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10/07/2011

Une île (19)

Mais le temps passait et les provisions, à bord, commençaient à diminuer dangereusement. Nous n’avions que ce qui était resté sur le bateau après son échouage : quelques sacs de farine, des pommes dans une grande boîte, un tonneau de poissons séchés et salés et deux tonneaux de choucroute. Le menu était un peu monotone, mais au moins nous ne manquions de rien, le chou fermenté, c’est bien connu, ayant sauvé plus d’un marin du scorbut. Cependant, nous ne pouvions rester indéfiniment à attendre. Il allait falloir prendre une décision. Heureusement, le quarantième jour le volcan cessa son éruption et trois jours plus tard encore nous avons pu accoster dans ce qui avait été le port. La lave se solidifiait lentement mais sûrement. Une croûte dure apparaissait en surface, mais en-dessous tout était encore liquide. En choisissant bien les endroits, il y avait moyen de se déplacer, mais il fallait faire très attention. En effet, après quelques mètres, la chaleur transperçait la semelle des chaussures et rendait toute progression impossible. Un des marins eut la bonne idée d’envelopper ses pieds dans des chiffons puis de ficeler des lattes de bois par en-dessous. Nous démontâmes aussitôt une partie du pont du navire afin d’avoir des planches bien droites et, munis de ces étranges raquettes, nous pûmes ainsi traverser le champ de lave sans encombre. Une fois sur le versant de la colline, nous remîmes nos chaussures et courûmes jusqu’au sommet. Bien entendu, j’étais en tête et c’est moi qui suis arrivé le premier devant les portes du château.

Celles-ci étaient grandes ouvertes, ce qui était pour le moins étrange. Nous avons visité tout l’intérieur mais nous n’avons rien trouvé, ni personne. Sur une table, traînaient encore les restes d’un repas, comme si on avait quitté précipitamment la pièce pour ne plus y revenir. Tout cela n’était pas trop rassurant. A la fin, je suis allé vers la salle d’eau. Plus je descendais les marches, plus mon cœur s’affolait, sans doute parce que cet endroit avait pour moi une connotation affective particulière. Près de la baignoire d’eau froide, je n’ai rien remarqué de particulier. Par contre, en descendant vers l’autre baignoire, une sorte de mauvais pressentiment s’empara de moi. Tout semblait pourtant normal là aussi, sauf que la porte qui donnait sur la petite plate-forme surplombant le fleuve de lave était ouverte. Il venait de là une lueur anormale ainsi qu’une chaleur difficile à supporter. Je me suis pourtant approché, mais ce fut pour reculer aussitôt. La lave qui en principe aurait dû se trouver deux cents mètres plus bas léchait maintenant les dalles de pierre. On devinait même qu’elle était montée plus haut encore et qu’elle avait franchi la balustrade protectrice, car celle-ci était recouverte d’une roche volcanique solidifiée. Ma princesse aurait-elle été emportée par ce feu souterrain en voulant venir le contempler ? Aurait-elle été surprise par une brusque montée de la lave ou bien, incommodée par la chaleur épouvantable qui régnait ici, aurait-elle fait un malaise et serait-elle tombée dans ce magma en fusion ? Ou bien encore (mais je refusais d’office cette dernière hypothèse, tant elle était horrible), désespérée par la destruction du village et la mort de ses compagnes, se serait-elle jetée volontairement dans la roche en fusion, afin de disparaître à son tour sans laisser de traces ? Privée de mère dès l’enfance, elle aurait ainsi trouvé au sein de la terre une espèce de cocon protecteur, une sorte d’utérus primitif qui l’aurait ramenée aux jours d’avant sa naissance ? Je ne savais que penser.

Je suis revenu dans la salle de bains. Au mur, des vêtements pendaient à un clou, mais ce n’étaient pas ceux qu’elle portait le matin où je l’avais quittée. Quant au peignoir, il était jeté négligemment le long de la baignoire, le col trempant même légèrement dans l’eau, ce qui semblait indiquer qu’il avait été déposé là précipitamment. Que fallait-il en déduire ? Ma princesse avait pu vouloir prendre un bain. Mais déjà l’idée qu’elle serait venue ici par nostalgie après mon départ, pour se souvenir des bons moments que nous avions passés ensemble, m’étreignait le cœur. Avant de s’étendre dans la baignoire elle aurait eu alors la curiosité d’aller vérifier le niveau de la lave dans la cave d’à côté et là elle serait tombée, soit accidentellement, soit volontairement. Mais toutes ces hypothèses reposaient sur la seule présence des vêtements pendus à un clou et malheureusement je n’arrivais pas à me souvenir s’ils n’avaient pas été oubliés là depuis quelque temps déjà, ce qui aurait changé la donne. En fait, la princesse était peut-être tout simplement en sécurité sur le sommet d’une des collines épargnées par la lave...

