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30/06/2008

Du roman poétique

Beaucoup pensent que le genre romanesque s’épuise. Je ne partage pas vraiment leur avis, mais bon, c’est vrai que devant la pléthore habituelle de romans qui va envahir les librairies dans les mois à venir, nous sommes en droit de nous demander si ce n’est pas plus ou moins la même histoire qu’on va nous raconter.

Le roman, disent certains, est mort avec le nouveau roman, quand on a supprimé l’intrigue. Il tenterait aujourd’hui de renaître de ses cendres, mais ce serait surtout pour se concentrer sur les problèmes intimes du romancier (sa vie privée ou bien son incapacité à écrire) beaucoup plus que pour dresser une fresque lucide de notre époque.

L’idée, les idées, ne semblent plus avoir droit de cité dans la littérature proprement dite. Si vous voulez développer des thèmes qui vous sont chers, mieux vaut écrire un essai qu’un roman, surtout si vous êtes sociologue, anthropologue, linguiste ou sémiologue. Un Zola, qui dénonce la cassure sociale, ne semble plus possible aujourd’hui (pourtant, on en aurait bien besoin car nous courons vers l’abîme et le nombre de citoyens qui vivent en dessous du seuil de pauvreté ne cesse de croître), un Vallès, qui raconte ses expériences révolutionnaires non plus. Même un Balzac serait bien utile, pour dresser un panorama complet de notre société où l’ascension sociale par la richesse est de mise. Hélas, point de Balzac non plus, quant aux Flaubert, Maupassant ou autres Hugo, ils brillent par leur absence.

Pourquoi ? Et bien, je l’ai dit, les citoyens qui pensent doivent s’exprimer dans des essais et non plus dans la littérature. Sartre lui-même n’avait-il pas refusé le Nobel de littérature parce qu’il estimait qu’il n’était pas un écrivain mais un philosophe ? Depuis cette époque le roman semble donc vidé de sa substance et il ne sert plus qu’à raconter des historiettes sans grande envergure.

Dès lors, ne conviendrait-il pas de révolutionner le genre ? Soit en revenant à un contenu qui interpelle, soit en renouant avec le grand style. Pourquoi, par exemple, ne pas imaginer un roman qui serait également poétique ? Une sorte de fresque fondatrice ou initiatique, dans le genre de l’Odyssée ou de l’Enéide ? Après tout, voilà deux livres dans lesquels on raconte des aventures (et quelles aventures !) mais qui sont écrits en vers et dont la formulation est assurément poétique ? Alors, qui nous écrira un roman qui serait aussi un grand poème ? Ce serait peut-être une manière habille de redonner un nouveau souffle à ce genre qui se résume trop souvent à un intarissable bavardage.


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28/06/2008

Rentrée littéraire

On apprend avec soulagement qu’il n’y aura que 676 nouveaux romans publiés cette année entre le mois d’août et le mois d’octobre. Même en admettant qu’il y a là-dedans deux mois à 31 jours, cela vous fait tout de même plus de sept romans à lire par jour. Même en ne dormant que quatre heures par nuit et en se contentant d’un sandwich unique à midi, cela va tout de même être dur pour les critiques littéraires. Quand on dit que la vraie littérature ne propose pas que des mots mais qu’elle bouleverse la vie, on n’a jamais aussi bien parlé.


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De la fonction poétique

Pourquoi la fonction poétique ne semble-t-elle plus avoir droit de cité dans notre société ?

On édite peu les poètes, leurs livres se diffusent d’une manière confidentielle et ceux qui les lisent osent à peine avouer en public qu’ils les apprécient. Imaginez-vous, en plein conseil d’administration d’une banque ou dans le bureau de votre directeur du personnel, dire que vous aimez la poésie. On va vous regarder soit comme un dangereux malade, soit comme un utopiste romantique un peu fou dont il convient de se débarrasser au plus vite.

Pourquoi donc la poésie a-t-elle perdu tout crédit officiel ? Les gens sont-ils moins sensibles qu’autrefois ? Je ne le pense pas. Alors ? Est-ce parce qu’elle se situe en dehors du circuit des échanges marchands qui caractérisent notre époque ? Probablement. La poésie est gratuite et esthétique. Elle n’est finalement qu’un jeu sur la langue, mais comme chacun sait, ce jeu peut être contestataire puisqu’il valorise le monde intérieur de l’individu et fort peu l’instinct grégaire du consommateur. A ce titre, la poésie est condamnable et donc condamnée par les boutiquiers qui nous dirigent. D’abord elle inquiète par sa gratuité, notion impensable pour ceux qui font de l’argent avec tout, ensuite elle recherche la beauté afin d’émouvoir, créant des mondes imaginaires qu’il est difficile de faire contrôler par la police d’état. Elevant l’esprit, proposant un univers différent, parallèle, elle inquiète, aussi préfère-t-on la ridiculiser en évoquant un sentimentalisme qu’on qualifie de ridicule.

Et puis ces gens ne pensent qu’à l’argent, argent qui leur permettra d’acheter des objets destinés à paraître (comme si la possession d’un objet pouvait grandir un individu !). Comment pourraient-ils comprendre la poésie, qui elle vise essentiellement l’être et même la profondeur de l’être ?

Comme ce sont eux qui ont le pouvoir, la poésie a donc pris le maquis, c’est sans doute pour cela que vous ne la rencontrez plus.


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26/06/2008

Solstice

Pour revenir au solstice d’été, il y a dans cet apogée quelque chose qui me dérange et ce quelque chose, c’est le fait qu’il va bien nous falloir maintenant redescendre.

Pendant les mois d’hiver, courbés sous le vent et la pluie, nous avons attendu des jours meilleurs. Quand enfin ceux-ci arrivent officiellement (selon le calendrier cosmique, pour ce qui est de la météo, c’est encore une autre affaire), le plaisir est aussitôt gâché par le fait que les jours vont commencer, inexorablement, à raccourcir. Certes l’été est devant nous (car les beaux jours sont décalés par rapport au solstice : il faut laisser à la terre le temps de se réchauffer) mais le ver est dans le fruit. Cette promesse d’été est entachée de la certitude que le compte à rebours a déjà commencé et que nous sommes aussi proches du début de l’hiver suivant que nous ne le sommes du début de l’hiver passé.

Ainsi en va-t-il dans l’existence. « Le temps d’apprendre à vivre, il est déjà trop tard » comme dit le poète. A peine sommes-nous sortis de l‘enfance que tout est déjà consumé. Après quelques années gaspillées à assurer ses arrières sur le plan matériel, quand enfin on va pouvoir se consacrer à ses rêves, on se rend compte qu’ici aussi le compte à rebours a déjà commencé et qu’il est même déjà bien entamé. Qu’y faire ? Fixer le trou noir de l’hiver qui ne manquera pas d’arriver n’y changera rien. Refuser de le voir confinerait à la bêtise. S’en accommoder serait de la lâcheté. Alors ?

Alors je n’ai pas de solution, mais je sais que dans la vie, cet hiver qui approche ne sera pas suivi d’un nouveau printemps.

Car la vie est unique. On nous demande de faire le brouillon et d’écrire au net en même temps. Les ratures ne sont pas permises et toutes les fautes nous sont comptées. Le temps d’y voir un peu plus clair dans nos idées, au moment où nous reprenons le stylo pour écrire ce que nous avons à dire, les copies sont déjà ramassées.

