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18/04/2011

Une île (1)

C’est une tempête qui nous a fait perdre notre route et qui a endommagé le bateau. Une tempête incroyable, comme nous n’en avions jamais connu. Des vagues énormes se sont abattues sur le pont, endommageant les mâts et s’engouffrant dans les écoutilles. Elles étaient si violentes, ces vagues, que nous avons tous cru que notre fin était venue et que nous allions périr noyés dans un naufrage. Et puis non, après des  heures de folie, le vent s’est calmé et la mer aussi.

Evidemment, nous avions perdu notre route et pendant des jours nous avons navigué sur des océans bleus, nous guidant, comme nous pouvions, sur la course du soleil. Plus de vingt fois, nous le vîmes, ce soleil, monter vers les zéniths puis redescendre, vaincu et déconfit, pour finalement disparaître inexorablement derrière l’horizon ensanglanté. Plus de vingt fois nous vîmes la lune grossir au firmament de la nuit et offrir son ventre rond et impudique à nos yeux ébahis. Parfois, elle laissait sur la mer comme une traînée magique que nous suivions, incrédules, dans l’espoir de trouver enfin dans son sillage les ports tant espérés.

Mais rien. Nous ne trouvions rien.

Notre bateau tanguait au gré des vagues, longeant des récifs et coupant de sa proue l’éternelle écume, cette bave d’un autre âge des chevaux de la mer. Des monstres étranges nous accompagnaient, dont on n’apercevait que le dos noir, mais dont la présence certaine se révélait à nous par des chants étranges venus des profondeurs.

Enfin, une nuit, nous nous échouâmes sur une plage, quelque part au bout du monde. Prudemment, nous attendîmes l’aube avant de nous aventurer sur cette terre inexplorée. Dans l’obscurité profonde, assis sur le pont du navire, nous entendions les sanglots des oiseaux de la nuit et, parfois, le cri strident d’une bête frappée à mort dans son sommeil. De la grande forêt toute proche, dont nous percevions les parfums épicés, nous parvenaient des feulements étranges ou des courses précipitées. Ce n’étaient que coassements stridents, beuglements sourds ou grognements inquiétants.

Enfin, la lumière parut et nous sautâmes sur le sable blond, laissant là notre navire dont l’étrave était si enlisée que tout départ semblait impossible.

Une fois dans la forêt, nous marchâmes pendant des heures sans rien apercevoir d’autre que des arbres gigantesques, à la circonférence impressionnante et dont le faîte rejoignait les nuages. C’est du moins ce que nous supposions, car nous n’apercevions plus le ciel, tant la végétation était dense, et c’est dans une demi-obscurité que nous progressions, fort péniblement d’ailleurs. Nous suivions une sorte de piste, qui n’était sans doute que le passage obligé des grands fauves dont il nous semblait parfois sentir dans les parages l’odeur trouble et sauvage. Le moindre craquement à proximité nous plongeait aussitôt dans une panique totale et nous n’avancions pas autrement que le fusil en avant, craignant à chaque instant de faire une rencontre indésirable.

Après de nombreuses heures de marche, nous arrivâmes dans une étrange clairière en forme de cuvette où une petite rivière devait prendre sa source. Le terrain était si humide et si gorgé d’eau que nous nous enfonçâmes aussitôt jusqu’aux mollets. Quelle horreur ! Plus nous essayions de nous dégager et plus nous nous enfoncions. Il fallait faire un effort surhumain pour tenter de dégager un pied puis l’autre et c’est avec bien du mal que nous y arrivions, dans un grand bruit de succion. Mais le premier pied était à peine reposé sur le sol qu’il s’enfonçait de nouveau, plus profondément encore. Nous étions tous là à patauger et la panique commençait à s’emparer de nous quand, tout près, nous entendîmes le rugissement d’un tigre...       

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21/03/2011

Nuit blanche

La nuit, parfois ils descendaient jusque dans le village, du moins c’est ce que l’on disait. Personne ne les voyait jamais, mais on les devinait, on sentait leur présence. On entendait ou on croyait entendre des grognements, des frôlements, et de temps en temps le bruit insolite d’un objet qui tombait dans l’obscurité. Personne n’osait sortir, évidemment. S’il n’y en avait eu qu’un, cela aurait pu aller, on se serait bien risqué à aller jeter un coup d’œil, quitte à rentrer précipitamment si cela tournait mal. Mais là, on ignorait tout de leur nombre. Combien étaient-ils ? Cinq, dix ? Douze peut-être ? C’était trop risqué. Alors, derrière les volets clos, on se contentait de tendre l’oreille. Le moindre feulement nous faisait sursauter, mais souvent ce n’était que le vent qui agitait les arbres, le grand vent de la nuit qui venait de la mer et qui chassait les nuages.

On finissait par retourner se coucher, mais le sommeil était lent à venir. On se tournait et retournait et tout le temps on les imaginait, là, dehors, occupés à faire Dieu sait quoi. On se demandait subitement si on avait bien fermé la porte de la remise du jardin. Il n’aurait plus manqué que d’en retrouver un là-dedans au petit matin ! Mais non, la porte était bien fermée, on s’en souvenait maintenant. Mais c’était pour penser aussitôt au potager. On revoyait les pommes de terre en fleurs ainsi que les courgettes, si fragiles encore avec leurs deux petites feuilles tendres qui sortaient timidement du sol. S’ils s’aventuraient de ce côté, ils allaient tout saccager et il n’allait rien rester. Il aurait fallu se lever, prendre le fusil et sortir. Et pour faire quoi ensuite ? C’est qu’on ne voyait rien là dehors. C’était le noir absolu et même si la lune dépassait le sommet des montagnes, ici, dans le fond, c’était l’obscurité totale. S’aventurer d’une dizaine de mètres, c’était courir le risque de se faire renverser par un de ces monstres. Car ils voyaient, eux, dans le noir. En tout cas cela ne les empêchait pas de se déplacer. Au moindre bruit, on aurait tiré, c’est sûr. Au hasard, comme cela, sans viser, avec le risque de toucher quelqu’un qui se serait aventuré sur le chemin, quelqu’un qui comme soi serait sorti avec son fusil tellement il en aurait eu assez de ruminer toute la nuit et de se demander ce qu’ils faisaient. C’était un risque qu’on ne pouvait pas prendre. C’est du moins ce qu’on se disait en se retournant encore une fois sur le vieux sommier qui grinçait, mais dans le fond on savait que ce n’était là qu’un beau prétexte. La vérité, c’est qu’on préférait encore rester là pendant des heures, à tendre l’oreille, plutôt que de se lever d’un bond, d’ouvrir la porte et d’en avoir le cœur net une fois pour toutes. La vérité c’est qu’on mourait de peur, au fond de nos lits, et que pour rien au monde on n’aurait voulu se retrouver parmi eux en plein cœur de la nuit.

Alors on se contentait d’écouter et d’écouter encore. Quand, pour la troisième fois, un objet tombait sur le sol, on savait que ce ne pouvait plus être le vent, même s’il soufflait maintenant en rafale. Alors, pour oublier, comme on était éveillé, on se mettait à penser à sa vie. On se revoyait enfant, là-bas, à l’autre bout du pays, dans la grande forêt qui n’avait ni commencement ni fin. Ou plus tard, adolescent, dans de grandes villes dont on avait presqu’oublié le nom. On se souvenait d’amphithéâtres, de salles de cours, de bibliothèques, et puis surtout d’une étudiante au sourire énigmatique, qu’on suivait de loin en loin, en contemplant sa démarche souple et en admirant le balancement de ses hanches. Puis on revoyait des guerres, des voyages, des mariages, des révoltes, des déménagements, des fuites en avant, des retours en arrière, bref tout ce qui fait habituellement la vie d’un homme. Tout cela pour se retrouver ici, dans l’obscurité d’une chambre, à les écouter aller et venir. Car c’était bien ce qu’ils faisaient, non ? Ils allaient où ils voulaient, eux, arpentant nos terres, foulant nos gazons, renversant nos outils. Parfois ils se frottaient à l’écorce des chênes lièges et pendant des jours on croyait percevoir leur odeur de bêtes sauvages, cette odeur d’animal non dompté, qui vit selon son bon vouloir. Alors, sans le dire vraiment et surtout sans jamais l’avouer, nous nous mettions à les admirer secrètement. Peut-être, finalement, aurions-nous voulu jouir de la même force et de la même liberté qu’eux ?

