Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

17/02/2012

Une maison à la campagne (4)

Le lendemain, lors du repas du soir, les pendules ont vite été mises à l’heure. C’est le père qui a commencé et les trois frères ont continué. Qu’elle fréquente qui elle veut, qu’elle tombe enceinte à la rigueur, qu’elle se marie avec un vieux, un pauvre ou un riche, peu importait, c’était son affaire. Mais fréquenter le fils Hoxha, ça ce n’était pas possible. C’était même tout à fait interdit. Cela faisait plus d’un siècle que la guerre était déclarée entre les deux familles. On ne savait plus très bien ce qui avait déclenché les hostilités, mais on se souvenait très bien de toutes les vacheries récentes qu’on avait dû subir. La jument retrouvée morte au milieu de son champ, les bornes des terrains déplacées en pleine nuit, et jusqu’au hangar à foin qui avait brûlé un jour d’orage. Certes, il n’y avait pas de preuves comme quoi l’incendie n’était pas naturel, mais il n’y avait pas de preuves contraires non plus. Et puis on n’avait pas à évoquer toutes ces affaires. On ne côtoyait pas les Hoxha, point final et si par malheur on les croisait, on détournait la tête et on crachait par terre.

Voilà qui était dit et bien dit et on n’en aurait plus reparlé si la semaine suivante on n’avait pas aperçu Alasina qui parlait avec  Bukuran derrière la haie de l’église. Ca c’était trop. On lui refit la morale et on durcit un peu le ton. Rien n’y fit car quinze jours plus tard un voisin la vit embrasser son amoureux au cimetière, derrière une tombe ! En plus, c’était le caveau des Hoxha ! Est-ce qu’elle croyait déjà faire partie de leur famille pour aller se recueillir ainsi au cimetière sur leurs ancêtres ? Qu’elle arrête tout de suite, aucun mariage n’était possible avec ces gens-là et si jamais l’envie lui en prenait, il était clair que les noces finiraient dans un bain de sang.

Le lendemain de cette altercation, la mère prit sa fille à l’écart et tenta de lui expliquer ce qu’on pouvait tolérer et ce qu’on ne pouvait pas. On pouvait pardonner l’amour, on pouvait pardonner le désir, mais pas avec un Hoxha. A la limite, si elle tombait enceinte d’un autre, un brave gars du pays qui l’épouserait aussitôt, hé bien on ne lui en voudrait pas trop. Mais fréquenter Bukuran, là c’était impossible. « Mais maman, je l’aime ! » hurla Alasina. « Je sais, ma fille, je sais, j’ai connu la force de l’amour avant toi, mais pourtant il va bien falloir changer de cible. On ne te demande pas de ne pas aimer, on te demande d’en aimer un autre. » « Mais c’est impossible ! C’est lui que j’aime, lui, rien que lui ! » La mère ne dit plus rien mais tout en épluchant des carottes pour la soupe, elle versa quelques larmes silencieuses, les premières qu’elle versait, peut-être, depuis que sa fille était née. C’est qu’elle savait que la situation était inextricable. Elle connaissait bien la demoiselle et elle savait que celle-ci ne céderait jamais. Mais le père et les frères non plus ne céderaient pas. L’auraient-ils même voulu qu’ils ne le pouvaient pas. Il y avait eu trop de différends avec les Hoxha et tout le village avait  les yeux braqués sur eux. Laisser traîner les choses, ne pas les arrêter tout de suite, c’était déjà une faute. Les gens y verraient une manière d’accepter tacitement cet amour, ce qui en d’autres termes revenait à faire la paix et donc à capituler devant les Hoxha. Certains, plus méchants, diraient même que dans leur famille sans honneur on n’hésitait pas à vendre les enfants pour sceller une paix honteuse. En un mot, on reconnaissait ses torts et pour se faire pardonner on offrait en pâture la chair tendre d’une jeune fille de vingt ans. Voilà assurément ce qu’on allait dire dans le village, si cette histoire sentimentale ne s’arrêtait pas bientôt.

Mais que faire ? Puisqu’il semblait impossible de convaincre Alasina de renoncer à cet amour coupable, il ne restait plus que deux solutions : ou bien lui faire quitter le village et l’emmener bien loin, à l’autre bout du pays, ou bien l’enfermer purement et simplement ici à la ferme. Dans ce dernier cas, cela revenait à la cloîtrer dans l’écurie, comme la chienne Sarah quand celle-ci était en chasse. La mère revoyait l’image de la pauvre bête qui ne pensait qu’à s’échapper et qui devait rester là, couchée sur sa paillasse tachée de sang. Un jour, elle avait profité d’une seconde d’inattention et s’était enfuie par la porte entr’ouverte. En fait d’amour, on l’avait retrouvée dix jours plus tard dans un fossé, tuée d’une balle en pleine poitrine. Encore un coup des Hoxha, probablement ! Alors, à l’idée d’enfermer sa propre fille, la mère en avait des sueurs froides car elle savait qu’elle aussi ferait tout  pour s’échapper.  Et Dieu seul savait comment tout cela finirait.

Le soir à table, le ton monta, c’était inévitable. A la fin, Alasina, accablée de reproches, quitta la pièce précipitamment et se refugia dans sa chambre, effondrée et en larmes. La mère voulut aller lui parler, mais elle s’était enfermée à clef. « Laisse-la donc » hurla le père. « Qu’elle boude dans son coin, cela lui donnera le temps de réfléchir et elle finira peut-être par comprendre que ce ne sont pas les gars qui manquent au pays. Qu’est-ce que tu veux, c’est son premier amour, elle est butée, mais avec le temps ça lui passera. Laisse-la là-haut quelques jours et tu verras qu’elle deviendra plus raisonnable. Dans une semaine, elle l’aura oublié son Bukuran. »

La mère fit oui de la tête, mais elle savait au fond d’elle-même que jamais sa fille ne céderait. Avait-elle cédé, elle, quand elle avait voulu épouser son mari contre la volonté de ses parents ? Bien sûr que non, et ils avaient dû finir par s’incliner. Bon, il est vrai que les deux familles n’étaient pas en guerre, tandis qu’ici, la situation semblait vraiment sans issue…

Alasina resta enfermée trois jours et trois nuits. Pendant tout ce temps, sa mère déposa plusieurs fois un peu de potage et une grosse miche de pain devant la porte de sa chambre. Elle le faisait de nuit, quand les hommes dormaient, afin qu’ils ne remarquassent rien. A l’aube, quand elle repassait devant la porte, tout avait disparu. Au moins la petite ne se laissait pas mourir de faim, c’était déjà bon signe.      

Et en effet, au matin du troisième jour, elle réapparut au petit-déjeuner. Malheureusement, ses frères, au lieu de ne rien dire, se crurent intelligents en ironisant : « Tiens, le faim fait sortir le loup du bois ? », dit le premier. « Oh, mais tu as bonne mine, tu aurais pu t’enfermer beaucoup plus longtemps, finalement » ricana le second. « Pas trop longtemps quand même » susurra le troisième, « sinon elle serait devenue tellement maigre que même le fils Hoxha ne voudrait plus d’elle ! » Alasina les regarda sans rien dire puis sans toucher au bon pain chaud qui sortait du four, elle se dirigea vers la porte. « Où est-ce que tu vas ? » hurla aussitôt le père. « Je vais chez mon amoureux, lui au moins il me donnera à manger ! » répondit-elle la tête haute.

La gifle retentit aussitôt comme un coup de fusil. C’était bien la première fois, en vingt ans, que le père giflait sa fille. Mais quelle tête de mule, aussi ! A son âge elle devait comprendre que l’honneur et le sens de la famille passaient avant tout. Sur ce, les hommes partirent travailler dans les champs, laissant sur la table les bonnes tranches de pain qu’ils n’avaient même pas terminées.

Alasina pleurait, appuyée contre le mur de la maison. Sa mère essaya bien de lui parler, mais elle ne l’écouta pas et alla de nouveau s’enfermer dans sa chambre. Le double tour de clef retentit dans la maison avec un bruit sec. Cette fois la guerre était déclarée pour de bon au sein de cette famille autrefois si unie.

Tout en vaquant à ses occupations ménagères, la mère repensait à tout ce qui s’était passé au cours de ces années. Elle revoyait sa vie autrefois, auprès des garçons encore enfants. Puis la naissance de la petite et la manière touchante dont elle avait été accueillie, rien que parce que c’était une fille. Il lui semblait encore les voir tous jouer ensemble, quand ses garçons devenus de grands adolescents se bousculaient pour pouvoir porter Alasina sur leurs épaules. Et voilà que toute cette complicité, tout cet amour, était gâchés à cause de ce fils Hoxha. Comme toujours le malheur devait venir de ce côté-là, il fallait croire que c’était écrit dans les cieux.

Ce malheur, elle le gardait tellement en elle qu’il finit par l’étouffer. En plus, elle était désespérée en voyant que sa fille refusait désormais la nourriture déposée devant sa porte. Alors, elle alla consulter quelques voisines. Toutes regrettaient que la situation se fût envenimée à ce point, mais en gros toutes donnaient tort à Alasina. Une fille se doit d’obéir à son père, justement parce que c’est une fille. Si ce père avait décidé que ce n’était pas là un bon mariage, il fallait obéir et rompre la relation amoureuse sur-le-champ. Et c’était d’autant plus nécessaire que le différend qui opposait les deux familles remontait à l’aube des temps. Il fallait choisir son camp. Si Alasina choisissait celui des Hoxha, elle serait répudiée par les siens, c’était logique. Quand la mère entendit tous ces propos, qu’elle n’avait vraiment pas envie d’entendre, elle prit peur pour de bon. Elle voyait déjà sa fille perdue pour toujours si jamais elle choisissait l’autre parti.

Les commères, se rendant compte qu’elles y étaient allées un peu fort, proposèrent d’aller prier Dieu. Ce n’était pas toujours très efficace, mais cela n’avait jamais fait de tort à personne. Les unes iraient se recueillir à la mosquée, tandis que les autres, en bonne chrétiennes orthodoxes qu’elles étaient, iraient prier dans la petite église qui se trouvait à l’entrée du village et dont la porte peinte en bleu semblait être le reflet du ciel de ce début d’été. 

littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : littérature

13/02/2012

Une maison à la campagne (3)

Que faire ? Je n’allais quand même pas le laisser là, ce livre tombé du ciel, que quelqu’un avait pris la peine de protéger des outrages du temps ! Il me semblait qu’on l’avait entreposé à cet endroit rien que pour moi, pour que je le découvre un jour comme aujourd’hui, dans cette partie inhabitée de la maison. Alors j’ai déposé la clef au fond du coffre, que j’ai bien refermé, puis j’ai retraversé le grenier, évitant tant bien que mal quelques toiles d’araignées. Enfin, j’ai éteint la lumière. La quasi-obscurité qui suivit m’a surpris. En me retournant, j’ai vu qu’un timide rayon de lune filtrait par la tabatière et éclairait une partie du plancher. C’était un halo bleuâtre, qui donnait aux choses assemblées là un caractère un peu mystérieux et énigmatique. J’ai poussé derrière moi la vieille porte, qui, de nouveau, a grincé sur ses gonds et, en tâtonnant, je suis redescendu par l’escalier comme j’ai pu. Arrivé sur le palier du premier étage, j’ai enfin pu faire de la lumière. Elle m’a semblé si forte que j’en ai cligné des yeux.

Une fois au salon, je me suis servi une bière spéciale, brassée par des moines trappistes (enfin, c’est ce que l’on dit sur l’étiquette), je me suis installé dans un fauteuil, et j’ai ouvert le fameux livre.  Comme son titre l’indiquait, c’était un recueil de nouvelles, toutes écrites par des auteurs différents. Une sorte d’anthologie, en quelque sorte. L’éditeur, « Les Cahiers du Sud », m‘était complètement inconnu et la date de publication, 1903, me plongeait déjà dans une autre époque. L’auteur du premier texte, un certain Marin Rivière, m’était tout aussi  inconnu. Enfin, on verrait bien… Et c’est ainsi que j’ai lu d’une traite cette longue nouvelle qui comportait plus de cinquante pages :

« Il était une fois, dans un village reculé d’Albanie, une famille pauvre qui avait trois enfants, trois garçons forts et robustes. Ils étaient encore jeunes, mais déjà ils aidaient le père au travail des champs, surtout les deux plus âgés. C’est alors que la mère tomba enceinte une quatrième fois. Quatre enfants !  Quatre grands gaillards pour conduire les bœufs au labour ou rentrer le foin dans le fenil ! C’est les voisins qui allaient être jaloux ! Avec une telle main-d’œuvre gratuite, la ferme allait s’étendre, c’était certain.

Les mois ont commencé à passer et l’hiver est venu. La mère restait souvent près de la fenêtre à regarder la neige tomber sur la forêt toute proche. Elle ne disait rien, mais posait parfois une main sur son ventre pour tenter d’entrer en contact avec le petit être qui était en elle. Mais il était trop tôt encore, l’enfant était trop petit et elle ne sentait rien. Rien qu’une impression étrange, inhabituelle, comme si cet être avait été plus fragile que les trois autres qu’elle avait déjà portés. Elle  garda pour elle ce secret et ne dit rien aux hommes, qui ne comprennent de toute façon rien à ces choses-là.

Deux mois passèrent encore et un matin qu’elle était venue comme toujours s’asseoir à sa fenêtre, elle vit des primevères et des jonquilles qui pointaient leur tête dans le pré près de la maison. Le printemps arrivait et elle en fut heureuse. Machinalement, elle posa la main sur son ventre, comme elle en  avait pris l’habitude et là, ô surprise, elle sentit l’enfant qui bougeait ! Quelle joie ! Il naîtrait au tout début de l’été, en pleine fenaison, quand les hommes seraient partis faucher dans les grandes prairies à l’entrée du bois, celles qui sont arrosées par la rivière et qui donnent cette herbe si tendre et si verte dont les vaches raffolent.

Un soir, au dîner, le père prit la parole. Tout en coupant une tranche de pain (ce bon pain préparé avec la farine de froment de la ferme, que sa femme, ce matin-même, avait cuit dans le four en pierres qui jouxtait  la maison) il s’exclama, en contemplant le ventre de son épouse : « C’est pas tout cela, comment est-ce qu’on va l’appeler notre petit gars ? C’est qu’il faudrait bien lui trouver un nom ! Le temps presse, il sera bientôt là. Comment est-ce qu’on va l’appeler ? Drajash ? Ermir ? Prekatar ? »

Alors, la mère, un peu craintive tout de même, lui répondit : «Ne te tracasse pas pour le prénom, tu auras le choix. » « Et comment cela, j’aurai le choix? » rugit le père. « C’est que cette fois ce n’est pas un garçon que je porte », murmura  la  mère. « Comment cela, ce n’est pas un gars ? C’est quoi alors ? » « C’est une fille », répondit la mère, toute tremblante, avec pourtant comme un petit sourire de satisfaction au coin des lèvres. Une fille ? Ils se regardèrent tous. Ben ça alors, personne n’avait jamais pensé à cela… Une fille… Dans leurs yeux, la mère vit passer comme une sorte de tendresse.  C’était gagné. La petite  était déjà acceptée. Une présence féminine dans la maison, après tout, cela ne ferait pas de mal ! Un peu de douceur, un peu de tendresse… On n’y était pas trop habitués, à vrai dire, mais pourquoi pas, finalement, cela ne devait pas être désagréable… Ils se regardèrent tous les quatre, le père et les trois fils, puis éclatèrent d’un grand rire franc. Une fille ! Ca alors !

« Et comment sais-tu que c’est bien une fille ? » demanda le père à sa femme. « Je le sais, je le sens, c’est tout. » « Comment ça, tu le sens ? » « Oui, je le sens. La grossesse est différente des autres fois et le bébé est bien plus petit, bien plus fragile. Il faudra être gentil avec lui quand il sera né, hein ! » Elle regarda tous ses hommes à tour de rôle et elle vit qu’elle pouvait avoir confiance. Ils étaient enchantés et la petite serait la reine de la maison.

En juin, comme elle l’avait prévu, la mère donna donc le jour à une petite Alasina, qui devint vite le centre d’intérêts de  toute la famille. Quand ils revenaient des champs les garçons allaient l’embrasser dans son berceau et le père n’était pas le dernier à la prendre dans ses bras et à la cajoler.

Les années passèrent. Le bébé était devenu une enfant joueuse et câline. A la maison, l’atmosphère avait changé. Les voisins, qui venaient souvent rendre une petite visite de courtoisie, l’avaient remarqué eux aussi. L’espèce de rusticité qui avait régné dans ce foyer pendant des années avait disparu comme par enchantement. Maintenant, on ne criait plus, on parlait ; on ne se fâchait plus, on dialoguait ; on ne disait plus de gros mots ou en tout cas on en disait beaucoup moins ; on ne mettait plus les pieds sur la table en fumant sa cigarette mais on se tenait dignement, les jambes croisées. Bref, en un mot la petite fée qu’était Alasina était parvenue sans le savoir à transformer ces âmes rustres de paysans. Bien sûr les garçons l’avaient initiée aux jeux de balles et aux courses dans les bois. Bien sûr il arrivait encore que les frères réglassent leurs comptes à grands coups de poings derrière la grange, pour rétablir par la force quelque vérité contestée. Bien sûr si, dans la cour, le coq se mettait en travers du chemin de quelqu’un, il se retrouvait immédiatement sur le tas de fumier, projeté là par un grand coup de pied… Mais enfin, d’une manière générale, on pouvait dire que la vie s’était comme adoucie depuis la naissance d’Alasina. L’ambiance générale restait un  peu rustre, mais les angles étaient maintenant arrondis.

La mère était heureuse comme jamais elle ne l’avait été. Certes elle était bien fière de ses garçons et elle aurait donné sa vie pour eux, mais la présence de cette fille qui avait bouleversé son quotidien l’enchantait. Malgré la différence d’âge, elles se confiaient de petits secrets, des secrets de femmes, même, bien que la petite n’eût encore que dix ans. Il est vrai qu’on était à la campagne et qu’on vivait fort proches des animaux. Le secret des origines de la vie n’en était plus un depuis fort longtemps pour Alasina. C’est qu’elle avait vu des dizaines de fois l’étalon monter la jument et la chienne Sarah se sauver de l’écurie pour courir après tous les mâles quand elle était en chasse. Elle savait donc comment on faisait les bébés et elle savait aussi que les filles, parfois, perdent du sang, mais qu’il ne fallait pas s’inquiéter avec cela. L’amour, le désir et le sang faisaient partie des choses naturelles et si on ne pouvait pas en parler devant les garçons, on pouvait le faire entre femmes. Car Alasina se voyait déjà comme une petite femme. Et elle n’avait pas tort car elle était très éveillée et à onze ans elle eut ses premières règles.

Avec sa mère, il n’y avait pas de honte à évoquer ces sujets et elle fut bientôt au courant de tous les petits secrets du village. Pendant que les hommes  étaient aux champs ou occupés à traire les vaches, elles papotaient à deux pendant des heures, tout en préparant le repas du soir.  Elle apprit ainsi que Drenusha, la voisine, avait trompé son mari avec le garçon de ferme. On ne pouvait pas lui jeter la pierre car le mari rentrait ivre quasiment tous les soirs, tandis que le garçon de ferme était un beau gars bien robuste et d’une tendresse à faire craquer toutes  les filles. Elle avait appris aussi, Alasina, que l’autre voisine, Fortiana, avait avorté car le bébé qu’elle portait n’était pas de son mari. Quant à la jeune Gjethina, elle avait avorté aussi car à quatorze ans sa mère n’avait pas voulu qu’elle gardât l’enfant qui poussait dans son ventre. Il est vrai qu’on ne savait pas trop si le père était le garde-chasse de Monsieur ou Monsieur lui-même et que dans tous les cas jamais Gjethina ne serait admise dans le château comtal, qui se dressait sur la falaise surplombant le grand fleuve. Mieux valait donc faire partir l’enfant et oublier cette histoire.

Et le temps passa encore un peu. Alasina eut seize ans, puis dix-sept et enfin elle eut vingt ans. Vingt ans ! C’est un âge qui fait rêver. C’est un âge en tout cas où on tombe facilement amoureuse et c’est ce qui arriva, évidemment, car Alasina était belle, fort bien faite et d’un naturel agréable. La première fois qu’elle alla au bal au village voisin, elle rencontra donc l’amour. C’était dans la nature des choses. Fort bien sauf qu’elle alla s’enamourer de Bukuran, le seul des fils Hoxha qui n’était pas encore marié. Enfin, il y avait au moins cinquante gars dans les environs, dont la moitié au moins lui avait fait la cour durant ce bal et voilà que c’est le fils Hoxha qu’elle était allée choisir !


Littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (12) | Tags : littérature

06/02/2012

Une maison à la campagne (2)

J’ai donc monté l’escalier de bois séculaire, qui craquait sous mes pas. Tout en haut, la vieille porte a émis un gémissement étrange quand je l’ai poussée, comme si elle avait voulu avertir de ma présence les ombres du temps passé qui devaient encore vaguement flotter en ce lieu. A tâtons, j’ai cherché l’interrupteur. C’était un ancien modèle qui datait d’avant toutes les guerres et qui était constitué d’une petite tige métallique qu’il fallait basculer pour donner le contact. Des fils électriques étranges, d’un autre âge et gainés de toile, en sortaient. Ils allaient ensuite se perdre dans les poutres maîtresses, où ils pendouillaient comme des lianes avant d’aller rejoindre l’unique ampoule de ce lieu. Celle-ci éclairait à peine tant elle était sale et recouverte de poussière. C’est donc quasiment à tâtons que je me suis avancé vers la tabatière qui s’ouvrait sur la nuit. Là haut, tout là-haut près de la voie lactée, quelques étoiles brillaient dont j’ignorais tout, même le nom. Le temps et l’espace… Le temps, symbolisé ici par toutes ces vieilles reliques du passé qui s’entassaient le long des murs et l’espace infini, dont on ne devinait la profondeur que par l’existence de ces étoiles perdues au fin fond de l’univers. Quel sens avait notre vie, face à tout cela ? Entraînés avec notre planète qui n’en finissait pas de s’enfoncer dans le vide intersidéral, nous tentions de vivre notre petit présent. Illusion souveraine puisque celui-ci se transformait aussitôt en passé, autrement dit en souvenirs, dont les armoires boiteuses et les boîtes empilées au hasard dans ce grenier résumaient bien le côté dérisoire.

Au hasard, j’ai un peu regardé ce qui traînait là, sur le plancher. Une barate pour faire du beurre, des seaux métalliques troués, un hérisson destiné à ramoner les cheminées, tout couvert encore de suie. Un vieux porte-manteau auquel pendaient des vestes démodées, attaquées par les mites. Un cadre en bois, dont l’aquarelle avait été retirée, un miroir brisé, dont des éclats jonchaient encore le sol, des boîtes en carton remplies d'on ne savait trop quels objets désormais inutiles. Dans un coin, une garde-robe bancale attira mon attention. Quand je voulus l’ouvrir, je m’aperçus qu’elle était fermée et que la clef avait disparu. Elle conserverait donc à jamais ses secrets et c’était peut-être  mieux ainsi. A quoi bon, en effet, remuer le passé et faire revivre les souvenirs de personnes que je n’avais jamais connues ? Ce qu’elles avaient vécu leur appartenait en propre. Des rêves et des illusions, elles en avaient sans doute eus comme chacun d’entre nous et comme nous en avaient concrétisé bien peu. Devenues vieilles, elles s’étaient remémoré, le soir au coin du feu, le peu qu’elles avaient finalement réalisé et qu’elles enjolivaient et amplifiaient à dessein afin de ne pas sombrer dans le désespoir le  plus noir. Comme cela, s’inventant des exploits auxquels elles avaient fini par croire, elles avaient atteint un âge avancé avant de finalement s’éteindre et de disparaître à jamais, ne laissant de leur passage que cette armoire fermée à clef que plus personne n’ouvrirait jamais.

Dans un autre coin, des jouets d’enfant étaient entassés les uns sur les autres. Un petit vélo à trois roues, des poupées aux cheveux clairsemés, un cheval en bois à qui il manquait une patte, des patins à roulettes sans roulettes, une ferme en bois, avec une vache et un mouton dessinés sur le mur, une roue de bicyclette tordue, des gants de boxe troués et, plus insolite, un collier de chien avec sa laisse.

Qu’étaient devenus les enfants qui avaient joué avec tout cela ? Vivaient-ils encore seulement ? Pourtant ils avaient été heureux ici, enfin je crois. J’essayais d’imaginer de jeunes garçons faisant des courses de vitesse avec leurs patins à roulettes, sur la petite route devant la maison. Assise près de la porte d’entrée, leur sœur coiffait inlassablement la même poupée pendant des heures. De l’écurie, une autre fille, déjà adolescente, sortait en tenant un jeune chien en laisse. L’animal était fou de joie à l’idée de partir en promenade et il aboyait de contentement. Toute la scène était là devant mes yeux, nette et précise. Qu’étaient-ils tous devenus ? Quand j’avais acheté la maison, celle-ci était déjà presque en ruine, ce qui fait remonter la naissance de ces enfants très loin dans le temps. Ils devaient être nés, si mes calculs étaient bons, entre 1870 et 1890. Leurs parents avaient connu l’époque de Napoléon III et la défaite de Sedan. Ils devaient en parler, le soir  au coin du feu et le grand-père, s’il était encore vivant, évoquait lui l’époque glorieuse de l’autre Empereur, le vrai, celui d’Austerlitz, de Marengo et d’Iéna. Celui aussi, hélas, de Waterloo. Et les enfants écoutaient tous ces récits et petit à petit ils les incorporaient à leur mémoire. Plus tard, à leur tour, ils en reparleraient avec leurs propres enfants, déformant sans le vouloir la vérité première, qui avait de toute façon déjà été déformée par ceux qui l’avaient racontée.

Où étaient-ils, aujourd’hui ces enfants ? Tous étendus au cimetière, bien entendu. A supposer que l’un d’entre eux eût survécu jusqu’à cent ans, ce qui était pour le moins improbable, il serait mort de toute façon depuis au moins vingt ans, si pas trente. Et en pensant à cela, je regardais cette pile de jouets qui les avaient rendus heureux un certain temps, avant qu’ils ne s’en détachent pour entrer dans la vie adulte. Alors, ils avaient travaillé, ils avaient aimé et puis ils étaient morts. Voilà. Ca se résume à peu de choses, finalement, la vie des hommes.

Un peu nostalgique et déprimé, je suis allé inspecter l’autre coin du grenier. Tout en tâtonnant dans la demi-obscurité, je pensais à ma relation avec ma compagne, qui m’apportait tant. Et pourtant  un jour on parlerait de nous au passé et tout ce que nous aurions vécu resterait à jamais inconnu ou apparaîtrait comme vain et dérisoire. On ne pouvait rien y changer…

Arrivé enfin dans le coin le plus obscur, j’ai dû me pencher pour voir ce qui se cachait tout au fond, contre les tuiles. C’était un coffre ! Un gros coffre en chêne brut, comme on en voyait encore au XVII° ou XVIII° siècle. Je l’ai tiré vers moi comme j’ai pu, afin de le contempler plus à loisir. Qu’est-ce qu’il était lourd ! J’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois avant de pouvoir en ouvrir le couvercle qui, heureusement, n’était pas verrouillé. Devinez ce qu’il y avait à l’intérieur ? Un gros livre et une clef. J’ai d’abord cru que cette clef ouvrait la garde-robe, vers laquelle je me suis aussitôt précipité, mais non. Cette clef n’ouvrait rien du tout. Je me retrouvais donc avec une armoire hermétiquement close qui garderait à jamais ses secrets et une clef inutile, qui n’ouvrirait plus jamais rien. Déçu, je suis revenu vers le coffre et me suis emparé du livre. C’était un gros volume relié en cuir, couvert de poussière. A la lumière pâlotte de l’ampoule, je suis quand même parvenu à en lire le titre, après avoir essuyé la couverture avec ma main : « Nouvelles impossibles ».

Littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : littérature

30/01/2012

Une maison à la campagne (1)

C’était une vieille maison que j’avais achetée pour presque rien.  Depuis que je vivais en ville, c’est-à-dire depuis fort longtemps,  la forêt me manquait. Ce n’étaient pas les trois arbres des boulevards qui pouvaient me satisfaire : c’est à peine s’ils renseignaient les passants sur le passage des saisons ! Des voitures, des voitures et encore des voitures. Du bruit, de la pollution et la foule omniprésente, envahissante, étouffante, voilà tout ce à quoi on avait droit dans cette cité tentaculaire. Alors, quand j’ai découvert cette ruine à la sortie d’un petit village, je n’ai pas hésité une seconde. Le prix en était plus que modique. Il est vrai qu’il n’y avait plus grand-chose qui tenait debout dans cette maison, mais après un an ou deux de bricolage et après avoir fait appel à différents corps de métier, elle était devenue habitable. Je n’ai pas dit confortable, j’ai dit habitable. En gros, une partie cuisine, une partie salle de séjour et deux chambres. Le reste attendrait, à commencer par la salle de bains. Ce n’était pas l’idéal de se laver à l’eau froide, le matin, dans l’ancienne écurie, mais mes finances ne me permettaient pas d’en faire davantage pour le moment. Après tout, je ne venais pas ici pour retrouver le confort de mon appartement citadin, mais pour redécouvrir la nature, la vraie.

Les jours où je me levais tôt, c’était un enchantement, en ouvrant mes volets, de découvrir la forêt, là tout près, qui s’éveillait elle aussi. En hiver un peu de brume flottait au-dessus de la cime des arbres dénudés, dont les branches étaient recouvertes de givre. En été, les premiers oiseaux chantaient, emplissant l’espace d’une harmonie enchanteresse. Curieusement leurs chants, si beaux, si équilibrés, renforçaient le silence environnant. Je veux dire que ce silence profond, propre aux grandes forêts, était en quelque sorte accentué par ces chants qui venaient l’interrompre un instant. Je m’accoudais à ma fenêtre et je regardais l’aube se lever. La lumière, d’abord bleutée, tournait à l’orange puis au jaune. Puis subitement le soleil apparaissait au-dessus du moutonnement des arbres et c’était un nouveau jour. Je ne me lassais jamais de ce spectacle et je me disais que la vie méritait d’être vécue, finalement.

Parfois, comme je lisais toute la soirée et jusqu’à une heure avancée de la nuit, il m’arrivait de me lever tard. En ouvrant mes volets, j’étais alors frappé par l’impression de paix qui régnait en ce lieu. Il était déjà dix heures du matin et pourtant tout était calme et silencieux. En ville j’aurais été accueilli par un concert de klaxons et de moteurs vrombissants. Ici, il n’y avait rien, rien que ce grand calme qui enveloppait toute chose, comme si j’avais atteint à une sorte d’éternité. Le soleil était déjà haut dans le ciel et le fait d’entrer ainsi dans une journée bien entamée me ravissait. C’était comme si tout m’était donné d’un coup, dans un geste gratuit. L’instant d’avant, j’étais dans la pénombre de ma chambre et subitement la vie était là, resplendissante et offerte. Il n’y avait qu’à la saisir.

C’est ce que je faisais, évidemment. Après un petit déjeuner rapide et frugal, je m’acheminais vers la forêt, que j’arpentais pendant des heures. Comme par enchantement, les soucis quotidiens ou professionnels s’évanouissaient au cours de ces longues marches. Mon esprit se vidait de tous ces tracas inutiles et finalement dérisoires qui empoisonnent notre vie de tous les jours. Petit à petit des idées plus sereines naissaient dans mon esprit et finalement je parvenais à relativiser tous les échecs que j’avais subis dans la vie. Puis ma lecture de la veille me traversait l’esprit et de fil en aiguille mon esprit vagabondait sur des thèmes littéraires. Il m’arrivait aussi de rêvasser à ma nouvelle compagne qui, la pauvre, avait dû rester dans la capitale pour son travail. Elle n’était jamais venue jusqu’ici et je me réjouissais déjà à l’idée de lui faire découvrir ces immenses forêts sans commencement ni fin qu’elle ne pourrait qu’apprécier. Je rêvassais donc comme cela, tout en marchant, et je croyais la voir à mes côtés, trottinant de son pas rapide et assuré. Pour un peu j’aurais écarté les branches qui obstruaient le chemin, afin qu’elle ne s’égratignât point le visage. 

Quand je sortais de ma torpeur, il était plus de quatorze heures, je ne savais absolument pas où je me trouvais, et la faim commençait à me tirailler l’estomac. Le mieux était donc de rentrer. Oui, mais comment ? Généralement, j’étais complètement perdu. J’essayais bien de faire demi-tour et de m’y retrouver dans tous ces chemins, mais vous savez ce que c’est : les petits détails qu’on a enregistrés malgré soi (une flaque d’eau, un arbre tortueux, un rocher qui fait saillie) ne sont d’aucun secours quand on marche dans l’autre sens. J’errais donc souvent pendant des heures et quand enfin je me retrouvais dans des lieux connus de moi, j’étais à huit ou dix kilomètres de mon point de départ. Ces randonnées n’étaient pas pour me déplaire, je dois dire. D’abord parce que j’adore la marche et que ce n’étaient pas dix petits kilomètres en plus qui allaient me faire peur, mais surtout parce que l’idée de me perdre dans ces grands bois m’enchantait. C’était un peu comme si j’avais été coupé du monde. Tel un Dédale moderne, j’errais dans une sorte de labyrinthe dont il semblait tout d’abord illusoire de pouvoir sortir. Ce labyrinthe ressemblait finalement à la vie, où il n’est jamais très facile non plus de s’y retrouver. Pourtant, certains semblent avoir reçu des plans et des cartes d’état major à la naissance, car après avoir gravi rapidement tous les échelons de l’échelle sociale, ils en atteignent les sommets après un parcours sans faute. D’autres, comme moi, tâtonnent davantage et après avoir hésité beaucoup sur la route à suivre, finissent toujours par se tromper de chemin. Mais bon… Je me moquais bien d’avoir une grosse villa avec piscine et une Porche garée devant l’entrée. Mon bonheur n’était pas là, mais plutôt, justement, dans cette errance sans but précis, qui me permettait de mieux goûter à ce que le hasard de l’existence m’octroyait.

Je tournais donc en rond pendant des heures dans ma forêt et finissait par me prendre pour Robinson. Dernier homme sur la terre ou du moins seul homme  à arpenter ces contrées sauvages, il me semblait atteindre un point de non retour. J’allais me perdre définitivement et on n’entendrait plus jamais parler de moi. Comme j’ai une imagination débordante, je me demandais ce qu’il allait advenir de mon petit appartement. Il me semblait voir les voisins s’interroger et se poser des questions sur mon absence. « Voilà quatre semaines qu’on ne l’a plus revu ! » « Il est peut-être en vacances ? » « Impossible, il me donne toujours ses clefs pour arroser les plantes du salon ». Puis on prévenait la  police, qui finissait par convoquer un serrurier. On trouvait l’appartement vide et rien n’indiquait où j’avais bien pu aller. Alors on menait une enquête dans le département puis finalement  dans tout le pays et après deux ou trois années j’étais déclaré mort. L’appartement était mis en vente et les voisins s’empressaient de faire la connaissance du nouveau propriétaire, surtout si c’était une jeune dame d’allure sportive, toute mince et bien bronzée. Pouvais-je leur en vouloir ?

Ou alors j’imaginais que pour une fois ma compagne était avec moi. Elle avait enfin pu se libérer de son travail pour trois jours et elle était venue me rejoindre ici, à la campagne. D’abord émerveillée par ma petite maison à moitié en ruine, qu’elle trouvait charmante, elle avait ensuite voulu faire une grande promenade dans la forêt. Et voilà qu’on s’était perdus. Comme nous étions deux, nous n’avions plus trop envie de retrouver notre chemin. Nous avions bien erré quelques heures, cherchant vaguement à nous repérer, mais nous n’avions fait que nous enfoncer davantage dans la profondeur des bois. Le soir venu, nous avions dormi enlacés sur un lit de fougères. Le lendemain, mieux reposés que dans une chambre d’hôtel, nous avions décidé de ne plus revenir vers la civilisation et de rester là, à arpenter sans fin ces bois merveilleux. Nous avions alors construit une petite cabane avec des troncs d’arbres et des branchages et nous avions vécu là tout l’été, coupés du monde, disparus pour tous.

 

Voila le genre de rêves un peu fous que je faisais tout en me promenant. La cause d’un tel délire, il fallait sans doute la chercher dans les livres. J’avais dû trop lire Jean-Jacques Rousseau et son mythe du bon sauvage avait dû éveiller en moi un désir de retour naïf à la nature. Bien sûr, je savais comme tout le monde qu’il n’y a rien de plus cruel que cette nature et que l’injustice y règne en maîtresse absolue, chaque espèce essayant de survire au détriment des autres. Mais bon, les livres, je vous dis, avaient faussé mon jugement et j’avais toujours en moi ce rêve de vivre coupé du monde, au cœur de la grande forêt primitive.

Bref, ce jour-là, donc, il était quasi vingt-et-une heures quand je suis enfin rentré chez moi, fourbu mais content. Je me suis préparé à manger, car je mourais de faim, puis, n’ayant pas trop envie de lire, je me suis aventuré, je ne sais trop pourquoi, vers le grenier, où je n’avais quasi jamais mis les pieds.

 Littérature

11:15 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature

14/01/2012

Tempête

Le vent souffle en tempête, aujourd’hui.

Dans ta région aussi, sans doute. Je me dis que tu dois être chez toi, toute seule dans ta maison, à l’entrée du bois.

J’essaie d’imaginer, car ta maison, je ne l’ai jamais vue.

On s’est écrit longtemps, pendant des mois, t’en souviens-tu ? On parlait de ces vacances durant lesquelles on s’était rencontrés là-bas, le long de l’océan. Il y avait eu un orage et on s’était réfugiés dans un petit abri de pêcheur. La pluie tombait avec rage sur le toit de tôle et cela faisait un bruit infernal. Ce n’était pas facile de faire connaissance dans un tel contexte. Alors on se taisait et sans rien dire on regardait la pluie tomber. A la lueur d’un éclair, j’ai vu ton visage de profil et j’ai su tout de suite ce qui allait se passer. Je n’ai rien dit, j’ai attendu. A l’éclair suivant, j’ai senti que c’était toi qui m’observais.  Je n’ai rien dit encore. Comment parler avec tout ce bruit ? Et puis je ne suis pas du genre entreprenant  Une inconnue reste une inconnue. Mais voilà, tu n’étais déjà plus n’importe qui, je le savais.

A un moment donné, l’averse s’est un peu calmée. Bientôt nous pourrions partir, chacun de notre côté. Dommage ! Continuer à garder le silence devenait gênant. Nous étions deux, là, à trente centimètres l’un de l’autre dans cet espace exigu, et le silence relatif qui nous entourait désormais exigeait qu’un des deux parlât. Pourtant aucun son n’est sorti de ma bouche. Forcément ! Que dire, si ce n’était faire remarquer que la pluie se calmait, ce qui aurait aussitôt entraîné ton départ ? Je n’allais quand même pas te donner des arguments pour me quitter, déjà… Mais j’avais beau chercher, je ne trouvais rien d’original à exprimer. Aucune phrase sensée, aucun mot pour te faire rire, rien. J’étais paralysé.

Les secondes passaient et j’étais désespéré, redoutant le moment fatidique où tu allais sortir sous la pluie fine et te mettre à courir, sans même te retourner. Mais tu ne bougeais pas. Tu attendais.

A ce moment, un éclair suivi presqu’immédiatement d’un roulement de tonnerre fracassant  nous fit sursauter l’un et l’autre. Sans même réfléchir, nous nous sommes regardés et nous nous sommes souri. La pluie s’est mise à redoubler, accompagnée cette fois de grêle et d’un vent violent. « Je crois», dis-je, « que nous ne sommes pas près de sortir d’ici ». « J’en ai bien peur », as-tu répondu. « Ceci dit», ai-je poursuivi, « la situation n’est pas si catastrophique. Nous pourrions être sous l’averse, ce qui serait bien moins agréable. » « Vous voulez dire que vous trouvez ma compagnie agréable ? » « Non ! Enfin, si… Mais ce n’est pas ce que j’ai voulu dire ! Je voulais simplement faire remarquer qu’on est bien mieux ici, au sec, plutôt que sous l’averse. » Tu m’as regardé  d’un air un peu goguenard, un petit sourire imperceptible au coin des lèvres. Déjà tu avais tout deviné : mon trouble, mon malaise, mon désir de te parler, ainsi que mon impossibilité à le faire.

Puisque la conversation était engagée, nous avons continué. C’était encore moins gênant de converser, maintenant, que de laisser un nouveau silence s’installer. On a évoqué l’orage, forcément, et cet été pourri où il pleuvait presque tous les jours. Tu as parlé d’autres vacances, en Andalousie, où tu avais eu tellement chaud que tu ne supportais plus aucun vêtement. Ta phrase m’a mis mal à l’aise. Je ne savais pas si tu disais cela en toute innocence ou si au contraire c’était une allusion voilée à la nudité de ton corps. Du coup, je n’ai pas répondu et me suis enfermé dans mon silence. C’est toi qui as repris la parole en me demandant si je venais souvent en Bretagne. Là, je me suis tout de suite senti plus à l’aise. J’avais enfin un sujet de conversation. Alors j’ai expliqué que je préférais le Sud et j’ai raconté en long et en large mes séjours en Provence, dans les Pyrénées Orientales ou en Espagne. J’étais devenu intarissable. Tout en parlant, cependant, je me demandais comment j’allais ramener la conversation sur toi, car c’est surtout cela qui m’intéressait. Pourtant, à un certain moment, j’ai remarqué que mes anecdotes te faisaient rire et cela m’a fait plaisir. En réalité je ne le faisais pas exprès, mais visiblement mes petites aventures à Caceres ou à Cordoba te plaisaient. Alors je n’ai plus pensé à rien et j’ai continué à te raconter toutes mes péripéties estivales. En passant, en évoquant le musée du Prado ou la Galerie des offices de Florence, j’ai senti que tu n’étais pas n’importe qui, mais que tu étais une personne cultivée et qui s’y connaissait pas mal en peinture et en histoire de l’art. Plus que moi, à vrai dire.  Cela ne m’a pas déplu, forcément.

Quand j’ai parlé de Venise, j’ai remarqué que tu me fixais d’une façon étrange. Alors moi, comme un idiot, plutôt que d’amener doucement la conversation sur le romantisme de cette ville et de décrire les couples d’amoureux  qui s’enlaçaient un peu partout le long des canaux, voilà que je me mets à te décrire toutes les peintures religieuses de la ville. Puis je m’embarque dans une description très longue et très animée de la « Cène » du Tintoret que l’on peut voir dans l’église de San Giorgio Maggiore. Quel idiot je fais, quand même !

A un moment donné, j’ai remarqué que tu ne m’écoutais plus. Tu ne m’écoutais plus, mais tu me regardais, moi, en train de te parler. En réalité, tu ne me regardais pas non plus, mais tu me fixais littéralement. Alors je me suis tu et nos regards ont plongé l’un dans l’autre.  

« Je crois qu’il ne pleut plus depuis un petit moment » as-tu murmuré avec un sourire.  « C’est fort possible », ai-je concédé. « Dommage, finalement on était bien ici, non ? » « C’est vrai », as-tu répondu. « J’aimais bien vous écouter raconter tout cela. » Et en disant ces mots tu n’arrêtais toujours pas de me fixer. « Si vous voulez, on peut encore rester un peu, mais c’est que j’ai déjà beaucoup parlé… » « Il n’est pas toujours nécessaire de parler » as-tu fait remarquer. Alors je me suis approché de toi et c’est comme cela que tout est arrivé.

Plus tard, on s’est promené sur la plage. La nuit était tombée et la lune brillait sur la mer. Il faisait un peu froid après l’orage et tu t’es blottie contre moi. On s’est assis sur des rochers et on a regardé longtemps les vagues qui venaient mourir à nos pieds. Alors c’est toi qui t’es mise à parler et qui m’as raconté ta vie.

A la fin des vacances, il a bien fallu se quitter, mais on s’est écrit pendant longtemps. Des mails de plusieurs pages presque chaque jour. Puis les messages sont devenus plus courts, ils se sont espacés et à la fin tu n’as plus écrit. J’ai encore continué pendant quelque temps à te parler de ce que j’éprouvais pour toi, mais tu n’as plus donné suite.

Voilà toute l’histoire.   

Le vent souffle en tempête, aujourd’hui.

Je pense à toi et à notre plage sous l’orage. Et je me dis qu’en ce moment tu dois être chez toi, dans la petite maison à l’entrée du bois dont tu m’avais souvent parlé. Peut-être regardes-tu, toi aussi, la pluie en train de tomber. Peut-être te souviens-tu. Ou peut-être pas.

Qui pourrait le dire ?

En attendant le vent souffle et emporte tout. 

littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (7) | Tags : littérature

02/01/2012

Histoire de famille (1) : la mère-grand.

On rendait assez souvent visite à la grand-mère. Après avoir roulé longtemps sur les voies rapides et les nationales, on se retrouvait sur de petites départementales avant de finir notre voyage sur des routes communales particulièrement étroites. Celles-ci n’avaient de routes que le nom, tant elles étaient sinueuses et dans un état pitoyable. A vrai dire, c’étaient plutôt de simples chemins qui escaladaient les collines comme ils pouvaient, franchissaient les rivières sur des ponts d’un autre âge et pénétraient dans des forêts qui semblaient n’avoir jamais de fin. Quand, après deux bonnes heures, on arrivait dans le village, au bout du monde, il fallait encore le traverser de part en part pour atteindre la maison de l’aïeule, en pleine nature, à l’entrée du bois.

La mère-grand était née à la charnière des siècles et elle avait connu toutes les guerres. Elle en parlait toujours comme si cela avait été hier. Nous, nous l’écoutions, à la fois fascinés et incrédules. Elle racontait comment en 1914 les Allemands avaient rassemblé sur la place tous les hommes du village et en avaient fusillé une vingtaine au hasard, pour l’exemple, à cause  d’un officier teuton qu’on avait retrouvé dans un champ de blé, une balle de fusil de chasse entre les deux yeux. Elle racontait sa peur à elle, dans son ventre de fille, quand elle croisait dans la campagne un groupe de soldats. Ils s’arrêtaient, la dévisageaient en riant, puis lui tenaient des propos étranges dans une langue qu’elle ne comprenait pas. Alors elle s‘enfuyait comme elle pouvait, sous l’hilarité générale. Elle avait quatorze ans. Elle nous racontait aussi les fermes incendiées par représailles, les femmes forcées et les cadavres des hommes qu’on retrouvait mutilés.

Plus tard, la paix revenue,  elle s’était mariée avec un paysan que je n’avais jamais connu, mais qui portait le même nom que moi puisque c’était mon grand-père. Sa photo trônait dans la chambre à coucher, au dessus du lit. Jeune, la moustache fière, un peu engoncé dans le costume neuf acheté pour ses noces, il avait des airs de guérillero mexicain et on avait du mal à imaginer la vie simple qu’il avait menée ici, vivotant de sa petite exploitation agricole. Le jeune ménage n’était pas riche, ça non,  mais cela n’avait pas empêché les enfants de naître les uns après les autres. Il y en avait sept quand une autre guerre éclata. Les mêmes soldats au parler étrange arrivèrent par les mêmes routes. La différence, c’est que cette fois ils étaient motorisés. Ils foncèrent sur Paris, qu’ils atteignirent en quelques semaines. Pour le reste, au village, on recommença avec les privations bien connues. La mère-grand me racontait qu’elle avait couru après un soldat allemand qui lui avait volé sa dernière poule. Malgré ses vociférations, celui-ci resta de marbre. « C’est la guerre », se contenta-t-il de dire dans un français approximatif, et pour couper court à la discussion, il coupa le cou du volatile devant mon aïeule médusée, qui hurla de plus belle. Pourtant, le soir, le même soldat vint apporter un peu de bouillon « pour les enfants » et la famille se consola en dégustant ce qu’il restait de sa poule.

Quand elle avait bien raconté, quand elle nous avait bien captivés et qu’elle voyait que nous allions passer la nuit à l’écouter, la grand-mère levait la séance et allait se coucher. Souvent je restais seul dans la cuisine, à lire un peu (dans les chambres sans chauffage, il faisait trop froid). Je m’installais auprès du poêle à bois, les pieds généralement posés sur une bûche car le carrelage était glacial. J’écoutais le silence. On n’entendait rien, absolument rien, dans cette campagne reculée. Aux alentours, c’était la nature à l’état pur. Si on entrouvrait la porte et qu’on risquait un pas dehors, on tombait dans la nuit absolue, une nuit d’encre semblable à celle des origines du monde. Au mieux, en prêtant l’oreille, pouvait –on entendre le cri de quelque bête sauvage, dans un endroit indéterminé de la forêt : probablement un renard qui glapissait ou alors une horde de sangliers qui fouinaient le sol. Mieux valait refermer la porte que de s’aventurer dans cette obscurité hostile. Je reprenais mon livre, mais le silence environnant était tel que je relevais bientôt les yeux, attentif au moindre bruit qui m’aurait indiqué que la vie continuait malgré tout. Mais non. Le renard s’était tu et les sangliers devaient être partis ailleurs. Je restais seul au monde, avec cette impression étrange que plus rien n’existait sauf moi-même.  Quand il pleuvait, on entendait juste le gargouillis de l’eau qui tombait de la gouttière. C’était un bruit monotone et apaisant, qui me permettait de me situer dans le temps et dans l’espace.

Plus tard, bien plus tard, quand le feu dans le poêle s’était éteint et qu’il ne subsistait que quelques braises qui ne dégageaient plus la moindre chaleur, j’éteignais tout et montais me coucher. C’était une vieille maison et pour atteindre ma chambre il fallait d’abord traverser celle de la grand-mère. Je ne voulais pas la réveiller, c’est pourquoi je n’allumais pas la lampe. Je gravissais les marches à tâtons, essayant d’éviter tout bruit. Parfois, une marche craquait sous mes pas et toute la nuit semblait alors résonner comme si quelque cataclysme s’était produit .

littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (8) | Tags : littérature

11/12/2011

Le grand bateau blanc

Il y avait bien longtemps qu’on n‘avait plus vu de bateau par ici, vraiment longtemps. Quand il y en a, ils passent très loin au large des côtes. C’est à peine si on peut les distinguer par beau temps, alors en plein hiver, vous pensez bien qu’on ne risque pas de les apercevoir….  En plus, ce sont souvent des chalutiers de pêche, qui appartiennent à des gens comme nous, en somme. Qu’est-ce que vous voulez qu’ils nous apportent ? Ils ont la même vie que nous. Par contre, le gros navire qui est entré dans la baie ce matin, ça c’est autre chose ! Il est apparu comme cela, subitement, balloté par les flots en furie, sortant du néant et de la tempête comme d’un rêve. Il est immense et mesure bien soixante-cinq mètres de long. Un véritable monstre. En plus, il est tout blanc, vraiment superbe. Ce doit être un yacht de croisière et ça, je peux vous dire que c’est bien la première fois qu’il y en a un qui se perd par ici.

La nouvelle s’est répandue comme une traînée de poudre. Dès qu’il a actionné sa corne de brume pour signaler sa présence, tout le monde est sorti des maisons et en moins de cinq minutes le village entier était sur le quai. On a aussitôt mis trois bateaux de pêche à la mer pour « accueillir » le visiteur comme il se devait. Une fois à portée de voix, les nôtres se sont mis à crier. Ils ont expliqué comme ils ont pu, à travers les bourrasques de vent, ce qu’on explique toujours à ceux qui ne connaissent pas le coin. A savoir qu’on ne peut pas entrer directement dans le port à cause des bancs de sable. On ne les voit pas, mais il y en a, ainsi que des rochers. Ces derniers sont à fleur d’eau et ils sont terribles car ils déchirent toutes les coques. Généralement, quand ils entendent cela, les capitaines ne se le font pas dire deux fois : ils donnent des ordres pour changer immédiatement de cap. Alors on leur explique qu’ils doivent aller jusqu’au piton rocheux qui ferme la baie, puis virer de bord et entrer dans le port en oblique, en longeant les falaises.

Ils obéissent toujours. Le plus dur, c’est de se faire entendre, car on est toujours en pleine tempête, alors, avec le bruit du vent et des vagues, il faut s’égosiller pas mal  dans les porte-voix. Aujourd’hui cela allait encore. Le capitaine a tout de suite compris ce que nos hommes tentaient de lui dire. Il est vrai qu’ils hurlaient fort et qu’ils accompagnaient leurs paroles de toute une série de gestes. Se rendant compte que l’affaire était sérieuse et qu’il courait à la catastrophe, le capitaine a donc immédiatement changé de cap. Ensuite, nos bateaux ont encerclé le yacht, pour bien le guider et surtout pour qu’il n’aille pas se diriger vers la zone « maudite ».  Malgré le  mauvais temps, tous les passagers étaient sortis de leurs cabines et lançaient aux nôtres des signes amicaux. Ils étaient bien une bonne cinquantaine, ce qui veut dire qu’avec les membres de l’équipage ce navire transportait au moins quatre-vingt personnes. C’était peu pour un bateau de cette taille, mais pour nous c’était une chance inespérée. On n’avait jamais vu autant de monde dans la région. Il allait enfin y avoir de l’animation dans le bourg ! Et pas mal de travail en perspective !

En attendant, il n’y avait pas une minute à perdre. Les femmes étaient déjà rentrées chez elles et elles en ressortaient les unes avec de longs filets de pêche, les autres avec d’anciennes voiles, d’autres encore avec de grandes bassines en fer blanc. Ils allaient être bien accueillis les touristes ! Ils n’avaient certainement jamais vu des gens aussi empressés de les recevoir ! Cela allait être la fête. Déjà les femmes, au grand complet, se précipitaient vers la plage avec tout leur attirail : les gamines, les jeunes filles, les presque mariées, les mères de famille, les épouses adultères, les filles-mères, les déjà veuves et jusqu’aux aïeules, qui pour une fois avaient abandonné les grosses chaussettes en laine qu’elles sont habituellement occupées à tricoter. Elles étaient toutes là à courir le plus vite possible afin d’occuper les meilleures places. Les ancêtres, il est vrai, traînaient un peu en arrière, mais elles parvenaient tout de même à suivre les autres et même à emprunter le petit chemin qui, à flanc de falaise, donnait accès à la mer. Malgré les bourrasques de vent et la pluie qui redoublait, on les voyait qui progressaient tout en se tenant au rocher du mieux qu’elles pouvaient.

Pendant ce temps, le yacht était arrivé devant le piton tout au bout de la baie, là où les remous sont terribles, même par beau temps. Tout se passa alors très vite, comme d’habitude. Au moment où il voulut virer de bord pour se diriger vers le port, les trois petits bateaux de pêche lui barrèrent le passage. Le capitaine fit aussitôt couper ses moteurs pour ne pas les percuter, tandis qu’avec sa corne de brume il lançait des avertissements sonores. Mais il était déjà trop tard pour lui. Déstabilisé par sa manœuvre, le grand navire se trouva pris dans le courant violent qui passait entre la falaise et le piton rocheux. Comme ses moteurs étaient à l’arrêt, il ne parvint pas à garder le cap. Il se retrouva perpendiculaire au courant et prêta alors le flanc à la houle. Celle-ci, déchaînée comme elle était, vint le frapper de plein fouet et le poussa irrémédiablement vers la falaise. Après un dernier coup de sirène désespéré, le beau bateau blanc  alla s’écraser contre les rochers dans un bruit épouvantable.