Et en plus, elles ne seront lues par personne.

On se demanderait bien dans quel jeu nous jouons.

Ps. :certains disent que je suis parfois un tantinet pessimiste. Il se pourrait bien, finalement, qu’ils aient raison.


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00:22 Publié dans Errance | Lien permanent | Commentaires (11) | Tags : solstice d'été

25/06/2008

Quand un Goncourt devient immortel.

L'écrivain Jean-Christophe Rufin, 55 ans, qui avait obtenu le prix Goncourt en 2001 pour son roman "Rouge Brésil" a été élu jeudi dernier à l'Académie française.

On sait par ailleurs qu’il avait été nommé ambassadeur au Sénégal par Nicolas Sarkozy. C’est curieux, tout de même, le nombre d’écrivains que l’on trouve dans la diplomatie. Ces gens ont-ils du temps libre à revendre et s’ennuient-ils si profondément pendant la saison des moussons ou au cœur des tempêtes de sable, qu’ils sont pour ainsi dire contraints de prendre la plume ? Sont-ce les noms prestigieux de leurs prédécesseurs (Claudel, Saint-John Perse, Giraudoux, Morand), qui les poussent ainsi à écrire ? Ou bien peut-être est-ce que les grandes maisons d’édition sont plus disposées à lire leurs manuscrits… Il est vrai que les timbres exotiques qu’ils ont été contraints d’apposer sur leur enveloppe attirent davantage l’attention, mais les gens réalistes savent qu’il est bien rare qu’un manuscrit envoyé anonymement par la poste soit édité.

Que faut-il penser, alors, de cette capacité d’écriture chez nos grands diplomates ? Ayant parcouru le monde, auraient-ils plus de relations que les autres écrivaillons qui grattent du papier dans un coin perdu de Lozère ou de la Creuse ? Peut-être, mais dire cela, ce serait avouer que le jeu n’est pas égal. Pure médisance de ma part, donc. C’est comme si je vous disais que JC Rufin s’est fait élire à l’Académie parce qu’il avait le soutien de Sarkozy. Allons, ce n’est pas parce que Giscard est devenu immortel qu’il faut en déduire que la carrière politique et la carrière littéraire sont étroitement liées.



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Les étrangers

Fais bon accueil aux étrangers car toi aussi, tu seras un étranger (Roger Ikor, Les eaux mêlées)


Etrangers, vous m'avez accueilli comme un frère, Et fait asseoir dans vos banquets. (Victor Hugo, Odes et ballades)

Comme il avait un désir extraordinaire de s’instruire et de connaître les mœurs des étrangers, il abandonna sa patrie et tout ce qu’il avait pour voyager (Fénelon)

Ton christ est juif, ta pizza est italienne, ton café est brésilien, ta voiture est japonaise, ton écriture est latine, tes vacances sont turques, tes chiffres sot arabes et tu reproches à ton voisin d’être étranger ! (Julos Beaucarne)

Ils étaient vingt et trois quand les fusils fleurirent
Vingt et trois qui donnaient le coeur avant le temps
Vingt et trois étrangers et nos frères pourtant
Vingt et trois amoureux de vivre à en mourir
Vingt et trois qui criaient la France en s'abattant
(Aragon, l’affiche rouge)


Il existe près des écluses un bas quartier de bohémiens
Dont la belle jeunesse s'use a démêler le tien du mien
En bandes on s'y rend en voiture ordinairement au mois d'août
Ils disent la bonne aventure pour des piments et du vin doux

On passe la nuit claire à boire on danse en frappant dans ses mains
On n'a pas le temps de le croire il fait grand jour et c'est demain
On revient d'une seule traite gai sans un sou vaguement gris
Avec des fleurs plein les charrettes son destin dans la paume écrit

J'ai pris la main d'une éphémère qui m'a suivi dans ma maison
Elle avait les yeux d'outremer elle en montrait la déraison
Elle avait la marche légère et de longues jambes de faon
J'aimais déjà les étrangères quand j'étais un petit enfant


(Aragon, l’Etrangère)

"Les centres de rétention seraient actuellement surpeuplés et la tension y serait de plus en plus vive, selon les organisations de défense des étrangers. Des objectifs chiffrés annuels d’expulsions ont été fixés à l’initiative du président Nicolas Sarkozy. Le gouvernement n’a pas atteint en 2007 l’objectif de 25 000 expulsions d’étrangers sans-papiers qu’il s’était fixé. Le Premier ministre François Fillon a déjà indiqué à la presse que l’objectif pour 2008 était de 26 000 expulsions. Le ministre de l’immigration, Brice Hortefeux, s’était félicité, jeudi, d’une progression des expulsions de clandestins, qui aurait augmenté de 80 % sur les cinq premiers mois de 2008." (Le Monde)


Sur l’affaire du centre de rétention administratif de Vincennes, lire ici

24/06/2008

Citation

"Il est beau de ne pratiquer aucun métier, car un homme libre ne doit pas vivre pour servir autrui."

Aristote

Belle citation, mais difficile à mettre en pratique si on n’est pas né rentier.

16:40 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature

23/06/2008

Villon, "La belle heaulmière"

Dans le texte de Villon, cité dans la note précédente, il est donc fait allusion à la beauté perdue de la belle heaulmière. Encore faut-il savoir ce qu’est une heaulmière.

Le terme nous semblera plus familier si on supprime la lettre « l » intermédiaire. Heaumière renvoie alors manifestement à heaume, c’est-à-dire au casque porté par les hommes d’armes du Moyen Age. Ce casque enveloppait la tête et le visage et était muni d’ouvertures pour les yeux.

Dans la Chanson de Roland, le terme est orthographié « helme » et vient de l’ancien francique « helm », qui signifie casque (voir allemand et néerlandais actuels). Le mot a été latinisé en helmus au VII° siècle et on le retrouver sous cette forme dans les Gloses de Reichenau.

Pour rappel, les Gloses de Raichenau sont un glossaire de mots romans interprétant des termes de la Vulgate (traduction latine officielle de la Bible) et qui prouve par ailleurs que le latin n’était plus compris puisqu’il fallait le traduire.

Dès lors, si le heaume est un casque, le heaumier désigne la personne qui fabrique ce casque. La heaumerie, quant à elle, renvoie à l’atelier de fabrication et la heaumière est la femme du heaumier .

Ici, Villon fait allusion à une dame qui, à Paris, avait été célèbre pour sa beauté à une certaine époque. Le thème qu’il développe est finalement assez courant : vanité des biens terrestres et égalité de tous devant la mort. Il faut se remettre dans le contexte du Moyen Age pour en saisir toute la portée : d’une part la vie y est précaire (absence de médecine, mortalité élevée, etc.) et d’autre part la religion prédomine tout le mode de pensée. Elle se présente en effet comme une consolation devant la misère ambiante en proposant une vie éternelle en laquelle tout le monde semble croire. Les gens modestes ou frappés par le sort y trouvent donc une sorte de consolation (voire de vengeance) : la mort abolit les différences sociales et traite tout le monde avec égalité. Il s’agit finalement d’une sorte d’idéologie communiste post-mortem, si on y réfléchit bien, l’aspiration à un régime égalitaire, une sorte de Grand Soir qui se concrétisera dans le paradis promis par le Christ.

