressifs. Alors, pour ne pas être dévoré, je continuais à nager jusqu’au moment où je coulais à pic. C’était horrible. Heureusement, certains rêves étaient plus agréables. Cela se passait à chaque fois dans les bains chauds situés sous le château et ma princesse en était le personnage principal. Je revivais en fait en boucle la scène initiale que j’avais vécue, quand elle avait ôté son peignoir. Son image se réfléchissait à l’infini dans les miroirs, dans une sorte de mise en abyme érotique. Il n’y avait plus une princesse, mais des dizaines et leur belle peau mate prenait un éclat chatoyant à la lumière des bougies. Puis soudain, c’était mon amie seule qui venait me rejoindre dans la baignoire. Et là j’étais vraiment heureux. Comprenez-moi bien, il ne s’agissait pas seulement d’attirance physique, même s’il y avait de cela aussi, forcément. Non, j’étais tout simplement bien en sa compagnie. Sa présence était très forte et j’étais sensible à sa voix chaude et à l’éclat de son regard, si vif et si tendre. Puis je me réveillais et je n’avais devant moi que cette île en fusion et ce château solitaire, qui gardait ses secrets. La frustration alors était terrible et j’aurais tout donné pour savoir si j’allais un jour la retrouver.
Hawaï, lave tombant dans la mer.
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