Les hommes n’avaient pas encore regagné le port que les femmes étaient déjà sur la plage où elles commençaient à ramasser les premiers trésors provenant de l’épave. La mer en furie venait tout jeter à leurs pieds, et outre des débris de métal et des poutres de bois, elle amenait aussi des valises, des meubles, des matelas, de la nourriture et des tissus. Il y avait même des bijoux. Pour ceux-ci, il suffisait de se baisser et de dépouiller les premiers corps qui commençaient à joncher le sable.

Il n’y a pas à dire, un bateau comme celui-là, on n’en avait jamais vu sur notre île. Avec le mauvais temps qui dura tout l’hiver, nous coupant complètement  du monde, ce fut une vraie aubaine. Que serions-nous devenus sans lui ?

Littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : littérature

13/11/2011

Terre d'asile (fin)

J’ai peut-être imaginé ce qui n’existait pas, je ne sais pas. Mais ce regard féminin me poursuivait. Dans les histoires que je me racontais, la jolie assistante sociale a fini par prendre toute la place. J’imaginais qu’elle venait ouvrir ma porte en pleine nuit pour me permettre de fuir. Avant de m’élancer vers la liberté, je me retournais et nous échangions un long regard troublant. Certes, c’étaient là des histoires à l’eau de rose complètement idiotes et je savais bien que je les avais inventées pour me permettre de tenir le coup, mais à la fin je n’étais pas loin de croire que cette fille éprouvait des sentiments pour moi. Peut-être, d’ailleurs, n’était-elle pas tout à fait indifférente, je ne le saurai jamais.

Ce qui est certain, c’est qu’un jour qu’elle me rendait visite, je ne suis plus parvenu à faire la distinction entre mes rêves et la réalité. Pendant qu’elle me demandait comme d’habitude si tout allait bien, j’ai tendu la main vers elle et j’ai touché son visage. Elle a eu l’air surpris et s’est reculée en me regardant d’une étrange façon. Je n’ai pas eu le temps de déchiffrer son expression que déjà les deux colosses qui l’accompagnaient me tombaient dessus. Ils me maintinrent au sol pendant qu’un infirmier accourait pour m’administrer une piqûre. Quand ce fut fait, un des gardiens me donna plusieurs coups de pieds dans le ventre. Je me souviens des cris de la femme, qui lui hurlait d’arrêter. Après, c’est le trou noir. Je ne me suis réveillé que le lendemain vers midi. J’avais mal aux côtes, à cause des coups reçus, mais surtout j’avais un mal de tête abominable. Manifestement, ils avaient mis une triple dose dans leur fichue piqûre.

Personne n’est venu pour le déjeuner ni pour le dîner et il a fallu attendre vingt-trois heures pour que la porte s’ouvrît enfin. C’étaient les deux gaillards de la veille. Ils m’ont traîné jusqu’à une autre cellule, sans fenêtre celle-là, et m’ont ligoté sur le lit avant de recommencer avec leurs piqûres. Je ne parvenais plus à bouger et de rage j’en ai mordu un au bras. Cela a encore fini par des coups et une deuxième piqûre.

Je ne sais pas depuis combien de temps je suis ici, puisque je n’ai plus aucun repère. Je n’entends ni les voitures sur la nationale ni la cloche de l’école. Ils ont sûrement insonorisé les murs, les salauds. Ou alors je suis dans une cave, ce qui est encore bien possible. L’assistante sociale n’est plus jamais revenue. Il fallait s’y attendre. Celui qui m’apporte à manger une fois par jour me l’a bien dit. Détraqué comme je suis, il paraît, plus aucune femme n’approchera de ma cellule. C’est déjà bien assez d’avoir assassiné ma sœur. J’ai essayé de lui expliquer que j’étais complètement innocent du crime qu’on me reprochait, mais il n’a rien voulu entendre. « L’agression » contre l’assistante sociale ne faisait que confirmer ce que tous les médecins pensaient et le fait d’avoir voulu mordre un gardien prouvait à suffisance que j’étais un malade dangereux.

Alors je reste là, en attendant je ne sais quoi. Comme il ne m’est plus permis de rêver, je m’interroge sur moi-même. J’en arrive presque à me demander si je ne suis pas un peu responsable de ce meurtre qu’on me reproche. Certes, j’ai toujours dit que c’était le petit ami de ma sœur qui l’avait tuée lorsqu’elle avait mis un terme à leur relation, parce que c’était un jaloux, un fou furieux, un véritable malade. Mais à la fin, je ne sais plus, je ne suis plus sûr de rien. Je n’arrive même plus à me souvenir du nom de ce gars-là. Si ça se trouve il n’a jamais existé que dans mon imagination et c’est à moi que ma sœur aurait dit que c’était fini. Si ça se trouve, ce sont les médecins qui ont raison : je suis un pervers incestueux. Il faut dire qu’ils ont avancé tellement d’arguments pour me convaincre de mon ignominie que j’ai fini par les croire, du moins en partie.

En réalité, je ne sais plus où j’en suis. Entre ces piqûres qui m’assomment et qui me brouillent l’entendement et cette pièce sombre sans aucun repère dans laquelle je vis, il m’est difficile de retrouver mon équilibre. Je reste des jours entiers sans aucune pensée, assis dans un coin, les bras repliés autour des genoux. Je suis devenu un mollusque, une larve, une limace, ce que vous voudrez. Je n’existe plus. Mais parfois j’ai un sursaut et ma dignité reprend le dessus. Alors les idées se mettent à tourner dans ma tête à une vitesse vertigineuse. Je revis les événements les uns après les autres. Ma sœur qui me téléphone et qui m’annonce sa rupture. Son ex-petit ami qui débarque chez moi et qui me demande les clefs pour aller récupérer ses affaires. Et puis la police qui me réveille au matin et qui m’apprend le meurtre. Le chagrin immense qui s’empare alors de moi et l’idée, oui, que je suis coupable par imprudence. Ensuite, on me conduit au commissariat et on me parle des clefs qu’on a retrouvées sur la porte. Que dire ? Comment avouer que c’est moi qui les ai données ? Sans penser à mal, pour rendre service, pour que cet énergumène de petit ami que je détestais par-dessus tout reprenne vite ses affaires et disparaisse à jamais de notre vie, à ma sœur et à moi… C’est vrai qu’on était fort proches, alors quand les psychiatres sont venus lire leur rapport à la barre, je n’ai pas été trop surpris par leurs propos. Et puis ici ils m’ont achevé. Finalement leurs dires sont cohérents, plus que les miens. Ce n’est peut-être pas la vérité, mais l’histoire qu’ils racontent a un sens. Le poids des mots l’emporte toujours sur la vérité, les romanciers savent bien cela. A force de les écouter, tous ces médecins, j’ai fini par douter de la vérité. La culpabilité que j’avais enfouie au plus profond de moi a ressurgi et a tout envahi. J’en suis à me demander si ce n’est pas moi qui ai ouvert la porte avec la fameuse clef, si ce n’est pas moi qui me suis approché de ma sœur pour lui reprocher d’en aimer un autre. Peut-être ont-ils raison, finalement. De toute façon, ils ont toujours raison. Qu’on n’en parle plus.

littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature

10/11/2011

Terre d'asile (2)

« De toute façon », dit l’un deux, les mains appuyées sur son petit cahier qu’il venait de refermer, avec ce qui s’est passé avec votre sœur, il n’y a pas à hésiter sur le diagnostic. Ma sœur ! On y arrivait enfin ! Tous ces longs mois à tourner autour du pot alors que le fond du problème était là. J’allais enfin pouvoir m’expliquer...

En fait, je n’ai rien pu dire. Ils ont refait mon procès, comme la police l’avait fait avant eux. On avait retrouvé la victime chez elle, déjà dans le coma, du sang partout dans la chambre.  J’étais le seul à posséder la clef de l’appartement, l’affaire était claire. D’ailleurs la symbolique de la clef, comme objet sur lequel projeter tous les fantasmes sexuels refoulés, était évidente. Qu’est-ce que je pouvais objecter à cela ? Une clef n’est-elle pas faite pour pénétrer dans une serrure ? Je dus bien en convenir malgré moi. Mais à peine avais-je accepté ce point de détail pourtant insignifiant qu’ils se sont mis à échafauder toute une théorie implacable. Selon eux, un désir incestueux latent sommeillait en moi. Ce désir, je l’aurais projeté sur la clef, symbole de toutes les jouissances possibles. De plus cette clef m’avait été donnée par la victime elle-même, ce qui renforçait encore son caractère érotique manifeste. Une fois en possession de cet objet qui ouvrait toutes les portes à mes fantasmes, je l’avais jalousement gardé au fond d’une poche jusqu’au jour où je n’avais pu résister à l’envie de m’en servir. Le reste était connu, l’affaire jugée. Si j’avais pu éviter la prison, c’était uniquement parce que le juge, dans sa grande sagesse, avait été frappé par l’aspect pathologique de mon comportement. Voilà pourquoi il avait décidé de mon enfermement en milieu psychiatrique. Eux, pourtant, les médecins, ils avaient espéré pouvoir me guérir et me faire retourner vers la normalité du monde, mais ils voyaient bien  maintenant que c’était impossible. Ce mensonge prémédité sur ma date de naissance ruinait tous leurs espoirs. Mon cas était désespéré, ils ne pouvaient que répéter leur sentence. J’étais un incurable, doublé d’un pervers polymorphe. En effet, à côté de pulsions sexuelles libidineuses et incestueuses, je développais un côté sadique, ce qui était la caractéristique d’un comportement schizophrénique à tendance paranoïde et faisait de moi l’être le plus abject au monde. De plus en « oubliant » mon lieu de naissance, je prouvais à suffisance mon désir de nuire et de brouiller les pistes pour mieux recommencer mes perversités innées.

J ’écoutais tout cela d’un air hagard. Derrière leurs petites lunettes, je voyais leurs regards froids et inquisiteurs. Je n’y découvrais à vrai dire aucune trace d’humanité ou de pitié mais plutôt un côté accusateur qui semblait traduire le contentement qu’ils éprouvaient à être les plus forts. Après une bonne heure où ils m’assommèrent de termes médicaux auxquels je ne comprenais strictement rien, ils clôturèrent la séance. Celui qui avait le cahier ouvert devant lui traça une grande ligne en-dessous de ses dernières remarques. C’est là que j’ai compris que tout était terminé. Il n’y aurait plus d’autres séances. On venait de tracer un trait sur ma vie.

Très vite on m’installa dans un autre pavillon. Tout ici était plus ancien. Il y avait des grilles aux fenêtres et même un grillage au judas de la porte, une énorme et lourde porte métallique, à la couleur kaki toute délavée. Comme les carreaux étaient opaques, on ne voyait strictement rien de ce qui se passait au-dehors et dès seize heures, même en été, il fallait allumer la lampe, une simple ampoule qui se balançait au bout de son fil à une hauteur vertigineuse. Le lit métallique était scellé dans le mur, ainsi que l’évier en inox. Pas de miroir, pas d’armoire, pas d’étagère, rien qu’un rayonnage encastré dans l’épaisseur du mur.

Comme je l’ai dit, on ne voyait rien à l’extérieur. Tout ce qu’on pouvait faire, c’était écouter.  Alors j’ai écouté. A la fin je reconnaissais tous les bruits. Le flot des voitures sur la nationale, le matin, quand les gens partaient travailler. La sonnerie d’une école, qui marquait le début des cours, loin, très loin. Puis les bruits de l’institution elle-même. Un camion de ravitaillement qui se garait vers neuf heures devant les cuisines. Les médecins qui retournaient manger chez eux à midi et dont les pneus des voitures crissaient sur le gravier du parking. Puis des bruits insolites, inhabituels, comme la camionnette du plombier qui venait réparer les chasses d’eau qui fuyaient. On entendait alors pendant des heures des coups de marteau le long des tuyauteries. Mais ce que je préférais, évidemment, c’était le chant des oiseaux. Je me réveillais avec eux le matin et chaque soir j’avais droit au concert des grives, qui s’en donnaient à cœur joie dans les arbres du petit parc. Quand je ne les entendais plus, je savais que l’automne était arrivé. Puis, au printemps suivant, elles chantaient de nouveau. Quelques semaines plus tard, le cri strident des martinets annonçait le début de l’été. C’est comme cela que j’ai pu évaluer le temps qui passait. Trois automnes et trois printemps s’étaient succédé depuis que j’étais dans cette chambre. A vrai dire, je commençais à trouver le temps un peu long.

Qu’est-ce que je faisais de mes journées ? Rien justement. Après le petit déjeuner, les infirmiers passaient me faire une première piqure, qui me faisait somnoler jusqu’à l’heure du repas, à douze heures trente précises. Ensuite, je rêvassais toute l’après-midi. Je m’étais constitué une sorte de vie imaginaire, un peu comme un romancier qui fait vivre un personnage de fiction, sauf qu’ici, le personnage c’était moi et ce que j’endurais c’était bien moi qui devais le supporter. Je rêvassais donc à tout ce que j’aurais pu faire si je n’avais pas été ici. Je me voyais donner des cours, comme au moment de mon arrestation. Ou bien je retournais en vacances dans un petit village de Provence, où j’avais vécu deux semaines de rêve lorsque j’avais quinze ans. Parfois, pour combler sans doute ma frustration actuelle,  je me voyais PDG d’une grande entreprise, ou réalisateur de cinéma, quand je ne recevais pas le Nobel de la paix pour mon action bénéfique dans la gestion des conflits du tiers-monde. Parfois aussi, une belle jeune femme au regard énigmatique tombait amoureuse de moi, ce qui m’aidait à combler ma solitude entre ces quatre murs.

L’absence de femmes dans cette prison-asile était d’ailleurs ce qui était le plus dur à supporter. La seule que je voyais, c’était l’assistante sociale, qui venait une fois par mois, encadrée de deux gardiens herculéens, s’assurer que ma chambre était propre et que mon état physique était bon. Elle était jeune et jolie et je n’étais pas sans le remarquer, évidemment. Elle me demandait invariablement si la nourriture était assez abondante et si je mangeais bien. Je répondais toujours oui, sans doute pour lui faire plaisir. Elle s’en allait alors et me gratifiait souvent d’un petit sourire. Manifestement, elle ne me regardait pas comme les autres, sans que je sache pourquoi. Sans doute croyait-elle à mon innocence. Parfois, avant de franchir la porte, elle me dévisageait quelques secondes, indécise, puis s’en allait en me souhaitant bonne chance. Ce que je voyais  alors dans son regard me troublait. Je ne sais pas si c’était le fruit de mon imagination, mais j’y voyais comme un peu d’affection, comme si elle me plaignait de devoir rester là alors que j’étais innocent. Il va sans dire que je me remémorais cette scène de la visite des centaines de fois et chaque fois cela se terminait par ce regard humain et gentil posé sur moi. Je finissais par en rêver.

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

07/11/2011

Terre d'asile (1)

Je ne sais plus très bien qui m’a amené ici. Tout ce que je sais, c’est qu’on m’a dit que c’était pour mon bien, alors je me suis laissé faire. Et puis les premiers jours, tout le monde était gentil avec moi, le médecin, les infirmières et même la dame qui m’a servi mon repas. Tout le monde souriait et se montrait très prévenant. Un peu trop, même, mais bon, cela me changeait de ce que j’avais connu jusque là. J’ai bien trouvé un peu curieux qu’on referme toujours la porte de ma chambre à clef, mais j’étais tellement fatigué que cela ne me tracassait guère. Tout ce que je voulais, c’était dormir et oublier. Une des infirmières l’a compris tout de suite car pendant trois jours elle m’a donné un médicament pour m’apaiser. C’est ce qu’elle disait en tout cas, mais dans les faits je n’arrêtais plus de dormir ou plus exactement de rêver les yeux ouverts. Je restais là, étendu sur mon lit, et je voyais plein d’images qui défilaient devant mes yeux. C’était un peu comme au cinéma, sauf qu’ici il n’y avait pas de projecteur. Les images s’enchaînaient les unes aux autres et cela ne s’arrêtait jamais. Parfois, quand une scène du passé resurgissait à l’improviste, il m’arrivait de crier, c’était plus fort que moi. Alors la porte s’ouvrait et on me redonnait un nouveau médicament. J’avais à peine entendu le double tour de clef dans la serrure que le film recommençait, plus beau, plus calme.

Après quelques jours ou quelques semaines, on m’a conduit dans un grand bureau où se tenaient trois médecins en blouse blanche. Ils n’ont pas arrêté de me poser des questions. Comme j’étais encore tout endormi  avec les médicaments que j’avais avalés, j’ai répondu un peu n’importe quoi.  Ils se regardaient d’un air étonné, puis ils notaient leurs réflexions dans un grand cahier. Quand l’un avait fini de m’interroger, c’est un autre qui prenait la relève. J’avais l’impression d’être de nouveau dans le commissariat de police. Il faisait chaud et j’avais soif, mais il fallait continuer à répondre. L’envie de dormir me reprenait par intermittence et à la fin je ne répondais presque plus, alors ils faisaient les questions et les réponses eux-mêmes. C’était plus facile, je n’avais qu’à hocher la tête pour dire que j’étais d’accord. A vrai dire j’étais d’accord avec tout car je ne comprenais même plus le sens de leurs paroles. Ils me disaient des choses complètement incompréhensibles et moi je faisais un petit signe pour dire oui. Je voyais bien à leur air qu’ils étaient de plus en plus étonnés, mais tout ce que je voulais, moi, c’était que cet interrogatoire se termine. Ca a fini par arriver. Ils se sont regardés, complètement consternés, puis on m’a reconduit dans ma chambre, dont on a fermé aussitôt la porte à double tour.

En attendant, j’avis toujours aussi soif et il a fallu attendre l’heure du dîner pour avoir droit à une petite bouteille d’eau minérale. J’ai essayé d’en réclamer une deuxième, mais on m’a dit que non, que j’avais droit à une seule bouteille par repas. J’ai expliqué que j’avais dû parler toute l’après-midi par une chaleur accablante et que j’étais complètement déshydraté. Mais non, il n’y avait rien à faire, le règlement était le règlement. Alors je me suis un peu énervé. Si je ne pouvais pas avoir une bouteille d’eau minérale, qu’on me donne au moins un verre ou un gobelet en plastique, que je puisse aller boire dans la salle de bain. On ma répondu qu’après le repas la salle de bain devait être fermée à clef jusqu’au lendemain matin, par mesure de sécurité et donc que je n’avais qu’à me contenter de ma bouteille. Comme je faisais remarquer que c’était un peu fort, deux infirmiers sont arrivés et ils m’ont aussitôt administré une piqure. Je n’ai même pas eu le temps de toucher à mon repas et ne me suis réveillé que le lendemain à l’aube.

Cela a duré comme cela pendant des semaines et des semaines. Je restais enfermé toute la journée et si je me plaignais de mon état ou si je rouspétais sur l’insuffisance de nourriture ou son aspect peu varié (une biscotte avec du beure le matin, l’éternel steak haché à midi, que l’on peut manger sans couteau, et un peu de potage le soir), les deux infirmiers revenaient et m’administraient de nouvelles piqures. Un jour je leur ai demandé pourquoi ils agissaient ainsi. Ils m’ont répondu que tant que je ne serais pas raisonnable, cela continuerait. J’ai fait remarquer que je n’étais quand même pas très exigeant et que mes réclamations étaient fondées, mais ils m’ont expliqué que contester le système renforçait les médecins dans leur opinion. J’étais gravement malade et manifestement je n’acceptais aucune autorité. Tant que je ne voudrais pas changer, ils ne bougeraient pas non plus.

Quand finalement ils m’ont trouvé plus « raisonnable », les séances d’interrogatoire avec le corps médical ont recommencé. J’étais même devenu tellement coopératif qu’ils organisaient jusqu’à deux entretiens par jour. Ils n’arrêtaient plus d’écrire dans leur petit cahier. Bientôt il en a fallu un deuxième, puis un troisième. Je souriais intérieurement quand je les voyais si appliqués dans leurs écritures. Je me disais qu’à la fin ils auraient complètement oublié ce qu’ils avaient noté au début et donc que tout cela ne servait strictement à rien. Mais je me trompais. En réalité, ils devaient se relire en-dehors des séances car un beau jour ils sont revenus en arrière. L’un d’entre eux a ouvert le premier cahier et il m’a dit que je mentais. Il me l’a dit comme cela, sans sourciller, et en me fixant d’un regard froid et impassible. Comment cela je mentais ? Oui, car contrairement à ce que je disais aujourd’hui, j’avais affirmé il y a quatre mois ne plus me souvenir où j’étais né.  J’ai expliqué qu’à l’époque j’avais dû mal comprendre leur question et donc que ma réponse n’avait aucun sens car évidemment j’avais toujours su où j’étais né. Mais cela n’allait pas comme cela et on me le fit vite comprendre. On m’accusait d’amnésie cyclique intentionnelle à connotation perverse. Pour le dire plus simplement : j’avais voulu tromper mon monde et désorienter le corps médical dans sa recherche de vérité. Car oui, ces médecins  étaient là pour m’aider et moi j’essayais de les induire en erreur intentionnellement, ce qui prouvait à suffisance la nature perverse de ma constitution. On me dit que mon cas était grave, que je  constituais manifestement un danger pour la société et que ce n’était pas demain la veille que j’allais sortir d’ici. J’ai bien essayé de leur expliquer : mon état de fatigue des premiers jours,  la soif qui me tenaillait, mon désir d’en finir au plus vite avec  ce que je considérais comme un interrogatoire…  Il n’y a rien eu à faire. 

(à suivre)

07:01 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature

30/09/2011

La ruelle

Il est certain que je suis encore à moitié endormi, le matin, quand je pars prendre mon train pour aller travailler. Heureusement que j’emprunte toujours le même itinéraire et que je ne dois pas trop réfléchir...  Non pas que je marche les yeux fermés, tout de même pas, mais c’est un fait que mon esprit travaille au  ralenti. Je rêvasse vaguement et tente de me remémorer les songes de la nuit. Ou bien encore je replonge dans les pensées que j’avais lorsque, chez moi, je dégustais ma première tasse de café, pensées que je serais bien incapable de résumer par la suite, à vrai dire. Bref, si je vous explique tout cela, c’est pour dire que je ne fais pas vraiment attention à ce qui se passe autour de moi, tellement je suis plongé dans un état second, quasi hypnotique. D’ailleurs il m’est déjà arrivé de croiser des connaissances sans les saluer, tant je suis ailleurs. Alors, les détails du parcours, vous pensez bien que je n’y suis pas du tout attentif, mais alors pas du tout !

Cela fait pourtant trois ans maintenant que je passe au même endroit chaque matin et que j’emprunte les mêmes rues, mais je ne pourrais vous dire si le boucher a installé une nouvelle enseigne lumineuse ou si le droguiste a repeint sa façade. Non, moi, je poursuis mon chemin et je ne vois rien. La seule chose que je remarque, à la rigueur, c’est  la petite boulangère, lorsqu’elle ouvre son volet. Il faut dire qu’elle est vraiment mignonne et que ce serait un crime de ne pas la regarder ! Souvent, elle me lance un regard en coin quand je passe à sa hauteur, mais si j’essaie de lui sourire, elle baisse aussitôt les yeux. Dommage. Je me dis qu’un jour elle finira bien par répondre à mon petit signe et que la vie en sera plus belle. En attendant, je poursuis ma route et je vais prendre mon train. Une fois dans le  compartiment, j’essaie de lire un peu, mais souvent je me rendors et j’oublie tout, même la petite boulangère.

Le matin précis dont je veux vous parler était un vendredi 13, je m’en souviens très bien. Tout en marchant comme un somnambule, je me disais que mes collègues allaient encore m’importuner pour jouer au  loto avec eux. Qu’est-ce qu’ils peuvent être superstitieux ! Pour un peu ils liraient l’avenir dans les entrailles d’un poulet si d’aventure il leur en tombait un entre les mains. Bref, j’étais déjà fatigué à l’idée de devoir leur dire non. Il me semblait les entendre d’ici : « Un vendredi 13, cela n’arrive pas tous les jours, il faut en profiter ! Le sort sera en notre faveur, c’est certain. Nous allons enfin gagner !» J’en soupirais d’ennui à l’avance. C’est alors que j’ai remarqué que mon lacet était détaché. Je me suis donc penché pour le relacer et c’est en me relevant que j’ai vu la ruelle. Elle n’était pas large, non. Il n’y avait pas plus d’un mètre vingt entre les deux maisons qui la délimitaient. J’ai quand même été étonné car je ne n’avais jamais remarqué sa présence, mais bon, dans mon cas le fait de passer là tous les jours ne voulait rien dire, comme je l’ai déjà expliqué.

Une force mystérieuse me poussait à aller voir ce qu’il y avait dans cette ruelle. J’étais légèrement en avance alors, après une seconde d’hésitation, je me suis aventuré sur les gros pavés disjoints qui couvraient le sol. Après quelques mètres, j’ai été frappé par le grand silence qui régnait ici. Tout était calme, délicieusement calme. J’avais l’impression d’être en-dehors du monde.  De part et d’autre du passage, de vieilles maisons s’alignaient, dont certaines avaient encore des colombages, comme au Moyen âge. Des vignes vierges et du lierre montaient à l’assaut des façades et aux fenêtres des pots de géraniums donnaient une touche de couleur qui égayait l’ensemble. Des gens vivaient donc ici, hors du temps et de l’espace des autres hommes. Je les enviais un peu, tant l’endroit était poétique à souhait. Pas de voitures, pas de panneaux publicitaires, pas de bruit, ce lieu était un petit paradis. Comment avais-je fait pour n’avoir jamais remarqué son existence ? Ma distraction me perdra, c’est sûr…

J’ai continué à avancer. Une jeune fille était devant sa porte, occupée à donner un bol de lait à son chat. Elle était vêtue d’une longue robe chamarrée de couleurs vives, à la mode gitane.  La scène était touchante et j’aurais voulu avoir mon appareil photographique avec moi pour immortaliser cet instant. Cela ne dura que quelques secondes car quand elle m’aperçut, elle rentra précipitamment chez elle et ferma la porte. Seul le chat me considéra avec méfiance, avant finalement de se sauver en abandonnant son bol. Pas de chance,  voilà que je dérangeais l’harmonie des lieux rien que par ma seule présence. Cela m’attrista un peu et une sorte de gêne ou de malaise commença à m’envahir. Bon, je n’allais quand même pas faire demi-tour !  Maintenant que je m’étais engagé jusqu’ici, autant aller jusqu’au bout… J’ai donc poursuivi ma visite.

La ruelle faisait un coude à angle droit et s’enfonçait sous une maison par un long corridor vouté. C’était pour le  moins insolite. Quand je me suis retrouvé de l’autre côté, j’ai pris conscience que je ne voyais plus du tout la rue par laquelle j’étais venu. J’étais maintenant complètement coupé du monde  et le silence qui régnait ici, plus profond encore que celui de tout à l’heure, avait quelque chose d’angoissant. A vrai dire, je commençais à me sentir troublé et comme pris de vertiges, d’autant que les demeures, ici, étaient bien moins entretenues. Certaines avaient des carreaux cassés et semblaient abandonnées. D’autres avaient  des façades qui  s’affaissaient sur elles-mêmes et c’était bien un miracle si elles tenaient encore debout. Pourtant, par-ci par-là, de la lumière filtrait à travers les fenêtres. Ces maisons étaient donc habitées ! C’était inimaginable ! L’impression de délabrement avancé qui régnait en ce lieu avait de quoi inquiéter et cela contribuait sans doute à augmenter mon angoisse.