Mais revenons au texte de Villon. Celui-ci-, habillement, feint de faire parler la belle heaumière, afin de rendre son texte plus vivant et dès lors plus poignant. Elle se révolte contre la vieillesse félonne et regrette de n’avoir pas joui davantage de sa jeunesse. Puis elle passe en revue son corps décrépi et le compare avec son aspect antérieur (« Qu'est devenu ce front poly ces cheveulx blons, sourcilz voultiz »),non sans à l’occasion risquer une pointe érotique (« ces belles levres vermeilles », les seins menus, les hanches bien développées faites pour « tenir amoureuses lisses », le sadinet (ce qui est gracieux, doux, agréable) dans son jardinet au haut des cuisses (qu’en termes galants ces choses-là sont dites…).

Le contraste est saisissant entre la situation d’antan et ce que la belle est devenue. Son front est ridé, le regard rieur qui attirait les marchands est éteint, le visage est pâle, etc. Villon ne se contente donc pas d’une réflexion théorique sur la fuite du temps, mais entre dans des descriptions physiques qui sont plus parlantes qu’un long discours. En agissant de la sorte et en faisant tenir tous les propos par la dame qui a perdu ses attraits, il renforce le côté dramatique de la scène.

De plus, la belle heaumière passe subitement à la première personne du pluriel. Elle ne se plaint donc pas seule mais s’exprime au nom de toutes les femmes, ce qui renforce la teneur de ses propos. La description physique ne concernait que son seul corps (ce corps merveilleux qui avait fait sa réputation), mais la conclusion se veut générale. Il n’y a pas qu’elle qui est touchée par la fuite du temps, mais c’est toute l’humanité qui est concernée.

Les vieilles parlent entre elles de leur passé (« Ainsi le bon temps regretons Entre nous, povres vielles sotes »). Elles ne semblent pas avoir d’autres interlocutrices qu’elles-mêmes, ce qui renforce leur solitude. Ce n’est pas à la jeunesse qu’elle font la morale. Isolées, rejetées peut-être, c’est avec d’autres vieilles qu’elles parlent de leur malheur, constituant ainsi un microcosme de personnes séniles. Cette mise à l’écart sociale renforce une nouvelle fois leur décrépitude.

Villon est donc passé de la description d’un corps jeune et beau à celui d’une ancêtre (sous la forme du monologue de la belle heaumière), puis il a étendu le procédé en imaginant ce dialogue entre les vieilles.

Tout est alors mis en œuvre pour renforcer leur décrépitude et leur malheur. Ainsi elles ne sont pas assises mais sont « à crouppetons » devant le feu. Peut-être faut-il y voir un signe de leur pauvreté matérielle (elles n’ont même plus de chaises) mais peut-être aussi est-ce pour elles une manière de mieux se réchauffer (la mort approchant, leurs membres sont déjà froids). Ce qui est sûr, c’est que leur position a quelque chose de misérable qui tranche avec leur beauté altière d’autrefois. Ramassées en tas, on se demande si elles ont encore forme humaine.

Notons qu’elles ne se réchauffent pas auprès d’un bon feu, mais d’un petit feu de chènevotte (partie ligneuse du chanvre. L’idée est celle de la minceur du matériaux : ce combustible s’enflamme vite mais ne dure pas longtemps).C’est peut-être pour cela qu’il leur faut s’accroupir : pour mieux jouir de cette flamme éphémère. L’idée renvoie à la beauté du corps, tout aussi éphémère que cette flamme. Les vieilles, rassemblées autour de ce feu aussi vite allumé qu’éteint, parlent de leur jeunesse trop tôt évanouie. Nous avons donc un phénomène de mise en abyme, le décor présent étant une métaphore du thème développé.

Par ailleurs, les rimes en « otes » rapprochent « pelotes » et « chenevotes », ce qui renforce encore le côté dramatique de la scène : on insiste d’un côté sur l’aspect éphémère de le jeunesse, tandis que la vieillesse semble s’éterniser dans ce « tas » de vieilles amassées comme pelote, vieilles qui par ailleurs ne parviennent même plus à se réchauffer à ce feu qui ne dure qu’un instant (pas plus qu’elles ne parviennent à se consoler avec leurs souvenirs).

Puis vient ce vers « Et jadis fusmes si mignotes! » qui rappelle d’une manière bouleversante ce qu’elles furent avant d’être devenues ce qu’elles sont. Faut-il y voire une sorte de résignation ? Peut-être. En tout cas le dernier vers «Ainsi emprent à mains et maintes » propose une sorte de consolation. Cette situation qu’elles connaissent concerne en fait tout le monde. Piètre consolation, on en conviendra, mais qui renvoie à une définition du destin commun.

Poème profond et tragique que ce texte de Villon, qui décrit en quelques strophes l’histoire d’un parcours individuel. Dans la poème suivant (« Ballade de la belle Heaumière aux filles de joie), il propose une sorte d’épicurisme : profitez de la vie et des plaisirs du corps pendant qu’il est encore temps car la vieillesse n’est que «monnoie qu'on décrie » .

21/06/2008

Du temps qui passe, inexorablement

Ainsi donc revoici le solstice d'été, qui nous rappelle, certes, que revient la belle saison, mais aussi que le temps n’en finit pas de s’écouler, inexorablement. Trompeur, celui-ci prend un aspect cyclique, nous donnant l’impression d’accéder à une espèce d’éternité. Illusion, évidemment, car la ligne du temps est linéaire et nous emporte avec elle. Les poètes, même anciens, ne s’y sont pas trompés :

Advis m'est que j'oy regreter
La belle qui fut hëaulmiere,
Soy jeune fille soushaicter
Et parler en telle maniere:
`Ha! viellesse felonne et fiere,
Pourquoi m'as si tost abatue
(…)
"Qu'est devenu ce front poly,
Ces cheveulx blons, sourcilz voultiz,
Grant entroeil, le regart joly,
Dont prenoie les plus soubtilz;
Ce beau nez droit, grant ne petit;
Ces petites joinctes oreilles,
Menton fourchu, cler vis traictiz,
Et ces belles levres vermeilles?
LIII
"Ces gentes espaulles menues;
Ces bras longs et ces mains traictisses;
Petiz tetins, hanches charnues,
Eslevées, propres, faictisses
A tenir amoureuses lisses;
Ces larges rains, ce sadinet
Assis sur grosses fermes cuisses,
Dedens son petit jardinet?
LIV
"Le front ridé, les cheveux gris,
Les sourcilz cheuz, les yeulz estains,
Qui faisoient regars et ris,
Dont mains marchans furent attains;
Nez courbes, de beaulté loingtains;
Oreilles pendans et moussues;
Le vis pally, mort et destains;
Menton froncé, levres peaussues:
LV
"C'est d'umaine beaulté l'yssue!
Les bras cours et les mains contraites,
Les espaulles toutes bossues;
Mamelles, quoy! toutes retraites;
Telles les hanches que les tetes.
Du sadinet, fy! Quant des cuisses,
Cuisses ne sont plus, mais cuissetes,
Grivelées comme saulcisses.
LVI
"Ainsi le bon temps regretons
Entre nous, povres vielles sotes,
Assises bas, à crouppetons,
Tout en ung tas comme pelotes,
A petit feu de chenevotes
Tost allumées, tost estaintes;
Et jadis fusmes si mignotes!
Ainsi emprent à mains et maintes."