Mais pendant que nous réfléchissions ainsi, la nuit avançait. Déjà il était déjà six heures du matin et l’aube commençait à poindre à travers les fentes des volets. C’est le moment où nous finissions enfin par nous assoupir, exténués par toutes ces émotions.

Au matin, nous retrouvions le ciel tout dégagé et le soleil brillait sur les montagnes. Nous prenions le petit déjeuner sur la terrasse, admirant le paysage. Pendant que les premières cigales commençaient leur obsédant refrain, on sentait comme une odeur de thym sauvage qui venait des sommets. Alors l‘un d’entre nous se levait et allait inspecter le potager. Il se penchait vers la terre meuble et là, incrédule, il regardait les traces qu’ils avaient laissées. Des traces de pas, mais aussi comme des traces de lutte. Ils avaient tout retourné en cherchant des racines avec leur groin. C’est à peine si on voyait encore une dernière courgette et seule l’étendue de la surface ravagée et piétinée donnait une idée de leur nombre. Alors, tout en savourant un croissant, on se disait qu’on avait drôlement bien fait de ne pas sortir cette nuit et de faire semblant de dormir.

 

 

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Photo personnelle

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04/03/2011

Là-bas (fin)

Mais l’horizon, déjà, rougeoyait, et le soleil, fatigué, quittait la scène du grand théâtre du monde. Si nous ne voulions pas nous faire surprendre par l’obscurité, il fallait regagner bien vite la voiture. Tant pis pour le cadran solaire en marbre blanc, de dix mètres de diamètre, qui devait se trouver quelque part dans les fourrés et que nous n’avions jamais vu. Tant pis pour la tour lunaire, qui servait à observer les éclipses et que nous n’avions jamais vue non plus. Ce n’était pas encore aujourd’hui que nous allions découvrir ces merveilles et il nous faudrait revenir une fois encore.

 

Nous rentrions au plus vite. Nous repassions devant le lavoir, dont les tuiles rouges avaient maintenant une couleur ocre, nous longions les ruines du palais-bibliothèque, dont les contours commençaient à s’estomper dans l’obscurité naissante, nous laissions à notre gauche les ruines du théâtre antique et nous abordions enfin le chemin qui devait nous ramener à la voiture.

 

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Mais, une fois de plus, nous avions trop tardé à partir et en traversant le bois de pins il faisait si sombre qu’une peur ancestrale et atavique nous saisissait aussitôt. C’était la peur du noir et de la nuit, la peur des bêtes sauvages et de la mort, cette même peur que les hommes préhistoriques avaient dû connaître et qui les avaient poussés à trouver refuge à l’intérieur des grottes. Ensuite, ils avaient donné une forme à leurs angoisses en tentant de dessiner sur les parois ce qui allait devenir la première forme de l’art humain. Car l’art n’était pas autre chose que l’affirmation de l’homme devant la mort, nous le savions bien et c’est pour cela que nous revenions sans cesse contempler les ruines de ce lieu insolite, perdu au milieu des bois. Depuis le théâtre antique jusqu’au palais princier, nos ancêtres avaient tenté désespérément de marquer leur passage sur terre. Ce n’était évidemment qu’une illusion et il suffisait de regarder l’état de délabrement de tous ces bâtiments pour se rendre compte de la vanité de leur démarche, mais peut-être qu’en multipliant nos visites nous voulions inconsciemment honorer leur travail et tenter de nous souvenir qu’ils avaient existé.

 

Derrière tout cela, c’était évidemment  notre propre vie qui était en jeu et en contemplant les ruines des siècles passés nous n’étions pas sans nous demander ce que nous allions laisser, nous, comme traces de notre passage. Certes nous étions bien jeunes encore, à cette époque, mais l’adolescence n’est-elle pas propice à ce genre de réflexion ? Après, nous allions devenir tellement occupés à lutter pour vivre et pour survivre, que nous en oublierions de nous poser la question du « pourquoi » de l’existence.

 

C’est donc inquiets et l’âme angoissée que nous traversions le bois de pins, finalement plongé dans l’obscurité totale. Puis nous longions une nouvelle fois les pâtures où les vaches, bovines à souhait, n’en finissaient plus de ruminer l’herbe tendre sans s’interroger le moins du monde sur leur état. Quand nous arrivions enfin à la voiture, il faisait nuit noire. Derrière nous, l’ancien hôtel dressait sa masse sombre. Il nous semblait alors entendre les pas feutrés d’amants imaginaires qui glissaient sur les vieux parquets cirés. Dans le silence de la nuit, ils se dirigeaient vers des lits d’un autre âge pour aimer à leur façon des dames souvent plus jeunes qu’eux et qui leur offraient sans retenue leur corps presque parfait. En cet instant, nous croyions subitement percevoir le côté illusoire de tous ces jeux érotiques. Car nous qui venions de contempler des monuments en ruine, nous qui venions de voir la vanité de l’Histoire, de l’art et des princes, nous ne pouvions qu’émettre des doutes sur la pérennité de ces corps enlacés dans un éphémère bonheur. Tant de couples avaient dû passer par ici… Et que restait-il de leurs étreintes ?

 

Nous poussions un soupir en remontant dans la voiture. Dans une heure, nous serions dans la grande ville et respirerions ses fumées nauséabondes. Ce qui nous consolait, c’est que nous savions déjà que nous reviendrions bientôt afin de tenter de percer le mystère de ces ruines qui, décidément, n’en finissaient plus de nous intriguer.

 

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02/03/2011

La-bas (suite de la suite)

Plus loin, une petite rivière alimente toujours un lavoir étonnant, dont les poutres impressionnantes ont résisté aux siècles. On ne sait quelles jeunes filles venaient ici se pencher sur l’onde, rêvant à des amours impossibles tout en regardant les fils du seigneur qui, sur leurs montures, partaient pour des guerres dont ils n’allaient pas revenir. On imagine leur désarroi à l’annonce de la mort de ces princes et bien des larmes durent tomber dans l’onde du lavoir, des larmes aussi secrètes qu’inavouables. Quant à celles qui avaient eu plus de « chance » et qui, malgré leur servile condition, avaient été remarquées un instant, elles avaient perdu leur honneur dans des amours ancillaires. On les retrouvait bientôt courbées sur le linge à laver, le frottant avec désespoir, puis, subitement, on les voyait se tordre de douleur et s’affaler sur la pierre froide et mouillée, tentant désespérément de cacher leur ventre proéminant, fruit douloureux de ces amours diaboliques.

 

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Elles étaient alors impitoyablement chassées et quand elles s’enfonçaient seules dans la grande forêt où gémissaient les loups, le rire cruel et ironique des seigneurs ressemblait à la lame qui allait tuer ces pauvrettes. Car une fois arrivées dans les clairières profondes, elles tentaient toutes de faire partir par le fer ce fruit du démon qui arrondissait leur ventre. Certaines y arrivaient, mais la plupart y perdaient la vie et après l’hiver on retrouvait près d’un arbre des restes décharnés dont les loups n’avaient pas voulu. Mais il y avait longtemps qu’on ne doutait plus de leur mort car chaque fois que l’eau du lavoir rougissait, on savait que l’une d’entre elles était morte dans son sang, transpercée par le fer de la honte, celui qui, par vengeance divine, met un terme à la vie des filles impudiques.

 

Ces histoires des temps anciens nous bouleversaient et c’est le cœur meurtri pour ces pauvres lavandières que nous continuions notre promenade. A quelques mètres du lavoir, nous apercevions bientôt les arcades d’un promenoir. Il ne restait que deux pans de mur avec des colonnes et la voûte qui soutenait le toit de tuiles, lequel était resté miraculeusement intact. La présence isolée de ce déambulatoire au milieu d’une clairière nous surprenait toujours. Les bâtiments dont il dépendait avaient été détruits et nous n’avons jamais su s’il avait appartenu à un couvent ou à un château. Des moines y méditaient-ils leur bréviaire ou de belles princesses y lisaient-elles des lettres d’amour, écrites par quelque chevalier parti bien loin pour une vague croisade ?