J’ai donc rebroussé chemin et, une fois à l’extérieur, je me suis mis à explorer les environs. Mes compagnons m’aidaient et à la fin nous nous sommes mis à appeler de toutes nos forces, mais personne n’a jamais répondu. Quand le soir est tombé, on m’a fait comprendre qu’il était inutile de s’obstiner. Si nous ne voulions pas laisser notre peau dans ce fichu pays, il fallait au plus vite reprendre la mer et tenter de trouver une terre plus accueillante afin de nous procurer des vivres. Je n’ai dit ni oui ni non, mais je savais qu’ils avaient raison. J’étais exténué et désespéré et je me suis laissé guider comme un enfant. Quand le bateau a appareillé, j’ai regardé longuement cette île où j’avais été si heureux. Je me disais que je n’aurais pas dû partir, que ma compagne, peut-être, était encore vivante, qu’elle était simplement bloquée sur une colline, entourée par la lave et que demain elle allait réapparaître. Un des marins était resté près de moi, de peur sans doute que je ne fusse attiré par cette espèce de chant de sirènes qui résonnait dans ma tête. Avait-il peur que je ne me jette dans les flots pour tenter de regagner le rivage à la nage ? Il avait raison, ce n’était pas l’envie qui m’en manquait. Même si je me doutais qu’il n’y avait plus aucun espoir de retrouver quelqu’un vivant, je m’obstinais à penser que j’aurais dû rester, ne serait-ce qu’en mémoire de celle que j’avais tant aimée et qui m’avait aimé aussi.

« Allons, arrête de te tracasser » me dit le marin à mes côtés. « N’est-ce pas toi qui voulais remettre la bateau à flot et partir ? C’était une bonne idée, on ne pouvait quand même pas demeurer là indéfiniment. Et puis si nous étions restés, nous serions tous morts maintenant, ensevelis sous deux mètres de lave. Nous serions bien avancés ! Allons, il faut aller de l’avant, désormais… » Je lui dis qu’il avait raison, mais je n’en continuai pas moins à regarder l’île qui commençait à disparaître à l’horizon. La nuit tombait. Bientôt on ne distingua plus qu’une petite ligne noire, tout là-bas, puis on ne distingua plus rien du tout. C’était fini, nous étions partis. Je ne saurais jamais ce qu’était devenue ma petite sirène, seule sa voix, telle un chant, resterait à jamais en moi.

Nous naviguâmes pendant trois jours par un fort vent d’ouest, puis, un beau matin, une masse noire apparut dans les lointains. Nous crûmes que nous avions atteint quelque continent aux montagnes gigantesques et impressionnantes, une sorte de cordillère qui aurait surgi mystérieusement de la mer et qui n’aurait été reprise sur aucune carte. Mais non, ce que nous voyions là et qui avançait droit sur nous, c’était un nuage, le nuage noir et terrible d’une tornade tropicale.

Bientôt des vagues énormes se sont abattues sur le pont, endommageant les mâts et s’engouffrant dans les écoutilles. Elles étaient très violentes, ces vagues. Allions-nous finalement périr noyés dans un naufrage ?

 

 

FIN

 

littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature

Commentaires

"Une île (1)

C’est une tempête qui nous a fait perdre notre route et qui a endommagé le bateau. Une tempête incroyable, comme nous n’en avions jamais connu. Des vagues énormes se sont abattues sur le pont, endommageant les mâts et s’engouffrant dans les écoutilles. Elles étaient si violentes, ces vagues, que nous avons tous cru que notre fin était venue et que nous allions périr noyés dans un naufrage. Et puis non, après des heures de folie, le vent s’est calmé et la mer aussi."
(...)

***
(...)
"Bientôt des vagues énormes se sont abattues sur le pont, endommageant les mâts et s’engouffrant dans les écoutilles. Elles étaient très violentes, ces vagues. Allions-nous finalement périr noyés dans un naufrage ?

FIN"

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Cela finit comme cela a commencé. Beau récit. Prenant.

Écrit par : Mélody | 11/07/2011

@ Mélody : oui, c'est une tentative de mise en abyme (voir aussi les bougies qui se réfléchissaient dans les miroirs). L'histoire n'a pas de fin, tout recommence. C'est un peu un conte, aussi.

Écrit par : Feuilly | 11/07/2011

L'image qui me reste, c'est cette marche, pieds enveloppés de chiffons sur des lattes de bois pour avancer sur le sol qui n'a pas encore refroidi. J'ai pensé à ces porteurs de soufre sur l'île de Java en Indonésie qui grimpent chaque jour sur le "Kawai ljen", descendent dans le cratère et cassent le soufre après qu'il s'est solidifié, pour le porter ensuite en marchant pendant des heures, jusqu'à l'usine qui va le transformer. Ils sont payés quelques centimes d'euros par kilo de soufre, c'est dire ce qu'ils portent en gagnant 8 euros par jour...

C'est, comme le dit Mélody, un beau récit, servi par l' imagination fertile dont tu as le secret :).

Écrit par : Michèle | 13/07/2011

@ je me faisais la réflexion, après avoir terminé, que les valeurs traditionnelles sont inversées.

- Ce sont les femmes seules qui travaillent et qui s'en sortent fort bien d'ailleurs.

- les femmes sont du côté du feu (elles périssent dans la lave) et les hommes du côté de l'eau (ce sont des marins, victimes de naufrages, qui traversent des marécages, etc.)

- le lieu de rencontre entre les deux sexes, c'est finalement la baignoire d'eau chaude, qui allie l'eau et le feu.

- le mythe de Noé est inversé : on ne sauve aucun animal. De plus, sur ce bateau, il n’y a que des hommes, pas de couples.

- L’histoire d’Ulysse et Calypso est inversée aussi. Certes le marin veut quitter sa Princesse à un moment donné, mais une fois qu’il voit qu’elle a disparu, il resterait bien sur l’île pour la chercher indéfiniment. Du coup, ce sont ses compagnons qui doivent le reconduire au bateau et voguer vers le large (lui, il est plutôt captivé comme Ulysse l’était avec les sirènes).

- le mythe biblique d'Eve et du serpent est inversé : le serpent est tué et les hommes pénètrent dans le paradis des femmes.

Écrit par : Feuilly | 13/07/2011

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