François Villon, Le Testament (« Les regrets de la Belle Heaumière »)

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Rodin

20/06/2008

Réflexion

«Tous les animaux sont égaux, mais certains animaux sont plus égaux que d'autres»
George Orwel

Belle citation, qu’il convient, cependant, de replacer dans son contexte.

Elle est extraite du livre « La ferme des animaux » (on connaît surtout Orwell pour « 1984 »)

Critique de la Révolution bolchevique (quand la foi en un monde meilleur se transforme en dictature stalinienne), ce livre n’en est pas pour autant une apologie du capitalisme.

En fait, cet auteur particulièrement clairvoyant était surtout pessimiste (conséquence souvent inévitable de cette première qualité) et il ne se faisait plus beaucoup d’illusions sur la nature humaine.

Notons qu’Orwell est un pseudonyme. De son vrai nom, l’écrivain s’appelait Éric Blair (on a connu des Blair moins clairvoyants) et il était né aux Indes en 1903. Il vécut dans différentes colonies britanniques avant de s’installer en France en 1936. En d’autres termes, ce fut un Anglais qui n’a pour ainsi dire jamais vécu en Angleterre. Opposé au colonialisme britannique, partisan de la justice sociale, scandalisé par les totalitarismes nazi et stalinien, il participa aussi à la guerre d’Espagne, où il fut instructeur au POUM (Partido Obrero de Unificación Marxista).

Blessé sur le front d’Aragon, Orwel, démobilisé, quittera l’Espagne clandestinement pour ne pas être arrêté. C’est que le POUM venait d’être dénoncé comme un « parti fasciste » par la propagande du PSUC et déclaré illégal le 16 juin 1937. Le PSUC (Partit Socialista Unificat de Catalunya), quant à lui, était un parti appartenant au Kominterm et était fédéré avec le Parti communiste espagnol (PCE).

Le POUM a aussi été accusé d'être une organisation trotskiste, ce qui est faux. En réalité le POUM était surtout anti-stalinien et il a dénoncé les procès de Moscou, ce que le PCE ne pouvait tolérer. Evidemment, le fait de critiquer ce qui se passait à Moscou alors que la Russie était le principal fournisseur d'armes a amené une crise grave dans le camp républicain, entre le POUM et les anarchistes d'une part et entre le POUM et le PCE d'autre part.

Mais revenons à Orwell. A la veille du conflit mondial de 40-45, il est dans le clan des pacifistes, estimant que cette guerre ne servira que les intérêts du capital. Toutefois, au moment où le PCFapprouve le pacte germano-soviétique et devient donc à son tour pacifiste, Orwell, toujours aussi indépendant d’esprit, se découvre une âme de patriote. C’est qu’il imagine que le renversement des fascismes en Europe va s’accompagner par une révolution sociale. On verra ce qu’il en sera par la suite dans le camp allié (notamment quand il ne sera plus question de libérer l’Espagne du franquisme).

« La ferme des animaux » a été écrite en 1944. Le livre est d’abord refusé par quatre éditeurs (il était sans doute trop tôt pour oser critiquer l’allié soviétique alors que l’Allemagne combattait encore) avant de paraître enfin en 1945.

Orwell est décédé en 1950 d’une tuberculose.





17/06/2008

Constitution européenne: NON, trois fois NON.

Alors qu’elle prend la présidence de l’Union européenne, la France, avec à sa tête le très libéral Nicolas Sarkozy, se trouve confrontée à un problème de taille : celui du refus irlandais au mini-traité de constitution (concocté précisément par Sarkozy lui-même afin de remplacer le plan plus ambitieux d’une grande Constitution, plan auquel les Français et les Hollandais s’étaient déjà opposés en leur temps).

Les juristes se penchent actuellement sur la manière dont on pourrait tout de même faire passer ce texte en dépit de l’avis des peuples.

Manifestement, ils ne trouvent pas facilement une parade, ce qui refait dire à beaucoup qu’il est scandaleux qu’un pays aussi petit pays que l’Irlande puisse faire capoter un projet qui concerne 25 pays.

C’est aller un peu vite en besogne et oublier de dire :

- que les citoyens de 23 de ces 25 pais n’ont en rien été consultés sur leur volonté de faire des lois économiques leur modèle de vie.

- Que les rares peuples qui ont eu le droit de s’exprimer (3 sur 25 soit 12%) ont toujours marqué leur désaccord sur un tel projet de société


Il est donc clair que la démocratie n’existe plus et que nous sommes en présence d’une dictature non pas militaire mais idéologique.

Certes, ce sont nos élus qui prennent de telles mesures, mais je trouve qu’ils nous représentent bien mal en agissant de la sorte et le fait d'essayer de faire passer leurs décisions de force est tout simplement scandaleux. Leur opinion, en effet, peut se résumer à cette phrase d’un humoriste suisse de « La Tribune de Genève » :

"Ce n'est pas 1% des européens qui vont dicter leur volonté aux 99% à qui on ne demande pas leur avis".

Mieux vaut en rire, en effet, sinon on en pleurerait.

14/06/2008

Nouveau petit dictionnaire de la France sarkozienne.

Suite à la sortie du nouveau Petit Robert (voir une note antérieure), plutôt que de vous donner la liste de tous les néologismes qui sont désormais acceptés, ce qui serait fastidieux et sans grand intérêt, je vous propose un petit exercice calqué sur le Dictionnaire des idées reçues de Flaubert. Il s’agit d’imaginer, dans la France sarkozienne d’aujourd’hui, ce que pourrait donner un dictionnaire qui serait à la solde du pouvoir (après tout les grands médias le sont bien, non ?). Voici ce que je propose, libres à vous de continuer le jeu.


Nouveau dictionnaire de la langue française, sous la direction d’un collèges de linguistes proches de l’UMP (et avec une introduction de Carla Bruni)

Introduction : notions de grammaire dégénérative :

• Tous les verbes doivent être transitifs afin de faciliter le passage des idées et des concepts libéraux.
• Les verbes copules sont réservés à l’usage exclusif du président et de son épouse.
• Les adjectifs ne peuvent être attributs que d’un seul sujet.
• L’épithète détachée sera désormais enchaînée.
• La conjonction de coordination « mais » est désormais interdite, car elle introduit un début de réfutation par rapport à l’idée qui précède, ce qu’on ne pourrait tolérer dans une France qui va de l’avant.
• Les conjonctions de subordination seront au nombre de 64,5 millions (une par citoyen)
• Les néologismes seront du seul ressort du président de la République.
• Les anglicismes seront noyés dans la Manche.
• Les adverbes en « ment » seront interdits sauf dans le monde politique
• Chaque phrase devra comporter au moins un complément circonstanciel de but.
• Les compléments circonstanciels de cause ne sont pas interdits mais ils sont à déconseiller (car il vaut mieux regarder devant soi que derrière soi)
• Les compléments d’opposition seront embastillés durant toute la présidence sarkozienne.
• Le groupe sujet s’appellera groupe du président.
• La proposition relative sera doublement relative, afin de lui enlever toute valeur intrinsèque.
• Le mode impératif sera réservé aux agents de la force publique, qui seront les seuls à pouvoir en faire usage.
• Les modes futur et conditionnel seront réservés aux citoyens, tandis que le gouvernement emploiera toujours le présent.
• Le passé composé sera décomposé.
• Le plus que parfait deviendra l’arrière-passé.
• L’imparfait sera purement et simplement aboli, tout étant devenu parfait (du moins convient-il de le faire croire).
• Les pronoms personnels réfléchis seront réservés aux ministres de la majorité.
• Le pronom sans fonction logique se fêtera le six décembre, jour de la Saint Nicolas, en l’honneur de notre bon président laïc.
• Les superlatifs absolus seront réservés au domaine de la finance.
• Les comparatifs d’infériorité seront de mise chez les seuls chômeurs.
• Les accords du pluriel sont abolis car il n’y a qu’un président et que ce n’est pas le nombre qui doit l’emporter.
• Les majuscules seront interdites lorsque le gouvernement est en vacances.
• Afin de résoudre les problèmes d’accord, les participes passés seront remplacés par des participes présents.