 

Plus loin, un muret de pierres sèches empêchait les passants de tomber dans une fosse. Celle-ci avait dû servir de cage pour les ours et nous supposions qu’une espèce de jardin zoologique avait été aménagé en ce lieu, peut-être au XVIIIe siècle. Rien n’était moins sûr, mais comment expliquer autrement l’existence de ces paons, redevenus sauvages, qui hantaient les alentours ? Leurs cris parfois nous glaçaient d’effroi, quand ils nous surprenaient au milieu du silence. Par contre nous admirions leurs parades amoureuses et quand les mâles faisaient la roue, il nous semblait voir dans leur plumage chatoyant comme le souvenir des vitraux d’une cathédrale à jamais disparue.

 

Près de la cage aux ours, à l’entrée du chemin qui s’avançait vers la forêt, deux lions de pierre évoquaient des continents lointains et inconnus, tandis que quelques arbres aux essences inconnues de nous avouaient une origine manifestement africaine. D’où venaient-ils, comment étaient-ils arrivés là ? C’était un mystère. Cette partie de la propriété avait-elle été consacrée à la botanique ? Nous imaginions alors quelque adepte de Linné ou de Jussieu occupé à cultiver ici des plantes rares et des espèces vénéneuses. Le « Genera Plantorum secundum ordines naturales disposita » aurait-il été écrit ici même que nous n’en aurions pas été autrement surpris.

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28/02/2011

Là-bas (suite)

Mais il fallait partir et poursuivre notre route. Après avoir traversé un autre petit bois, nous parvenions enfin au but de notre voyage. A un détour du chemin, les bâtiments surgissaient soudain devant nous, impressionnants, dans ce lieu où on n’entendait aucun bruit. Le théâtre était quasi en ruine et seules trois colonnes tenaient encore debout. Les herbes avaient envahi les gradins de pierre, mais on devinait encore facilement la forme de l’hémicycle.

 

A l’entrée, deux statues de marbre blanc nous regardaient de leurs yeux fixes. La première, un homme, tenait dans ses mains un rouleau déplié pour que nous pussions y lire notre destinée. Mais les inscriptions, s’il y en avait eu, étaient inexorablement effacées et le sens de ce message nous restait à chaque fois inconnu. L’autre statue représentait une femme. De la main gauche, elle soutenait une sorte de petite harpe dont elle pinçait les cordes avec la main droite. Mais une nouvelle fois nous avions beau prêter l’oreille, aucun son ne s’échappait de l’instrument et le silence profond qui régnait parmi les ruines accentuait encore la perte irrémédiable de cette musique qui n’avait pu être que divine. Seul le vent, parfois, gémissait sourdement et il nous semblait alors entendre comme le murmure évanoui d’un chœur antique. Mais ce n’était qu’une illusion de plus, comme ce théâtre dont il ne restait presque rien. Quant aux tragédies qu’on avait jouées ici autrefois, elles avaient relaté l’histoire de héros malheureux à jamais disparus et dont malheureusement nos mémoires fatiguées n’avaient conservé aucun souvenir.

 

Plus loin, se dressait un bâtiment de style classique et qui devait dater probablement du XVIIe siècle. Il semblait avoir été conçu pour être le palais d’un prince, du moins si l’on en croyait les armoiries ouvragées, taillées dans le trumeau de la porte principale. Plus tard, quand les révolutions avaient fait basculer le cours de l’histoire et que les têtes couronnées étaient tombées les unes après les autres, ce palais privé était devenu une bibliothèque publique. Les milliers de volumes qui y avaient été rassemblés aux cours des siècles appartenaient maintenant à la nation, dont ils constituaient le patrimoine culturel. Les livres les plus anciens, à ce qu’on disait, remontaient à ces fameux moines du Moyen Age dont il nous semblait encore parfois entendre les chants étranges et les voix mystiques. Ce n’était pourtant déjà plus qu’un souvenir qui s’évanouissait chaque jour inexorablement dans nos mémoires.

 

Nous imaginions des Bibles enluminées aux dorures raffinées et des hagiographies relatant la vie fantastique ou la mort plus étrange encore de saints aux noms improbables. Tout en haut des rayons, sur des étagères inaccessibles, s’alignaient les romans de chevalerie, où tout était conté des aventures des quatre fils Aymon, de Lancelot du lac ou de guillaume d’Orange. Là, entre ces pages, Merlin l’enchanteur n’en finissait plus de hanter la forêt de Brocéliande et Tristan murmurait à l’oreille d’Yseut des choses qu’elle n’aurait jamais dû entendre. Dans un coffre fermé à clef, on avait caché à la vue de tous les poèmes d’amour que des troubadours en plein délires avaient composés pour des princesses à jamais inaccessibles.

 

Voilà donc ce que la bibliothèque avait pu sauver, disait-on, de ce lointain Moyen Age. Mais il n’y avait pas que cela. Au XVIe siècle, des érudits au nom désormais oublié avaient ramené de Grèce ou de Rome des manuscrits antiques à la valeur inestimable. La vie des douze Césars côtoyait là l’Art d’aimer et les Tacites et les Tites-Lives rivalisaient en sagesse avec les écrits des Epicuriens ou des Stoïciens. Dans ces pages, Rome n’en finissait plus de brûler sous l’œil indifférent de quelques Nérons pendant que des Barbares aux noms imprononçables déferlaient en bandes enragées sur la Gaule transalpine.

 

On racontait que le dernier prince à avoir occupé ces lieux, et qui avait un sens du tragique assez prononcé, avait conservé là un exemplaire de toutes les pièces jouées devant le Roy durant le Siècle d’Or et que sur les rayons les œuvres originales et manuscrites du grand Corneille y avaient côtoyé celles de l’entêté Racine. Puis vint la Révolution et les privilèges des temps anciens tombèrent, par une logique implacable du grand balancier de l’Histoire. Nous qui n’étions rien et qui n’avions jamais rien été, nous nous réjouissions en secret de ces revirements inespérés et pour un peu nous aurions remercié les dieux, auxquels pourtant nous ne croyions guère, d’avoir ainsi renversé l’équilibre social.

 

Malheureusement, ces révolutions amenèrent également leur lot de malheur et l’incendie qui ravagea un beau soir la bibliothèque ne fut pas le moindre. On se sut jamais s’il fut allumé volontairement par quelque rebelle qui voyait dans ces livres l’esprit de l’Ancien Régime ou si au contraire une maladresse seule en fut la cause, mais le résultat fut épouvantable : des milliers d’ouvrages disparurent dans un brasier incroyable et pendant quatre semaines on put pu voir le ciel nocturne ensanglanté par les lueurs d’un gigantesque brasier. Les étincelles montaient jusqu’aux étoiles et l’on retrouva à des kilomètres des pages calcinées et noircies sur lesquelles tout message avait été effacé. Adieu donc la sagesse antique et l’amour courtois. Adieu la quête du Graal et les lettres d’Abélard. Quant à celui qui fut peut-être pendu à Montfaucon, il mourut ainsi une deuxième fois, quand ses poèmes disparurent dans les flammes de l’enfer.

 

Après cette catastrophe, la palais-bibliothèque servit d’écurie pour les chevaux de l’empereur puis de caserne pour la soldatesque. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’une ruine et seuls des pans de murs noircis rappellent encore aux visiteurs que se trouvait ici la plus grande bibliothèque d’Occident.

 

 

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23/02/2011

Là-bas

Il fallait marcher longtemps, pour parvenir à ces bâtiments, car aucune voie carrossable n’y donnait accès. On se levait de bon matin, ces jours-là. En voiture, on quittait la grande ville, sa circulation et ses fumées, puis, après une bonne heure de route, on se garait sur un parking, près d’une maison en ruine qui avait dû être un restaurant. Les volets en étaient clos depuis des années et nul ne se souvenait y avoir jamais vu la moindre activité. Le patron devait être parti sous d’autres cieux ou peut-être même était-il mort. Personne n’en savait rien. En tout cas, il y a avait des décennies qu’aucun voyageur ne s’était arrêté là. Des herbes folles avaient envahi les parterres et de petits bouleaux poussaient même sur la façade, entre les pierres de taille. Près de la porte, une vieille enseigne pendait toujours au bout de sa chaîne, ballottée au gré du vent : « Aux délices de… » Le reste avait été effacé et nous ne saurions jamais à quels délices il était fait allusion.

