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02/01/2012

Histoire de famille (1) : la mère-grand.

On rendait assez souvent visite à la grand-mère. Après avoir roulé longtemps sur les voies rapides et les nationales, on se retrouvait sur de petites départementales avant de finir notre voyage sur des routes communales particulièrement étroites. Celles-ci n’avaient de routes que le nom, tant elles étaient sinueuses et dans un état pitoyable. A vrai dire, c’étaient plutôt de simples chemins qui escaladaient les collines comme ils pouvaient, franchissaient les rivières sur des ponts d’un autre âge et pénétraient dans des forêts qui semblaient n’avoir jamais de fin. Quand, après deux bonnes heures, on arrivait dans le village, au bout du monde, il fallait encore le traverser de part en part pour atteindre la maison de l’aïeule, en pleine nature, à l’entrée du bois.

La mère-grand était née à la charnière des siècles et elle avait connu toutes les guerres. Elle en parlait toujours comme si cela avait été hier. Nous, nous l’écoutions, à la fois fascinés et incrédules. Elle racontait comment en 1914 les Allemands avaient rassemblé sur la place tous les hommes du village et en avaient fusillé une vingtaine au hasard, pour l’exemple, à cause  d’un officier teuton qu’on avait retrouvé dans un champ de blé, une balle de fusil de chasse entre les deux yeux. Elle racontait sa peur à elle, dans son ventre de fille, quand elle croisait dans la campagne un groupe de soldats. Ils s’arrêtaient, la dévisageaient en riant, puis lui tenaient des propos étranges dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Alors elle s‘enfuyait comme elle pouvait, sous l’hilarité générale. Elle avait quatorze ans. Elle nous racontait aussi les fermes incendiées par représailles, les femmes forcées et les cadavres des hommes qu’on retrouvait mutilés.

Plus tard, la paix revenue,  elle s’était mariée avec un paysan que je n’avais jamais connu, mais qui portait le même nom que moi puisque c’était mon grand-père. Sa photo trônait dans la chambre à coucher, au dessus du lit. Jeune, la moustache fière, un peu engoncé dans le costume neuf acheté pour ses noces, il avait des airs de guérillero mexicain et on avait du mal à imaginer la vie simple qu’il avait menée ici, vivotant de sa petite exploitation agricole. Le jeune ménage n’était pas riche, ça non,  mais cela n’avait pas empêché les enfants de naître les uns après les autres. Il y en avait sept quand une autre guerre éclata. Les mêmes soldats au parler étrange arrivèrent par les mêmes routes. La différence, c’est que cette fois ils étaient motorisés. Ils foncèrent sur Paris, qu’ils atteignirent en quelques semaines. Pour le reste, au village, on recommença avec les privations bien connues. La mère-grand me racontait qu’elle avait couru après un soldat allemand qui lui avait volé sa dernière poule. Malgré ses vociférations, celui-ci resta de marbre. « C’est la guerre », se contenta-t-il de dire dans un français approximatif, et pour couper court à la discussion, il coupa le cou du volatile devant mon aïeule médusée, qui hurla de plus belle. Pourtant, le soir, le même soldat vint apporter un peu de bouillon « pour les enfants » et la famille se consola en dégustant ce qu’il restait de sa poule.