Dictionnaire de la langue (lettres A à V)

Remarque : Les lettres W, X , Y et Z sont supprimées, vu leur connotation étrange et même étrangère.

Nouveautés :

• Le verbe « libreéchanger » passe dans le dictionnaire.

• Le verbe « libéraliser » s’emploie de préférence après « il faut ».

• L’usage du mot « sécurité » est à éviter. Il est à proscrire dans l’expression « sécurité sociale ».

Définitions :

• Albeniz : musicien espagnol connu par sa petite fille.
• Alpes : montagnes remplies de vaches en été et de touristes en hiver.
• Banlieue : zone située en dehors des grandes villes où vivent principalement des immigrés. Il y fait très chaud en décembre.
• Bruni : famille d’immigrés italiens régularisée suite au mariage d’un de ses membres avec un Français.
• Capital : à faire fructifier (voir évangile selon saint Max) .
• Capitale : ville où vit le président.
• Carla : prénom féminin (se dit en chantant).
• Cecilia : il est interdit de donner ce prénom à un enfant, sauf en Bulgarie et en Lybie.
• Césaire (Aimé): noir que l’on n’aime pas mais à l’enterrement de qui il faut aller.
• Chine : pays qui tremble au moment des jeux olympiques.
• Chirac : ancien chef qui a été supplanté. Est maintenant corrompu.
• Clochard : chômeur qui a perdu son droit aux allocations.
• Chômage : aumône accordée à celui qui ne veut pas travailler
• Constitution européenne : l’adopter même si le peuple n’en veut pas/ ne se rejette qu’en Irlande.
• Corrèze : région reculée qui compte beaucoup de vaches et un ex-président.
• Douane : entrave au commerce mondial. A été supprimée.
• Education nationale : les compétences semblant innées chez les individus (puisque ce sont toujours les mêmes familles qui détiennent les richesses), l’Education nationale peut disparaître. En attendant, elle assumera un rôle de rééducation.
• Elysée : maison dans laquelle vit celui qui a été élu par le peuple
• Enseignants : corps professionnel acquis à la gauche. En réduire les effectifs au maximum.
• Etats-Unis : pays ami qui nous a annexés en 1945.
• Expulser : ne se dit qu’en parlant des immigrés.
• Facteur : seul homme de lettres.
• Fonctionnaire : personne qui coûte très cher à l’Etat. Supprimer un tiers de l’effectif et voir les conséquences.
• Hongrois : se dit des chevaux hongres.
• Immigré : résident expulsable.
• Irak : pays où on trouve du pétrole et des terroristes mais pas d’armes de destruction massive.
• Iran : a disparu ou va disparaître.
• Italie : pays ami où règne Berlusconi.
• Jet : s’emploie surtout dans l’expression « jet privé ».
• Justice : département indépendant tenu par une amie du président de la République.
• Libre-échange : politique qui vise à favoriser l’échange des femmes.
• Mai : se disait en 68.
• Manifestation : émeute à réprimer.
• Mariage : se rompt sur un air d’Albeniz et se célèbre avec une chanson de Carla.
• Marin pêcheur : breton irascible.
• Martin pêcheur : ours mal léché.
• Neuilly : centre du monde.
• Otan : club sportif auquel il est de bon ton d’appartenir.
• Peuple : est supposé soutenir le président, mais le fait rarement.
• Poitou-Charentes : région reculée encore royaliste.
• Police : sert à courir après les incendiaires et à arrêter les terroristes. Il convient de calculer ses effectifs de manière inversement proportionnelle à la côte de popularité présidentielle.
• Pouvoir d’achat : permet d’acheter le pouvoir quand on en dispose.
• Prix (de l’alimentation) : monte toujours.
• Prix (de l’essence) : monte toujours.
• Salaire : entrave au profit/ monte seulement s’il est présidentiel.
• Salon agricole : endroit où on peut dire des gros mots, même si on est président.
• Sarkozy : famille d’origine hongroise fuyant le communisme.
• Sondage : courbe descendante
• Sondé : citoyen souvent déçu.
• Suisse : gigantesque coffre-fort.
• Syndicat : groupe terroriste.
• Télévision : moyen technique qui permet de grandir l’image du président.
• TGV : train qui, quand il roule, permet d’aller plus vite pour arriver nulle part
• Tibet : région montagneuse de la Chine méridionale. Manifester pour son indépendance est la première discipline olympique, qui fait rire jaune les Chinois.
• Yacht : bateau qu’on prête à un ami.
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13/06/2008

Flaubert et l'éducation non sentimentale.

Si nous connaissons bien les œuvres des grands écrivains, voire leur vie, il n’en va pas de même en ce qui concerne leurs idées. Bon, bien sûr, nous savons que Jules Vallès n’était pas du même bord que Bernanos, mais en dehors des cas typiques, nous ignorons souvent ce qu’il en est de leurs points de vue politique. Ainsi, dans les notes qui se trouvent en annexe du Dictionnaire philosophique de Flaubert, je trouve ceci, qui ne manque pas d’intérêt :

« Si la France ne passe pas d’ici peu de temps, à l’état critique, je la crois irrévocablement perdue. L’instruction gratuite et obligatoire n’y fera rien – qu’augmenter le nombre des imbéciles (…) Le plus pressé est d’instruire les Riches, qui en sommes sont les plus forts. Eclairez le bourgeois d’abord ! Car il ne sait rien, absolument rien. Tout le rêve de la démocratie est d’élever le prolétaire au niveau de la bêtise du bourgeois. Le rêve est en partie accompli. Il lit les mêmes journaux et a les mêmes passions. »
(Lettre à Georges Sand, 7 octobre 1871).

On notera :

1) l’idée habituelle qui consiste à dire que la situation présente est désespérée et que tout allait bien mieux avant.

2) Le postulat (qui nous semble scandaleux) qui pose comme principe qu’il ne sert à rien d’éduquer le peuple et qu’il faut se concentrer sur les riches.

3) En dehors de ce paradoxe, on pourrait se demander si Flaubert n’avait pas raison, quand on voit la situation aujourd’hui. Les gens modestes ont en effet le droit de faire des études, mais c’est bien le modèle marchand de la bourgeoisie qui prédomine. Quelque part, les critiques de Flaubert à l’encontre du mari d’Emma ou du pharmacien Homais ressemblent à celles que nous formulons à l’encontre de Sarkozy et de ce qu’il représente. Notre écrivain cite même les journaux comme moyen d’abrutissement des masses. Il nous dit en substance que si c’est pour élever le prolétaire au niveau de la mesquinerie bourgeoise, on n’y aura pas gagné grand chose. Finalement, s’il vivait de nos jours, il ne se sentirait pas dépaysé.