 

En fait, rien ne prouvait que cette maison isolée, en pleine campagne, fût bien un restaurant. C’était peut-être un lieu de rendez-vous secret pour des amoureux illégitimes. Il me plaisait d’imaginer un couple arrivant là, discrètement, et montant, main dans la main, les marches du perron. Dans la grande chambre, surpris, ils apercevaient soudain leur image dans le miroir d’une antique garde-robe. Ils étaient d’abord un peu impressionnés, un peu intimidés, par l’atmosphère désuète qui régnait là. On sentait que des générations entières avaient dû défiler en ce lieu, et les meubles semblaient en avoir conservé le souvenir. Mais bientôt chacun ne voyait plus que l’être aimé à côté de lui. Subitement, une robe glissait à terre et c’est le souvenir d’Eve en son paradis que le miroir réfléchissait alors. Le reste appartient à ces amoureux, le secret de leurs gestes comme le secret de leurs cœurs.

 

Nous, une fois la voiture garée, comme abandonnée, nous empruntions le petit chemin de terre qui prenait naissance près de l’hôtel et qui se dirigeait ensuite vers la forêt. Il fallait compter une bonne heure de marche avant d’arriver à destination. Nous devions d’abord longer des champs, où invariablement des vaches placides nous regardaient passer, puis ensuite il nous fallait traverser à gué le petit ruisseau. On abordait enfin la grande forêt de pins où l’odeur suave de la résine nous enveloppait aussitôt. C’était un parfum « étrange et pénétrant » qui évoquait en moi le Sud profond. Il suffisait de fermer les yeux pour se croire aussitôt en Provence, au cœur du massif des Maures, et il ne manquait que le chant des cigales pour que l’illusion fût parfaite. Le silence qui régnait là était impressionnant. Nous cheminions sur un tapis d’aiguilles qui amortissait nos pas et personne n’aurait osé proférer la moindre parole, par respect pour l’aspect sacré de ce lieu. Parfois, s’il y avait un peu de vent, on entendait juste comme un murmure dans les frondaisons. Ce devait être le souffle des dieux qui vivaient là, des dieux oubliés par la civilisation et qui avaient dû trouver refuge dans ces solitudes.

 

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Un bon quart d’heure était nécessaire pour traverser la forêt, peut-être même davantage. Cela dépendait du nombre de haltes que nous faisions, car parfois l’envie nous prenait d’écouter le silence. Alors on s’asseyait sur le tapis d’épines et on tendait l’oreille. Rien, il n’y avait rien à entendre. Rien qu’un vide comparable à celui de l’espace infini. Il nous semblait alors être non seulement à mille années lumière, mais même hors du temps. En été, au moment des fortes chaleurs, on percevait pourtant comme un murmure lointain. C’était celui de milliers de mouches qui bourdonnaient dans les sous-bois et qui faisaient comme un écho à nos rêves éveillés. Invisible, la vie était pourtant là, présente et obsédante. Inquiétante aussi. Car quels êtres étranges étaient ces insectes qu’on ne voyait jamais ? De quel monde venaient-ils ? Dans quelles frondaisons se tenaient-ils cachés ? Toujours, le mystère restait entier et quand nous nous relevions, des fourmis dans les jambes, rien n’avait été élucidé.

 

Il nous restait alors à parcourir deux petits kilomètres, à travers un paysage sauvage de landes et de prairies à l’abandon. A une époque très lointaine, ces terres avaient dû être entretenues par la main de l’homme, puisque la forêt y avait été défrichée. Nous imaginions alors des moines bénédictins occupés à sarcler les champs, dans un Moyen Age quasi mythique. Si nous tendions bien l’oreille, il nous semblait presque entendre des chants grégoriens issus d’une abbaye aussi improbable qu’inconnue. Était-ce le fruit de notre imagination ou bien cette abbaye avait-elle vraiment existé ? Et se pouvait-il que ces chants mystiques eussent continué à glorifier la création à travers les siècles malgré la disparition des moines ? Si nous voulions nous montrer rationnels, nous devions reconnaître qu’un tel raisonnement ne tenait pas la route. Pourtant, les lieux que nous traversions étaient si mystérieux que nous n’étions pas loin de croire à ces histoires que nous venions d’inventer.

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05/12/2010

Vacances de rêve

Il y a quelque temps, les éditions Antidata recherchaient des textes pour réaliser un petit recueil de nouvelles sur le thème de la musique. Il s’agissait donc d’un recueil collectif. Malheureusement, j’étais fort occupé par la rédaction d’Obscurité et je n’avais pas trop le temps d’imaginer une histoire originale. De plus, il m’aurait été très difficile de « sortir » de mon texte (Obscurité) tant j’étais en phase avec les personnages de mon récit. Par contre, je venais d’écrire un chapitre où je parlais justement de musique. Les lecteurs fidèles s’en souviennent forcément, c’est l’épisode au cours duquel l’enfant rencontre dans une clairière une jeune fille inconnue qui joue du violoncelle. Pour les lecteurs moins fidèles (honte à eux) c’est ici.

Pris par le temps, j’ai donc repris cette histoire de la musicienne et l’ai intégrée dans un autre contexte. Cela a donné le texte qui suit, dans lequel j’ai mis en gras les passages modifiés (pour les lecteurs pressés). Comme il fallait s’y attendre, cette histoire n’a pas été retenue par les éditeurs, qui sortent maintenant leur livre (dans lequel nous retrouvons une connaissance, le désormais "célèbre » Bertand Redonnet).

Si je remets cette nouvelle ici, c’est pour montrer comment un même texte peut prendre des connotations différentes selon le contexte dans lequel on l’insère. Nous retrouvons donc indirectement notre débat sur les étapes successives par lesquelles passe un manuscrit (corrections importantes ou pas de corrections, etc.)

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Vacances de rêve.

 

Il pleuvait ce jour-là et ses parents l’avaient amené au musée. Lui, avec ses douze ans, cela ne l’intéressait pas trop d’arpenter des kilomètres de galeries pendant des heures, aussi s’ennuya-t-il beaucoup. Un tableau, cependant, retint son attention. C’était une peinture du XVI° siècle qui représentait une jeune femme en train de jouer de la musique. Il n’aurait pu dire quel instrument elle tenait en main, mais il fut frappé par l’expression de son regard, qui semblait en extase. En plus, il y avait un tel recueillement dans son attitude, une telle concentration, qu’il sentit qu’il se passait là quelque chose. Cette jeune fille, il aurait bien aimé la rencontrer en vrai et l’écouter, pour percer le mystère qui semblait émaner de la musique elle-même, domaine qui lui était complètement étranger. En plus elle était belle, délicieusement belle, avec une mèche de cheveux noirs qui retombait sur son front et elle avait de longs doigts fins et délicats. Quelque part dans son subconscient, il assimila donc la beauté féminine et l’art musical. Puis il oublia le tout.

Quelques mois plus tard, cependant, alors qu’il était en vacances dans la Creuse et qu’il s’était enfoncé dans une forêt particulièrement profonde, il crut entendre de la musique. Cela paraissait tout à fait incroyable en cet endroit ! Pourtant, plus il avançait en direction d’une clairière qu’il devinait à travers le feuillage, plus il lui semblait percevoir des notes. Était-ce son imagination qui lui jouait des tours ? Non, ce n’était pas possible… Il s’approcha donc lentement de la fameuse clairière et là, dissimulé dans les fourrés, il vit la plus belle chose qu’il lui eût jamais été donné de voir.     

 (...) Tout en continuant à écouter cette musique envoûtante, il se dit que c’était quand même bien étrange d’assister à un tel spectacle au milieu des bois. Il y avait là quelque chose d’absolument insolite, c’était le moins que l’on pût dire. Et que faisait cette adolescente, seule, en cet endroit ? D’où venait-elle ? Et puis, surtout, quel âge pouvait-elle bien avoir ? Quinze ans, seize ans ? Il n’avait aucune réponse à ses questions, ce qui le  désespérait.