J’ai quand même poursuivi ma route, même si je n’en avais plus trop envie.

Tout au bout de la ruelle, j’ai découvert un vieux puits, avec son seau en bois et sa corde. Pour un peu, je me serais cru dans un tableau de Breughel. Le chat de tout à l’heure se tenait sur la margelle et m’observait attentivement.  Sur le pas de sa porte, un vieillard était assis, tenant dans ses mains une tasse de thé. Je le saluai, mais il ne répondit pas. A peine s’il opina d’un vague signe de tête. Même s’il ne faisait rien, je le dérangeais dans ses rêveries, c’était évident. J’allais m’en aller discrètement quand un grand gaillard d’une trentaine d’années sortit d’une des maisons. Costaud, les cheveux sales et en bataille, une barbe de trois jours, des tatouages sur les avant-bras, on n’avait pas trop envie de le fréquenter. Il me lança un regard noir et se dirigea vers le fond de la ruelle, où se trouvaient des clapiers. Il en ouvrit un, saisit un lapin par les oreilles et l’extirpa de sa cage. Ensuite, il s’approcha de la margelle sur laquelle il déposa l’animal, qui se débattait comme il pouvait. Mais l’homme le tenait fermement et il finit par réussir à le soulever par les pattes arrière.  Pendue la tête en bas comme elle était, la pauvre bête n’en finissait plus de gigoter. Alors, lentement, sans se presser, l’homme lui asséna un violent coup sur la nuque, derrière les oreilles. Il y eut un soubresaut et puis ce fut tout. Le lapin était mort.

L’homme me regarda de nouveau méchamment, tout en attachant le lapin au-dessus du puits. Puis avec un grand couteau il se mit à le dépiauter.  Je regardais tout cela médusé, incapable de bouger. J’aurais dû m’en aller car cette scène de boucherie à six heures trente du matin n’avait vraiment rien de réjouissant. En plus, je me rendais compte que je dénotais complètement dans ce milieu : avec ma cravate et mon porte-documents, c’est moi qui avais l’air idiot, ici. Pourtant, quelque chose en moi m’empêchait de bouger. J’étais comme pétrifié et les brefs regards que me lançait l’homme aux tatouages me paralysaient complètement. Au lieu de faire demi-tour et de rebrousser chemin, je restais là à fixer cette scène comme s’il était agi d’une exécution capitale.

De la sueur commença à me couler sur le visage et dans le cou. Je me sentais mal. J’avais l’impression qu’une force mystérieuse m’obligeait à contempler cette mise à mort et que celle-ci avait quelque chose à voir avec ma propre mort. Ici, dans cette ruelle au bout du monde, il me semblait avoir croisé mon destin. Ce que j’avais toujours su et que j’avais toujours repoussé dans mon subconscient se dévoilait ici au grand jour. Ma vie, un jour s’arrêterait, comme celle de ce lapin, et comme lui mon corps ne serait plus rien, rien qu’un objet inerte, sur lequel tous les sacrilèges seraient permis.

L’homme, lui, ne réfléchissait pas autant. Avec son couteau, il entaillait les quatre membres de la pauvre bête près des pattes, puis, après avoir fait de même autour du cou, il la dépiauta d’un coup. La peau et le pelage s’enlevèrent en une fois, comme un gant qu’on retourne et le pauvre lapin apparut complètement nu, la chair à vif. Je n’en finissais plus de regarder cette scène, complètement abasourdi. L’homme entaillait maintenant profondément le ventre de l’animal et il en extirpait tous les viscères, le cœur, le foie, l’estomac, tous les intestins… Tout cela tomba tout en bas dans le puits avec un grand « plouf » qui me fit tressaillir.  C’était horrible.

Quand il eut fini, l’homme emporta ce qui restait du lapin, laissant sur la margelle la peau ensanglantée. Quand il passa près de moi, il me jeta une nouvelle fois un de ses mauvais regards , puis il rentra chez lui en faisant claquer la porte. Je ne savais plus que faire. Il aurait fallu s’en aller, mais j’étais comme paralysé. Je me souviens d’avoir alors regardé dans la direction du vieillard, dans l’espoir de trouver un peu de réconfort, mais il n’y avait plus personne. Il avait disparu.

Je me suis demandé pendant quelques instants si je n’avais pas rêvé tout cela, mais en m’approchant du puits je vis la peau du lapin, déposée là comme un vulgaire chiffon. Je ne pouvais donc plus douter. Comme malgré moi et malgré la répugnance que ce geste provoquait en moi, j’approchai ma main… Plus près, encore plus près, jusqu’à toucher la peau nue et ensanglantée. Elle était encore chaude et j’ai poussé un cri d’horreur, puis j’ai ressenti comme un coup terrible derrière la tête et je me suis vu tomber à terre. Après plus rien. Le trou noir.

Quand je suis revenu à moi, le soleil brillait par-dessus les maisons. Je me suis levé péniblement, en me tenant à la margelle du puits et j’ai regardé autour de moi : il n’y avait que des maisons à l’abandon. Pas de vieillard sur le pas de sa porte, pas de clapiers dans le fond, pas de peau de lapin sur la margelle.

Je frissonnais, je tremblais, je n’en pouvais plus. Encore un peu et j’allais faire un autre évanouissement. Il ne fallait pas rester là. Je sentais la mort, elle n’était pas loin. Je suis donc reparti en direction de la rue. J’ai retraversé le petit passage sous la maison et me suis retrouvé dans la première partie de la ruelle. Il n’y avait rien ici, à part deux grands murs gris aux blocs disjoints. Plus de maisons, plus de lierre, plus de géraniums aux fenêtres, plus de jeune fille donnant à manger à son chat.

Je tremblais de plus en plus. Incapable de réfléchir, je me mis à courir, afin de sortir d’ici au plus vite. Enfin, je suis arrivé dans la rue et j’ai poussé un beau « ouf » de soulagement. J’ai épousseté mes vêtements comme j’ai  pu, puis j’ai repris mon chemin vers la gare. Quand je suis arrivé, la grande horloge du fronton marquait midi. Midi ! Comment cela était-il possible ?

Au bureau, je n’ai pas beaucoup travaillé. J’avais un mal de tête terrible et les lettres que j’essayais péniblement de rédiger n’avaient aucun sens. J’avais beau aligner les mots, quand je me relisais cela ne voulait rien dire du tout. A quatre heures, éreinté, je suis rentré chez moi. J’ai repris mon train dans l’autre sens, mais une fois arrivé dans ma petite ville de banlieue, j’ai pris un autre itinéraire. J’avais peur, oui, peur, de repasser encore une fois devant cette fameuse ruelle.

Le lendemain, il a bien fallu pourtant. C’était le chemin le plus court pour aller à la gare et je ne pouvais pas me permettre d’arriver encore une fois en retard. Courageusement, je me suis donc dirigé vers l’endroit fatidique, les dents un peu serrées, je l’avoue. La petite boulangère qui ouvrait son volet m’a regardé en coin, comme d’habitude, mais en voyant que je ne lui souriais pas, elle a eu un air surpris, peut-être même était-elle déçue. Tant pis ! C’est que moi je ne pensais qu’à ma ruelle…

Arrivé au même endroit que la veille, j’ai bien regardé. D’abord à gauche, puis à droite. C’était à n’y rien comprendre !  Il y avait bien une rangée de maisons, mais c’était tout. Entre les deux façades (et je les reconnaissais parfaitement), il n’y avait rien. Absolument rien. Avais-je rêvé tout cela ? Pourtant, en portant la main à la tête, j’ai touché un endroit douloureux. C’était bien là que je m’étais fait mal hier en tombant évanoui. Et puis la nuque aussi était douloureuse, comme si j’avais reçu un coup. Le même coup que le lapin, peut-être ? Je ne savais pas, je ne savais plus.

J’allais repartir quand je l’ai vu !

Là, sur le trottoir, le long de la façade d’une des maisons, un chat buvait un bol de lait. Quand je suis passé près de lui, tout tremblant, il m’a regardé attentivement. Moi, je n’ai pas osé me retourner et bien vite je suis allé prendre mon train. 

 

 dyn001_original_310_413_jpeg_2539654_04cf2a70e6b5b46bdf90d9132538df1e.jpg

 

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : litterature

28/09/2011

Le chasseur

Un fauve  tigré court dans la jungle.

Voilà qu’il se coulisse dans la savane, se dissimule et finit par se tapir, immobile.

Les hautes  herbes sont plus hautes que lui. On le distingue à peine.

En chasseur féroce, il guette sa proie. Sera-ce une gazelle, une antilope ou quelque buffle aux grandes cornes ? 

Le voilà qui bondit, preste pour tuer.

Mais le coup est raté. La souris s’est sauvée. Honteux, le chat tigré revient à la maison par le sentier, dédaignant cette fois l’herbe de la pelouse. 

 

Littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature

10/07/2011

Une île (19)

Mais le temps passait et les provisions, à bord, commençaient à diminuer dangereusement. Nous n’avions que ce qui était resté sur le bateau après son échouage : quelques sacs de farine, des pommes dans une grande boîte, un tonneau de poissons séchés et salés et deux tonneaux de choucroute. Le menu était un peu monotone, mais au moins nous ne manquions de rien, le chou fermenté, c’est bien connu, ayant sauvé plus d’un marin du scorbut. Cependant, nous ne pouvions rester indéfiniment à attendre. Il allait falloir prendre une décision. Heureusement, le quarantième jour le volcan cessa son éruption et trois jours plus tard encore nous avons pu accoster dans ce qui avait été le port. La lave se solidifiait lentement mais sûrement. Une croûte dure apparaissait en surface, mais en-dessous tout était encore liquide. En choisissant bien les endroits, il y avait moyen de se déplacer, mais il fallait faire très attention. En effet, après quelques mètres, la chaleur transperçait la semelle des chaussures et rendait toute progression impossible. Un des marins eut la bonne idée d’envelopper ses pieds dans des chiffons puis de ficeler des lattes de bois par en-dessous. Nous démontâmes aussitôt une partie du pont du navire afin d’avoir des planches bien droites et, munis de ces étranges raquettes, nous pûmes ainsi traverser le champ de lave sans encombre. Une fois sur le versant de la colline, nous remîmes nos chaussures et courûmes jusqu’au sommet. Bien entendu, j’étais en tête et c’est moi qui suis arrivé le premier devant les portes du château.

Celles-ci étaient grandes ouvertes, ce qui était pour le moins étrange. Nous avons visité tout l’intérieur mais nous n’avons rien trouvé, ni personne. Sur une table, traînaient encore les restes d’un repas, comme si on avait quitté précipitamment la pièce pour ne plus y revenir. Tout cela n’était pas trop rassurant. A la fin, je suis allé vers la salle d’eau. Plus je descendais les marches, plus mon cœur s’affolait, sans doute parce que cet endroit avait pour moi une connotation affective particulière. Près de la baignoire d’eau froide, je n’ai rien remarqué de particulier. Par contre, en descendant vers l’autre baignoire, une sorte de mauvais pressentiment s’empara de moi. Tout semblait pourtant normal là aussi, sauf que la porte qui donnait sur la petite plate-forme surplombant le fleuve de lave était ouverte. Il venait de là une lueur anormale ainsi qu’une chaleur difficile à supporter. Je me suis pourtant approché, mais ce fut pour reculer aussitôt. La lave qui en principe aurait dû se trouver deux cents mètres plus bas léchait maintenant les dalles de pierre. On devinait même qu’elle était montée plus haut encore et qu’elle avait franchi la balustrade protectrice, car celle-ci était recouverte d’une roche volcanique solidifiée. Ma princesse aurait-elle été emportée par ce feu souterrain en voulant venir le contempler ? Aurait-elle été surprise par une brusque montée de la lave ou bien, incommodée par la chaleur épouvantable qui régnait ici, aurait-elle fait un malaise et serait-elle tombée dans ce magma en fusion ? Ou bien encore (mais je refusais d’office cette dernière hypothèse, tant elle était horrible), désespérée par la destruction du village et la mort de ses compagnes, se serait-elle jetée volontairement dans la roche en fusion, afin de disparaître à son tour sans laisser de traces ? Privée de mère dès l’enfance, elle aurait ainsi trouvé au sein de la terre une espèce de cocon protecteur, une sorte d’utérus primitif qui l’aurait ramenée aux jours d’avant sa naissance ? Je ne savais que penser.

Je suis revenu dans la salle de bains. Au mur, des vêtements pendaient à un clou, mais ce n’étaient pas ceux qu’elle portait le matin où je l’avais quittée. Quant au peignoir, il était jeté négligemment le long de la baignoire, le col trempant même légèrement dans l’eau, ce qui semblait indiquer qu’il avait été déposé là précipitamment. Que fallait-il en déduire ? Ma princesse avait pu vouloir prendre un bain. Mais déjà l’idée qu’elle serait venue ici par nostalgie après mon départ, pour se souvenir des bons moments que nous avions passés ensemble, m’étreignait le cœur. Avant de s’étendre dans la baignoire elle aurait eu alors la curiosité d’aller vérifier le niveau de la lave dans la cave d’à côté et là elle serait tombée, soit accidentellement, soit volontairement. Mais toutes ces hypothèses reposaient sur la seule présence des vêtements pendus à un clou et malheureusement je n’arrivais pas à me souvenir s’ils n’avaient pas été oubliés là depuis quelque temps déjà, ce qui aurait changé la donne. En fait, la princesse était peut-être tout simplement en sécurité sur le sommet d’une des collines épargnées par la lave...

J’ai donc rebroussé chemin et, une fois à l’extérieur, je me suis mis à explorer les environs. Mes compagnons m’aidaient et à la fin nous nous sommes mis à appeler de toutes nos forces, mais personne n’a jamais répondu. Quand le soir est tombé, on m’a fait comprendre qu’il était inutile de s’obstiner. Si nous ne voulions pas laisser notre peau dans ce fichu pays, il fallait au plus vite reprendre la mer et tenter de trouver une terre plus accueillante afin de nous procurer des vivres. Je n’ai dit ni oui ni non, mais je savais qu’ils avaient raison. J’étais exténué et désespéré et je me suis laissé guider comme un enfant. Quand le bateau a appareillé, j’ai regardé longuement cette île où j’avais été si heureux. Je me disais que je n’aurais pas dû partir, que ma compagne, peut-être, était encore vivante, qu’elle était simplement bloquée sur une colline, entourée par la lave et que demain elle allait réapparaître. Un des marins était resté près de moi, de peur sans doute que je ne fusse attiré par cette espèce de chant de sirènes qui résonnait dans ma tête. Avait-il peur que je ne me jette dans les flots pour tenter de regagner le rivage à la nage ? Il avait raison, ce n’était pas l’envie qui m’en manquait. Même si je me doutais qu’il n’y avait plus aucun espoir de retrouver quelqu’un vivant, je m’obstinais à penser que j’aurais dû rester, ne serait-ce qu’en mémoire de celle que j’avais tant aimée et qui m’avait aimé aussi.

« Allons, arrête de te tracasser » me dit le marin à mes côtés. « N’est-ce pas toi qui voulais remettre la bateau à flot et partir ? C’était une bonne idée, on ne pouvait quand même pas demeurer là indéfiniment. Et puis si nous étions restés, nous serions tous morts maintenant, ensevelis sous deux mètres de lave. Nous serions bien avancés ! Allons, il faut aller de l’avant, désormais… » Je lui dis qu’il avait raison, mais je n’en continuai pas moins à regarder l’île qui commençait à disparaître à l’horizon. La nuit tombait. Bientôt on ne distingua plus qu’une petite ligne noire, tout là-bas, puis on ne distingua plus rien du tout. C’était fini, nous étions partis. Je ne saurais jamais ce qu’était devenue ma petite sirène, seule sa voix, telle un chant, resterait à jamais en moi.

Nous naviguâmes pendant trois jours par un fort vent d’ouest, puis, un beau matin, une masse noire apparut dans les lointains. Nous crûmes que nous avions atteint quelque continent aux montagnes gigantesques et impressionnantes, une sorte de cordillère qui aurait surgi mystérieusement de la mer et qui n’aurait été reprise sur aucune carte. Mais non, ce que nous voyions là et qui avançait droit sur nous, c’était un nuage, le nuage noir et terrible d’une tornade tropicale.

Bientôt des vagues énormes se sont abattues sur le pont, endommageant les mâts et s’engouffrant dans les écoutilles. Elles étaient très violentes, ces vagues. Allions-nous finalement périr noyés dans un naufrage ?

 

 

FIN

 

littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature

07/07/2011

Une île (18)

Pour mettre toutes les chances de notre côté, nous avons jeté par-dessus bord une bonne partie de ce qui se trouvait dans la cale, afin d’alléger au maximum l’embarcation. Les minutes défilaient et il ne se passait toujours rien. Enfin, à un certain moment, le bateau bougea lentement sur sa base, puis subitement la proue s’éleva, suivie bientôt par la poupe. Il flottait ! Notre bateau flottait ! Nous montâmes aussitôt sur le  pont et dansâmes de joie. Quelqu’un qui nous aurait aperçus nous aurait pris assurément pour des sauvages en train d’accomplir quelque rituel sacré. Il faut croire que dans des moments difficiles et d’intense émotion, l’homme d’aujourd’hui, aussi civilisé qu’il soit, a tendance à se tourner vers ses origines. On n’efface pas comme cela les millénaires qui nous ont précédés et confrontés comme nous l’étions avec les éléments naturels, l’océan d’un côté et la lave en fusion de l’autre, nous renouions sans le savoir avec les coutumes de nos ancêtres. L’être primitif, en nous, refaisait surface, et avec lui des centaines de siècles de pensée sauvage.

Quand nous fûmes un peu calmés, nous avons rapidement fait le tour du navire, pour voir s’il était bien étanche. A première vue, c’était le cas car nous n’avons décelé aucune entrée d’eau. C’est alors que nous nous sommes tous regardés. Nous avions été les derniers des idiots. Car pour partir et mettre le cap au large, il manquait un élément de taille : les voiles. Or celles-ci étaient toujours accrochées aux anciens mâts et gisaient lamentablement sur le sable mouillé. C’était un comblé ! Nous étions restés des heures et des heures à attendre et à ne rien faire et voilà que nous découvrions  que nous n’étions pas prêts !

Bon, on regagna le rivage, on détacha les voiles et on les achemina comme on put dans le bateau. Inutile de dire qu’elles étaient trempées quand elles se retrouvèrent sur le pont. Il fallut ensuite les trier, ce qui ne fut pas facile, car ce que nous avions devant nous, c’était un amas informe de tissu, une boule compacte qui ne ressemblait à rien. Après bien du mal, nous sommes pourtant arrivés à tout démêler. Il fallut ensuite attacher ces voiles aux mâts, ce qui ne fut pas une mince affaire, je peux vous le garantir. Heureusement il faisait chaud et une fois étendues, elles séchèrent  très rapidement. Il était quand même près de seize heures quand le bateau prit enfin la direction du large. Il était temps, la lave avait fait son chemin à travers la forêt et une première coulée était sur le point d’atteindre la plage.

Pour éviter les récifs et d’éventuels écueils, nous avons accompli une large boucle autour de l’île. Enfin, vers dix-huit heures, après avoir contourné le cap au sommet duquel se dressait fièrement le château de ma  princesse,  nous pénétrâmes dans la baie septentrionale, celle où se trouvait le  village. Il se fit aussitôt un grand silence parmi nous. Plus personne ne parlait et chacun retenait son souffle. Ce n’était pas possible ! Du haut du volcan, six grandes traînées de lave descendaient pour se rejoindre dans la plaine. Là, comme un torrent impétueux, la matière incandescente avait complètement ravagé les cultures. Des beaux champs de blé et de maïs, il ne restait plus rien. Puis, comme si cela ne suffisait pas, la lave avait poursuivi son chemin vers la mer, dans laquelle elle tombait, formant un énorme panache de fumée blanche et de vapeur d’eau. Quant au village, c’était bien simple, il n’en subsistait absolument rien. C’était comme s’il n’avait jamais existé. A son emplacement, s’étendait maintenant une masse compacte et visqueuse, d’un rouge brun inquiétant. Nous ne savions que dire. En fait, il n’y avait rien à dire devant une telle désolation.

Il restait à savoir ce qu’étaient devenues toutes les femmes. Avaient-elles été prises au piège de la lave ou s’étaient-elles réfugiées au château ? C’était à espérer, mais comment pouvions-nous en être certains ? Il était évidemment impossible de s’approcher du rivage puisque la mer bouillonnait et que le littoral n’était qu’un magma en fusion. Quant à atteindre le château, il ne fallait même pas y songer. D’abord le navire se serait fracassé sur les récifs, mais même si par miracle nous étions parvenus sans encombre au pied des falaises, nous n’aurions pas pu en entreprendre l’escalade, tant celles-ci étaient abruptes.

Alors, la mort dans l’âme, nous avons attendu. Pendant quarante jours et quarante nuits nous sommes restés au large, scrutant à la longue vue la moindre activité dans les environs du château. Mais nous avions beau nous user les yeux, nous ne voyions jamais rien. Egoïstement, je me disais que ma princesse, au moins, devait être vivante, puisque c’était un jour à l’aube que l’éruption avait commencé. En toute logique, à cette heure-là, elle n’avait aucune raison de se trouver au village, où elle ne descendait que l’après-midi. Evidemment, il aurait encore fallu savoir combien de temps la lave avait mis pour progresser jusqu’à la côte… De plus, connaissant la détermination de ma bien-aimée, il y avait fort à parier qu’elle n’était pas restée inactive une fois qu’elle avait eu conscience du danger qui menaçait ses compagnes. C’est cela qui me faisait le plus peur : qu’elle ait quitté le site protégé du château pour aller se faire prendre au piège de la lave en contrebas. Rien que d’y penser, j’en avais des frissons. Je revoyais alors son beau regard fier lorsque nous l’avions découverte en train de se baigner dans la rivière avec ses amies. Quelle prestance et quelle dignité elle avait eue à ce moment-là. En y repensant, je devenais de plus en plus amoureux. J’aurais voulu qu’elle soit là près de moi, à l’instant même. Alors je l’aurais serrée dans mes bras de toutes mes forces. Qu’est-ce que j’avais été bête de vouloir m’en aller ! J’étais heureux et je ne le savais pas. Ou plutôt si, je le savais, mais ce bonheur ne m’avait pas suffi. Je voulais autre chose, quelque chose qui pigmentât ma vie. Comme quoi l’homme est un éternel insatisfait et il ne sait pas se contenter de ce qu’il a. A force de vouloir rendre sa vie semblable à celle des dieux, il finit par tout perdre.

Nous restions donc là au large, à contempler la lave qui n’en finissait plus de couler et à guetter le moindre signe de vie dans tout ce chaos digne de la création du monde. Mais il n’y avait rien, jamais rien. Parfois, avec notre longue vue, nous saisissions pourtant l’image fugace d’un animal sauvage, une biche ou un lièvre, qui cherchait à se faire un chemin entre les fleuves de laves incandescentes. Cette découverte nous mettait en joie et nous nous disions que tant qu’il restait un soupçon de vie sur l’île, tout n’était pas perdu. Alors pendant un jour ou deux nous reprenions espoir. Puis une sorte de marasme s’emparait de nouveau de nous et nous replongions dans notre torpeur. Je pensais, en voyant ces animaux fugaces qui tentaient d’échapper à la mort, que nous n’avions pas été à la hauteur. Dans le mythe biblique, Noé accueille un couple de tous les êtres vivants dans son arche et les sauve du déluge. Nous, nous n’avions sauvé personne, même pas nos charmantes compagnes, que nous aimions tant. La situation s’était inversée : si autrefois elles avaient vécu seules sur leur île, maintenant il n’y avait plus que des hommes sur ce bateau qui aurait pu, qui aurait dû même, servir d’abri à tout le monde.

Parfois, épuisé d’avoir tant scruté l’horizon, je m’assoupissais quelques heures et c’était pour faire des rêves étranges. Il s’agissait souvent de cauchemars. Je fuyais devant des tigres qui insensiblement, par ronds concentriques, m’amenaient au bord d’un cratère dans lequel je finissais par tomber. Ou bien c’était le navire qui subitement prenait eau et coulait. J’étais le  seul rescapé et je nageais comme je pouvais jusqu’à la plage où m’attendaient les mêmes tigres agressifs. Alors, pour ne pas être dévoré, je continuais à nager jusqu’au moment où je coulais à pic. C’était horrible. Heureusement, certains rêves étaient plus agréables. Cela se passait à chaque fois dans les bains chauds situés sous le château et ma princesse en était le personnage principal. Je revivais en fait en boucle la scène initiale que j’avais vécue, quand elle avait ôté son peignoir. Son image se réfléchissait à l’infini dans les miroirs, dans une sorte de mise en abyme érotique. Il n’y avait plus une princesse, mais des dizaines et leur belle peau mate prenait un éclat chatoyant à la lumière des bougies. Puis soudain, c’était mon amie seule qui venait me rejoindre dans la baignoire. Et là j’étais vraiment heureux. Comprenez-moi bien, il ne s’agissait pas seulement d’attirance physique, même s’il y avait de cela aussi, forcément. Non, j’étais tout simplement bien en sa compagnie. Sa présence était très forte et j’étais sensible à sa voix chaude et à l’éclat de son regard, si vif et si tendre. Puis je me réveillais et je n’avais devant moi que cette île en fusion et ce château solitaire, qui gardait ses secrets. La frustration alors était terrible et j’aurais tout donné pour savoir si j’allais un jour la retrouver.

littérature

 

 Hawaï, lave tombant dans la mer.

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

04/07/2011

Une île (17)

Ce soir-là, nous n’avions pas le  cœur à raconter des histoires. Nous allumâmes rapidement un feu, histoire d’avoir chaud et d’éloigner les bêtes sauvages, puis nous nous endormîmes aussitôt. Il faut dire que nous étions exténués par le travail de la journée ! A un certain moment, je fis un rêve étrange. J’étais dans la salle de bains du château et je voulais descendre pour vérifier si l’eau qui coulait en bas était toujours aussi chaude. Mais dans l’escalier en colimaçon, voilà que je tombe presque nez à nez avec deux tigres qui me barraient le passage. Que faire ? Avancer, il n’y fallait même pas songer, car ils émettaient déjà des feulements inquiétants, presque des grognements. Quant à reculer tout en leur faisant face, ce qui aurait été la seule solution, on en conviendra, j’en étais complètement incapable, tant mes jambes tremblaient et ne parvenaient plus à me porter.

C’est alors que derrière les tigres, qui se montraient de plus en plus menaçants, j’aperçus le compagnon que nous avions enterré ce matin. Je savais qu’il était mort et donc que c’était à son fantôme que j’avais à faire. Enfin, quand je dis son fantôme, ce n’est peut-être pas le mot qui convient. Je dirais plutôt son âme ou son esprit, comme on voudra. Et voilà qu’il me parlait et me faisait de grands signes. « Tu vois » disait-il « qu’il y a quelque chose après la mort. Mais j’aurais encore préféré qu’il n’y ait rien. Le fameux paradis n’existe pas. Il n’y a que les enfers et c’est horrible ! Viens donc voir… » Et il commençait à descendre les marches tout en me faisant signe de le suivre. Descendre ? Pas question, car les deux tigres étaient toujours là, qui m’observaient d’une étrange façon. Faire un pas en avant afin d’accompagner mon ami, c’eût été courir à ma perte. C’était pourtant ce que celui-ci voulait en m’invitant à le suivre, j’en étais sûr. Il désirait ma mort pour se venger du fait qu’indirectement il avait perdu la vie à cause de moi. J’en étais là de mes réflexions quand la terre se mit à trembler. Tout bougeait autour de moi, le sol, les parois, le plafond. Encore un instant et j’allais être enseveli sous les décombres de l’escalier. Les tigres, eux, avaient disparu. Quand les premières pierres commencèrent à tomber autour de moi, je poussai un cri et me réveillai en sursaut. Ce fut pour constater que la terre tremblait réellement. Un grondement sourd emplissait tout l’espace et j’étais ballotté dans tous les sens. Ce n’était donc pas un rêve ! Les secousses étaient terribles et cela ne s’arrêtait pas.

