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07/07/2011

Une île (18)

Pour mettre toutes les chances de notre côté, nous avons jeté par-dessus bord une bonne partie de ce qui se trouvait dans la cale, afin d’alléger au maximum l’embarcation. Les minutes défilaient et il ne se passait toujours rien. Enfin, à un certain moment, le bateau bougea lentement sur sa base, puis subitement la proue s’éleva, suivie bientôt par la poupe. Il flottait ! Notre bateau flottait ! Nous montâmes aussitôt sur le  pont et dansâmes de joie. Quelqu’un qui nous aurait aperçus nous aurait pris assurément pour des sauvages en train d’accomplir quelque rituel sacré. Il faut croire que dans des moments difficiles et d’intense émotion, l’homme d’aujourd’hui, aussi civilisé qu’il soit, a tendance à se tourner vers ses origines. On n’efface pas comme cela les millénaires qui nous ont précédés et confrontés comme nous l’étions avec les éléments naturels, l’océan d’un côté et la lave en fusion de l’autre, nous renouions sans le savoir avec les coutumes de nos ancêtres. L’être primitif, en nous, refaisait surface, et avec lui des centaines de siècles de pensée sauvage.

Quand nous fûmes un peu calmés, nous avons rapidement fait le tour du navire, pour voir s’il était bien étanche. A première vue, c’était le cas car nous n’avons décelé aucune entrée d’eau. C’est alors que nous nous sommes tous regardés. Nous avions été les derniers des idiots. Car pour partir et mettre le cap au large, il manquait un élément de taille : les voiles. Or celles-ci étaient toujours accrochées aux anciens mâts et gisaient lamentablement sur le sable mouillé. C’était un comblé ! Nous étions restés des heures et des heures à attendre et à ne rien faire et voilà que nous découvrions  que nous n’étions pas prêts !

Bon, on regagna le rivage, on détacha les voiles et on les achemina comme on put dans le bateau. Inutile de dire qu’elles étaient trempées quand elles se retrouvèrent sur le pont. Il fallut ensuite les trier, ce qui ne fut pas facile, car ce que nous avions devant nous, c’était un amas informe de tissu, une boule compacte qui ne ressemblait à rien. Après bien du mal, nous sommes pourtant arrivés à tout démêler. Il fallut ensuite attacher ces voiles aux mâts, ce qui ne fut pas une mince affaire, je peux vous le garantir. Heureusement il faisait chaud et une fois étendues, elles séchèrent  très rapidement. Il était quand même près de seize heures quand le bateau prit enfin la direction du large. Il était temps, la lave avait fait son chemin à travers la forêt et une première coulée était sur le point d’atteindre la plage.

Pour éviter les récifs et d’éventuels écueils, nous avons accompli une large boucle autour de l’île. Enfin, vers dix-huit heures, après avoir contourné le cap au sommet duquel se dressait fièrement le château de ma  princesse,  nous pénétrâmes dans la baie septentrionale, celle où se trouvait le  village. Il se fit aussitôt un grand silence parmi nous. Plus personne ne parlait et chacun retenait son souffle. Ce n’était pas possible ! Du haut du volcan, six grandes traînées de lave descendaient pour se rejoindre dans la plaine. Là, comme un torrent impétueux, la matière incandescente avait complètement ravagé les cultures. Des beaux champs de blé et de maïs, il ne restait plus rien. Puis, comme si cela ne suffisait pas, la lave avait poursuivi son chemin vers la mer, dans laquelle elle tombait, formant un énorme panache de fumée blanche et de vapeur d’eau. Quant au village, c’était bien simple, il n’en subsistait absolument rien. C’était comme s’il n’avait jamais existé. A son emplacement, s’étendait maintenant une masse compacte et visqueuse, d’un rouge brun inquiétant. Nous ne savions que dire. En fait, il n’y avait rien à dire devant une telle désolation.

Il restait à savoir ce qu’étaient devenues toutes les femmes. Avaient-elles été prises au piège de la lave ou s’étaient-elles réfugiées au château ? C’était à espérer, mais comment pouvions-nous en être certains ? Il était évidemment impossible de s’approcher du rivage puisque la mer bouillonnait et que le littoral n’était qu’un magma en fusion. Quant à atteindre le château, il ne fallait même pas y songer. D’abord le navire se serait fracassé sur les récifs, mais même si par miracle nous étions parvenus sans encombre au pied des falaises, nous n’aurions pas pu en entreprendre l’escalade, tant celles-ci étaient abruptes.