 

A la fin, la jeune musicienne arrêta de jouer. Elle regarda autour d’elle et soupira. Ensuite, elle rangea son instrument dans une housse protectrice et l’emporta tant bien que mal à travers la clairière, puis disparut. Aussitôt, un grand vide et un grand silence se firent dans le cœur de l’enfant et c’est à contrecœur qu’il rentra chez lui. Q’aurait-il encore pu faire, tout seul là au milieu des bois ? (...)

Cependant, il voulait la revoir ! Il ne pensait même qu’à cela … C’est pourquoi, le lendemain, à peine avait-il avalé la dernière miette du déjeuner, qu’il s’enfuyait déjà vers la forêt. (...) Quand il arriva à la clairière, De son observatoire, il put enfin voir son visage. Il en resta figé sur place, tant celui-ci lui parut charmant. (...)  Il grava dans sa mémoire ses traits réguliers et se promit de les comparer avec ceux du fameux tableau, qui le hantaient toujours. Il nota également qu’elle avait un air pensif, un peu triste, un peu rêveur, qui correspondait bien avec la mélodie qu’elle jouait et cela l’émut fortement. A la fin, comme la veille, la jeune musicienne rangea son instrument et s’achemina vers l’extrémité de la clairière. L’instant d’après, comme un fantôme, elle s’était volatilisée. Il rebroussa donc chemin, mais se promit de revenir encore.

Le jour qui suivit, comme il était en avance, il se mit à attendre patiemment à son poste. Une heure passa, puis deux, puis trois. Malheureusement, la clairière resta désespérément vide. (...) A la fin, le soleil rougeoyait déjà à l’horizon quand il se décida à quitter les lieux, la mort dans l’âme. La belle inconnue n’était pas venue… Existait-elle, seulement ou n’était-elle que le fruit de son imagination ? Allait-il revenir encore une fois ? Bien sûr qu’il allait revenir ! Qu’aurait-il pu faire d’autre ? (...) (...) (...)

Le lendemain, il s’achemina donc une nouvelle fois vers la clairière enchantée. Il approchait de l’endroit fatidique, le cœur un peu serré, quand il entendit dans le  lointain la musique plaintive de l’instrument. Elle était donc là ! Une vague de bonheur le submergea aussitôt. A pas de loups, il se glissa derrière les troncs pour parvenir à son lieu d’observation habituel. La jeune fille était bien là, en effet, mais elle avait changé de place ! Elle se trouvait aujourd’hui beaucoup plus près de la lisière de la forêt. Autrement dit, elle n’était qu’à une dizaine de mètres de lui, ce qui, à la fois le combla de bonheur et le paralysa complètement. Qu’est-ce qu’elle était belle ! Cette fois il la voyait bien  (...) et il remarqua ses seins qui pointaient à travers le tee-shirt. (...) Il en avala sa salive et resta comme paralysé. (...) C’est qu’en plus elle semblait vivre dans un univers tellement différent du sien ! Jouer de la musique comme elle le faisait, c’était fabuleux. Elle devait sûrement être riche et vivre dans un château, ce n’était pas possible autrement. Il imaginait des pièces immenses, avec des lustres de cristal pendus au plafond, des cheminées monumentales en marbre rose, des escaliers en pierre blanche qui semblaient monter directement vers le ciel, des tables de bois noir bien ciré, avec des corbeilles qui débordaient de fruits exotiques, et en plus de tout cela, une armée de domestiques qui s’empressaient de tous côtés. Dans une pièce merveilleuse aux fenêtres ogivales et aux vitraux colorés, elle devait apprendre la musique avec des professeurs de renom, descendus de Paris ou de Vienne tout exprès pour elle. Ou bien elle jouait seule, cherchant l’inspiration, et relevait parfois la tête en  contemplant, rêveuse, le jeu de la lumière sur les vitraux. (...)

Il la regarda encore, la contempla, plutôt. Elle tenait son instrument avec une aisance déconcertante. (...)  Elle venait de terminer un morceau et en entamait un autre, encore plus beau, encore plus aérien. Il lui semblait voir les notes s’envoler comme des oiseaux et aller se perdre la-bas dans les feuillages. La mélodie était prenante, attendrissante même et n’était pas dépourvue d’une certaine tristesse. (...)  C’était véritablement l’âme de la jeune fille qui s’exprimait là et plus il écoutait cette musique et plus il avait l’impression de la connaître et même de la comprendre, elle. Car ce qu’elle disait, là, avec ses notes, c’est qu’elle était seule, un peu trop seule pour être heureuse. Elle disait aussi que le monde était beau, qu’elle appartenait à ce monde, mais qu’il lui manquait un petit quelque chose pour que tout fût parfait. Le fait d’exprimer ainsi cette mélancolie finissait par rendre celle-ci presque attendrissante. Au lieu de pleurer sur son sort, la musicienne disait simplement ce qu’elle ressentait au plus profond d’elle-même et du coup, parce qu’elle était parvenue à dire cela, sa propre tristesse se changeait en beauté. L’enfant venait de découvrir le langage musical et il sut là, au bord de cette clairière, qu’il n’oublierait jamais cette leçon. (...)

 

Mais  soudain, après un dernier accord plus long et plus langoureux encore que les autres, la mélodie prit fin. Le silence qui suivit fut impressionnant, tout rempli encore des timbres musicaux qu’on venait d’entendre. La jeune fille alors se redressa et tourna la tête dans sa direction. Bien qu’il fût en partie dissimulé dans les branchages, leur regard se croisèrent. Il resta paralysé. Trop tard pour se sauver ou même pour faire un pas en arrière ! Elle lui sourit « Tu as aimé ce morceau ? » demanda-t-elle comme s’ils s’étaient toujours connus. Il ne sut que répondre et ne répondit donc rien, restant planté là comme un nigaud alors qu’il avait envie de dire et même de crier que c’était là une musique magnifique et qu’il n’avait jamais rien entendu de plus beau. Un peu décontenancée par son mutisme, elle n’en continua pas moins à lui sourire. « Allez, viens, ne reste pas caché là, tu peux venir près de moi pour écouter, si tu veux. »

 

Alors il sortit de sa cachette car il n’y avait plus d’autre solution. Il se sentait pris en faute comme un voleur.  (...) Il aurait dû reculer et s’enfuir, mais il n’en avait plus ni la force ni le courage. Cette voix féminine l’avait complètement paralysé. Il fallait dire qu’elle était douce, incroyablement douce, comme celle d’une mélodie. Elle le regarda. « Ce n’est pas la première fois que tu viens, hein ? Tu aimes la musique ? Tu joues d’un instrument, toi aussi ? » (...) Bien sûr que non, qu’il ne jouait pas d’un instrument ! Il se sentait vraiment idiot, là à côté d’elle. Si au moins il avait pu l’impressionner et lui annoncer qu’il maîtrisait le piano ou la flûte traversière, il aurait eu une chance de se faire remarquer et d’être accepté, mais non, il n’avait rien à dire, il ne jouait d’aucun instrument, pas même du tambour ou de l’harmonica.  (...)

 

Son interlocutrice, pourtant, continuait à se montrer bienveillante avec lui. Il se dit qu’elle devait avoir le fond gentil pour manifester autant de patience avec un idiot tel que lui, qui ne savait répondre que par oui ou par non. Alors, pour rompre cette situation embarrassante et sortir de son malaise, il se lança en avant et parvint à formuler une phrase entière : « Qu’est-ce que c’est pour un instrument que vous avez là ? »  Évidemment, il avait à peine posé cette question qu’il en perçut toute l’incongruité et tout le ridicule. S’enquérir de l’instrument lui-même, c’était avouer son ignorance totale dans le domaine de la culture en général et dans celui de la musique en particulier. (...)

Il resta donc là à attendre que le ciel lui tombât sur la tête, tout en avalant une nouvelle fois sa salive. Allait-elle éclater de rire ? Allait-elle le congédier d’un geste brusque ? Allait-elle se fâcher devant autant d’ignorance ? Et bien non. De sa voix douce, elle répondit calmement que cet instrument était un violoncelle et elle se mit patiemment à lui en montrer les différentes parties. Elle lui montra la pique, qui permettait de fixer l’appareil au sol, tandis qu’autrefois on le coinçait entre ses jambes. Elle parla de l’archet, elle lui expliqua la technique des cordes frottées et celle du « démanché », qui n’était autre qu’un déplacement de la main gauche le long du manche afin d’obtenir des notes plus aigües. Il en resta saisi d’admiration.