Après une bonne minute, le bruit cessa enfin ainsi que les tremblements. Quel silence, subitement ! Mes compagnons, qui s’étaient réveillés, se regardaient tous d’un air ahuri. Il faisait encore noir, mais comment se rendormir après une telle frayeur ? On remit un peu de bois sur les braises du feu et on discuta sur ce qu’il convenait de faire. Nos pensées, cela va sans dire, allaient vers le village, sur la côte septentrionale. Avait-il été touché ? Forcément ! L’activité sismique avait été tellement importante qu’il ne faisait aucun doute qu’il y eût des dégâts. Ce que nous ignorions, c’était leur étendue. Fallait-il donc retraverser l’île à pied ou bien d’abord remettre le navire à flot ? Par lequel de ces deux moyens parviendrions-nous le plus rapidement sur les lieux du drame ? Car avec de telles secousses, nous ne doutions pas un instant qu’une catastrophe ne se fût produite là-bas. En retraversant par le col, nous étions certains d’arriver dans la soirée, mais il y avait le risque de croiser d’autres tigres. Personnellement, je n’étais pas très chaud pour adopter cette solution, car j’avais encore en mémoire les deux fauves rencontrés dans mon rêve. Avec le bateau, par contre, nous irions plus vite, pour autant, bien entendu, que nous puissions le remettre à flot dans la matinée, sinon…

Chacun discutait en avançant des arguments pour l’une ou l’autre des solutions et ce n’était pas facile de trancher. Au-dessus de l’océan, l’aube commençait à poindre et un fin liseré rouge barrait l’horizon. Il fallait se décider ! Je fis remarquer que la voie terrestre comportait encore un inconvénient auquel personne n’avait pensé : on risquait de se perdre à cause du nuage qui couvrait les sommets. Instinctivement, chacun se retourna pour regarder ce fameux nuage et là nous restâmes stupéfaits. Le jour se levait à peine, je l’ai dit, et on commençait seulement à deviner l’océan. Pourtant, devant nous, les sommets qui auraient dû être plongés dans l’obscurité étaient bien visibles. Une barre rouge, étincelante, éclairait la montagne et au-dessus d’elle, le nuage, plus impressionnant et plus noir que jamais, était bien visible. Nous fixions ce spectacle fantastique sans rien comprendre. « On dirait du feu » dit un des marins. Et en effet, en y regardant bien, on voyait que cette ligne rouge bougeait, comme si elle se déplaçait. Mais pas comme des flammes, non. Elle avançait d’une manière continue, uniforme, du haut vers le bas. On aurait plutôt dit une rivière. Une rivière de feu. De la lave ! Cette île s’était formée autour d’un volcan et il venait de se réveiller !

Aucun doute, c’était bien de la lave qui s’échappait d’un cratère et qui coulait le long de la montagne avant de disparaître sur l’autre versant, du côté du village. Au-dessus, l’énorme nuage de cendres n’en finissait plus de grossir. Impossible de passer par là, donc, la voie était coupée. Il n’y avait plus une minute à perdre, il fallait remettre à l’eau ce satané bateau. Sans nous concerter, nous nous levâmes tous en même temps et courûmes jusqu’à la mer.  On plongea dans l’eau et on se mit à creuser dans le  sable. On creusait si fort que les doigts nous faisaient mal, mais nous nous en moquions bien et nous poursuivions notre tâche avec une frénésie anormale. Après un quart d’heure, il fallut se rendre à l’évidence. Nous étions fort agités, mais complètement inefficaces. Alors on se calma un peu et on commença à s’organiser. On cala d’abord le bateau avec de nouvelles perches, puis on se remit à creuser, armés d’outils cette fois. L’idée était de faire un trou sous le bateau. Evidemment, avec son poids, il allait s’enfoncer, mais au moins quand la mer arriverait la hauteur d’eau sous la quille serait plus importante. C’était notre seule chance de réussir. Si cette tactique échouait, il n’y avait plus d’espoir.

Après une bonne, heure le travail était achevé et il n’y avait plus qu’à attendre la marée haute. Derrière nous, le volcan continuait à déverser ses flots de lave et une odeur de soufre se répandait jusqu’à l’endroit où nous nous trouvions. Ce fut un moment pénible car il fallait rester là sur la plage, inactifs et impuissants, tandis que les pires pensées traversaient notre esprit. Vers onze heures, nous nous remîmes à l’eau car le niveau avait déjà fortement monté, mais pas encore assez pour soulever le bateau. C’est à ce moment qu’il se produisit une effroyable explosion. Le volcan venait d’éclater et entrait dans un nouveau type d’éruption. Ce n’était plus seulement de la lave qui sortait de son sommet, mais un nuage de cendres incandescentes mélangées à des pierres en fusion. Celles-ci tombaient partout, y compris sur notre versant qui avait été épargné jusqu’à présent. Il ne fallait plus traîner, mais nous ne pouvions rien faire d’autre qu’attendre que le niveau de l’eau devînt acceptable.

Cette attente était insupportable et l’angoisse à son comble. Il y avait maintenant environ deux mètres d’eau sous la proue du navire, mais celui-ci ne bougeait toujours pas. En regardant le volcan, je vis que la lave s’écoulait maintenant de notre côté. A la vitesse où elle allait, dans moins d’une heure elle aurait atteint la plage et donc la mer. Nous allions être ébouillantés comme des écrevisses dans une casserole ! Et on entendait toujours les pierres qui tombaient un peu partout dans la forêt. Je me souviens qu’à un certain moment quatre tigres sortirent du bois en courant. Ils s’immobilisèrent sur la plage et regardèrent dans notre direction. Puis, toujours en courant, ils longèrent le rivage et disparurent de notre vue. Nous n’étions plus des  ennemis, maintenant que chacun essayait de sauver sa peau. La même peur nous unissait et la mort nous guettait pareillement. Je repensai à mon rêve : les tigres, le tremblement de terre, mon ami mort qui m’appelait. Tout cela semblait drôlement prémonitoire !

 

Littérature
 
 
 
 
Photo du Stromboli, dans les îles Eoliennes

 

 

 

 

 

00:12 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature

30/06/2011

Une île (16)

Notre première tâche consista à enterrer notre malheureux compagnon. Nous fîmes un trou à même le sable au milieu de la plage, car c’était un marin qui allait reposer là et il convenait qu’il fût placé face à la mer. Il nous semblait à tous que son séjour en ce lieu serait quelque peu adouci si chaque matin à l’aube, quand le soleil se lève, il pouvait contempler l’océan et sentir les vagues qui, à marée haute, allaient venir lécher sa tombe ou même la recouvrir. Quel plus bel hommage pouvions-nous lui rendre ? Quand la fosse fut creusée, nous y déposâmes le corps, puis nous restâmes là un long moment à le contempler. Il aurait fallu faire un discours et il est fort probable que cette tâche me revenait, en tant que capitaine. Mais que dire ? Quels mots prononcer devant la  mort ? Aucun, évidemment. Nulle parole ne pouvait rendre compte de cette injustice profonde. Notre ami avait disparu, bien jeune par ailleurs, et il n’était plus. Mais même s’il avait eu cent ans, cela n’aurait rien changé à notre peine ni au fait que la mort restait une horreur sans nom, que l’homme ne parviendrait jamais à comprendre.

Certains, pour se rassurer, se tournaient vers la religion et c’était, ma foi, une solution qui en valait bien une autre. Mais même s’ils espéraient pouvoir revivre un jour dans un autre monde, il n’en restait pas moins qu’au moment fatal ils avaient aussi peur que les autres. Alors à quoi bon toutes ces simagrées que font les prêtres dans les cimetières ? Tout ce que je savais c’est que j’avais partagé quelques années de ma vie avec un homme et qu’il n’existait plus. Voilà ce que je  me disais en contemplant ce trou dans le sable, au fond duquel la mer, curieusement, s’infiltrait déjà imperceptiblement. Le pauvre ! Il allait avoir froid là-dedans et il allait être tout mouillé. Sans trop savoir pourquoi je pensai aux jeunes filles que nous avions surprises le premier jour et qui se baignaient dans l’eau. Le contraste entre les deux scènes était saisissant. Je poussai un soupir et je donnai l’ordre de reboucher le trou, ce qui fut facile car il suffisait de pousser le sable qui tombait tout seul, comme si la nature avait été pressée de faire disparaître toute trace de notre ami.

Après l’inhumation, nous mangeâmes un morceau, assis sur la plage. Inutile de dire que le début du repas fut particulièrement lugubre. Personne ne parlait et on entendait le vent qui venait du large et qui  agitait les feuilles des premiers arbres de la forêt. Puis un des marins dit quelque chose d’insignifiant, histoire de rompre ce silence oppressant, sans doute. Un autre lui répondit, puis un troisième. On sentait que les mots cherchaient leur chemin parmi ces hommes au visage dur mais dont le cœur était grand comme cela. A un certain moment, il y eut même un rire ou plutôt un ricanement nerveux. Du coup la conversation retomba aussitôt et le silence reprit ses droits, comme si le fait de montrer de la bonne humeur était subitement devenu incongru. Il se passa encore quelques minutes puis on se remit à discuter. D’abord à voix basse, puis de plus en plus fort. Un quart d’heure plus tard, le repas était animé. On parlait, on blaguait, on riait, comme pour se rassurer sur sa propre existence. Nous, nous n’étions pas morts ! Le tigre aurait pu agresser n’importe lequel d’entre nous, mais nous étions toujours là ! Heureusement ! Voilà en gros ce que signifiaient ces rires qui secouaient maintenant la petite assemblée. Les nerfs se détendaient et les blagues fusaient dans le petit groupe. Pour un peu on aurait oublié le mort, qui gisait à quelques mètres de nous, du sable plein les oreilles et les yeux, tandis que les vers nécrophages commençaient leur festin.

Il était trop tard pour s’occuper du bateau et d’ailleurs la nuit allait tomber. On ramassa un peu de bois mort dans la forêt (avec une sentinelle postée à proximité, le fusil pointé vers l’obscurité du sous-bois, on n’est jamais assez prudent) et on fit un grand feu sur la plage. Les marins se serrèrent les uns contre les autres puis ils racontèrent des histoires afin de se réconforter. L’un parla d’un voilier fantôme, qui hantait la mer des caraïbes, l’autre d’une île inconnue où un trésor avait été enfoui par des pirates, tandis qu’un troisième évoqua une étrange femelle dauphin, qui était tombée amoureuse d’un jeune matelot et qui suivait son navire à travers tout le Pacifique sans jamais se décourager. Personnellement, je racontai l’histoire d’Ulysse et de Calypso, et quand j’eus terminé, je vis bien que mes compagnons faisaient une analogie avec notre aventure sur cette île. Puis nous nous endormîmes profondément, couchés sur le sable encore tout chaud du soleil de la journée. A une faible distance, mais un mètre plus bas, notre ami dormait également. Mais lui il ne se réveillerait plus.

Au petit matin, nous sommes allés examiner le bateau. Eh bien, contrairement à ce que je croyais, il n’avait pas subi beaucoup de dommages. Il était échoué, oui, mais la coque semblait en bon état. Seuls les mâts avaient souffert lors de la tempête, mais tout cela semblait réparable. Alors nous nous sommes mis aussitôt à l’ouvrage. Après avoir coupé deux arbres, nous les avons élagués puis nous avons raboté et poli les troncs avec des outils retrouvés à bord. Le plus dur, ce fut de les acheminer jusqu’au navire car nous n’étions que six et ils étaient bien lourds. Une fois dans l’eau, on les a fait flotter, puis on les a hissés sur le pont avec des câbles. Ensuite il fallut les redresser et leur faire prendre la place occupée par les anciens mâts. Ce ne fut pas facile, mais nous y sommes arrivés. A midi nous fîmes une petite pause pour déjeuner. La bonne humeur était revenue et l’équipe était de nouveau très soudée. La débauche alcoolique des semaines précédentes semblait ne plus être qu’un mauvais souvenir et quant à notre malheureux ami il fallait bien reconnaître que nous étions déjà occupés à l’oublier.

Après le repas, nous avons essayé de redresser un peu le navire à l’aide de grandes perches, puis nous avons creusé le sable sous sa coque. Ce fut le travail le plus délicat et le plus éprouvant, car si la proue était à sec sur le sable, la poupe, elle, baignait dans un mètre cinquante d’eau. Il fallait donc retenir sa respiration et plonger pour tenter de dégager le sable avec nos mains. D’un autre côté, il ne fallait pas trop creuser non plus car le navire risquait soit de se coucher sur le côté, soit de s’enfoncer davantage. Il fallait juste le dégager suffisamment afin qu’il pût flotter par lui-même quand la marée haute le soulèverait.

Quand le travail fut terminé, nous nous sommes couchés sur la plage et nous avons attendu la montée de l’eau. C’est à ce moment que j’ai regardé vers l’île et je dois dire que j’en suis resté complètement ahuri. Occupé comme je l’avais été depuis le matin, je n’avais rien remarqué, mais là c’était difficile de ne plus voir. Accroché au sommet qu’il dissimulait en partie, un énorme nuage noir se tenait immobile. J’avais déjà été intrigué par ce nuage insolite avant notre départ, mais là ce que je voyais maintenant était tout à fait anormal. Cette espèce de cumulus horizontal qui était encore si petit ce matin avait incroyablement grossi. Maintenant, il était même devenu tout à fait énorme et il recouvrait toutes les cimes de l’île. En plus, il était d’une noirceur étonnante. Un nuage c’est blanc ou c’est gris, mais celui-ci était d’un noir si profond que je peux dire sans me tromper que je n’en avais jamais vu de pareil. Sa présence insolite dans ce ciel complètement bleu n’en finissait pas de m’étonner au point que j’en fis la remarque à mes compagnons. Mais ceux-ci se mirent à rire devant ma perplexité. Hé quoi, je n’avais jamais vu un nuage ? C’était un signe de pluie, voilà tout, le beau temps ne pouvait pas durer toujours. Est-ce que par hasard je craignais d’être mouillé ? Cela n’avait aucun sens puisque nous venions de passer l’après-midi dans l’eau… Mais si par malheur il se mettait à pleuvoir, je n’aurais qu’à piquer une tête dans la mer et puis voilà. Là-dessus ils se mirent tous à rire de si bon cœur que leur bonne humeur me gagna et que je me mis à rire moi aussi. Ils n’avaient pas tort, finalement, et je devais me poser trop de questions. Et puis le seul problème réel, c’était de savoir si le bateau allait ou non pouvoir reprendre la mer. Avec mes questionnements sur les nuages, j’étais un peu ridicule, je m’en rendais bien compte.

C’est vers vingt heures que le niveau de l’eau commença vraiment à monter. Nous nous remîmes à l’eau et tentâmes de faire bouger la masse du navire. Il y avait maintenant environ deux mètres de profondeur à l’avant et donc trois mètres cinquante à l’arrière. Cela aurait dû suffire pour désensabler le bateau, mais celui-ci restait complètement immobile. Evidemment, comme nous étions occupés à nager le long de la coque, nous n’avions pas beaucoup de force et les coups que nous pouvions donner, même en conjuguant nos efforts, restaient sans effet. Alors nous avons changé de tactique et nous sommes tous montés à bord. En nous positionnant tous du même côté, nous avons essayé de donner du mouvement au bateau, mais il n’y avait rien à faire. Découragés, nous sommes redescendus à terre alors que la nuit tombait déjà. Il allait falloir tout recommencer le lendemain.

 

littérature

 

 

 

 

 

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (3) | Tags : littérature

26/06/2011

Une île (15)

C’est comme cela que nous nous sommes retrouvés en train d’escalader la cordillère centrale. Il faisait chaud et la montée s’est révélée plus difficile encore par ce côté que par l’autre versant. Avant de partir, j’avais embrassé ma princesse, qui semblait déjà inquiète de ma décision. Elle ne comprenait pas pourquoi je voulais absolument revoir l’épave de mon bateau. Elle insistait d’ailleurs beaucoup sur ce mot « épave », comme pour me décourager et me faire comprendre que mon expédition était tout à fait inutile puisque je n’allais retrouver que des débris. Intuitivement, elle devinait que cette décision subite n’augurait rien de bon et elle craignait déjà que ne me vînt à l’esprit l’idée de quitter son île. Je la rassurai autant que je pus, lui mentant pour la première fois sur mes intentions réelles. Comme nous discutions devant le château, sur la terrasse qui embrassait tout le paysage, je remarquai un petit nuage noir à l’horizon, qui s’accrochait sur un des sommets. C’était bien la première fois que je voyais un nuage isolé. Ou bien le soleil resplendissait dans un ciel bleu limpide, ou bien une chape de plomb obscurcissait tout et finissait par crever en une pluie tropicale démentielle. Celle-ci ne durait jamais très longtemps, mais elle suffisait à alimenter les nombreuses rivières de l’île, lesquelles étaient indispensables pour irriguer les cultures. Voilà pourquoi ce nuage unique, absolument insolite, attira mon attention. J’y vis comme un mauvais présage, mas je préférai ne rien dire à ma princesse. Elle aurait été capable de prendre ce prétexte pour me dissuader de partir. Je l’embrassai et je me mis en route, avec pourtant cette idée qu’un danger nous menaçait, sans que je pusse en préciser la nature. En bas, au village, je retrouvai mes hommes et je chassai de mon esprit toutes ces pensées confuses et un peu ridicules, il faut bien l’avouer.

Nous marchâmes pendant quatre heures avant d’atteindre le col. Il ne devait pas être loin de midi et il faisait très chaud. La tentation était grande de trouver un coin d’ombre où s’étendre, mais il ne pouvait en être question. J’avais trop peur de me faire surprendre par la nuit au milieu de la grande forêt. Pas question de croiser la route d’un serpent en pleine obscurité ! Après une rapide collation, nous nous remîmes en route. Certains maugréèrent bien un peu, faisant valoir qu’une petite sieste et un verre de vin n’auraient pas été de refus. Je répondis qu’on n’avait pas le temps et que pour ce qui était de boire, il y avait assez de rivières à leur disposition. A mon ton, ils comprirent tous que l’époque de l’ivrognerie était terminée.

Une heure plus tard, les ennuis commençaient pour de bon : nous pataugions en plein marécage. J’avais cru, en obliquant plus à l’est, pouvoir contourner cette fameuse zone humide, qui nous avait déjà valu bien des soucis à l’aller, mais non, il n’y avait rien à faire, elle semblait s’étendre sur des kilomètres. Nous nous retrouvâmes une nouvelle fois avec de l’eau jusqu’à la ceinture et finalement, pour ne pas nous enfoncer tout à fait, il fallut bien se mettre à ramper. Heureusement que j’avais prévu des sacs de toile imperméable pour protéger les fusils, sinon nous aurions été à la merci du premier animal sauvage. En attendant, ce n’étaient pas les grosses bêtes qui nous attaquaient, mais les petites. Des milliers de moustiques tournaient autour de nous dans un nuage compact, qui obscurcissait presque le soleil. Et ces satanées bestioles ne se privaient pas pour nous piquer, je peux vous le garantir ! Occupés comme nous étions à ramper, tentant comme nous pouvions de ne pas nous faire engloutir dans les fondrières, nous n’avions guère le loisir de nous défendre contre ces insectes. Quand nous parvînmes enfin sur un sol plus stable, nous étions couverts de boutons urticants. Mais ce n’était pas tout. Nous étions également couverts de sangsues, ce que nous découvrîmes aves horreur ! Toutes les parties de notre corps qui n’étaient pas protégées par les vêtements étaient atteintes : le cou, la nuque, le visage, les mains et les avant-bras. Il fallut s’arrêter et arracher une à une ces bêtes immondes. On voyait bien que nous étions sous les tropiques car elles étaient énormes. Si nous n’avions pas agi immédiatement, elles nous auraient saignés à blanc en moins d’une heure.

On se remit en marche. Les hommes pestaient contre toutes ces épreuves que je leur faisais endurer mais moi, plus ils pestaient, plus je me disais que cette marche leur ferait du bien et qu’il n’y avait pas d’autre moyen pour les faire sortir de l’état d’avachissement dans lequel ils étaient tombés. J’en étais là dans mes réflexions, très fier intérieurement de mes méthodes pédagogiques, quand un feulement grave se fit entendre à proximité. Diable, ce fauve devait vraiment être tout près de nous ! Le temps de nous saisir de nos fusils, il était trop tard. Un tigre énorme, tel que je n’en avais jamais vu, surgit des bosquets et s’élança sur l’homme de tête. Que faire ? Tirer, c’était risquer d’atteindre notre compagnon. Ne rien faire, c’était le condamner à une mort certaine. J’ai hésité trois secondes. Trois secondes de trop. Quand le coup est parti et que le tigre, blessé, a fait un bond en arrière, il était déjà trop tard. Notre ami gisait par terre dans une flaque de sang. Le félin, lui, nous fixait en émettant des cris étranges, sans qu’on pût savoir s’ils étaient causés par la douleur ou par la rage. Sans nous préoccuper de ces subtilités, nous tirâmes tous les cinq en même temps, vidant nos chargeurs. Le félin accusa le coup et recula, étonné. Il montra ses grandes dents en retroussant les babines, puis, au moment où il se retournait pour s’enfuir, il s’étala de tout son long. Il était mort.

Nous nous précipitâmes près de notre malheureux compagnon. Malheureusement, il n’y avait plus rien à faire. La carotide sectionnée, l’épaule arrachée, il se vidait de son sang. Nous tentâmes de le rassurer, lui faisant croire qu’il allait s’en sortir, mais au fond de nous, nous savions bien que ce n’était pas vrai. Pendant que je lui soulevais la tête et que je lui rappelais tous les événements fabuleux que nous avions vécus ensemble, il me regardait avec des yeux tristes de petit enfant. « J’ai peur » dit-il tout à coup. « J’ai peur de ce qu’il y a de l’autre côté. Et s’il n’y avait rien ? » Evidemment qu’il n’y avait rien, mais comment le lui dire en ce moment ? Je lui mentis donc encore une fois. Je le rassurai comme je pus, en lui parlant du paradis, mais lui m’interrompit en disant que le paradis, il venait juste de le quitter. C’était sa vie au village avec les femmes. Dans son regard qui commençait à vaciller, je vis comme un reproche et je me tus. Que dire encore après cela ? Les autres hommes accouraient avec une civière de fortune qu’ils avaient fabriquée avec des branchages. Je m’écartai d’un mètre, mais au moment où ils soulevèrent le blessé pour le déplacer, il expira. Il se fit un grand silence. Nous restions là, prostrés, à regarder ce marin qui avait été notre compagnon et qui maintenant était mort. De ses grands yeux fixes, il contemplait le ciel bleu et je me demandais ce qu’il pouvait bien voir maintenant. Instinctivement, je regardai aussi en l’air et là, dans l’immensité azurée, je revis le petit nuage noir de ce matin. Je n’aurais jamais dû partir, les dieux n’étaient pas avec moi !

Puis je suis parti examiner le cadavre du tigre. Il était vraiment énorme. Je n’avais jamais vu une bête pareille. Sans mentir, il était bien le double de ceux qu’on voit habituellement dans les zoos en Europe. Pourquoi nos routes s’étaient-elles croisées ? Il n’avait fait, lui, que son travail de tigre. Il avait attaqué pour manger. Nous, de notre côté, nous n’avions fait que nous déplacer avec l’intention de trouver un moyen pour rentrer chez nous. Et puis voilà. C’était le destin. Un jour on rencontre une  princesse, un autre jour c’est la mort qui est au rendez-vous. Quand on y réfléchit, cela n’a rien d’extraordinaire. Nous savons tous qu’il nous faudra bien mourir un jour et que ce n’est qu’une question de temps. Pourtant, plus les années passent et plus nous finissons par croire que cela n’arrivera jamais. Cet événement inattendu venait prouver le contraire. Et puis je me culpabilisais. Je me disais que ce compagnon était heureux au village. Moi, ma passion, c’étaient les livres et l’amour délicat de ma belle princesse. Lui, c’était de boire, de ne rien faire, et de caresser des corps de femmes. Chacun sa vie après tout. J’avais voulu l’arracher à ce que je considérais comme une turpitude et il en était mort. J’avais voulu, surtout, retrouver mon bateau afin de fuir cette île et c’était donc indirectement pour contenter mon  désir qu’il avait perdu la vie. Que dire à cela ? Rien, évidemment.

Après une bonne heure, nous nous remîmes en route en portant la dépouille de notre ami sur le brancard. Ce n’était pas facile. Quatre hommes étaient nécessaires pour cette tâche. Les deux autres devaient tenir les sept fusils tout en surveillant les abords. Nous entendîmes d’ailleurs d’autres feulements, mais heureusement fort éloignés. A un certain moment, il y eut même un combat entre deux tigres, quelque part dans la forêt. Deux mâles, sans doute, qui se battaient pour une femelle. La vie continuait. Il y aurait un gagnant et un perdant. Un des deux mourrait peut-être et l’autre, après un accouplement torride, donnerait la vie à un nouvel être. Un petit tigre qui grandirait et qui à son tour tuerait des hommes et s’accouplerait, à moins qu’il ne soit lui-même tué. Tout cela me semblait complètement absurde.

Mais l’heure n’était pas à la philosophie ! Il fallait être vigilant. Heureusement, il n’y eut plus d’autres mauvaises rencontres et vers les dix-huit heures nous arrivâmes enfin sur la plage. Nous avions traversé l’île dans toute sa largeur.

Une-morphologie-de-predateur.jpg

01:23 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : litterature

22/06/2011

Une île (14)

Et la vie continua ainsi de nombreux mois encore. Ma princesse semblait très heureuse d’avoir à ses côtés un marin aussi cultivé et qui passait une grande partie de son temps libre à lire (l’autre partie lui étant par ailleurs exclusivement consacrée). Moi, pour ma part, j’aurais eu tort de me plaindre. Je lisais, je lisais, je lisais. Tout Cervantes y passa, ainsi que l’Histoire comique de Francion. Puis ce furent les pièces de Racine et de Corneille. Il me fallut plusieurs semaines pour arriver au bout du Grand Cyrus, mais j’y arrivai. Comme je choisissais les ouvrages selon la place qui leur avait été attribuée sur les rayons de la bibliothèque, je remontais le temps sans même m’en apercevoir. Après les Siècles d’Or français et espagnol, je dévorai les livres de la Renaissance. Le truculent Rabelais, mais aussi les poètes de la Pléiade comme Ronsard, du Bellay et bien d’autres encore dont j’ai oublié le nom. Puis j’abordai le  Moyen-âge et ses romans de chevalerie : Lancelot du Lac, de Chrétien de Troyes et les histoires du roi Merlin. Puis ce furent les grands cycles des chansons de geste, comme La Chanson de Roland, Guillaume d’Orange et Renaud de Montauban, bientôt suivis par Huon de Bordeaux et les Aliscans.