12/06/2008

Du français et de ceux qui le parlent.

Le Petit Robert 2009 vient de sortir. On sait que chaque année de nouveaux mots font ainsi une apparition officielle, leur présence soudaine dans ce dictionnaire de référence leur conférant une légitimité qu’ils n’avaient pas encore.

On pourrait épiloguer longuement sur ce qui préside au choix de certains termes, tandis que d’autres sont irrémédiablement refusés.

Nous, qui sommes les locuteurs du français, nous avons souvent l’idée fausse que les mots n’existent que parce qu’ils sont repris dans les dictionnaires. C’est évidemment l’inverse qui se passe, les dictionnaires ne faisant qu’admettre à un certain moment (après un laps de temps plus ou moins long) des termes déjà bien ancrés dans l’usage.

Le choix des rédacteurs du Robert n’est pas facile à faire. S’ils vont trop vite pour accepter un mot et que celui-ci disparaît de lui-même dans les années qui suivent, ils se couvrent de ridicule. Inversement, s’ils s’obstinent à refuser des termes qui manifestement sont passés dans l’usage, ils se montrent alors particulièrement réactionnaires.

De tout ceci il faut retenir que ce ne sont pas les grammairiens qui font la langue, mais bien nous, modestes locuteurs. Autrefois, le système scolaire et des ouvrages de référence comme le Bon usage de Grevisse (que j’adore par ailleurs et auquel je me réfère tout le temps) ont fait de la langue leur chasse gardée. Ils détenaient la vérité et nous, pauvres citoyens, nous tentions tant bien que mal de ne pas commettre trop de fautes. Maintenant, la tendance s’est inversée. Les linguistes ont pris le pouvoir face aux grammairiens et pour eux, tout se vaut. Une langue, par définition, évolue tout le temps et dès lors le fait d’employer une tournure plutôt qu’une autre témoigne d’une étape historique et non de la supériorité de cette tournure sur celles qui ont été évincées. Plus de bon usage donc. Au lieu d’imposer une norme, les linguistes se promènent avec leur micro pour tenter de capter la langue telle qu’elle se parle aujourd’hui. Plus de hiérarchie des valeurs non plus : l’argot ou le parler adolescent valent la langue de Proust ou de Mauriac. J’en ai même entendu un (de linguiste) qui disait que le parler des jeunes des banlieues était bien plus innovant et partant beaucoup plus riche et créatif que la langue littéraire, faite finalement de conventions (utilisation de l’acceptation ancienne de certains mots, tournures désuètes, langue figée, emploi du passé simple, du subjonctif imparfait, etc.). Bref, selon lui, la vraie littérature se fait dans la rue par des jeunes à peine scolarisés et pas par des académiciens qui ont un pied dans la tombe et qui écrivent comme au XIX° siècle.

Il y a du vrai dans tout cela, évidemment. Ceci dit, j’ai déjà entendu des discours similaires à propos de l’enseignement autrefois : le jeune était riche de toute la potentialité qui était en lui tandis que l’enseignant venait contrer son imagination par un savoir aussi figé que ridicule. Depuis, beaucoup d’eau est passée sous les ponts et on est revenu, par une sorte de logique dialectique propre semble-t-il à la pensée humaine (comme quoi Hegel n’avait rien inventé), à plus de modération. L’idéal est finalement de transmettre un savoir sans brimer la spontanéité propre à la jeunesse mais en lui permettant au contraire, par ce savoir, de faire fructifier au mieux ses possibilités innées.

Il en va donc de même en matière de langue française. Si le Bon usage a pu parfois nous paralyser par la crainte que nous avions de commettre des fautes, il est certain que le laisser-faire généralisé n’apporte rien non plus. Une langue n’est finalement qu’une norme. Celle-ci est certes arbitraire mais il importe que chaque locuteur la respecte au même moment, sinon, c‘est la compréhension même du message qui se trouve en danger.

Tout cela pour dire que nous ne devons pas perdre de vue que nous sommes les utilisateurs de notre langue. Je ne peux pas faire avec elle tout ce que je veux (puisqu’elle appartient aux autres aussi) mais je ne dois pas non plus me laisser paralyser par ce qui n’est finalement qu’un outil. Le principal, c’est que je parvienne à m’exprimer et à me faire comprendre (sciemment, je n’emploie pas le terme à la mode « communiquer », qui ne veut plus rien dire) et si parfois je prends quelques libertés avec la langue, ce n’est tout de même pas si grave que cela.

Le danger, en fait, c’est de vouloir à tout prix s’exprimer dans une langue parfaite car à partir de ce moment-là celle-ci se sclérose et devient hermétique à toute innovation. L’emploi des anglicismes s’explique à mon avis en partie à cause de ce phénomène. D’abord il convient de les relativiser : ils n’affectent que le vocabulaire (et encore, dans des domaines bien spécifiques) et non la grammaire et ils sont dus en partie à la suprématie économique de l’Amérique et à son avance en matière en matière scientifique et technologique. Ensuite, leur introduction est facilitée par la peur des locuteurs francophones de créer des néologismes. Si nous étions moins timorés et si nous osions proposer des termes nouveaux au lieu d’attendre que l’Académie en suggère un avec vingt années de retard, il se pourrait bien que notre langue se montrerait beaucoup plus vivante.

Bref, en matière de langue, il faut se montrer exigeant (et refuser les facilités et les compromissions) mais ne pas fermer la porte aux innovations, lesquelles sont nécessaires pour que cette langue demeure dynamique.

09/06/2008

Sans nouvelles d'elle (suite et fin)

J’ai patienté pendant un bon mois et puis subitement il m’a semblé que j’avais un urgent besoin de vacances. La valise bouclée en un quart d’heure, j’ai pris l’autoroute du Sud, en direction des Pyrénées. Le soir-même je me trouvais dans un petit hôtel de Collioure. Par la fenêtre ouverte, on entendait le bruit calme et régulier de la mer qui venait mourir sur la plage. Cette rumeur monotone était pour moi comme une présence amie qui m’enveloppait et qui ne me quittait pas. Je pensais aussi que Collioure avait été la patrie du fauvisme et je me demandais ce qu’Yseut aurait bien pu dire sur Matisse. Je suis sorti boire un verre et j’ai flâné dans les rues étroites de la cité. Chaque fois que j’entendais un pas de femme, je me retournais avec l’espoir que ce fût elle. Attitude idiote, évidemment. Comment l’aurais-je reconnue ? Je ne l’avais même jamais vue.

Le lendemain, j’ai repris la voiture et j’ai commencé à gravir les contreforts pyrénéens en suivant les indications du GPS. Puisqu’elle m’avait donné autrefois son adresse, il fallait s’en servir. Arrivé à l’entrée du village, je me suis arrêté un bon moment. Le paysage était magnifique et même époustouflant. Comme il devait être agréable de vivre ici ! Et dire que je n’avais même pas emporté mes pinceaux, c’était un crime. Je commençais à mieux comprendre ce qu’elle me disait et certaines de ses phrases, qui me revenaient en mémoire, prenaient tout leur sens, ici, au milieu de ces montagnes grandioses. C’était un monde minéral dans lequel l’homme se sentait superflu. Pour survivre, il lui fallait donc trouver de bonnes raisons. En même temps, la beauté qui se dégageait de ces pics, le trouble qui vous prenait en contemplant ces gouffres, vous donnait l’impression d’avoir enfin atteint le bout du monde. Après cela, il ne pouvait plus rien exister, cet endroit était le terme où toute vie devait s’achever.