Son étonnement redoubla quand la jeune fille lui proposa de jouer lui-même. Il se mit donc devant l’instrument et elle se mit derrière lui. Elle avait un parfum envoûtant qui le fit chavirer aussitôt. Ensuite, elle prit sa main pour la positionner correctement sur  le manche. Ah ! Comme le contact de cette main était agréable ! La belle inconnue avait la peau douce et sa main était toute chaude… Il en fut complètement troublé. Cependant, il n’eut pas le temps d’analyser les sentiments qui l’agitaient car déjà elle lui confiait l’archet. Son corps était tout contre le sien et c’était délicieux. Elle se pencha davantage encore pour tenir sa main droite et guider le mouvement. Le violoncelle émit un cri aigu, suivi d’un grognement rauque. Ils se mirent à rire tout les deux, trouvant là une première complicité. On recommença et ce fut bien meilleur. Quelques notes plus ou moins correctes s’envolèrent dans les airs. C’est elle qui faisait tout, bien entendu, mais cela n’avait aucune importance. L’instant était délicieux. (...)

A un moment donné, elle changea de position et vint se placer à sa droite. Pour tenir l’archet, elle se pencha donc devant lui et là il crut complètement défaillir. Ses beaux cheveux noirs venaient toucher sa figure et dans l’échancrure du tee-shirt un peu entrebâillé de par sa position, il entrevit ce qu’il n’aurait jamais cru voir, la naissance de ses deux seins. Sans cesse, ses yeux revenaient s’attarder à cet endroit, pendant qu’elle guidait sa main et que le violoncelle se mettait à gémir de plus en plus fort.

Mais déjà l’obscurité tombait et il fallait partir. Reviendrait-elle le lendemain ? Non, malheureusement, car c’était son dernier jour de vacances et elle rentrait à Paris… Il crut que l’univers allait s’effondrer autour de lui. Il la regarda, consterné. Elle lui sourit. « Allons, ne fais pas cette tête-là, tu auras encore bien d’autres occasions d’apprendre à jouer du violoncelle ! »  Il n’y avait plus qu’à se dire au revoir. Il la fixa longuement, de la même manière dont, autrefois au musée, il avait regardé la musicienne du tableau. La jeune fille, un peu intimidée quand même, s’approcha pour lui faire la bise, mais sa lèvre vint effleurer le coin de la bouche du garçon. Quelle intensité il y avait dans ses yeux quand elle s’écarta ! Quel trouble il y avait dans les siens ! Sans plus la regarder, il se précipita en courant vers la forêt et c’est à peine s’il l’entendit qui criait « Bonnes fins de vacances »

Il s’arrêta dans la partie la plus sombre du bois. Son cœur battait à tout rompre. Etait-ce seulement d’avoir couru ? Il écouta le grand silence qui l’entourait et ferma les yeux. L’image de la musicienne peinte sur le tableau surgit devant lui avec une netteté incroyable. Avait-elle vraiment existé ou était-elle sortie de l’imagination de l’artiste ?

 

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15/11/2010

Obscurité (61)

 

 

 

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12/11/2010

Obscurité (60)

 

 

 

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08/11/2010

Obscurité (59)

 

 

 

 

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04/11/2010

Obscurité (58)

« Comment çà, plus d’argent ? » demanda Pauline qui avait tout entendu. « Vous savez bien que j’ai dû payer la réparation de la voiture et qu’à la banque il m’a été impossible de retirer quoi que ce soit. Et si je me rends dans une autre banque, il y a de fortes chances pour que la police débarque à nouveau. J’ai donc de l’argent sur mon compte d’épargne, mais c’est comme si je n’en avais pas puisque je n’y ai pas accès. » « Qu’est-ce qu’on va faire alors ? » « En réalité, il me reste soixante-dix euros. Mais le réservoir de la voiture est presque vide et si on veut arriver jusqu’en Italie, il faudra bien garder cet argent pour faire le plein. Sinon, tout est fini.» « Mais comment est-ce qu’on va pouvoir rester sans manger ? » s’inquiéta encore la petite. « On va essayer de dormir quelques heures. Ce sera l’occasion de vérifier la véracité du proverbe « qui dort dîne ». Après on repartira en pleine nuit, pour ne pas attirer l’attention des patrouilles de gendarmerie. Car cette fois, l’alerte générale doit être donnée et à l’heure qu’il est ils sont sûrement tous à nos trousses. Le plus dur, cela va être de passer la vallée du Rhône. Ils vont surveiller les ponts sur le fleuve. » « Comment est-ce qu’on va faire alors ? » demandèrent les deux enfants en même temps. « Je ne sais pas encore très bien. Mais il faut absolument qu’on passe le Rhône. Après, on sera en montagne, on prendra les petites routes et on se dirigera vers l’Italie. »

 

(...)

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31/10/2010

Obscurité (57)

 

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26/10/2010

Obscurité (56)

 

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22/10/2010

Obscurité (55)

 

 

 

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Ce ne fut pas bien facile de trouver ce troisième garage. Enfin, si on pouvait appeler cela un garage... C’était plutôt une sorte de prairie encadrée par une palissade de tôles de toutes les couleurs et de toutes les dimensions. Là-dedans, il y avait bien une centaine de véhicules, dans tous les états possibles et imaginables. Certains semblaient quasi-neufs, d’autres n’avaient plus de pare-chocs ou avaient les vitres brisées, d’autres encore étaient sans moteurs et laissaient béer un capot désespérément ouvert. De nombreuses voitures étaient même méconnaissables. Déclassées lors d’un accident ou brûlées lors d’une émeute, elles offraient des carcasses de tôle déchiquetée ou calcinée, quand ce n’était pas les deux à la fois. Il y avait aussi des sièges qui traînaient un peu partout. Certains, éventrés, laissaient échapper leurs ressorts. Abandonnés là depuis des années, malmenés par les hivers rigoureux et les étés torrides, ils ne ressemblaient plus à grand-chose. Dans ce cimetière, une bonne dizaine d’hommes s’affairaient à démonter des pièces. La mère les regarda d’abord distraitement, puis avec incrédulité quand elle s’avisa qu’ils faisaient partie de la clientèle. Manifestement, chacun allait chercher ce qui lui convenait dans ce tas de ferraille et ensuite on passait à la caisse pour payer. Elle était tombée dans une sorte de self-service des pièces détachées, il ne manquait plus que cela !

 

Cela ne l’arrangeait pas beaucoup car elle ne voyait pas comment elle allait repérer un démarreur sur une vieille 206 ni surtout comment elle allait s’y prendre pour le démonter sans casse. C’est donc avec une certaine appréhension qu’elle franchit la porte de la petite cabane qui servait de bureau. Trois hommes étaient en train de discuter avec le patron, mais tout le monde se tut quand elle entra. A part le patron, personne ne répondit à son bonjour et elle se sentit aussitôt mal à l’aise. Mais déjà on ne faisait plus attention à elle et la conversation reprenait. A vrai dire, elle ne comprenait pas grand-chose à ce qui se disait. On parlait de vilebrequin, d’arbre à cames, de vérin rotatif ou de silentbloc, bref on employait un tas de termes qu’elle ne connaissait absolument pas et elle en était à se demander si ces gens-là s’exprimaient bien en français. Ben oui, pourtant. Le malaise qu’elle avait ressenti en entrant s’amplifiait. Elle se sentait vraiment étrangère dans ce monde d’hommes, à mille lieues de leurs centres de préoccupation à eux. Parfois, un des locuteurs la regardait à la dérobée et cela l’agaçait vraiment. Elle avait l’impression d’être une bête curieuse qui aurait débarqué d’une autre planète.

 

(...)