Cependant, j’avoue que le texte qui m’a le plus impressionné, c’est l’histoire de Tristan et Iseut. J’en avais appris des pages par cœur et le soir, quand nous descendions dans les profondeurs de la terre nous détendre dans les bains, j’en récitais des passages entiers à ma princesse. Celle-ci, allongée et les yeux fermés, écoutait attentivement tout en savourant l’eau chaude qui coulait librement sur sa peau nue. Et quand enfin elle ouvrait les yeux, c’était pour me gratifier d’un de ses regards doux et complices qui me  mettaient le cœur en émoi. Alors je laissais là l’histoire de la belle Iseut et, dès que ma compagne sortait de l’eau, je l’enlaçais et la couvrais de baisers sur tout le corps. J’aimais par-dessus tout son sexe doux et humide, qui me faisait penser à l’endroit où nous étions car il renfermait à la fois une source d’eau vive et un feu souterrain. Quand je disais cela, ma compagne souriait puis me coupait la parole, préférant laisser là les discours pour s’adonner à d’autres jeux. A chaque fois je restais ébahi devant autant d’audace et autant d’abandon.

Les mois passaient toujours et comme il n’y avait pas vraiment de saisons dans ce pays quasi tropical, j’avais complètement perdu la notion du temps. Mon seul repère, c’étaient mes livres. J’en étais arrivé au dernier rayon, celui de l’Antiquité. Je dévorai Cicéron et Sénèque, Plaute et Lucien, Julien et Suétone. Ovide, perdu et exilé sur des rivages barbares, aux confins de la Thrace, m’émut particulièrement. Puis un jour, j’ouvris le dernier livre de la dernière rangée. C’était l’Odyssée d’Homère. Je lus avec avidité l’histoire de ce marin perdu en mer, victime des tempêtes et de la colère des dieux. Le pauvre n’arrivait jamais à retrouver sa patrie et il était sans cesse la victime des éléments ou des vents contraires. Evidemment, cette quête perpétuelle qu’était devenue sa vie me faisait penser à ma propre existence et j’avoue que plus j’avançais dans ma lecture, plus ce livre me passionnait. Jusqu’au moment où je suis tombé sur l’histoire de Calypso et là ce fut un choc. Ulysse avait perdu son bateau dans une tempête et s’était échoué sur l’île où habitait cette belle nymphe. Cette dernière tomba amoureuse de lui et le retint de force, malgré son désir de rentrer chez lui.

Bon, me dis-je, ma situation est un peu différente, on ne me retient pas de force, moi. Bien au contraire, c’est avec plaisir que je reste auprès de ma princesse. Néanmoins, les éléments sont tout de même contre moi et si je voulais quitter l’île, je ne le pourrais pas. Alors, subitement, ma vie me parut affreusement vide. Moi qui avais passé mon existence à voyager et qui avais cru trouver un refuge ici, dans les bras d’une femme, voilà que tout cela me semblait n’avoir aucun sens. Qu’est-ce que je  faisais de mes journées en fait ? Strictement rien, à part lire. J’aimais et j’étais aimé, oui. Mais est-ce que cela pouvait suffire pour justifier une existence ? Pendant tous ces mois, certes, cela m’avait semblé une solution originale, mais voilà subitement que cette situation me pesait. J’avais remis le devenir de ma destinée entre les mains d’une seule personne et je trouvais maintenant cela fort réducteur. Je vivotais en fait, ne réalisant aucun travail et dépendant entièrement de l’activité des villageoises. Quant aux livres, je venais de refermer le dernier qu’il y avait dans cette contrée et désormais je risquais fort de m’ennuyer à mourir.

La complicité que j’avais avec la princesse était certes exceptionnelle et son corps de déesse ainsi que ses hanches généreuses continuaient à faire ma joie, mais est-ce que cela suffisait pour définir qui j’étais ? Pour le dire autrement, il me semblait perdre ma personnalité dans cette relation, par le don de moi-même que je faisais. Je n’étais plus un aventurier, même pas un marin, à peine un homme. N’assumant rien, laissant à d’autres la charge de me nourrir, je n’existais plus que dans les yeux de la princesse. M’eût-elle regardé autrement que je n’étais plus rien. Il me fallait réagir au plus vite et les livres que je venais de lire venaient à mon secours. Lancelot, par exemple, le chevalier sans peur et sans reproche, aimait sans doute les femmes qu’il rencontrait, mais il poursuivait tout de même sa route à la recherche du Graal. Quant à Ulysse, malgré les attraits de la belle Calypso, il n’arrêtait pas de regarder l’horizon, se demandant comment il allait quitter cette île qui le retenait prisonnier et qui l’empêchait d’accomplir sa destinée.

Certes, il y avait l’exemple de Roméo et celui de Tristan. Mais il s’agissait là d’amours contrariées et on sentait bien que Roméo n’aimait Juliette que parce qu’elle était inaccessible, appartenant au clan de ses ennemis. Même chose pour Tristan, qui désirait en Iseut la future femme du roi Marc. Leur amour était sans doute admirable et occupait toute leur vie, mais il n’était admirable, précisément, que parce qu’il constituait un combat où leur désir et leur volonté devaient s’imposer. Iseut eût-elle été libre et Juliette accessible, que personne n’aurait pris la peine de raconter leurs histoires.

Je me levai d’un bond et partis au village retrouver mes marins, afin de leur demander comment ils vivaient la situation. En longeant un champ, je vis plusieurs villageoises occupées à biner des plans de pommes de terre. Quand elles se redressèrent pour me saluer, je vis que deux d’entre elles au moins étaient enceintes. Cela me fit un choc car cela voulait dire que notre présence sur cette île allait avoir des conséquences et que toute l’organisation de la vie sociale allait en être modifiée. Je poursuivis mon chemin, admirant au passage le bon entretien des cultures. Il y avait surtout du blé et du maïs, mais aussi des plantes potagères, des courgettes et des haricots. Je me suis arrêté à l’entrée d’une vigne, rien que pour admirer les belles grappes qui pendaient des sarments. Décidément, ces femmes savaient y faire et je ne voyais pas trop ce que nous leur apportions.

A l’entrée du village, je croisai deux autres femmes qui elles aussi étaient enceintes. Elles semblaient fort contentes de leur état, posant, tout en marchant, une main sur leur ventre déjà proéminent. Elles me saluèrent avec un grand sourire, comme si indirectement j’étais responsable de ce qui leur arrivait. Franchement, à part échouer mon bateau, je n’avais vraiment pas fait grand-chose ! Je me mis à la recherche de mes marins, ce qui ne fut pas facile. Je finis par les trouver dans le patio d’une maison, attablés devant des verres de vin. Et dans quel état ! Une vraie catastrophe ! Trois au moins ne me reconnurent pas, tant ils avaient bu. Les autres me regardèrent d’un air hébété, comme si je sortais d’un autre monde ou carrément des Enfers.

Ils me demandèrent en bégayant comment j’allais et si je m’amusais autant qu’eux. Puis l’un d’entre eux ironisa en faisant remarquer que je n’avais qu’une femme à ma disposition et que forcément ma situation était moins enviable que la leur. Avinés comme ils étaient, ils se mirent tous à rire d’un rire bestial, sans qu’on sût s’ils avaient tous compris la blague. Celui qui avait parlé continua à ricaner et à se montrer grossier. M’étais-je réservé la princesse parce que j’étais le capitaine ou bien parce que j’étais incapable de satisfaire plus d’une femme à la fois ? Les rires redoublèrent tandis que je les fusillais du regard, blanc de rage, complètement dégoûté par leur attitude. En fait je les plaignais  en voyant ce qu’ils étaient devenus et l’incident aurait pu en rester là si un autre n’avait pas surenchéri. Comment se faisait-il que la princesse fût une des seules filles de l’île à ne pas être enceinte ? Ce n’était pas possible, je devais passer trop de temps le nez dans mes bouquins ! Ou alors je devais mal m’y prendre ! J’étais sans doute trop romantique et je me contentais de promenades au coucher de soleil, main dans la main. Mais sacrebleu, ce n’était pas de cela qu’une femme avait besoin ! Si je voulais, ils allaient arranger cela la prochaine fois qu’ils rencontreraient ma compagne. En s’y mettant à six, elle finirait bien par s’arrondir comme les autres...

Là, la rage me prit. Une rage comme je n’en avais jamais eu dans ma vie. Je me mis à crier, à hurler même. Je renversai la table et tous les flacons de vin, qui éclatèrent sur le pavé dans un bruit effroyable. Je les traitai de porcs, d’ordures, de déchets humains. Je leur reprochai ce qu’ils étaient devenus, des ivrognes, des bons à rien, des ratés. Ils vivaient comme des fainéants sur le compte de toutes ces femmes, qui elles travaillaient d’arrache-pied dans les champs malgré leur état. Ils auraient dû avoir honte. Et en repensant au sort qu’ils réservaient à ma princesse, j’en bousculai violemment un, qui s’affala aussitôt sur le pavé. Du coup ils eurent l’air complètement dessoulés et ils me regardèrent d’un air ahuri.

Je leur expliquai plus posément qu’ils étaient tombés bien bas et que leur oisiveté les perdrait. La compagnie des femmes ne leur convenait pas. Ils devaient se ressaisir. Vivre éternellement dans cette île n’était pas non plus une solution. L’existence ne pouvait se limiter ni à des amours bestiales comme ils le croyaient, ni d’ailleurs à des rêves romantiques comme je l’avais cru moi. Il nous fallait tous réagir si nous ne voulions pas définitivement sombrer. Cette île paradisiaque était en train de se transformer en un véritable piège. Dès demain, nous nous mettrions à la construction d’un bateau. Ou plutôt, nous irions voir dans quel état se trouvait le nôtre, à l’autre bout de l’île.

 

 

littérature

 

 Calypso séduisant Ulysse (d'après "Sur les traces d'Ulysse")

 

 

 

 

 

 

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

16/06/2011

Une île (13)

C’est ainsi que commença une nouvelle vie. Je passais la plus grande partie de mes journées au château, en compagnie de la princesse. Nous devisions à n’en plus finir, nous nous promenions dans les alentours immédiats et consacrions le reste du temps à l’amour. Parfois, mais rarement, nous descendions jusqu’au village, où mes marins, ma foi, ne semblaient pas se plaindre de leur sort. Pas du tout, même. Visiblement, ils avaient rencontré autant de succès que moi, à la différence près qu’il y avait cinquante femmes en bas, ce qui ne leur laissait pas beaucoup de temps libre, je peux vous le certifier. Car j’avais vite deviné qu’ils ne s’étaient pas contentés des charmes d’une seule personne, ce qui pouvait se comprendre dans la mesure où le nombre des prétendantes était impressionnant, tout comme le désir de ces dernières de ne pas être laissées pour compte. Bref, pour le dire plus simplement, j’étais le seul homme de l’île à être monogame. Je préférais cela, je l’avoue, aux exploits sportifs qu’ils pratiquaient. J’étais bien avec ma princesse. Elle était adorable et jolie avec cela, ce qui ne gâtait rien.

Les jours se mirent à défiler, puis les semaines et enfin les mois. J’avais l’impression d’avoir trouvé le paradis sur terre. Et le travail me direz-vous ? En fait, au début, j’avais bien proposé à ma compagne de l’aider dans ses tâches quotidiennes et j’avais même suggéré de réquisitionner mes hommes, au village, afin qu’ils donnassent un coup de main pour les travaux des champs, mais elle ne voulut rien entendre. Nous étions ses invités et n’avions pas à payer de notre sueur le peu que nous mangions. Le sol de l’île était suffisamment riche pour nourrir tout le monde, le sujet était clos, il n’y avait pas à discuter. J’avais alors fait remarquer que nous n’étions pas des visiteurs ordinaires. Non seulement notre présence durait depuis un certain temps déjà, mais elle risquait même de s’éterniser encore fort longtemps. Rien n’y fit. On me répondit que ces dames étaient si heureuses d’avoir de la compagnie, qu’elles nous dispensaient de tout travail, notre présence seule étant déjà en soi un réconfort suffisant. Comme j’insistais, on insinua, à demi-mot et en pouffant de rire, qu’il  convenait surtout de nous ménager pour que nous restions au meilleur de notre forme. Bon, vu comme cela, évidemment, il n’y avait plus qu’à accepter et à se taire.

C’était donc une vie bien agréable que nous menions là. Moi, comme je l’ai déjà dit, je passais la plupart de mon temps auprès de ma princesse. Nous discutions pendant des heures ou nous nous promenions. Parfois, mais rarement, elle allait pourtant rejoindre les villageoises pour organiser le travail. Car c’était elle, en effet, qui décidait des labours et des moissons ou encore de la bonne période pour récolter le raisin. Elle devait aussi régler tous les conflits qui pouvaient naître, jouant quelque part le rôle d’un juge. Mais sa clémence était légendaire et elle parvenait toujours à réconcilier les protagonistes, ce qui fait qu’elle rendait moins des jugements qu’elle ne conciliait habilement les avis opposés, pour le plus grand profit de la petite communauté. C’est elle aussi, en tant que souveraine en exercice, qui devait décider des gros travaux d’infrastructure, comme la consolidation d’une maison, la réfection d’une route (si les chemins de moindre importance étaient en terre battue, les rues principales du village étaient empierrées, tout de même !) ou encore l’érection d’une nouvelle fontaine ou d’un nouveau lavoir. Bon, quand je dis qu’elle décidait d’exécuter ces travaux, c’est un peu exagéré, car finalement chaque habitante pouvait donner son opinion et souvent la souveraine se rangeait à l’avis général quand elle estimait qu’il était bon. On était donc loin, sur cette île, d’une monarchie de droit divin et le fait de faire participer la population à la vie publique tuait toute opposition dans l’œuf puisque chaque femme avait eu, à un moment ou à un autre, l’occasion de s’exprimer librement.

Mais si je raconte tout cela, c’est pour dire que la princesse me laissait seul certaines après-midi pour aller gérer les affaires publiques. J’avais donc pris l’habitude, pendant son absence, de flâner dans la bibliothèque du château. C’est comme cela que j’ai redécouvert Rousseau et en le lisant je me suis dit que ce que je connaissais, là, en ce moment, ressemblait fort à son paradis primitif, lorsque l’homme vivait en petite communauté au milieu de la nature. Puis j’ai lu Voltaire, qui m’a fait comprendre que la meilleure organisation politique qui soit, c’était celle qui avait été instaurée dans la contrée où je résidais. Quant à Jules Verne, il m’a troublé, avec ses naufrages, ses îles désertes et son voyage au centre de la terre. Pour un peu j’aurais cru qu’il avait rédigé ses manuscrits ici même et il me semblait ressembler tellement à ses personnages que je ne savais plus très bien où était le monde réel et le monde de la fiction. Il est vrai que je vivais dans une sorte de conte merveilleux et ce qui m’arrivait était trop extraordinaire pour ne pas me faire douter de ce que j’avais sous les yeux.

Un jour, la princesse s’étonna de me voir toujours penché sur des livres. Ce n’était pas là l’image qu’elle se faisait d’un marin et je dus lui expliquer que je n’étais pas tout à fait un capitaine ordinaire. En fait, j’avais étudié au lycée, mais à dix-huit ans, à l’âge où les autres adolescents entraient dans la vie active ou entreprenaient des études supérieures, je m’étais mis à parcourir le monde, tentant d’assouvir la rage et le désespoir qui m’habitaient depuis des années. Ma mère était morte quand j’étais tout petit et les rapports avec mon père avaient toujours été conflictuels. Etait-ce là la raison profonde de mon mal être ? Je ne le crois pas. Je pense plutôt que je réfléchissais trop et au lieu de courir les filles et de me laisser vivre, je ne faisais que m’interroger sur le sens de ma vie. Or justement, de sens, je n’en trouvais aucun. Quel que soit le métier que j’exercerais, je me retrouverais tous les soirs chez moi à me demander ce que j’avais fait de vraiment important dans ma journée. Existentiellement parlant, le fait d’être banquier, commerçant ou instituteur ne changeait rien : les années allaient passer et je m’avancerais inexorablement vers la mort.

Alors j’ai décidé de réagir et de tout quitter. J’ai commencé à parcourir le monde, d’abord à pied, puis finalement en bateau. J’ai visité Venise, Florence et Naples. Puis je me suis dirigé vers l’Espagne. J’ai été ouvrier agricole en Catalogne, pêcheur de crevettes près de Valence, gardien de moutons sur les contreforts de la Sierra Nevada et fabricant de tonneaux à Salamanque. Partout où je passais, les gens me racontaient leur vie et ce que j’apprenais me confortait dans l’idée que l’existence n’avait pas beaucoup de sens. Alors j’ai fui plus loin encore et j’ai quitté l’Europe pour le Moyen-Orient. J’ai vu la Palestine, la Syrie et les hauts plateaux de l’Anatolie. Un jour, désespéré et sans argent, j’ai atterri au Liban et là, sur un coup de tête, je me suis engagé sur un bateau marchand. Je voulais fuir, aller plus loin encore et finalement découvrir un endroit sur terre où vivre aurait un sens. Mais j’avais beau naviguer dans toute la Méditerranée, je ne trouvais rien. Dix années se passèrent ainsi, au cours desquelles, comme je le redoutais, il n’arriva rien de significatif. J’allais d’île en île ou je reliais la côte dalmate à la côte turque. J’avais l’impression de tourner en rond et d’étouffer. En attendant, je vieillissais et j’acquérais de l’expérience, aussi, quand on me proposa de devenir capitaine d’un navire qui devait  traverser l’Atlantique pour rejoindre l’Amérique du Sud, j’ai sauté sur l’occasion. Voilà enfin une aventure qui était digne de moi. J’allais quitter le vieux monde pour découvrir de nouvelles terres. Là-bas, peut-être, j’allais enfin trouver ce que je cherchais.

Et puis voilà, il y a eu cette tempête, ce naufrage et me voilà ici. « Et tu veux que je te dise ? Pour la première fois j’ai l’impression d’avoir enfin trouvé quelque chose, quelque chose d’essentiel, qui est la tranquillité d’âme. Je suis ici, avec toi et je ne fais plus rien, sauf lire justement, car j’ai conservé de mes années d’études le goût de la chose écrite. Mais pour la première fois je me sens bien. Apaisé en quelque sorte. Je crois que c’est à ta présence que je dois cet état d’esprit. Je voulais que tu le saches. »

 littérature 

Vignobles face à la mer (ici Collioure-Banyuls, Pyrénées orientales)

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

11/06/2011

Une île (12)

A la question qu’elle me posa, je répondis que je préférais essayer le bain chaud, tant cette idée d’être en contact avec une eau qui venait d’être en contact avec le feu central de la terre me fascinait. Avant de me laisser, elle alluma une dizaine de bougies qui se trouvaient sur un rebord de pierre, face à des miroirs disposés en oblique. La pièce s’emplit bientôt d’une lumière magique, car chaque petite flamme était répercutée à l’infini dans ce jeu des miroirs qui se faisaient face. C’était magnifique et j’avoue avoir regardé avec admiration la maîtresse des lieux qui parvenait à créer ainsi cette ambiance particulière par une mise en abyme. Elle me sourit, manifestement satisfaite de l’émerveillement qu’elle avait provoqué chez moi, me souhaita un bon bain et sortit.

Je me déshabillai et m’étendis dans la baignoire. C’était délicieux ! J’avais vraiment l’impression d’être en- dehors du monde. Isolé sur une île, réfugié au centre de la terre, plongé dans une eau à la température de mon corps, je n’étais plus qu’un esprit qui flottait dans une demi-conscience. De plus, toutes ces flammes de bougie qui se répétaient à l’infini me donnaient l’impression d’avoir basculé dans une autre dimension. Derrière moi, j’entendais l’eau qui tombait en cascade dans ma baignoire, rythmant l’espace de son bruit régulier et apaisant. Le temps, ici, n’était pas celui des hommes, mais celui des dieux. Je n’aurais pas été plus étonné que cela si Aphrodite ou quelque sirène s’était tenue sur le bord de la pierre froide. J’étais bien, tout simplement. Je n’étais plus vraiment moi-même en fait. Je ne sentais plus mon corps et j’avais l’impression de me dissoudre dans l’univers. Je n’étais plus qu’un esprit flottant au-dessus des éléments.

C’est alors que la princesse est entrée, vêtue d’un long peignoir. Tout d’abord, j’ai cru que je rêvais. Ce n’était pas possible ! Hors du temps et de l’espace comme je l’étais, la pensée dans les limbes de l’inconscient, j’attribuai cette apparition soudaine à ma seule imagination. Mais non, au sourire qu’elle me lança dans le miroir, sourire réfléchi à l’infini par les reflets, je compris que rien n’était plus réel. « Elle est bonne ?» demanda-t-elle, ce qui me confirma que c’était bien une femme de chair et d’os qui se tenait devant moi et pas un quelconque fantôme sorti des entrailles de la terre.

J’allais répondre affirmativement, mais je n’en ai pas eu le temps. Toujours face au miroir, elle laissa glisser son peignoir d’un geste souple et apparut soudain dans le plus simple appareil. Là, je dois dire que je suis resté époustouflé ! Si je m’attendais à cela ! Moi qui rêvais tout à l’heure de belles sirènes ou même d’Aphrodite en personne, j’étais comblé. Je ne savais plus où regarder et mes yeux allaient de ce dos et de ces hanches généreuses, que je voyais en vrai, à la ravissante poitrine qui apparaissait dans le miroir. Le tout dura peut-être trois secondes, puis nos regards se croisèrent dans la glace. Ce fut un instant délicieux. Il se produisit de part et d’autre comme un choc électrique, puis nos yeux se détournèrent. Mais avant même que la gêne et le trouble ne se soient installés, elle s’était retournée et, avec un aplomb phénoménal, avait franchi la distance qui la séparait de la baignoire. Et voilà qu’elle était maintenant dans le bain avec moi ! Elle avait un large sourire et me regardait par en-dessous d’un regard malicieux.

Cette fille étrange, cette princesse des îles, qui avait grandi en bordure de son âge, hors du monde et du temps, voilà qu’elle était là, près de moi, avec moi, et je sentais la peau nue de ses jambes contre les miennes. « On voit », lui dis-je « que vous êtes, de par votre fonction, habituée à prendre des initiatives... » « Ma fonction n’a rien à voir et si je suis ici, c’est bien à titre privé. » « Ma foi, je m’en réjouis. C’est donc une dame qui me rend visite et pas la reine de cette contrée. C’est tellement plus intéressant. Je dois vous avouer qu’en fait je n’aime pas trop les rapports hiérarchiques. J’ai pourtant envie de vous appeler ‘ma princesse’, allez comprendre. » «Votre princesse ? Ce serait flatteur, mais vous allez un peu vite en besogne. » « Je ne suis pas le seul, il me semble. » Nous éclatâmes de rire.

Et forcément, nous nous sommes mis à parler, afin de faire plus ample connaissance. Je serais incapable de retranscrire toute notre conversation, qui dura bien une heure. Nous avons abordé mille sujets différents, mais franchement je ne sais plus trop lesquels. Tout ce dont je me souviens, c’est que tout cela fut fort agréable. Le ton était plaisant, enjoué même. En fait, nous avons passé notre temps à nous cerner et à tenter de nous comprendre. Et évidemment, derrière cette approche, disons intellectuelle et psychologique, il y avait chez chacun de nous le désir de plaire, qui sous-tend souvent les relations hommes-femmes. Je dois dire que ma visiteuse jouait le jeu à merveille. En fait, c’était une vraie experte, même si elle n’avait jamais rencontré d’homme dans sa vie adulte. Mentalement, je revis la scène de la rivière et la prestance qu’elle avait eue lorsqu’elle nous avait fait face avec un aplomb phénoménal. Cet aplomb, je venais de le retrouver quand elle était entrée dans la salle de bain puis quand elle s’était glissée dans la baignoire. Mais pour le reste, ce que je découvrais maintenant, c’était un être à la fois sensible et enjoué, un être qui m’attirait et que j’avais de plus en plus envie de connaître. Tout cela pour faire comprendre que le courant passait à merveille entre nous. Et après me direz-vous ? Après, ne comptez pas sur moi pour vous raconter ce qui se passa, mais vous pouvez facilement l’imaginer, je suppose. Ce cadre insolite, cette eau chaude qui coulait librement et à  volonté, ces bougies qui se réfléchissaient à l’infini, cette personne charmante et affable qui semblait désireuse de faire ma connaissance, tout cela mis ensemble fit que la nature suivit son cours, tout simplement et que cet homme et cette femme qui s’observaient à chaque extrémité de la baignoire finirent par se rapprocher. Le reste leur appartient.

 

 

 littérature 

 

D'après "photos-depôt.com"

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

06/06/2011

Une île (11)

Je suivis donc mon guide. Par des couloirs compliqués, nous pénétrâmes dans une autre partie de la maison. C’était un véritable labyrinthe et j’étais déjà complètement perdu et je ne parvenais plus à m’orienter, quand elle ouvrit une porte qui donnait sur un escalier de pierre, lequel semblait plonger littéralement dans les entrailles de la terre. On n’en voyait pas la fin. Une salle de bain, cela ? Une cave, oui, ou un cachot… La princesse remarqua mon inquiétude et me sourit avec tendresse, d’un petit air complice, ce qui me rassura aussitôt. Nous entreprîmes la descente et mentalement je me mis à compter le nombre de marches : soixante-deux, soixante-trois, soixante-quatre… Ca n’en finissait plus. Quatre-vingt-cinq, quatre-vingt-six. Ouf ! Nous étions enfin en terrain plat.

Mais je n’étais pas au bout de mes surprises. Je croyais être arrivé à destination, mais il fallut me rendre à l’évidence. Le couloir que nous empruntions maintenant n’était qu’une étape, un palier, en quelque sorte, dans l’interminable descente que nous avions entreprise et bientôt un autre escalier, plus étroit, fit son apparition. « Eh bien, elle n’est pas très d’accès facile, votre salle d’eau… » Elle se retourna : «C’est vrai, aussi, quand nous venons ici, c’est toujours pour un long moment. » Et en disant cela elle me fixa longuement de son regard grave et sérieux. Qu’est-ce qu’elle voulait dire ? Etait-ce un piège ? Me conduisait-elle vers quelque cachot sordide ou quelque oubliette de type moyenâgeux ? J’étais sur mes gardes, tout en continuant à compter : cent quarante-deux, cent quarante-trois… Nous étions maintenant dans une sorte d’escalier à vis, qui plongeait littéralement vers le bas, dans une descente vertigineuse. Deux cent vingt-huit, deux cent vingt-neuf, deux cent trente. Ouf ! Nous étions enfin arrivés.