Le temps passait et si je me plongeais ainsi dans des considérations philosophiques, c’était aussi parce que j’avais peur de reprendre mon véhicule et de parcourir le dernier kilomètre qui devait encore me séparer de ma destination. Allons, il fallait bien y aller. J’ai repris le volant et, effectivement, après avoir traversé le village et gravi une pente, je me suis retrouvé sur le sentier signalé dans la fameuse lettre. Une maison, deux maisons, une troisième un peu en retrait, puis plus rien. J’ai encore roulé un peu, au pas, mais me suis vite retrouvé dans un chemin de terre qui semblait se perdre dans la montagne. Je suis sorti de la voiture pour tenter de distinguer quelque chose, mais non, il n’y avait pas d’autres habitations que les trois maisons que j’avais aperçues tout à l’heure. Autour de moi s’étendait la chaîne pyrénéenne, grandiose, majestueuse, silencieuse aussi et pour ainsi dire inhumaine. J’étais là avec mon angoisse de ne pas retrouver Yseut (et ma peur aussi devant la possibilité de la retrouver, il faut bien l’avouer) et je me sentais tout petit et dérisoire devant ces montagnes qui occupaient l’espace jusqu’à l’horizon, m’écrasant de leur masse de pierre et restant complètement insensibles à ma peine. Je crois que je ne me suis jamais senti aussi seul et aussi désemparé. Au-dessus de moi, seule trace de vie dans ce décor, un vautour tournoyait et, se laissant emporter par la seule force du vent, il parvenait à planer indéfiniment sans jamais donner un seul coup d’aile. C’était le dieu des cimes et il était ici chez lui, incroyablement majestueux. La vie, soudain, m’a semblé toute proche de la mort, comme si seule une mince paroi les séparait. Il suffisait, pour s’en convaincre, de contempler cet oiseau au vol superbe et de se rappeler, l’instant d’après, que ce n’était qu’un charognard. Troublé par cette pensée qui brisait mes certitudes, je remontai dans la voiture, fis demi-tour et me laissai descendre jusqu’aux maisons.

L’une portait le numéro 2, l’autre le 3 et la dernière, allez savoir pourquoi, le 7. Comme c’était le 4 que je cherchais et que son absence déclenchait en moi un immense découragement et même une sorte de peur, je suis aller frapper à l’une des portes. Une petite vieille m’ouvrit d’un air soupçonneux et réprobateur. Non, le n° 4 n’avait jamais existé. La commune était passée directement au 7 pour le cas où on construirait un jour sur le terrain disponible, mais ce n’était pas demain que cela arriverait. Le village se vidait, les jeunes partaient vivre en ville et à part quelques touristes qui passaient sur le chemin en été pour faire des randonnées, on ne voyait plus personne. Une nommée Yseut. Bien sûr que non qu’elle n’avait jamais entendu parlé d’elle. Avec un nom étrange comme cela elle ne l’aurait pas oubliée.

Je me suis retrouvé dans la voiture sans trop savoir comment. De grands coups sourds me résonnaient dans la tête et je n’arrivais plus à réfléchir. Je me suis arrêté sur la place du village et je suis entré dans le seul café existant. Il était vide, bien entendu. Quand le patron est entré, il m’a tout de suite dévisagé d’un air soupçonneux, mais alors quand j’ai commandé un cognac, vous n’imaginez pas la tête qu’il a faite ! Comme il restait là à son comptoir en train de m’épier (il avait peur que je lui vole sa bouteille ou quoi ?), je lui ai demandé s’il ne connaissait pas une certaine Yseut, qui se passionnait pour la peinture. D’un ton rauque, il a répondu que s’il y avait eu un peintre dans le patelin, tout le monde l’aurait su, mais que de toute façon ce n’était pas d’artistes qu’ils avaient besoin, les gens d’ici, mais d’un vrai peintre en bâtiment, pour rafraîchir un peu les façades. J’ai payé et sans un mot j’ai regagné la voiture.

La descente vers Collioure fut pénible. Il faisait chaud mais à l’horizon les montagnes étaient dissimulées par une brume blanche qui allait en s’épaississant. Manifestement, un orage se préparait et il promettait d’être violent. Je ne savais que penser. M’avait-elle menti en inventant une fausse adresse ? Savait-elle pertinemment que le numéro quatre n’existait pas ou bien avait-elle inventé un nom de rue au hasard, après avoir pointé un village sur la carte ? Cela ne lui ressemblait pas. Elle s’était montrée trop sincère et trop présente pendant tout le temps qu’avait duré notre correspondance. Avait-elle seulement existé et n’avais-je pas tout inventé ? Mais dans ma poche je sentais la copie de son dernier courriel, ce qui au moins prouvait que je ne devenais pas fou. Il fallait me rendre à l’évidence, mon bon génie avait disparu pour toujours. Un grand vide s’installait en moi, que je ne savais comment combler. Y parviendrais-je jamais ?

Il faisait complètement nuit quand j’ai garé la voiture à proximité de l’hôtel. Les premières gouttes, énormes, commençaient à s’écraser sur le pare-brise. J’étais parqué devant une galerie d’art et instinctivement, j’ai jeté un coup d’œil à la vitrine. Ce que j’ai vu alors m’a laissé sans voix. Bien en évidence, sur un chevalet, se trouvait une toile intitulée « Soleil couchant ». Elle représentait des montagnes avec un petit chemin de terre à l’avant plan. Dans le coin inférieur droit, une touffe de lavande irradiait de tout son éclat. C’est à ce moment que le premier éclair zébra le ciel et que l’éclairage public s’éteignit tout d’un coup. Il me fallut tâtonner dans le noir et raser les murs pour parvenir tant bien que mal jusqu’à l’hôtel. J’étais complètement trempé. Derrière son comptoir, la gardienne de nuit me tendit la clef de la chambre. Elle me dévisagea et, sans rien dire, me sourit d’un air étrange.

L’éclairage de secours donnait aux lieux un caractère insolite, pour ainsi dire fantastique. Bien entendu, l’ascenseur ne fonctionnait plus ! J’ai gravi l’escalier comme j’ai pu et je suis enfin arrivé au bon étage. J’étais exténué et me suis littéralement affalé sur le lit. Ce n’est pas pour cela que j’ai trouvé le sommeil, car des tas d’idées me trottaient en tête. A la lueur d’un éclair, j’ai aperçu mon portable qui traînait sur une table, bien en évidence. Avec un pareil orage, ce n’était pas le moment de l’ouvrir et puis, honnêtement, je n’en avais vraiment plus aucune envie. Ne me demandez pas pourquoi.

22:07 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (6) | Tags : littérature, nouvelle

08/06/2008

Sans nouvelles d'elle.

