07/11/2011
Terre d'asile (1)
Je ne sais plus très bien qui m’a amené ici. Tout ce que je sais, c’est qu’on m’a dit que c’était pour mon bien, alors je me suis laissé faire. Et puis les premiers jours, tout le monde était gentil avec moi, le médecin, les infirmières et même la dame qui m’a servi mon repas. Tout le monde souriait et se montrait très prévenant. Un peu trop, même, mais bon, cela me changeait de ce que j’avais connu jusque là. J’ai bien trouvé un peu curieux qu’on referme toujours la porte de ma chambre à clef, mais j’étais tellement fatigué que cela ne me tracassait guère. Tout ce que je voulais, c’était dormir et oublier. Une des infirmières l’a compris tout de suite car pendant trois jours elle m’a donné un médicament pour m’apaiser. C’est ce qu’elle disait en tout cas, mais dans les faits je n’arrêtais plus de dormir ou plus exactement de rêver les yeux ouverts. Je restais là, étendu sur mon lit, et je voyais plein d’images qui défilaient devant mes yeux. C’était un peu comme au cinéma, sauf qu’ici il n’y avait pas de projecteur. Les images s’enchaînaient les unes aux autres et cela ne s’arrêtait jamais. Parfois, quand une scène du passé resurgissait à l’improviste, il m’arrivait de crier, c’était plus fort que moi. Alors la porte s’ouvrait et on me redonnait un nouveau médicament. J’avais à peine entendu le double tour de clef dans la serrure que le film recommençait, plus beau, plus calme.
Après quelques jours ou quelques semaines, on m’a conduit dans un grand bureau où se tenaient trois médecins en blouse blanche. Ils n’ont pas arrêté de me poser des questions. Comme j’étais encore tout endormi avec les médicaments que j’avais avalés, j’ai répondu un peu n’importe quoi. Ils se regardaient d’un air étonné, puis ils notaient leurs réflexions dans un grand cahier. Quand l’un avait fini de m’interroger, c’est un autre qui prenait la relève. J’avais l’impression d’être de nouveau dans le commissariat de police. Il faisait chaud et j’avais soif, mais il fallait continuer à répondre. L’envie de dormir me reprenait par intermittence et à la fin je ne répondais presque plus, alors ils faisaient les questions et les réponses eux-mêmes. C’était plus facile, je n’avais qu’à hocher la tête pour dire que j’étais d’accord. A vrai dire j’étais d’accord avec tout car je ne comprenais même plus le sens de leurs paroles. Ils me disaient des choses complètement incompréhensibles et moi je faisais un petit signe pour dire oui. Je voyais bien à leur air qu’ils étaient de plus en plus étonnés, mais tout ce que je voulais, moi, c’était que cet interrogatoire se termine. Ca a fini par arriver. Ils se sont regardés, complètement consternés, puis on m’a reconduit dans ma chambre, dont on a fermé aussitôt la porte à double tour.
En attendant, j’avis toujours aussi soif et il a fallu attendre l’heure du dîner pour avoir droit à une petite bouteille d’eau minérale. J’ai essayé d’en réclamer une deuxième, mais on m’a dit que non, que j’avais droit à une seule bouteille par repas. J’ai expliqué que j’avais dû parler toute l’après-midi par une chaleur accablante et que j’étais complètement déshydraté. Mais non, il n’y avait rien à faire, le règlement était le règlement. Alors je me suis un peu énervé. Si je ne pouvais pas avoir une bouteille d’eau minérale, qu’on me donne au moins un verre ou un gobelet en plastique, que je puisse aller boire dans la salle de bain. On ma répondu qu’après le repas la salle de bain devait être fermée à clef jusqu’au lendemain matin, par mesure de sécurité et donc que je n’avais qu’à me contenter de ma bouteille. Comme je faisais remarquer que c’était un peu fort, deux infirmiers sont arrivés et ils m’ont aussitôt administré une piqure. Je n’ai même pas eu le temps de toucher à mon repas et ne me suis réveillé que le lendemain à l’aube.
Cela a duré comme cela pendant des semaines et des semaines. Je restais enfermé toute la journée et si je me plaignais de mon état ou si je rouspétais sur l’insuffisance de nourriture ou son aspect peu varié (une biscotte avec du beure le matin, l’éternel steak haché à midi, que l’on peut manger sans couteau, et un peu de potage le soir), les deux infirmiers revenaient et m’administraient de nouvelles piqures. Un jour je leur ai demandé pourquoi ils agissaient ainsi. Ils m’ont répondu que tant que je ne serais pas raisonnable, cela continuerait. J’ai fait remarquer que je n’étais quand même pas très exigeant et que mes réclamations étaient fondées, mais ils m’ont expliqué que contester le système renforçait les médecins dans leur opinion. J’étais gravement malade et manifestement je n’acceptais aucune autorité. Tant que je ne voudrais pas changer, ils ne bougeraient pas non plus.
Quand finalement ils m’ont trouvé plus « raisonnable », les séances d’interrogatoire avec le corps médical ont recommencé. J’étais même devenu tellement coopératif qu’ils organisaient jusqu’à deux entretiens par jour. Ils n’arrêtaient plus d’écrire dans leur petit cahier. Bientôt il en a fallu un deuxième, puis un troisième. Je souriais intérieurement quand je les voyais si appliqués dans leurs écritures. Je me disais qu’à la fin ils auraient complètement oublié ce qu’ils avaient noté au début et donc que tout cela ne servait strictement à rien. Mais je me trompais. En réalité, ils devaient se relire en-dehors des séances car un beau jour ils sont revenus en arrière. L’un d’entre eux a ouvert le premier cahier et il m’a dit que je mentais. Il me l’a dit comme cela, sans sourciller, et en me fixant d’un regard froid et impassible. Comment cela je mentais ? Oui, car contrairement à ce que je disais aujourd’hui, j’avais affirmé il y a quatre mois ne plus me souvenir où j’étais né. J’ai expliqué qu’à l’époque j’avais dû mal comprendre leur question et donc que ma réponse n’avait aucun sens car évidemment j’avais toujours su où j’étais né. Mais cela n’allait pas comme cela et on me le fit vite comprendre. On m’accusait d’amnésie cyclique intentionnelle à connotation perverse. Pour le dire plus simplement : j’avais voulu tromper mon monde et désorienter le corps médical dans sa recherche de vérité. Car oui, ces médecins étaient là pour m’aider et moi j’essayais de les induire en erreur intentionnellement, ce qui prouvait à suffisance la nature perverse de ma constitution. On me dit que mon cas était grave, que je constituais manifestement un danger pour la société et que ce n’était pas demain la veille que j’allais sortir d’ici. J’ai bien essayé de leur expliquer : mon état de fatigue des premiers jours, la soif qui me tenaillait, mon désir d’en finir au plus vite avec ce que je considérais comme un interrogatoire… Il n’y a rien eu à faire.
(à suivre)
07:01 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature
Commentaires
Bravo! La mayonnaise prend d'emblée.
J'ai aimé "amnésie cyclique intentionnelle à connotation perverse", docteur Feuilly. Le Nobel de médecine n'est plus loin.
Écrit par : giulio | 07/11/2011
Le Nobel? Mais c'est ce que l'on vise voyons. Un Nobel de cuisine par exemple, pour la mayonnaise qui prend bien...
Écrit par : Feuilly | 07/11/2011
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