Une solide porte en chêne nous barrait le passage. Elle prit son trousseau de clef et ouvrit. Curieux. Depuis quand ferme-t-on les salles de bain quand elles sont inoccupées ? Je m’attendais vraiment à me retrouver dans un cachot et pour rien au monde je n’aurais franchi cette porte le premier. Mais non, c’est elle qui entrait, tout en me souriant d’un air mystérieux. « Nous y voilà » Ca alors ! En fait de salle de bain, je n’avais jamais rien vu de semblable. On se serait cru dans une espèce de grotte. En tout cas une des parois avait été taillée directement dans le rocher et d’ailleurs fort grossièrement, ce qui donnait à l’ensemble un côté « naturel » assez étonnant. De plus, une grande cuve de pierre, taillée elle aussi dans le roc, tenait lieu de baignoire. Le plus curieux c’est qu’elle était déjà remplie d’eau. D’une ouverture dans le rocher, une petite cascade tombait dans la baignoire, laquelle se vidait à l’autre bout par une sorte de trop-plein. La lueur des flambeaux que nous tenions à la main donnait à la scène un aspect féérique et quand la princesse s’avança pour tremper une main dans l’eau, son ombre, gigantesque, s’agita sur la paroi. « Les bains froids » dit-elle simplement, sans rien ajouter d’autre. « Pour les bains chauds, c’est par ici. »

Elle ouvrit une autre porte et une nouvelle volée d’escaliers apparut. Décidemment, on n’en verrait jamais la fin ! Heureusement, après une petite cinquantaine de marches, nous étions déjà arrivés. Le même spectacle s’offrit à moi : le rocher nu et une grand baignoire de pierre, taillée elle aussi directement dans le roc. Mais ici régnait une chaleur incroyable et de l’eau qui tombait dans la baignoire s’élevait de la vapeur. Cette fois, c’est moi qui trempai ma main. L’eau était vraiment chaude, presqu’à 37 degrés autant que je pus en juger. Comment était-ce possible ? Sans que je ne lui demandasse rien, la princesse me donna l’explication : nous étions à trois cents mètres sous le niveau de la mer, autrement dit à plus de six cents mètres par rapport au niveau du château. Les deux salles de bain récoltaient naturellement l’eau de deux lacs souterrains, l’un d’eau froide, provenant probablement du ruissellement de la pluie, et l’autre d’eau chaude. Mais comment cette eau pouvait-elle être chaude ?

Elle me regarda d’un air amusé. « Vous oubliez que nous sommes sur une île… » « Sur une île, oui et alors ? Je ne vois pas le rapport. » « A votre avis, qu’est-ce qui a pu être à l’origine de cette île ? » « Ben, je ne sais pas moi… Un tremblement de terre ? Ou la pression du sol qui a fait surgir ces montagnes. » « Voilà, vous y êtes presque. La pression du sol, autrement dit de la lave. Nous sommes sur une île volcanique et dans les profondeurs de la terre le magma incandescent fait monter la température. Du coup, l’eau des lacs souterrains devient chaude et mes ancêtres ont eu l’idée géniale de la récupérer. » Je n’en revenais pas. C’était absolument ingénieux et supérieur encore comme invention au chauffage central des Romains. La princesse m’observait toujours, mi-sérieuse, mi-amusée.

 « En tout cas, il fait chaud » dis-je pour garder une contenance, car son regard me troublait sans que je susse pourquoi. « Bien sûr qu’il fait chaud. C’est normal. Au fait, vous voulez voir le centre de la terre ? » Elle ouvrit alors une porte latérale et la chaleur devint aussitôt étouffante, suffocante même, tandis qu’une forte odeur de souffre faillit nous faire reculer. Nous étions sur une petite plate-forme de quelques mètres carrés seulement, laquelle dominait une immense grotte. De nos têtes, nous en touchions presque le plafond. Mais là, sous nos pieds, tout en bas, à cent ou deux cents mètres peut-être, une inquiétante masse rougeâtre bougeait lentement. « Et voici la lave… » dit-elle simplement, comme si c’était là le spectacle le plus naturel du monde. J’osais à peine regarder, de peur de tomber, car il n’y avait ni barrières ni garde-fou. Mais elle avait raison. Cette masse mouvante au fond du gouffre était bien de la lave en fusion.

Elle m’expliqua que tout était calme pour le moment, mais qu’elle avait connu des périodes où le magma devenait plus chaud et donc plus liquide. Ce qui coulait alors là en-dessous, c’était une véritable rivière de feu, qui se déplaçait à la vitesse d’un grand fleuve. Petite fille, elle était souvent venue ici, fascinée  par ce spectacle grandiose. Elle avait été une enfant fort solitaire, surtout après la mort de son père et elle n’aurait pu dire combien d’heures elle avait passé là, à observer la lave en fusion. Parfois, l’envie lui prenait de se jeter dedans, ce qui aurait résolu tous ses problèmes. Mais seul le désir de venger son père l’avait empêchée d’accomplir ce geste fatal. C’était à l’époque où tout le monde croyait encore que les marins allaient revenir. Depuis, évidemment, cette idée de vengeance s’était évanouie, puisque fort probablement les assassins avaient dû périr en mer. Il n’y avait qu’une chose qui était restée la même. « Votre solitude » dis-je spontanément. « Oui, ma solitude » répéta-t-elle en me fixant de nouveau d’une étrange façon. Je sentis aussitôt un trouble étrange m’envahir et pour la première fois le désir de l‘embrasser, là, sur le champ,  s’imposa à moi. Je parvins pourtant à me contenir et nous regagnâmes la salle de bain. 

littérature 

 

 

 

 

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

26/05/2011

Une île (10)

J’ai souri à ses propos. « Il faut parfois prendre des risques et forcer le destin, non ? La nuit est la nuit et elle ne sera romantique que si j’ai envie de la voir comme telle. » « Soit. Et bien entrons dans le château, vous me direz comment vous le trouvez. Personnellement il me semble surtout lugubre. Il est vrai que j’y vis seule, avec juste une ou deux femmes qui viennent parfois me donner un coup de main pour faire le ménage. Cela m’aide à passer les journées, qui sont bien longues, et à vrai dire je considère ces deux aides comme des amies plutôt que comme des servantes. Mais le soir elles retournent toujours dans leur foyer. Surtout aujourd’hui, avec la venue de vos amis ! Vous pensez qu’elles n’allaient pas rater cela ! » « Nous sommes donc seuls, si je comprends bien ? » «Cela vous dérangerait-il ? » « Je n’ai pas dit cela…» 

Mon hôtesse alluma deux chandeliers et nous entrâmes dans un salon superbe, qui ressemblait à s’y méprendre à l’intérieur d’un navire. En effet, non seulement les murs comme le plafond étaient recouverts de lattes de bois, mais en plus on avait volontairement donné à l’ensemble une forme courbe ou du moins ogivale. C’était superbe. On sentait qu’on était ici en présence d’un vrai peuple de marins. D’abord c’était en bateau qu’ils étaient venus sur cette île, puis ensuite, pendant des siècles, ils n’avaient côtoyé que des matelots, et finalement c’est sur un navire construit de leurs mains qu’ils étaient partis pour ne plus revenir. Ces gens avaient la mer dans le sang, cela se voyait.

Je n’en finissais pas d’admirer ce salon. De beaux meubles en chêne brut lui donnaient un cachet certain et une grande bibliothèque dominait l’ensemble. J’approchai mon chandelier pour tenter de lire quelques titres. C’étaient de beaux livres anciens, reliés en cuir et dont la plupart étaient écrits en langue espagnole. Je reconnus au passage le Lazarillo de Tormes, puis les œuvres de Lope de Vega, de Calderon de la Barca, de Guillen de Castro, de Gongora et bien évidemment de Cervantes. Il n’y avait pas que le Don Quichotte, mais aussi Les Nouvelles exemplaires, Persilès et Sigismonde et le fameux roman pastoral Galatée. Bref, à chaque fois, il y avait plusieurs volumes pour un même écrivain et on devinait que les propriétaires de ces lieux ne voulaient posséder que des œuvres complètes. Sans doute fallait-il voir là une volonté de ne pas se couper du monde. Eloignés de l’Amérique comme de l’Europe, perdus sur leur ile au milieu de la mer, ils avaient sans doute voulu suppléer, par la culture, à leur éloignement. Il y avait quelque chose d’existentiel dans leur démarche, je le sentais très fort. Comme si le fait de rassembler tous ces volumes était une manière de se définir comme humains au milieu de cette nature sauvage et hostile. Lire et posséder les plus grands chefs d’œuvre de l’humanité, c’était pour eux une manière de dire qu’ils étaient bien vivants et qu’ils étaient autre chose que de simples animaux rejetés par le destin sur une plage.

Ceci dit, que sommes-nous d’autre, finalement ? Nous débarquons dans la vie sans l’avoir demandé. Nous nous trouvons dans un endroit que nous n’avons pas choisi. Nous tentons de nous y habituer et d’y vivre le mieux possible. Pour ce faire, nous luttons contre les éléments, contre les autres hommes, puis contre la maladie et la mort. Le travail occupe une bonne partie de notre existence, mais seul l’art nous permet de nous élever un peu et de réfléchir à notre condition. Qu’on lise, qu’on écrive, qu’on peigne des tableaux ou qu’on compose de la musique, il s’agit chaque fois de dénoncer notre condition et d’imaginer des mondes meilleurs. Depuis les grottes préhistoriques, l’homme n’avait pas fait autre chose, finalement.

J’en étais là de mes réflexions, un doigt frôlant la tranche de tous ces livres qui s’offraient à moi, quand je sentis le regard de mon hôtesse posé sur moi. Elle m’observait attentivement. Il faisait assez sombre dans cette pièce et je ne distinguais pas bien ses traits, mais comme la lueur des flambeaux se réfléchissait dans ses yeux, je crus y voir briller mille étincelles. Sans doute n’était-ce que le reflet des flammes, mais peut-être aussi était-ce la manifestation d’un feu intérieur. Je me mis donc moi aussi à l’observer attentivement. Cet échange de regard ne dura que quelques secondes, mais cela me sembla une éternité. Pendant ce temps infini, je compris subitement qu’il n’y avait pas que les livres pour parvenir à dire la vie et que la présence à mes côtés d’une personne de l’autre sexe était beaucoup plus importante que ce ramassis de papier. Je n’en finissais pas de la regarder et je réalisai soudain qu’elle comptait déjà pour moi. Beaucoup plus que je ne l’aurais cru en tout cas. Moi le marin, qui n’avait fait que parcourir le monde à la recherche de je ne sais quelle vérité qui m’avait toujours échappé, voilà qu’en échouant sur cette île je découvrais subitement un trésor insoupçonné. Et ce trésor n’était pas fait de pièces d’or ou de richesses futiles, il était tout simplement concentré dans ce regard interrogateur qui me fixait.

« Vous avez là de bien beaux livres » murmurai-je, histoire surtout de prendre une contenance et d’avoir quelque chose à dire. La princesse sembla sortir de sa torpeur et m’expliqua que ses ancêtres avaient dépensé une fortune pour acquérir tous ces volumes. Mais ils étaient loin d’avoir tout lu et malheureusement la bibliothèque ne servait souvent qu’à impressionner les visiteurs de passage ou les habitants du coin. « C’est une manière comme une autre de diriger, mais ce n’est pas la mienne. Je suis pour la vérité toute nue, je n’aime pas dissimuler.» Je souris, en pensant à la scène du bain que nous avions surprise dans l’après-midi. Il faut croire qu’elle parvint à lire dans mes pensées car elle proposa, avant de me montrer ma chambre, de m’indiquer l’emplacement de la salle de bain. « Je suppose que vous serez heureux de pouvoir vous rafraîchir avant de dormir ? » Après toutes mes aventures de la journée, ce n’était pas de refus et c’est avec joie que j’accueillis sa proposition. 

 

littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature

20/05/2011

Une île (9)

Il était plus de deux heures du matin quand la soirée toucha à sa fin. Se posa alors la question du logement. Où allions-nous dormir ? Il y eut comme un flottement dans l’assemblée, suivi d’un grand silence. Il était difficile de ne pas voir les regards que se lançaient nos convives. A vrai dire, nous ne savions pas trop quoi en penser. Etions-nous subitement de trop ? Allait-on nous demander poliment de regagner la forêt et de nous confectionner un lit de fougères ? Après tout, nous ne connaissions rien aux habitudes de ces dames et nous ne savions pas du tout comment elles avaient organisé leur vie affective. Mais subitement l’une d’entre elle se souvint qu’il y avait un logement libre : une vieille grange désaffectée qu’il suffirait de meubler sommairement et qui ferait très bien l’affaire. Tout le monde sembla soulagé. Nous les premiers, qui n’avions pas trop envie d’affronter des tigres au milieu de la nuit (au point que nous nous demandions déjà si toute cette histoire de marins disparus à jamais en mer avec leur bateau n’était pas une simple invention et si en fait nos belles Amazones ne se débarrassaient pas discrètement de la population mâle en la livrant aux fauves nocturnes). Mais elles aussi semblaient soulagées, ce qui, ma foi, nous rassura et même nous flatta : c’était la preuve qu’elles tenaient à nous, ce qui était assurément une bonne chose. Mais pourquoi alors ces regards étranges qu’elles continuaient à se lancer l’une l’autre par en-dessous ? On sentit subitement comme une sorte de tension et même d’agressivité entre elles, ce qui était en totale contradiction avec l’atmosphère chaleureuse du dîner. C’était à n’y rien comprendre et d’ailleurs nous n’y comprenions rien. Nous en étions à nous demander si finalement nous n’aurions pas été plus en sécurité au milieu de la forêt plutôt que parmi ces tigresses qui s’observaient en silence.

C’est alors que l’une d’entre elles proposa de nous conduire à notre logement. Toutes suivirent aussitôt, ce qui mit fin au malaise général. Nous nous dirigions déjà vers la fameuse grange, au milieu des rires et de la bonne humeur retrouvée, quand la voix de la princesse se fit entendre derrière nous. « Puisque manifestement vous êtes le capitaine », dit-elle en s’adressant à moi, « cela vous plairait-il de venir loger au château ? » Je me retournai et la regardai avec surprise. Elle sourit. « Allons, je sais qu’un capitaine ne quitte jamais son navire et qu’il n’abandonne jamais son équipage. Mais bon, vous n’êtes pas en mer, ici, vous êtes sur terre et les règles sont un peu différentes. Déjà que vous n’avez plus de bateau... Quant à vos amis, ils se passeront bien de votre protection pendant une nuit, non ? Ce sont de grands garçons. Et puis je crois qu’ils sont en de bonnes mains, vous ne trouvez pas ? » Des rires et des gloussements se firent entendre parmi les femmes. « C’est très gentil à vous, mais je ne sais pas si je peux… » « Et pourquoi ne pourriez-vous pas ? Vous avez peur d’abuser de mon hospitalité ? Vous ne me dérangez pas. Mais pas du tout alors. C’est même plutôt le contraire et je serais fâchée si vous n’acceptiez pas mon invitation.» Sur ces paroles, elle me fixa droit dans les yeux, avec une certaine insistance. J’en frémis. « On ne désobéit pas à une princesse », m’entendis-je répondre. « Alors venez », dit-elle avec un sourire énigmatique.

Mes compagnons continuèrent leur route, tout en plaisantant avec les femmes. Moi, je suivis mon hôtesse dans un petit chemin étroit et escarpé qui devait mener au château. Nous nous taisions. Il faut dire que le fait qu’elle marchait devant ne facilitait pas la conversation. Il faisait assez sombre et la lune n’était pas encore levée. La situation me semblait insolite. J’étais là, au milieu de la nuit, et je me laissais guider par cette inconnue dont j’ignorais jusqu’à l’existence il y a quelques heures à peine. Je ne pensais à rien et surtout pas à ce qui m’attendait là-haut. En fait, je crois que sans le vouloir mon regard se portait sur le balancement de ses hanches. Du coup, j’étais un peu troublé par la proximité de ce corps de femme au milieu des ténèbres. Ce corps me semblait à la fois si proche physiquement (j’aurais pu le toucher) et si lointain moralement (rien que l’effleurer eût été un sacrilège).

J’en étais là de mes réflexions quand nous arrivâmes enfin à destination. Le sentier débouchait sur une espèce d’esplanade au bout de laquelle se dressait le château. « Il a été construit il y a plus de cent ans, lorsqu’il y avait encore beaucoup d’hommes sur l’île» dit ma compagne. « D’ici, la vue est superbe car on voit à la fois la mer et les montagnes. Bon, le moment est mal choisi, on ne distingue quasi rien puisque nous sommes au cœur de la nuit. Mais la nuit aussi a ses charmes, non ? » « Des charmes différents » dis-je. Elle me regarda attentivement. Un peu intimidé, je crus bon de rectifier : « Oui, la nuit a en soi quelque chose de mystérieux et de romantique. Qu’on soit dans l’obscurité la plus profonde ou sous un magnifique clair de lune, on vit dans une réalité différente de celle de la journée. Une sorte de monde parallèle, si vous voulez, un univers étrange où on ne sait jamais ce qui peut arriver. En bien comme en mal, d’ailleurs. » « C’est vrai » dit-elle. « La nuit évoque souvent pour moi la mort, peut-être parce que c’est en fin de soirée, après un bon repas, que mon père a été assassiné. J’étais présente et j’ai tout vu. Je n’avais que dix ans, mais je n’ai rien oublié et cela m’a marquée à vie. » « Je comprends… Mais vous me faites peur » dis-je en souriant. « Nous venons nous aussi de faire un bon repas et il fait bien noir, maintenant… » « Vous craignez de vous faire tuer dans mon château ? Qui sait, je pense peut-être à me venger de la folie des hommes. Si cela se trouve je vous ai tendu un piège… Vos amis sont bien loin, maintenant…» Nous nous regardâmes longuement. « Un piège ? Je ne crois pas non. La nuit n’est pas toujours sombre et maléfique. Elle peut aussi être romantique, non ? » « Puisque vous le dites. Mais peut-être confondez-vous vos souhaits avec la réalité… »   

 

littérature

 

 

Outre ses plages, j'imagine cette île avec des falaises semblables à celles d'Etretat (crédit photo, Hardware.fr). 

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

16/05/2011

Une île (8)

Nous nous sommes tous retournés et nous avons alors reconnu la jeune femme de tout à l’heure, celle qui nous avait regardés après être sortie de son bain dans la rivière et dont la prestance nous avait tant impressionnés. « Non, on ne les a jamais revus » reprit-elle et il y avait dans ses paroles à la fois de la tristesse et de la résignation, mais aussi comme la conscience aigüe d’avoir vécu un destin particulier. Elle me fixa dans les yeux, toujours avec ce sérieux qui semblait la caractériser. Elle me fixa et je sentis que quelque chose se passait, un « je ne sais quoi » qui me fit deviner que nos destins respectifs étaient en train de se jouer. Cela dura combien de temps ? Cinq secondes ? Six peut-être ? Mais déjà, j’avais compris tant de choses. D’abord que je ne m’étais pas trompé tout à l’heure et qu’elle était bien une personne fière, imposant le respect. Ensuite, que derrière cette histoire de la disparition des hommes se cachait un drame : celui de la solitude existentielle d’un être qui était condamné à trouver sa vérité seule sans jamais y parvenir, puisque toujours manquerait cette moitié inaccessible que représentait l’autre sexe.

"J’avais dix ans quand ils sont partis », poursuivit-elle « et depuis vingt longues années se sont écoulées. Ils ne reviendront plus, maintenant, c’est sûr. Leur bateau aura fait naufrage ou tout simplement ils ont décidé de nous abandonner à notre sort. Ceci dit, c’est peut-être mieux ainsi, du moins pour moi. Qu’est-ce que j’aurais fait s’ils étaient revenus ? Comment aurais-je accueilli les assassins de mon père ? Car je suis la fille du roi que l’on a assassiné. »

Alors, je l’ai regardée, saisissant d’un coup tout le drame cornélien qui se cachait là-derrière. Tandis que les autres femmes espéraient toujours le retour improbable d’un père ou d’un mari, elle, seule et à l’écart, s’enfermait dans sa douleur et ruminait sa vengeance. Du coup, déjà isolée sur cette île comme toutes ses compagnes, elle se singularisait en plus de ses amies d’infortune par son destin propre. Entre elle et les autres, il y avait ce meurtre qui faisait que si elle avait attendu comme tout le monde le retour des hommes, c’était pour de tout autres motifs. Partagée entre le désir de représailles et la peur d’être à son tour assassinée, elle ne savait plus trop, finalement, ce qu’elle désirait vraiment. Le fait qu’elle était de sang princier avait dû encore accentuer la distance qui la séparait des autres.

C’est tout cela que je perçus dans son regard. Cela et autre chose encore. Il y avait eu dans ses yeux un éclat un peu trop brillant, une sorte d’insistance qui m’avait troublé et qui m’avait fait souvenir que cette jeune femme, comme toutes celles de l’île, d’ailleurs, n’avait plus vu d’hommes depuis vingt ans. Les belles Amazones s’étaient bien débrouillées entre elles pour l’organisation de la vie quotidienne, comme nous avions pu en juger par les champs cultivés et bien entretenus que nous avions  aperçus, mais, en faisant soudain irruption dans leur monde exclusivement féminin, j’avais le sentiment que nous venions de rompre un équilibre précaire.

Je n’eus pas le temps d’approfondir mes pensées car déjà on nous conviait à un dîner, pour fêter le fait que nous avions échappé à un naufrage et pour célébrer dignement cette rencontre inespérée entre personnes qui n’auraient jamais dû se rencontrer. L’ambiance était à la fête. Le repas fut somptueux et nos hôtesses adorables. On parla beaucoup, on rit plus encore. Elles nous servaient à tour de rôle et sans discontinuer un petit vin rosé issu de leur vigne qui, ma foi, se laissait boire avec plaisir. Il avait aussi la particularité de délier les langues car mes compagnons n’en finissaient plus de raconter des histoires de marins, dont je me demandais bien s’ils les avaient vraiment vécues, s’ils les tiraient d’un roman, ou s’ils les inventaient pour les besoins de la cause, à savoir entrer dans les bonnes grâces de ces dames. Mais ils se donnaient de la peine pour rien, car sur ce dernier point il n’y avait aucun doute à avoir. Notre seule présence semblait avoir suffi à les bouleverser et la gaieté dont elles faisaient preuve montrait à suffisance qu’elles étaient heureuses de nous accueillir. Bref, ce fut une bonne soirée, qui se prolongea tard dans la nuit.

Parfois, quand je regardais dans la direction de ma princesse (c’est ainsi que je l’appelais intérieurement) je surprenais son regard qui me fixait. Elle semblait calme et heureuse elle aussi, mais elle conservait au fond d’elle cette gravité qui semblait la caractériser. Et puis, derrière sa bonne humeur, demeurait toujours comme une sorte de tristesse sous-jacente, qui elle aussi devait faire partie de sa personnalité. J’avoue que cette sorte de vague à l’âme m’attirait au plus haut point. J’aurais voulu l’aider, lui apporter quelque chose, je ne savais pas trop quoi, d’ailleurs, mais faire en sorte que son sourire fût spontané et n’exprimât point cette sorte de peine qui n’osait pas se montrer. Puis j’étais repris par la fête et l’ambiance générale. Je racontais moi aussi des histoires, je ne sais plus trop lesquelles d’ailleurs. Mais quand j’arrivais à la fin et que toute l’assemblée éclatait de rire, je me tournais vers elle et c’était une nouvelle fois pour surprendre ce regard rieur certes, mais aussi insistant et grave. On aurait dit qu’elle n’écoutait pas vraiment mes propos et que c’était moi en fait qu’elle observait. Elle se situait au-delà de mes mots et à la limite j’aurais pu dire n’importe quoi que cela n’aurait eu aucune importance. Ce n’était pas mon histoire qu’elle analysait, mais ce que j’étais moi. J’avoue qu’autant d’attention de sa part me troublait encore plus et je me demandais comment faire pour parvenir à me rapprocher d’elle car les places que nous occupions à table étaient assez éloignées.

 

repas-de-noel.jpg

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature

11/05/2011

Une île (7)

Les années passèrent et même les décennies. Le climat était agréable et la vie finalement facile. Les tempêtes, elles, étaient rares, mais terribles, comme on l’a vu, ce qui provoqua l’arrivée d’autres naufragés, dont les navires s’étaient à leur tour échoués le long des grandes plages de sable blanc. Insensiblement, la population se mit à croître. De cinquante personnes, on passa à soixante-dix, puis à cent. Chez les plus jeunes, et même à vrai dire chez les moins jeunes, l’amour fit le reste. Des couples se formèrent et à défaut de prêtres (les voies de Dieu étant impénétrables, comme dit le proverbe, aucun ne survécut jamais à ces catastrophes maritimes) on vécut en union libre. Des enfants naquirent, puis les enfants de ces enfants. D’autres navires, plus chanceux, vinrent mouiller dans le petit port qu’on avait construit, ce qui leur évita de sombrer dans l’océan en furie. Des échanges se firent. On se mit à vendre des fruits et des légumes frais à ces marins qui venaient tout droit d’Espagne et que le scorbut menaçait. En échange, ils offrirent des vêtements, des ustensiles de cuisine, quelques bijoux…

Les jeunes filles ne restaient pas insensibles devant la virilité de ces loups de mer au regard énigmatique, perdu dans les lointains. Beaucoup se retrouvèrent enceintes et sans compagnon, car une fois les cales de leurs bateaux remplies de provisions, les marins en question repartaient aussitôt vers la fascinante Amérique. Ce n’était pas bien grave et très vite la collectivité s’organisa en conséquence pour aider les pauvres filles éplorées à élever leurs enfants. Pour les consoler, il se trouva même sur l’île des hommes mariés tout disposés à leur procurer un peu de tendresse. Cela déboucha sur d’autres naissances et sur quelques scandales, mais bon, c’est la vie.

La réputation du lieu s’accrut auprès des matelots et bientôt l’île devint un passage obligé pour les grands voiliers en partance pour la Jamaïque ou la lointaine Colombie. Le petit port s’était transformé en un lieu d’échange, une sorte de plaque tournante internationale, et maintenant, à côté des galions espagnols ou portugais, il n’était pas rare de trouver des navires anglais ou français. Tout cela faisait pas mal de monde et la population locale s’enrichit considérablement de ce commerce, population qui, dit-on, atteignit les trois mille âmes au milieu du XVII° siècle.

littérature

Puis, la roue de la fortune, comme toujours, finit par tourner. Les guerres entre les grandes puissances maritimes rendirent la zone peu sûre. Bientôt on ne vit plus que des bateaux espagnols et encore, ceux-ci hésitaient à venir jeter l’ancre dans le petit port, de peur de se retrouver encerclés par une flotte ennemie, surgie de nulle part pour les anéantir. Alors les Espagnols eux-mêmes se montrèrent rares, d’autant plus qu’avec le temps la taille des navires s’était considérablement accrue. En plus des douze rangées de canons qu’ils arboraient fièrement, ils pouvaient maintenant transporter des quantités plus importantes de vivres, ce qui rendait superflu le détour par la petite île.

On se retrouva entre soi, bien seuls, avec le sentiment d’être abandonnés par la terre entière. Les plus jeunes commencèrent à partir, afin d’aller tenter leur chance ailleurs. En cinquante ans, la population décrut considérablement. De trois mille âmes, on passa à deux mille, puis à mille. C’est alors qu’un des rares bateaux qui avait accosté apporta une maladie terrible, qui était peut-être la peste. Il mourut beaucoup de monde et pas seulement chez les vieux. Après l’épidémie, il ne restait plus que cinq cents personnes, toutes fort affaiblies.

Les années passèrent encore, mais maintenant le nombre de naissances ne compensait plus le nombre de décès et on se retrouva à deux cents, puis à cent insulaires. Ce n’était plus possible. Les hommes avaient beau s’acharner au travail, labourant, plantant, sarclant, il n’y avait plus assez de bras pour entretenir tous les champs. La forêt tropicale reprit rapidement ses droits et on survécut comme on put en pêchant, autrement dit en cherchant dans la mer une ultime ressource. A l’horizon, plus aucune voile n’apparaissait jamais, ce qui fit qu’on se retrouva complètement isolés et qu’on vécut en autarcie. Loin de faciliter les rapports de bons voisinages, cette situation créa des conflits entre les habitants. C’est qu’il fallait se partager le peu de richesse qu’il restait et surtout il fallait se partager les femmes. Il faut dire que les jeunes filles à marier se faisaient plutôt rares et qu’elles étaient fort convoitées. Il s’ensuivit des rixes sanglantes, parfois mortelles, entre les prétendants, ce qui indirectement rétablit l’équilibre numérique entre les sexes, mais  contribua également à faire baisser une nouvelle fois le nombre des survivants. Car on pouvait bien appeler comme cela les pauvres hères qui vivotaient sur l’île.