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16/10/2010

Obscurité (54)

 

 

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11/10/2010

Obscurité (53)

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04/10/2010

Obscurité (52)

A partir de ce moment, l’enfant ne se souvient plus très bien des endroits qu’ils ont traversés, tant leur parcours a commencé à ressembler à une fuite perpétuelle. Une seule chose est sûre, c’est qu’après le causse du Larzac, ils sont passés par Millau, où ils ont admiré le grand viaduc de l’autoroute dont on avait tant parlé dans la presse. Mais après ? Ils ont dû longer le causse Noir et traverser celui de Sauveterre car ce soir-là ils ont campé à Marvejols. La ville était trop grande pour que la mère eût envie de s’y établir, aussi, dès le lendemain, continuèrent-ils vers le Nord et ils se retrouvèrent finalement dans le massif de l’Aubrac. A quel endroit exactement, il ne pourrait plus le dire, mais pour la première fois il avait fait très froid la nuit et au petit matin ils avaient été heureux de boire un chocolat chaud pour se réchauffer. Heureusement, ils étaient dans un camping à la ferme et ils avaient pu acheter sur place du vrai lait, cent pour cent naturel, du lait comme ils n’en avaient jamais bu et qui n’avait rien à voir avec celui qu’on vendait en bidon. Pauline avait regretté l’absence d’Azraël, car celui-ci n’aurait pas manqué de se régaler s’il avait pu y goûter. Pauvre chat, il était mort trop jeune, sans avoir pu jouir de tous les plaisirs de la vie…

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Après l’Aubrac, trop froid, ils étaient montés encore plus au Nord par de petites routes sinueuses et vraiment dangereuses. Heureusement, on avait le temps et pour une fois on ne roula pas trop vite. Ils arrivèrent finalement à Murat, dans le Cantal. Ils y restèrent six nuits car la mère voulait explorer la région à la recherche de son hypothétique village. La journée, ils la passaient donc en voiture, à sillonner les routes dans tous les sens. Il faisait chaud en ce début septembre, vraiment chaud et ils virent des paysages magnifiques, notamment le Plomb du Cantal, mais pas uniquement lui. On était loin de la plaine languedocienne ici et c’était carrément des montagnes qu’ils traversaient. C’était donc très beau, il n’y avait pas à dire, mais les nuits étaient affreusement froides. En effet, le camping de Murat devait se situer aux alentours des mille mètres d’altitude. Comme le ciel était dégagé, il faisait très chaud la journée, mais les nuits étaient quasi polaires. L’enfant se souvient qu’il grelottait dans son sac de couchage, malgré le pull qu’il enfilait au-dessus de son pyjama. A la fin, ils ne déshabillaient même plus et dormaient tout habillés. Pour se réchauffer un peu, lui et Pauline avaient trouvé une astuce dont ils n’osèrent pas parler à leur mère. Ils s’étaient mis à dormir dans le même sac de couchage. Certes, ils y étaient un peu à l’étroit, mas au moins la rigueur des nuits du Cantal leur semblait moins dure à supporter. Et puis il y avait aussi quelque chose d’affectif dans leur démarche.

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C’est qu’ils sentaient que leur mère allait maintenant au hasard, sans but précis. Certes elle cherchait son fameux village, celui qui aurait eu toutes les qualités qu’elle désirait, mais ils se rendaient bien compte qu’elle ne le trouverait jamais. Ils avaient même l’impression qu’elle ajoutait de nouvelles exigences chaque fois qu’ils en repéraient un qui aurait pu convenir. Non, celui-ci était trop peuplé ou au contraire il n’y avait plus que quelques personnes âgées qui y vivaient encore et c’était morbide. Celui-là était trop proche de la route nationale, il fallait l’exclure d’office. Un autre était bâti sur un plateau exposé aux regards, il aurait fallu une forêt pour le dissimuler. Une forêt ? Justement le suivant était en plein bois. Oui, il aurait pu convenir, mais il était vraiment éloigné de tout. Eloigné de tout ? Mais n’était-ce pas ce que l’on cherchait ? Sans doute, mais il n’y avait pas d’école… « Mais, maman, il n’y a jamais d’école dans un village ». « Certes, mais si au moins il était desservi par une ligne d’autobus, je ne dirais pas non… » Bref, ils avaient beau mettre en avant les qualités respectives de tous les villages traversés, leur mère ajoutait à chaque fois de nouvelles exigences. Ils en étaient donc arrivés à la conclusion qu’elle ne désirait pas vraiment trouver une solution et qu’elle préférait chercher une sorte de chimère inaccessible. Cela ne faisait pas trop leurs affaires car ils commençaient à se lasser de ce voyage perpétuel dont le terme semblait bien incertain. Ils s’étaient donc rapprochés de plus en plus et ils avaient fini par ne plus parler qu’à deux, nouant une complicité extraordinaire dont l’adulte du groupe, petit à petit, fut exclu. Ils étaient un peu devenus les marins sages d’un navire dont le capitaine aurait perdu la raison. Comme il y allait de leur survie, ils se mirent donc à prendre des initiatives à deux, sans même en avertir leur mère. Ainsi c’étaient eux, maintenant, qui s’occupaient des repas ou qui décidaient qu’il fallait s’arrêter de rouler pour faire quelques emplettes. C’étaient eux aussi qui montaient et démontaient les tentes ou qui lavaient la vaisselle.

Dans un tel contexte, on peut comprendre qu’ils aient cherché une solution pour combattre la froideur des nuits. Et c’est ainsi qu’ils se retrouvèrent dans le même sac de couchage, bravant tous les interdits familiaux sur l’inceste. Oh, ce n’est pas Pauline qui pensait à mal, elle était surtout bien contente d’avoir un peu de chaleur, tant physique qu’affective, et se retrouver ainsi dans les bras de son grand frère. Lui par contre ne savait plus trop où il en était. Parfois ce n’était qu’un enfant qui dormait innocemment avec sa sœur, parfois au contraire son sommeil était agité par des rêves étranges. A chaque fois, il lui semblait entendre une musique sublime. Il était en pleine forêt et il marchait vers la source de ces sons merveilleux. Alors, dans une clairière, il découvrait sa sœur qui jouait du violoncelle et son amie musicienne était à ses côtés, guidant ses mains. L’enfant alors se réveillait. Il se sentait ému et son cœur battait très fort. Puis il se rendormait en tenant Pauline fortement enlacée, ne sachant plus trop bien qui elle était, de sa sœur ou de son amie. Dans le rêve, la musique recommençait, plus plaintive, plus langoureuse. Il se réveillait de nouveau et là il avait nettement conscience d’avoir un corps de fille collé contre le sien et cela le troublait fort. Il sentait alors dans son propre corps comme un émoi inconnu qu’il ne s’expliquait pas. Puis il se rendormait et, au matin, il avait tout oublié.

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A l’aube du septième jour, la mère décida de partir. Elle ne trouverait rien dans le Cantal. Elle avait longuement consulté la carte Michelin et elle était arrivée à la conclusion que le seul endroit où elle pourrait découvrir un village isolé dans les bois, c’était dans les Cévennes. En plus, ce massif se trouvait plus au Sud et était moins élevé en altitude, ce qui n’était pas négligeable car elle commençait également à souffrir des nuits glaciales de Murat. On démonta donc les tentes et on reprit la route. Au moment de payer le camping, la tenancière demanda l’air de rien si les enfants allaient à école. Il fallut mentir avec aplomb. Justement, ils retournaient chez eux pour cela, mais leur école avait été incendiée début juillet et la rentrée avait été reportée d’une semaine. La brave dame fit semblant de les croire et leur souhaita un bon voyage, mais à peine furent-ils seuls dans la voiture qu’ils convinrent qu’ils étaient confrontés à un problème supplémentaire. Il n’était pas normal, en effet, que des enfants se promenassent ainsi en pleine journée. Les vacances avaient constitué leur alibi principal jusqu’à maintenant, mais non seulement cet alibi ne les couvrait plus, mais même il les desservait carrément. Il allait leur falloir être de plus en plus vigilants et éviter de parler avec les gens. Évidemment, cela ne serait pas très commode pour trouver une maison à louer… « Et on va la payer avec quoi, dis, maman, la maison ? » demanda Pauline. La mère expliqua qu’il lui restait encore suffisamment d’argent sur son compte d’épargne et qu’elle pouvait tenir quelques mois encore. Après, on verrait. Voilà une réponse qui ne rassura personne.

