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17/10/2011

Pour une définition ontologique de l'homme (2)

Au dix-huitième siècle, on ira encore plus loin dans le raisonnement en affirmant qu’il n’existe aucune frontière et que l’homme n’est finalement qu’un animal comme les autres, ce qui lui fait perdre du même coup son statut privilégié. On a vu que Descartes séparait fondamentalement les hommes des animaux tandis que Bayle, lui, estimait qu’ils étaient tout deux de même nature (même si cette nature était moins évoluée chez l’animal). Cette dernière théorie trouvera son aboutissement ultime avec Julien Offroy de La Mettrie (1709-1751), un philosophe matérialiste et athée qui écrira « L’Homme  Machine ». Comme matérialiste, il s’oppose à Descartes. Pour lui, il n’y  a pas d’esprit « divin », il n’y a que la matière. Il distingue entre la matière brute (une pierre) et la matière vivante, qui peut se mouvoir ou non. Dès lors, comme athée, il ne peut plus  découvrir la spécificité de l’homme dans la spiritualité ou dans une immortalité supposée et il fait donc de ce dernier un simple animal. Ce qui distingue l’espèce humaine des autres espèces vivantes ne repose plus sur une différence fondamentale de nature, mais sur une simple gradation. L’homme est plus évolué parce que  son cerveau physique est plus élaboré.

En général, la forme et la composition du cerveau des quadrupèdes est à peu près la même que chez l'homme. Même figure, même disposition partout, avec cette différence essentielle, que l'homme est de tous les animaux celui qui a le plus de cerveau, et le cerveau le plus tortueux, en raison de la masse de son corps. Ensuite, le singe, le castor, l'éléphant, le chien, le renard, le chat, etc. : voilà les animaux qui ressemblent le plus à l'homme, car on remarque chez eux la même analogie graduée par rapport au corps calleux.

Quant au langage, il n’est plus le propre de l’homme. La Mettrie considère que les animaux peuvent échanger des messages entre eux et il n’est pas loin de penser qu’on pourrait apprendre à parler aux grands singes comme l’orang-outan.

Parmi les animaux, les uns apprennent à parler et à chanter; ils retiennent des airs et prennent tous les tons aussi exactement qu'un musicien. Les autres, qui montrent cependant plus d'esprit, tels que le singe, n'en peuvent venir à bout. Pourquoi cela, si ce n'est par un vice des organes de la parole ?

Mais ce vice est-il tellement de conformation qu'on n'y puisse apporter aucun remède ? En un mot, serait-il absolument impossible d'apprendre une langue à cet animal ? Je ne le crois pas.

Je prendrais le grand singe préférablement à tout autre.

Pour La Mettrie, tout être vivant a des sensations et c’est à partir de ces sensations qu’il parvient à penser. Donc, l’animal est capable de sentir ce qui se passe en dehors de lui :

Un être d'une structure semblable à la nôtre, qui fait les mêmes opérations, qui a les mêmes passions, les mêmes douleurs, les mêmes plaisirs, plus ou moins vifs (...) un tel être enfin ne montre-t-il pas clairement qu'il sent ses torts et les nôtres, qu'il connaît le bien et le mal et, en un mot, a conscience de ce qu'il fait ?

La Mettrie élabore donc une théorie selon laquelle il existe une égalité entre les êtres vivants et il récuse l’idée d’une différence d’essence. Si différence il y a, elle est de degré, sans plus. Qu’on soit homme, lion, aigle ou poisson, tous recherchent l’équilibre et le bonheur.

Résumons ce que nous avons développé jusque maintenant. Nous avons vu que selon la Bible l’homme est d’essence différente de l’animal. Cette conception a duré des siècles, d’autant plus que l’animal avait surtout une fonction utilitaire et qu’on n’avait pas trop le temps de se pencher sur ce qu’il ressentait. A l’Âge classique, cependant, de nouvelles questions se posent. Si certains comme Descartes continuent à dire que l’homme est d’essence différente (parce qu’il pense, ce qui renvoie encore à Dieu), d’autres comme Pierre Bayle commencent à en douter. Le point ultime sera atteint avec la Mettrie qui ne verra plus en l’homme qu’un animal.

Pour comprendre ce changement il faut savoir que l’Âge classique, qu’on nous présente toujours comme une période d’équilibre, est en fait un moment crucial pour la pensée.

S'appuyant sur la Bible, l’home s'est cru au centre du monde. Mais des voix se sont élevées pour dire le contraire. Le procès de Galilée n’a pas d’autre motif. A partir du moment où le soleil ne tournait plus autour de la terre mais que c’était l’inverse qui se produisait, cela signifiait que l’homme n’était plus un privilégié élu de Dieu, mais qu’il était un simple animal vivant sur une planète perdue dans l’espace. Galilée se rétractera pour ne pas être brûlé (« Et pourtant elle tourne »), mais d’autres comme Giordano Bruno périront sur le bûcher.

L’Eglise a beau multiplier les procès d’inquisition, d’autres connaissances se font jour qui remettent en doute l’enseignement de la Bible (et donc sa véracité même). Ainsi, des os de dinosaures sont découverts, ce qui remet complètement en question la création du monde telle qu’elle est expliquée dans la Genèse. Sur les hautes montagnes des Alpes, on découvre des coquillages fossilisés à plus de 2.000 mètres. Ces transformations géologiques étonnantes obligent d’attribuer à la terre un âge qu’on n’aurait même jamais imaginé. Enfin, l’étude des chronologies égyptiennes et chinoises (voir les missions jésuites en Chine) achèvent de jeter un discrédit sur la chronologie biblique.