La famille princière, qui s’était déclarée noble deux siècles plus tôt et qui avait toujours tout dirigé avec souplesse et intelligence, avait maintenant bien du mal à se faire écouter. Ses ordres étaient contestés, ses décisions fort peu respectées. Petit à petit l’anarchie s’installa, ce qui n’améliora pas le combat pour la survie. Les hommes surtout, se montraient de plus en plus agressifs, et les meurtres devenaient monnaie courante. Si on continuait de la sorte, il était clair qu’il n’allait plus rester un seul être humain sur l’île. Alors, un jour, le prince prit une décision de la plus haute importance, une décision que curieusement il parvint pour une fois à imposer. C’était il y a vingt ans  de cela, environ. Il expliqua que la population mâle allait s’exterminer d’elle-même dans des rixes sanglantes complètement ridicules, des rixes que lui, le chef, ne parviendrait ni à empêcher ni à réprimer. Alors il demanda à tous les hommes de construire un grand navire et d’aller tenter leur chance ailleurs, derrière cet horizon qui devait bien cacher quelque part des terres habitées. L’idée était d’aller faire fortune dans ces contrées lointaines, puis de revenir chercher les femmes une fois qu’on se serait bien établi là-bas.

Pendant six longs mois les hommes cessèrent donc de se quereller et de se battre. Dès que le soleil paraissait à l’horizon, ils se levaient et allaient travailler à la construction du fameux bateau. Il fallut abattre des arbres, scier des troncs, en faire des planches, puis plier celles-ci à la chaleur du feu afin qu’elles épousent les formes rondes du navire. Ils riaient désormais entre eux, disant que le seul souvenir qu’ils conserveraient des femmes, ce serait précisément la rondeur de la carène de cette espèce d’arche étrange. Alors, par ironie ils la baptisèrent Noé.

Quand tout fut terminé, ils décidèrent encore de dresser à la proue une grande statue représentant une sirène. Pour cela, il leur fallut encore bien un mois. Le résultat, cependant, était époustouflant. Dans un tronc d’arbre entier, tout d’une pièce, ils étaient parvenus à sculpter un corps de femme. Celle-ci avait un visage fin et gracieux, de longs cheveux bouclés et un regard nostalgique. Elle était vêtue d’une ample robe aux replis abondants, mais qui laissait à découvert une poitrine provocante, aux seins durs et dressés devant les intempéries à venir. A partir du ventre, son corps devenait celui d’un poisson et se perdait insensiblement en dégradé dans la structure-même de la proue. Cette statue était une merveille et manifestement cette sirène n’avait pas besoin  de chanter pour séduire le cœur des marins.

Le dernier soir, on organisa un grand festin durant lequel le prince prit la parole. Il expliqua que de tous les hommes, lui seuil allait rester avec les femmes, afin, disait-il, de les protéger. Mais l’instinct de survie avait aiguisé la conscience de classe et les futurs marins se gaussèrent de lui. Quoi ? On les envoyait, eux, sur la mer, à la recherche de richesses fort incertaines, pendant, que lui, le prince, parce qu’il se disait noble, allait pouvoir rester avec leurs femmes et en jouir à sa convenance ? Cela n’allait certainement pas se passer comme cela ! Le ton monta et le vin aidant, un des hommes finit par se saisir d’une hache et par fracasser la tête du roi. Alors, sans attendre l’aube, on poussa le navire dans l’eau et on embarqua pour une destination inconnue. Restées seule sur la plage, les femmes les regardèrent partir, la gorge serrée. La dernière image qu’elles conservèrent dans leur mémoire, c’est celui du bateau qui, après être sorti du port, vira à bâbord toute et se retrouva de profil pendant quelques instants. Alors, à la lumière de la lune, qui était pleine ce soir-là, elles purent voir distinctement la figure de la sirène laquelle, la poitrine dénudée, contemplait fixement les ténèbres et la nuit.

« On ne les a jamais revus », dit une voix derrière nous, qui nous fit tressaillir. 

 

littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature

07/05/2011

Une île (6)

Les premiers habitants étaient  arrivés il y avait très longtemps. C’était l’époque des grands voiliers et Colomb venait à peine de découvrir l’Amérique. Il fallait peupler la nouvelle colonie et de Séville étaient partis douze navires avec à leur bord pas mal de monde. Des gens pauvres essentiellement, qui avaient préféré quitter leur terre andalouse, où ils mourraient de faim, pour tenter leur chance là-bas, dans ce nouveau continent où on disait que tout était possible et où, en tout cas, on leur offrait gratuitement une terre à cultiver. Une terre qui leur appartiendrait ! C’était inespéré, eux qui n’avaient jamais été que journaliers dans les grandes exploitations des seigneurs de l’époque et qui travaillaient des quatorze heures par jour pour recevoir comme salaire un petit sac d’olives avec lequel il fallait nourrir toute une famille. Alors, avoir subitement une terre à soi, c’était plus que magnifique, c’était tout simplement un rêve extraordinaire.

Ils étaient donc partis, plusieurs centaines de familles, hommes, femmes, enfants, tout cela entassé dans douze galions de la marine royale. Car Isabelle, la reine très catholique, prêtait même ses vaisseaux pour aller peupler de chrétiens ces terres du bout du monde. C’est que ces contrées étaient remplies de sauvages, des êtres sans âme, proches des animaux, et qui n’avaient jamais entendu parler de Dieu. Il fallait donc amener là-bas des Européens en masse, des hommes de race blanche, de la race supérieure, pour contrer la puissance du Diable, qui régnait en maître sur ces terres reculées.

Eux, les pauvres, sur leurs galions, ils s’en moquaient bien du Diable. Certes, ils étaient catholiques comme tout un chacun, mais que les sauvages, là-bas, vénèrent les plantes ou les animaux, ce n’était pas vraiment leur problème. C’était plutôt du ressort des prêtres, qui eux aussi, soit dit en passant, étaient venus en nombre. Sur les navires, ils occupaient d’ailleurs les plus belles cabines, tandis que les paysans étaient relégués à fond de cale, mais bon, ce n’était après tout qu’un mauvais moment à passer... Non, ce qui les intéressait, les pauvres, ce n’étaient pas ces sauvages à évangéliser, mais c’étaient ces champs qu’on leur avait promis et qu’ils allaient pouvoir cultiver et faire fructifier rien que pour eux. Bien sûr, cela allait être dur, il allait falloir défricher, arracher, labourer, sarcler, mais tout cela, ils savaient le faire. Ils n’avaient même jamais rien fait  d’autre dans leur vie. La différence c’est que pour la première fois ils allaient bénéficier directement du fruit de leur travail. Alors, quand on leur disait que cette terre promise était l’empire du Diable, ils souriaient intérieurement, car le Diable, c’est en Andalousie qu’ils l’avaient rencontré.

Ils étaient donc partis confiants et tout heureux. Malheureusement, la durée de la traversée dépendait des vents. Après un calme plat qui immobilisa les navires pendant des semaines, une tempête terrible se déchaîna. Personne n’avait jamais vu cela et surtout pas ces pauvres paysans andalous, habitués à des cieux plus sereins dans leur Espagne méridionale. Les vagues étaient énormes, vraiment impressionnantes, et les bateaux roulaient et tanguaient dans tous les sens, plongeant, remontant, plongeant encore. Bientôt les mâts commencèrent à se rompre, dans des craquements de fin du monde, emportant dans leur chute les gabiers qui se cramponnaient comme ils pouvaient dans ce qui restait des cordages. Sur le pont, c’était un désastre et on n’avait pas le temps de compter les morts que déjà ceux-ci étaient entraînés par les vagues qui n’en finissaient pas de déferler. Les pauvres marins, jetés par-dessus bord dans la mer en furie, se retrouvaient aussitôt dans ce qui allait devenir leur tombeau. Mais dans les cales, ce n’était pas mieux. Les grosses barriques de vin et d’eau avaient rompu leurs amarres sous la violence des chocs et elles s’étaient mises à rouler dans tous les sens, écrasant au passage hommes femmes ou enfants, sans distinction d’âge ou de sexe. Et comme si cela ne suffisait pas, deux des navires, ballottés par les flots aveugles et devenus complètement hors de contrôle, entrèrent en collision. Les coques se brisèrent et bientôt il ne resta plus à la surface des éléments déchainés que des débris de toutes sortes auxquels s’accrochaient désespérément quelques survivants.

Le lendemain, le soleil était revenu et la mer était calme. Les malheureux qui avaient pu rester accrochés, qui à un tonneau, qui à un madrier, furent poussés par le courant sur une plage de sable fin. Dans leur malheur, c’est à proximité d’une île qu’ils avaient fait naufrage, mais c’était une île déserte. Revenus de leurs émotions, ils se comptèrent. Ils étaient exactement cinquante. Alors il fallut s’organiser et lutter pour survivre. Avec des outils récupérés après le naufrage, on coupa des arbres pour construire des espèces de maisons. Bientôt, un village était né. Pour manger, on chassa et on fit la cueillette des fruits, puis très rapidement on se mit à défricher et à semer les graines récupérées dans les débris des navires, ces graines qu’ils avaient emmenées avec eux pour les planter en Amérique. Ma foi, ici ou ailleurs, qu’est-ce que cela changeait, finalement ?

 

 

Aïvazovski (1817-1900), Tempête

littérature

00:25 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature

03/05/2011

Une île (5)

Poliment nous attendîmes quelques minutes avant de reprendre notre route. C’est que nous étions quand même un peu embarrassés d’avoir ainsi fait irruption sans le vouloir dans l’intimité de ces filles. Bien sûr ce n’était pas notre faute, mais bon, il fallait savoir se mettre à leur place aussi. Elles ne pouvaient que nous en vouloir de notre arrivée inopinée. On se regardait, un peu goguenards, un peu blagueurs, mais c’était surtout pour cacher la gêne qui nous habitait tous. Nous avions surpris Eve dans son Paradis et nous avions vu ce que nous n’aurions pas dû voir. C’était peut-être bien cela le fameux péché originel dont ils parlaient dans la Bible. La conscience d’un interdit entre les sexes. Le péché naissait au même moment que le désir. Et pourtant, non, car ces belles sirènes, nous ne les avions pas désirées, nous les avions plutôt admirées dans leur simplicité. Leurs jeux, comme leur nudité, étaient l’innocence-même. C’est surtout quand une des filles nous avait vus et qu’elle avait poussé un cri, que nous avions eu conscience d’avoir mal agi. Notre regard naïf s’était subitement transformé en regard lascif, du moins aux yeux de celle qui se sentait observée à son insu. Tout cela était bien compliqué. Trop compliqué pour des marins fatigués qui venaient de faire naufrage et qui avaient dû marcher toute la journée en se battant contre un serpent. Peut-être bien, finalement, était-ce celui qui, dans la Genèse, gardait l’entrée du Paradis…

Nous reprîmes notre route et nous nous acheminâmes vers le village. Nous nous attendions à un accueil plutôt froid et même peut-être à trouver porte close. Eh bien non. On avait dû annoncer notre arrivée car une foule curieuse nous attendait sur la place principale. « Les voilà ! » « Ils arrivent ! » « Combien sont-ils ? » « Six, il parait qu’ils sont six… » « D’où peuvent-ils bien venir ? » « Comment ont-ils pu arriver jusqu’ici ? » Bientôt, nous fûmes entourés par une bonne cinquantaine de personnes qui semblaient fort intéressées de savoir d’où nous venions. Mais nous, de notre côté, nous étions frappés par un élément absolument insolite, qui nous intriguait au plus haut point et qui à vrai dire nous intimidait quelque peu. Cette foule compacte qui nous pressait de toute part, nous enserrait, et nous posait mille questions, était composée exclusivement de femmes. Il n’y avait pas un seul homme dans cette assemblée. Où étions-nous donc tombés ? Chez la reine des Amazones ou quoi ?

Un certain temps fut nécessaire pour s’expliquer de part et d’autre. Ces dames semblaient si impatientes de savoir d’où nous venions qu’il fallut se résoudre à raconter notre histoire de long en large. Il aurait été impossible de poser à notre tour des questions avant d’avoir satisfait leur curiosité. On parla donc du bateau, de la tempête, de la longue errance en mer, puis de l’échouage ici-même, sur l’autre versant de l’île. On évoqua les rugissements des tigres, la traversée du lac à la nage, puis la rencontre avec le serpent. On allait passer pudiquement sous silence l’incident des baigneuses quand quelques jeunes filles y firent d’elles-mêmes allusion en pouffant de rire. Bon, elles ne semblaient pas trop mal prendre la chose, c’était déjà cela. Bien au contraire elles étaient toutes émoustillées en évoquant ce souvenir. Pourquoi pas, après tout. Nous rîmes avec elles de bon cœur et cela nous rapprocha. Une sorte de complicité était en train de naître.

C’était donc à notre tour de poser des questions. Et évidemment, ce qui nous intriguait le plus, c’était de savoir pourquoi, à part nous, il n’y avait aucun homme sur cette île. Quel était ce mystère ? Quel subterfuge la nature avait-elle trouvé pour se passer ainsi d’une moitié du genre humain sans compromettre la pérennité de l’espèce ? Etions-nous tombés sur une race particulière, aux caractéristiques étranges ? Ces femmes étaient-elles hermaphrodites ? Ou bien, comme les mantes religieuses, les divines créatures qui étaient devant nous tuaient-elles les mâles une fois leur devoir conjugal accompli ? A quelles Amazones avions-nous finalement affaire? Nous ne savions plus que penser et pour un peu nous aurions remis en cause les principes de la raison cartésienne. Pour le dire autrement, nous n’étions pas loin de croire à un univers fantastique, comme si cette île était un monde à part, un microcosme singulier où il se produisait des événements étranges.

Nous regardions nos compagnes avec une fascination mêlée de crainte, mais plus nous posions des questions pour tenter de percer ce mystère, plus elles éclataient de rire. A chaque hypothèse une peu folle que nous émettions, le même fou rire s’emparait d’elles, ce qui fait que bientôt on ne s’entendit plus et que notre conversation devint une véritable cacophonie.

Mais bon, quand elles se furent bien amusées à nos dépens, elles acceptèrent de nous dire la vérité, ce qui prouvait qu’aucune n’avait le fond méchant. On les sentait plutôt désireuses de se rapprocher de nous et de nous sortir de l’embarras où nous nous trouvions. Alors, gentiment, elles nous expliquèrent qu’il n’y avait rien d’extraordinaire dans cette présence exclusive de femmes sur cette île.

 littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature

29/04/2011

Une île (4)

Une fois arrivés au pied de la montagne, nous sommes venus butter contre une large rivière qui nous barrait complètement le passage. Le courant en était trop impétueux pour que l’idée même de traverser à la nage nous effleurât. L’eau bouillonnait en cascades et venait s’écraser sur d’énormes rochers dans un grondement terrible. En fait, c’était un torrent que nous avions sous les yeux et des volutes de vapeur d’eau s’élevaient dans les airs, créant, à cet endroit, une impression étrange, un peu féérique. Les rayons du soleil perçaient difficilement cette espèce de brouillard, mais ils y parvenaient quand même, créant des dizaines d’arcs en ciel multicolores. Abasourdis, stoppés dans notre élan, nous restâmes là à regarder ce spectacle grandiose, un peu surréel. Le contraste était saisissant entre les flots en furie qui s’agitaient à nos pieds et cette pureté diaphane et immobile de l’air. Des particules d’eau restaient en suspens dans l’atmosphère et donnaient au paysage un aspect insolite, quasi magique. Il y avait là une sorte de mystère qui imposait le respect et c’est en silence et avec une conscience très nette du caractère sacré de ce lieu que nous nous mîmes à contempler ce qui nous entourait. Nous venions de trouver un endroit sur terre où les dieux, sans doute, venaient encore parfois parler aux humains.

Mais bon, même si nous étions sous le charme poétique de ce petit coin enchanteur, il nous fallait penser à poursuivre notre route. Comme il était impossible de franchir le torrent, nous avons commencé à le longer en le descendant. Nous espérions que plus bas, près de l’embouchure, ses flots seraient plus calmes et qu’il nous serait alors plus facile de traverser. Nos prévisions étaient bonnes car après un bon quart d’heure nous trouvâmes un passage à gué. Le torrent furieux, en arrivant dans la plaine, s’était subitement transformé en un plan d’eau calme. Quelques pierres, judicieusement posées en travers du courant, allaient nous permettre de passer sans encombre.

C’est alors que nous entendîmes des voix. Intrigués, nous avons regardé aussitôt autour de nous. Ben ça alors, quelle surprise ! A vingt mètres après le gué, la rivière faisait un coude, créant du coup une sorte de petit lac peu profond où l’eau était particulièrement transparente. Et qu’est-ce que nous découvrîmes là ? Six jeunes filles, qui étaient occupées à se baigner tout en riant et en s’éclaboussant. Nous qui avions vécu plus de trois mois sur notre bateau sans voir une seule femme, nous sommes restés tout interdits à la vue de ces beaux corps dénudés et innocents. Le paradis existait-il donc sur terre ? En tout cas le spectacle qui s’offrait à nous avait quelque chose de biblique. On aurait dit Eve et ses sœurs au jardin d’Eden, offertes dans leur nudité première. Il y avait une telle simplicité, un tel naturel dans leur attitude, sans provocation aucune, que nous en restions subjugués. Il nous semblait avoir remonté le temps bien au-delà de notre naissance et avoir atteint un stade antérieur de l’humanité, quand l’harmonie et la beauté régnaient partout dans le monde. L’eau tranquille, le soleil, ces filles nues et insouciantes, qui riaient en s’amusant, tout cela existait-il vraiment ? Ou n’était-ce qu’un reflet renvoyé par une sorte de miroir magique, afin de nous abuser ? Mais non, ces déesses étaient bien réelles.

D’ailleurs l’état de grâce dans lequel nous étions plongés cessa très vite. Une des filles nous aperçut et poussa un cri strident. Il s’ensuivit un départ précipité dans un désordre indescriptible. Comme un troupeau de gazelles, les belles inconnues s’enfuirent dans des gerbes d’écume, au milieu de hurlements perçants et de rires suraigus. Une fois sur la berge opposée, elles ramassèrent leurs vêtements et allèrent se réfugier dans le sous-bois, sans prendre le temps de les enfiler. Une seule s’arrêta et se retourna. Ses habits serrés contre la poitrine, elle nous regarda d’un air grave pendant quelques secondes, puis elle disparut à son tour.

Quel regard profond elle avait eu là ! Il émanait d’elle une telle noblesse et une telle prestance que personne, je crois, n’aurait pensé à aller la chahuter ou à plaisanter sur la situation délicate où elle se trouvait, ainsi dévêtue devant les hommes que nous étions. Non, par ce seul regard elle avait su asseoir son autorité et nous n’avions déjà pour elle que du respect.

 

grdes_gbaigneuses_d-tail_1887.jpg

 

 

Renoir, les grandes baigneuses (détail)

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature

25/04/2011

Une île (3)

Mais le temps passait et il fallait se remettre en route. En face de nous, une forêt touffue recouvrait ce que nous avions d’abord pris pour une colline mais qui était en fait une montagne. D’ailleurs son sommet devait certainement constituer le point culminant de l’île et si nous voulions savoir ce qu’il y avait de l’autre côté, nous n’avions pas le choix, il allait falloir grimper et escalader ce versant. Ce ne fut pas facile, à vrai dire, car la pente était vraiment très forte et la végétation était plus dense encore que ce que nous avions traversé jusque là. Il fallut plusieurs fois nous aider de nos couteaux pour sectionner les lianes qui empêchaient notre passage. La chaleur était étouffante dans ce sous-bois et nous ne progressions pas vite. A un moment donné, le marin qui était en tête lança un cri : « Arrêtez ! » A vingt centimètres de son visage, un énorme serpent se balançait. Quelle bête ! Il devait bien faire dix mètres de long ! En t0ut cas on n’en voyait pas la fin et sa queue se perdait dans les hautes branches. Il ne bougeait pas et nous observait d’un œil sournois et fixe, à moitié fermé. Que faire ? Un pas de plus et il allait se précipiter sur l’homme de tête et l’étouffer dans ses anneaux. D’un autre côté, si nous reculions en lui tournant le dos, la situation risquait d’être la même. Nous sommes donc restés immobiles, aussi immobiles que le monstre. Il se fit un grand silence. Seuls, dans les lointains, une bande de perroquets jacassaient, mais, par contraste, leurs cris éloignés ne faisaient qu’accentuer le silence qui régnait ici. On s’observait de part et d’autre. On sentait qu’il allait se passer quelque chose et que le moindre mouvement, même involontaire, allait déclencher une catastrophe.

Dix secondes se passèrent ainsi, puis vingt, trente, quarante. Quand on arriva à une minute, nous avions tous les nerfs à vif et nous allions craquer. C’est alors que l’homme de tête, lentement, très lentement, se saisit du long couteau qui pendait à sa ceinture. Le serpent eut un clignement des yeux, ce qui voulait dire qu’il avait compris le danger et qu’il allait attaquer le premier. Mais ce fut le marin qui prit l’initiative. D’un geste vif et imprévu, il plaqua une main contre la tête du monstre, qu’il maintint de force, et de l’autre il lui enfonça le couteau dans la gorge. La bête se débattit et remua de tous côtés mais le marin continua à enfoncer le couteau, s’en servant comme d’une scie. Il y eut encore un soubresaut plus fort que les autres puis l’animal s’abattit à terre, tandis que dans les hauteurs de l’arbre, des mètres et des mètres d’anneaux gluants continuaient de glisser vers le sol. Quand tout le serpent fut là, il représentait une masse de chair d’environ un mètre cube. Même mort, nous n’osions nous en approcher car son corps continuait d’être agité par de petites contractions. Nous le contournâmes, tout en conservant une prudente distance entre lui et nous, puis nous poursuivîmes notre route.

Il nous fallut encore bien une bonne heure avant d’atteindre le sommet. Cette montagne devait s’élever à plus de huit cents mètres d’altitude, peut-être mille. En partant du niveau de la mer comme nous l’avions fait, le moins que l’on pût dire c’est que ce n’était pas une promenade de tout repos. Mais enfin, avec du courage et de la détermination, nous étions arrivés à nos fins et c’était ce qui comptait. D’autant plus que ce que nous vîmes alors nous coupa le souffle.

Autant le versant que nous venions de gravir était boisé, autant celui qui s’étendait devant nous était découvert et tout pelé. Parsemé d’une végétation timide et basse qui ressemblait à notre maquis méditerranéen, il descendait en pente douce vers la mer. Et là, le long de l’océan, une plaine fertile s’étendait, avec des cultures, un village et même une espèce château dont la silhouette imposante se dressait au bord d’une falaise. Incroyable ! Nous étions donc sauvés ! Nous qui croyions avoir échoué sur une île déserte, voilà que nous retrouvions la civilisation. Un cri de joie s’empara de notre petite équipe et c’est en courant que nous nous précipitâmes vers le village. Pourtant, nous n’étions pas encore au bout de nos surprises. 

14patchanaconda.jpg

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : littérature

21/04/2011

Une île (2)

Nous redoublâmes d’énergie pour nous dégager et je crois que sans cette peur supplémentaire qui nous avait subitement tenaillé le ventre à l’idée d’être dévorés par un fauve, nous aurions mis des heures à nous extirper de ce marécage. Mais du coup nous y parvînmes, non sans mal il est vrai, mais nous y parvînmes. Nous nous sommes alors retrouvés sur un terrain beaucoup plus sec, que bordait une rivière. Que faire d’autre, si ce n’est la suivre ? Tout en marchant, nous scrutions les fourrés, craignant toujours d’y découvrir les yeux énigmatiques et implacables d’un tigre royal. Mais non. Tout était calme et un grand silence régnait en ces lieux. Peut-être finalement avions-nous rêvé et ces rugissements étaient-ils le fruit de notre imagination ? C’est du moins ce que nous nous disions entre nous pour nous donner du courage, mais chacun, au fond de lui, savait bien qu’il n’en était rien et que la mort était là, quelque part, qui rôdait autour de nous. 

A un certain endroit, la petite rivière que nous longions se jetait dans un lac. Celui-ci occupait tout le fond d’une vallée étroite et s’il n’était large que d’une bonne centaine de mètres, il semblait, dans sa longueur, n’avoir pas de fin. Nous avions beau regarder à gauche ou à droite, il n’y avait que de l’eau. Nous n’avions donc pas le choix. Si nous voulions continuer notre progression, il allait falloir traverser.

C’est ainsi que nous nous sommes retrouvés en train de nager, ce qui n’était pas une  mince affaire à cause du fusil que chacun tenait hors de l’eau comme il pouvait. Vous avez déjà nagé d’une seule main ? Essayez et vous verrez : on n’avance pas, on s’épuise rapidement et on dévie complètement sur le côté. Ajoutez à cela le poids de l’arme qu’on porte à bout de bras et vous aurez une idée de l’état dans lequel nous étions tous en arrivant sur l’autre rive. Ces cent mètres de traversée nous parurent interminables. A vrai dire, nous avons bien cru ne jamais y arriver, d’autant plus que l’eau était glacée, ce qui était pour le moins étrange dans un pays aussi chaud. Malgré l’énergie déployée pour avancer, nous sentions nos membres qui s’engourdissaient petit à petit, aussi ce fut un réel soulagement quand nous avons atteint la rive opposée.          

Une halte s’imposait, pour reprendre notre souffle et pour sécher nos vêtements. L’avantage, c’est que nous étions maintenant tout propres et que nous nous étions débarrassés de la boue du marécage. Inconsciemment, nous sentions que nous venions de franchir une étape. « On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve » avait dit un philosophe grec, je ne sais plus très bien lequel. Il avait raison. Nous savions qu’une étape venait d’être franchie, que probablement nous ne reviendrions plus auprès de notre bateau et que celui-ci, complètement échoué, ne reprendrait jamais la mer. Le passé était derrière nous. Il restait à savoir ce qui nous attendait devant. 

Nous en étions  là de nos réflexions quand de la forêt surgit une biche. Quand elle nous vit, elle s’immobilisa aussitôt et nous contempla de ses grands yeux doux. A ma grande surprise, ceux-ci étaient bleus, d’un bleu profond d’océan. Je n’avais jamais vu une biche avec des yeux bleus et cela m’étonna au plus haut point. Cette couleur insolite donnait à son regard un aspect presque humain. C’est alors qu’un de mes compagnons, par instinct, épaula son fusil. Je n’eus même pas le temps de crier que déjà le coup était parti. L’animal chancela et s’écroula aussitôt sur le sol. Catastrophe ! Une biche aux yeux bleus, c’était si rare qu’il fallait la laisser vivre ! Trop tard, évidemment ! je me sentais mal à l’aise. Sans doute parce que ce regard doux et insolite m’avait faisait penser à celui d’une femme… Les autres marins, eux, semblaient moins romantiques que moi et ne manifestaient aucun état d’âme. Déjà, certains entouraient l’animal et commençaient à le dépecer tandis que d’autres préparaient du feu. 

Une heure plus tard, nous étions tous en cercle en train de manger de la viande de gibier, délicate à souhait. Au fond de moi, pourtant, persistait comme un malaise. Même si ce n’était pas moi qui avais tiré, j’avais l’impression d’avoir commis un sacrilège. Cet animal avait en lui quelque chose d’extraordinaire et il méritait de vivre. Il me semblait presque avoir commis un assassinat et cela me contrariait fort. Mes compagnons, au contraire, étaient tout heureux de l’aubaine qui s’était offerte et ils plaisantaient tout en mangeant  avec appétit.              

 

biche_sur_platiere_fontainebleau-border.jpg

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (2) | Tags : littérature