 

 Ils roulèrent donc vers le Sud-Est, longèrent le massif de la Margeride puis, après Saint-Chély d’Apcher, ils obliquèrent vers Mende, qu’ils prirent grand soin d’éviter. Ensuite, ils abordèrent le causse de Sauveterre, où ils  se perdirent littéralement dans les petites routes. C’était un vrai désert, avec de grandes étendues pelées, de l’herbe rare et quelques moutons. Ils avaient l’impression d’avoir atteint le bout du monde et comme en plus la mère n’arrivait pas à retrouver sa route, les enfants commençaient à ne pas être trop rassurés. Il était déjà plus de vingt heures quand on décida de dîner. Il fallait se dépêcher avant que la nuit ne tombât. Quant à trouver un camping dans ce lieu lunaire, il ne fallait même pas y compter. On installa le Campingaz près de la voiture, à l’abri du vent, et on cuisina comme on put. Malheureusement, à un certain moment, la mère eut l’imprudence de dire qu’ils étaient dans le Gévaudan. Elle avait raison, puisque cette province de l’ancien régime correspond plus ou moins au département actuel de la Lozère, où ils se trouvaient. Mais dès qu’elle entendit ce nom de Gévaudan, Pauline fut prise de panique car elle avait lu trop de contes qui parlaient de la Bête. On eut beau lui expliquer que tout cela s’était passé il y avait très longtemps et que de toute façon cette fameuse bête n’était probablement qu’un grand chien ou à la rigueur un loup, rien n’y fit. La petite n’en démordait pas. Déjà qu’ils avaient croisé un loup blanc, l’autre jour le long d’un canal, dans un endroit qui était loin d’être aussi désertique que celui-ci, alors il était clair pour elle que des hordes de loups gigantesques allaient les attaquer d’un moment à l’autre. Elle jetait à gauche et à droite des regards effarouchés et sursautait au moindre bruit. D’ailleurs, c’est à peine si elle toucha à son assiette. Elle décréta que pour rien au monde elle ne dormirait dans la tente si jamais on la montait. La Bête aurait bien trop facile de se glisser par en-dessous pour venir planter ses dents dans sa gorge. Et puis elle était trop jeune pour devoir mourir !

Sur ce dernier point, tout le monde lui donna raison, mais pour le reste on essaya de lui prouver que ses craintes étaient tout à fait injustifiées ou en tout cas fortement exagérées.  Rien à faire, Pauline n’en démordait pas : cette région était infestée de loups, c’était une chose que tout le monde savait et la preuve c’est qu’on en parlait même dans les livres. Sa mère tenta de lui expliquer qu’il y avait certainement eu, autrefois, un loup qui sortait de l’ordinaire et qui avait semé la panique dans tout le Gévaudan. Mais bon, c’était il y avait très longtemps et cela ne s’était jamais reproduit. Malheureusement, les gens en avaient tellement parlé, que ce loup était devenu un véritable mythe et qu’il était entré dans les contes. « Cela voudrait donc dire », riposta la gamine, « que ce que l’on dit dans les livres n’est pas exact ? » « Ben, c’est-à-dire… Quand c’est un roman ou un conte, non, ce n’est pas vraiment la réalité. Ou en tout cas celle-ci est fortement déformée et exagérée. » « Tu veux donc dire », ajouta-t-elle, «que les histoires de Shéhérazade ne sont que des inventions et qu’il n’y a rien de vrai dans tout cela ? » « Ben non, ce sont des contes, donc des histoires inventées. » Pauline la regarda, effarée et complètement désorientée. Elle avait l’impression que le sol s’effondrait sous ses pieds. Bien sûr, quelque part, elle savait qu’un conte n’était pas la réalité, mais d’un autre côté elle croyait dur comme fer à toutes ces histoires qui la faisaient rêver. Or, si tout n’était qu’invention, cela voulait dire aussi que les choses auxquelles elle aspirait ne se réaliseraient jamais. Elle ne serait donc pas une belle princesse vivant dans un château et aucun beau prince ne viendrait sur son cheval blanc... Elle était anéantie, tout se défaisait autour d’elle. En réalité, elle venait de quitter brusquement le monde enchanté de l’enfance pour découvrir, un peu trop tôt sans doute, la dure réalité de la vie. 

 

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Comme il était déjà près de vingt et une heures et que la nuit allait bientôt tomber, on renonça à monter les tentes. D’ailleurs le sol pierreux semblait bien trop dur pour pouvoir y planter le moindre piquet et en plus le vent venait de se lever. Tout le monde dormit donc dans la voiture, à la plus grande satisfaction de Pauline, d’ailleurs.

 

Le lendemain, on se leva de bonne heure. Ils se demandaient un peu où ils étaient, perdus dans ces étendues désertes. Dans le ciel, des oiseaux de proie planaient, mais ils étaient tellement haut qu’il était difficile de les identifier. L’enfant dit qu’il avait remarqué la veille, non loin de là, une carcasse de mouton, dont il ne restait que les os blanchis. Pauline prit prétexte de cette découverte pour recommencer avec son histoire de bête du Gévaudan. Cela en devenait presque lassant. On mangea assez rapidement, puis on décida de partir. Il fallait reconnaître que ce lieu aride, où il n’y avait que des pierres et des animaux morts, n’était pas très accueillant. On bourra tout dans le coffre et on monta dans la voiture. Malheureusement, quand la mère voulut mettre le moteur en marche, celui-ci refusa de démarrer. Elle essaya deux fois, trois fois, rien ! Allaient-ils donc devoir rester là toute la journée ? Sans même savoir si quelqu’un allait passer ? Quelle horreur !      

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01/10/2010

Obscurité (51)

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27/09/2010

Obscurité (50)

 

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21/09/2010

Obscurité (49)

 

 

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16/09/2010

Obscurité (48)

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10/09/2010

Obscurité (47)

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04/09/2010

Obscurité (46)

 

 

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30/08/2010

Obscurité (45)

 

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« Et s’il s’était perdu ? » demanda Pauline dans un sanglot. On tenta de la rassurer, mais la mère comme l’enfant savaient au fond d’eux-mêmes qu’elle n’avait que trop raison. On abrégea donc un peu le repas et on se mit à faire une battue en règle. On inspecta d’abord tout le camping, en interrogeant l’ensemble des touristes présents. Un chat ? Non, malheureusement personne n’avait vu de chat. Alors on agrandit le cercle des recherches et on arpenta la campagne avoisinante. On ratissa comme on put les champs de maïs qui poussaient le long de la Dordogne, on examina les berges du fleuve, on parcourut les chemins de terre. Rien. On alla jusqu’à traverser le pont et à patrouiller sur l’autre rive, dans des champs et de petits bois. Toujours rien. On finit par se séparer pour agrandir le périmètre des recherches, avec consigne de se retrouver près de la tente dans une heure. Pauline et sa mère se dirigèrent vers la ville tandis que l’enfant, suivant son instinct et répondant au mauvais pressentiment qu’il avait, se mit à suivre la départementale en direction de La Roque-Gageac.

Il n’avait pas parcouru un kilomètre quand il l’aperçut de loin le long de la route, immobile dans l’herbe du fossé. Plus il s’approchait, plus son cœur battait, car il ne voulait pas croire à l’inéluctable. Peut-être qu’Azraël dormait, tout simplement, épuisé par sa longue promenade. Mais enfin, c’était là un bien curieux endroit pour s’assoupir, avec les voitures qui passaient à cinquante centimètres de lui. Hélas, quand il ne fut plus qu’à deux mètres, il s’immobilisa : C’était bien Azraël, mais il ne bougeait plus. Il ne bougerait jamais plus, en fait. Du sang lui sortait par les oreilles et par le nez et de son ventre s’échappait quelques viscères. L’enfant s’agenouilla près de son chat et le regarda tout ému. Qu’est-ce qu’il allait dire à Pauline ?

(...)

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26/08/2010

Obscurité (44)

 

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19/08/2010

Obscurité (43) (et cinq centième note de Marche romane)

 
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13/08/2010

Obscurité (42)

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09/08/2010

Obscurité (41)

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05/08/2010

Obscurité (40)

 

 

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14/07/2010

Obscurité (39)

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