Mais alors, si l’homme n’est pas cette créature unique voulue par Dieu, qu’est-il en définitive ? Un simple animal ?  Tant que la religion a conservé suffisamment de puissance et d’autorité, on a pu se réfugier dans cette idée que l’homme était le seul à avoir une âme et donc à être immortel. Mais la religion traditionnelle avait essuyé un sérieux revers avec la Réforme, qui avait sapé une partie de son autorité. Puis voilà qu’apparaissent des penseurs athées, qui réfutent cette idée de l’âme et de l’immortalité. Que restait-il donc alors pour définir la spécificité de l’homme face à l’animal ? Comme si cela ne suffisait pas, les grands voyageurs reviennent avec des récits troublants. Il existerait ailleurs des hommes qui vivent selon d’autres coutumes et d’autres règles, des hommes sauvages, proches de la nature (et donc de l’animal) et qui semblent finalement beaucoup plus heureux que les Occidentaux.

La crise est profonde (voir le remarquable livre de Paul Hazard, « La Crise de la conscience européenne ») et l’homme est obligé de se trouver une nouvelle définition. Dans l’opposition traditionnelle entre nature et culture, il revendique la culture. S’il n’est pas un être privilégié voulu par Dieu, l’homme doit rechercher en lui-même ce qui le différencie des animaux. Ce sera donc la culture et surtout le langage qui détermineront sa spécificité. On a vu que pour Descartes l’animal n’est finalement qu’une simple machine, qui ne peut penser (car s’il pensait, il faudrait lui attribuer à lui aussi une âme immortelle, ce qui ne peut se concevoir). Comme cet argument ne convainc pas beaucoup le parti athée, Descartes doit trouver un autre critère pour définir l’homme. Ce sera le langage. Descartes n’ignorait point que les animaux étaient capables de communiquer entre eux, même sans parole (Pline, Plutarque et Montaigne l’avaient déjà démontré). Il fallait donc aller au-delà de la notion de communication pour définir l’homme et c’est pour cela qu’il avancera la notion de langage articulé. L’homme est le seul être vivant à avoir inventé des signes arbitraires pour les faire correspondre au mode de sa pensée. Certes, le chien aboie et par cela il se fait comprendre, mais l’homme parle.

Le débat semblait clos. L’homme, par le langage arbitraire qu’il avait inventé, appartenait résolument à la culture, tandis que l’animal avec ses cris était irrémédiablement renvoyé à l’état de nature.

Remarquons que sans le savoir Descartes venait de condamner son propre système. En effet, il continuait par ailleurs à soutenir que la pensée, par son côté spirituel, rapprochait l’homme de Dieu. Or comment encore concilier la présence d’un être transcendant qui aurait créé l’homme et la nécessité pour ce dernier d’inventer un signe arbitraire (le langage) pour se définir et se positionner comme fondamentalement différent de l’animal ? Les deux axes de son raisonnement sont contradictoires. Soit on se passe de Dieu et on admet que l’homme se définit par son invention du langage arbitraire, soit on admet Dieu mais alors il faut supposer que le langage n’est pas arbitraire et qu’il est inné chez l’homme, comme le cri l’est par ailleurs chez l’animal. On n’en sort pas et une nouvelle fois la distinction homme/animal pose problème.

Comme si cela ne suffisait pas, voilà que des matérialistes athées comme Gassendi se mettent à parler d’un espace qui serait infini. L’ancienne cosmologie biblique vole définitivement en éclat et avec elle la conception traditionnelle que l’on se faisait de l’homme. Perdu dans l’univers, semblable à l’animal, l’homme se cherche désespérément. D’autant plus qu’il se rend compte qu’il est aussi perdu dans le temps. Avant, il croyait qu’il avait été créé par Dieu pour vivre sur la terre, attendre le jugement dernier et retourner au paradis. Mais voilà que l’Histoire fait elle aussi son apparition et l’homme sent qu’il ne la domine pas. Il pressent par ailleurs une analogie entre lui et les autres êtres vivants (une sorte de continuum qui irait des atomes aux êtres simples, puis des êtres simples aux êtres évolués et enfin de ces derniers aux hommes).  On se penche sur ces êtres étranges que sont les truffes, les coraux, les anémones de mer, dont on ne sait pas trop s’ils appartiennent encore au règne végétal ou déjà au règne animal. On pressent une continuité logique des êtres inférieurs jusqu’à l’homme.

Les penseurs chrétiens tentent de réfuter tout cela en soutenant que les différentes espèces sont biens distinctes, que rien ne les relie et qu’elles ont été voulues comme telles par Dieu. Mais les voyageurs font état de ces créatures étranges qu’ils ont rencontrées : orangs-outangs, gorilles, chimpanzés, etc. La ressemblance avec l’homme est si évidente et l’intelligence de ces bêtes tellement incontestable que l’idée d’un continuum entre les espèces s’impose petit à petit. On passerait insensiblement d’une espèce à l’autre, tout aussi facilement qu’on passerait de l’animal évolué à l’homme. Epistémologiquement, nous sommes à une charnière à la fin de l’Âge classique. En effet, tous les anciens critères pour définir l’humanité sont maintenant battus en brèche. La raison, par exemple, ne peut plus suffire pour caractériser l’homme car elle ne serait qu’un des aspects des êtres biologiques qui constituent la grande chaîne du vivant. Tout ce qui est naturel renvoie irrémédiablement au monde naturel. Il faut donc, pour définir l’homme, que celui-ci ait ajouté quelque chose à la nature. Mais dire que l’homme n’existe que par sa culture (forcément arbitraire et variant dans le temps et dans l’espace), c’est le replonger dans le domaine de la contingence. Une telle conception est inacceptable. Il fallait donc réintroduire la nécessité dans cette définition de la culture. Mais comment ?

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