Quand elle avait bien raconté, quand elle nous avait bien captivés et qu’elle voyait que nous allions passer la nuit à l’écouter, la grand-mère levait la séance et allait se coucher. Souvent je restais seul dans la cuisine, à lire un peu (dans les chambres sans chauffage, il faisait trop froid). Je m’installais auprès du poêle à bois, les pieds généralement posés sur une bûche car le carrelage était glacial. J’écoutais le silence. On n’entendait rien, absolument rien, dans cette campagne reculée. Aux alentours, c’était la nature à l’état pur. Si on entrouvrait la porte et qu’on risquait un pas dehors, on tombait dans la nuit absolue, une nuit d’encre semblable à celle des origines du monde. Au mieux, en prêtant l’oreille, pouvait –on entendre le cri de quelque bête sauvage, dans un endroit indéterminé de la forêt : probablement un renard qui glapissait ou alors une horde de sangliers qui fouinaient le sol. Mieux valait refermer la porte que de s’aventurer dans cette obscurité hostile. Je reprenais mon livre, mais le silence environnant était tel que je relevais bientôt les yeux, attentif au moindre bruit qui m’aurait indiqué que la vie continuait malgré tout. Mais non. Le renard s’était tu et les sangliers devaient être partis ailleurs. Je restais seul au monde, avec cette impression étrange que plus rien n’existait sauf moi-même.  Quand il pleuvait, on entendait juste le gargouillis de l’eau qui tombait de la gouttière. C’était un bruit monotone et apaisant, qui me permettait de me situer dans le temps et dans l’espace.

Plus tard, bien plus tard, quand le feu dans le poêle s’était éteint et qu’il ne subsistait que quelques braises qui ne dégageaient plus la moindre chaleur, j’éteignais tout et montais me coucher. C’était une vieille maison et pour atteindre ma chambre il fallait d’abord traverser celle de la grand-mère. Je ne voulais pas la réveiller, c’est pourquoi je n’allumais pas la lampe. Je gravissais les marches à tâtons, essayant d’éviter tout bruit. Parfois, une marche craquait sous mes pas et toute la nuit semblait alors résonner comme si quelque cataclysme s’était produit .

littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature

Commentaires

Il semble que nous ayons eu des grand-mères identiques. Vous nous replongez dans des sensations bien connues qui font remonter des images, des sons et des scènes qui n'ont rien perdu de leur présence.

Écrit par : Jean | 02/01/2012

on veut dormir
avec des mots
comme bûche ou carrelage glacial

Écrit par : Michèle | 02/01/2012

@ Jean : toout à fait. On croit retracer les traits d'une personne précise, mais c'est ceux de toute une époque qu'on évoque, en fait.

Écrit par : Feuilly | 02/01/2012

Cette grand-mère conteuse vous aurait-elle donné l' envie d' écrire ?

Écrit par : agnès | 02/01/2012

@ Agnès : qui sait? Elle parlait beaucoup et racontait plein de choses. Par contre elle écrivait quasi phonétiquement, n'ayant pas beaucoup fréquenté l'école primaire (ses parents avaient préféré l'envoyer travailler dans les champs). C'était une autre époque...

Mon autre grand-mère, au contraire, avait une facilité d'écriture évidente. D'un autre côté elle était froide et peu chaleureuse avec ses petits-enfants et ne leur adressait pour ainsi dire pas la parole. Comme quoi...

Écrit par : Feuilly | 02/01/2012

Quel récit prenant !
J'y suis d'autant plus sensible que je n'ai pas connu mes grands-mères l'un morte à 44 ans probablement de chagrin suite à la perte d'un fils, l'autre ne m'ayant jamais adressé la parole enveloppée dans un silence dont elle n'a jamais ressortie !
Et cette maison du bout du monde, lorsque qu'on a de présence que sa propre ombre la nuit, je comprends qu'elle ait pu inspirer, l'inspiration ne trouve-t-elle pas sa source dans nos propres racines ?

Écrit par : saravati | 04/01/2012

@ Saravati : à l'époque, dans un tel endroit, sans téléphone sans rien, on se sentait en effet coupé du monde.

Voici l'épicerie du village :

http://feuilly.hautetfort.com/archive/2007/11/20/ecriture.html

Écrit par : Feuilly | 04/01/2012

Wouah, j'aime aussi cette épicerie et cette petite vieille qui me fait penser à une marchande de gants chez qui j'allais avec maman pour les grandes occasions ...Elle aussi me semblait avoir été ratatinée toute sa vie !

Écrit par : saravati | 04/01/2012

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