Alors, la mort dans l’âme, nous avons attendu. Pendant quarante jours et quarante nuits nous sommes restés au large, scrutant à la longue vue la moindre activité dans les environs du château. Mais nous avions beau nous user les yeux, nous ne voyions jamais rien. Egoïstement, je me disais que ma princesse, au moins, devait être vivante, puisque c’était un jour à l’aube que l’éruption avait commencé. En toute logique, à cette heure-là, elle n’avait aucune raison de se trouver au village, où elle ne descendait que l’après-midi. Evidemment, il aurait encore fallu savoir combien de temps la lave avait mis pour progresser jusqu’à la côte… De plus, connaissant la détermination de ma bien-aimée, il y avait fort à parier qu’elle n’était pas restée inactive une fois qu’elle avait eu conscience du danger qui menaçait ses compagnes. C’est cela qui me faisait le plus peur : qu’elle ait quitté le site protégé du château pour aller se faire prendre au piège de la lave en contrebas. Rien que d’y penser, j’en avais des frissons. Je revoyais alors son beau regard fier lorsque nous l’avions découverte en train de se baigner dans la rivière avec ses amies. Quelle prestance et quelle dignité elle avait eue à ce moment-là. En y repensant, je devenais de plus en plus amoureux. J’aurais voulu qu’elle soit là près de moi, à l’instant même. Alors je l’aurais serrée dans mes bras de toutes mes forces. Qu’est-ce que j’avais été bête de vouloir m’en aller ! J’étais heureux et je ne le savais pas. Ou plutôt si, je le savais, mais ce bonheur ne m’avait pas suffi. Je voulais autre chose, quelque chose qui pigmentât ma vie. Comme quoi l’homme est un éternel insatisfait et il ne sait pas se contenter de ce qu’il a. A force de vouloir rendre sa vie semblable à celle des dieux, il finit par tout perdre.

Nous restions donc là au large, à contempler la lave qui n’en finissait plus de couler et à guetter le moindre signe de vie dans tout ce chaos digne de la création du monde. Mais il n’y avait rien, jamais rien. Parfois, avec notre longue vue, nous saisissions pourtant l’image fugace d’un animal sauvage, une biche ou un lièvre, qui cherchait à se faire un chemin entre les fleuves de laves incandescentes. Cette découverte nous mettait en joie et nous nous disions que tant qu’il restait un soupçon de vie sur l’île, tout n’était pas perdu. Alors pendant un jour ou deux nous reprenions espoir. Puis une sorte de marasme s’emparait de nouveau de nous et nous replongions dans notre torpeur. Je pensais, en voyant ces animaux fugaces qui tentaient d’échapper à la mort, que nous n’avions pas été à la hauteur. Dans le mythe biblique, Noé accueille un couple de tous les êtres vivants dans son arche et les sauve du déluge. Nous, nous n’avions sauvé personne, même pas nos charmantes compagnes, que nous aimions tant. La situation s’était inversée : si autrefois elles avaient vécu seules sur leur île, maintenant il n’y avait plus que des hommes sur ce bateau qui aurait pu, qui aurait dû même, servir d’abri à tout le monde.

Parfois, épuisé d’avoir tant scruté l’horizon, je m’assoupissais quelques heures et c’était pour faire des rêves étranges. Il s’agissait souvent de cauchemars. Je fuyais devant des tigres qui insensiblement, par ronds concentriques, m’amenaient au bord d’un cratère dans lequel je finissais par tomber. Ou bien c’était le navire qui subitement prenait eau et coulait. J’étais le  seul rescapé et je nageais comme je pouvais jusqu’à la plage où m’attendaient les mêmes tigres agressifs. Alors, pour ne pas être dévoré, je continuais à nager jusqu’au moment où je coulais à pic. C’était horrible. Heureusement, certains rêves étaient plus agréables. Cela se passait à chaque fois dans les bains chauds situés sous le château et ma princesse en était le personnage principal. Je revivais en fait en boucle la scène initiale que j’avais vécue, quand elle avait ôté son peignoir. Son image se réfléchissait à l’infini dans les miroirs, dans une sorte de mise en abyme érotique. Il n’y avait plus une princesse, mais des dizaines et leur belle peau mate prenait un éclat chatoyant à la lumière des bougies. Puis soudain, c’était mon amie seule qui venait me rejoindre dans la baignoire. Et là j’étais vraiment heureux. Comprenez-moi bien, il ne s’agissait pas seulement d’attirance physique, même s’il y avait de cela aussi, forcément. Non, j’étais tout simplement bien en sa compagnie. Sa présence était très forte et j’étais sensible à sa voix chaude et à l’éclat de son regard, si vif et si tendre. Puis je me réveillais et je n’avais devant moi que cette île en fusion et ce château solitaire, qui gardait ses secrets. La frustration alors était terrible et j’aurais tout donné pour savoir si j’allais un jour la retrouver.

littérature

 

 Hawaï, lave tombant dans la mer.

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

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