Toute ressemblance avec des personnes existantes…

C’est un lundi que j’ai reçu sa première lettre. Etrange. Je ne la connaissais pas mais elle disait qu’elle était passée à la galerie et qu’elle avait apprécié mes peintures. Ma foi, cela fait toujours plaisir, mais j’avais beau faire un effort de mémoire, je ne parvenais pas à me souvenir que quelqu’un fût passé récemment. En fait, je travaille surtout à l’arrière du bâtiment, c’est là que se trouve mon atelier et toutes mes toiles en chantier. Quand un visiteur se présente au magasin, ce qui est assez rare, il faut bien le reconnaître, j’entends la sonnette et je vais jeter un coup d’œil, non sans m’être essuyé les mains au préalable, car la peinture, vous pouvez me croire, cela coule partout. Cette semaine il y avait bien eu quelques copains qui étaient passés et puis Michèle, pour l’exposition à la Cité, mais en dehors de cela, rien. Ma correspondante avait dû entrer et faire sa visite sans que je ne m’aperçoive de rien. Dommage.

Je n’y pensais plus quand j’ai reçu une deuxième lettre. Cette fois, il s’agissait d’une vraie analyse de mes toiles et surtout de celle que j’avais intitulée « Soleil couchant ». Elle y passait tout en revue, le ton des couleurs, les jeux d’ombre, la composition du paysage, les effets produits, et cela dans une missive qui ne faisait pas moins de cinq pages. Diable ! Si les critiques d’art et les journalistes pouvaient être aussi élogieux et surtout aussi bavards, je serais un peu plus connu. Ce n’est pas que je ne le sois pas, mais personnellement les mondanités m’ennuient or, c’est bien connu, pour réussir dans ce milieu, il faut se montrer : aller aux vernissages des collègues, serrer des mains, bavarder avec quelques députés, parler politique avec un ministre, lancer une galanterie à la femme d’un attaché culturel (sans aller trop loin, bien entendu, juste ce qu’il faut pour être sympathique et ne pas se faire oublier). Hélas, toutes ces réceptions m'agacent profondément et je préfère de loin rester seul avec mes pinceaux plutôt que de me gaver de petits fours tout en buvant du Martini.

Tout cela pour dire que si je ne suis pas un inconnu dans mon domaine, loin de là (j’ai tout de même quelques belles expositions à mon actif), je ne suis pas une célébrité non plus. En fait, je suis plus reconnu que connu, voilà la vérité. Il peut certes arriver qu’un critique mentionne mon nom dans un de ses articles, mais c’est plus pour se faire valoir lui, en étalant sa culture, que pour me valoriser en me consacrant une page entière. D’où mon étonnement, il faut bien l’avouer, en recevant cette deuxième lettre, qui constituait une véritable analyse de fond de mon œuvre.

Lorsque arriva le troisième courrier, je dois admettre que je l’attendais et même avec une certaine impatience. Le contenu était semblable au précédent, mais son auteur élargissait le champ de ses investigations à l’ensemble de la peinture contemporaine. Je n’avais jamais rien lu d’aussi percutant et d’aussi captivant. De plus, la dame me donnait son prénom : Yseut (avait-elle son Tristan ?), son adresse (un petit village des Pyrénées orientales) et même son adresse de messagerie (laquelle allait s’avérer fort utile). Ceci dit, comment, habitant si loin de mon antre, avait-elle pu passer par la galerie et voir mes tableaux, ça c’était une véritable énigme. J’avoue, cependant, que je ne me suis pas torturé les méninges avec ce problème : cela faisait partie du mystère général qui entourait Yseut, tout comme ses lettres, sa sagacité d’analyse ou le ton quasi affectueux qu’elle employait sans me connaître. Nous, les artistes, nous sommes comme cela, pas rationnels pour un sous. J’aurais dû me poser des questions ou tout au moins être étonné, mais non, j’acceptais que l’étrange fasse irruption dans mon existence sans me formaliser outre mesure. Il y avait là un petit côté insolite qui n’était pas pour me déplaire et qui, avouons-le, renforçait le charme qui émanait des lettres de la belle Yseut.

Enfin, je ne savais pas du tout si elle était belle, mais je ne pouvais l’imaginer autrement. Et puis je me suis dit que si elle m’avait donné son adresse de messagerie, c’était évidemment pour que je l’utilise. Ne pas le faire aurait été un crime : j’ai donc transmis le soir même un fichier de quatre pages (police Arial 9), dans lesquelles je manifestais mon contentement d’avoir « rencontré » une personne aussi sensible et aussi douée pour parler de la peinture.

Il s’ensuivit une correspondance régulière pendant plusieurs mois. J’écrivais et je recevais au moins deux messages par jour, quand ce n’était pas trois. Les sujets traités tournaient toujours autour de la peinture, mais derrière ce thème, on sentait poindre les questions existentielles. C’est que l’art, il faut bien l’avouer, n’est souvent qu’un moyen d’accéder à autre chose, en l’occurrence une vérité cachée que nous imaginons exister quelque part sans bien savoir où elle se trouve ni même si elle existe. Yseut, elle, ne peignait pas, non, mais elle écrivait. Oh, elle n’était pas publiée, mais on sentait que l’écriture était pour elle un besoin vital et qu’elle constituait pour elle un moyen de se connaître et de connaître le monde. La parole, disait-elle, il n’y a que cela de vrai. Nommer, c’est créer et créer, c’est toucher au divin. Quand elle s’exprimait de la sorte, elle éveillait en moi des échos insoupçonnés. C’est que quelque part, comme tous les peintres qui se respectent, je ne suis finalement qu’un manuel. Je travaille avec mes doigts, je mélange les peintures, je les étale sur la toile, je me bats avec elles et en bout de course, si tout se passe bien, j’arrive à créer un univers, un peu comme un maçon qui parvient à réaliser une maison en partant de rien. Yseut, elle, était davantage dans la réflexion théorique, mais ses mots que je lisais me faisaient découvrir une vérité que je connaissais bien : une vérité enfouie au plus profond de moi, une vérité qui se concrétisait dans mes peintures mais que j’aurais été bien incapable d’exprimer de vive voix.

Enfin, ici, il ne s’agissait pas de parler mais de lire, puisque c’était une correspondance virtuelle que j’avais sous les yeux. C’est cela qui était fascinant en fait. Si j’avais eu Yseut devant moi, il aurait fallu s’exprimer oralement et traduire par des paroles ce monde indicible dans lequel nous pénétrions chaque jour plus avant. Or, cela n’aurait pas été possible, sans que je sache bien pourquoi. Ici au contraire, par la magie des mots, nous parvenions insensiblement à nous dévoiler l’un à l’autre et la peinture ne m’apparaissait plus que comme un prétexte pour atteindre une autre vérité, que je que je qualifierais d’ontique. Comprenez-moi bien, je n’étais pas amoureux d’Yseut, mais ce qu’elle écrivait me renvoyait à une réflexion existentielle. Nous étions deux êtres humains face à face, en train de se demander leur raison d’être sur cette terre. Si nous parlions de nous, c’était moins de nos individualités propres que de notre appartenance à une espèce commune. Nos propos tournaient donc autour du destin et de ce qu’il convient de faire de sa vie. Fallait-il laisser des traces de son passage ? Moi qui en laissais avec mes peintures, j’avais tendance à dire que non et elle qui s’exprimait à travers des mots éphémères, elle affirmait le contraire.

Mais je ne vais pas vous raconter le détail de tous nos échanges, ils furent si longs et si fournis que cela deviendrait fatigant de vouloir les résumer et pour ainsi dire impossible. Tout ce qu’il faut retenir, et vous l’avez déjà compris, je crois, c’est qu’Yseut m’était devenue indispensable. Je vivais à travers ses yeux et tout ce que je réalisais, je le passais inconsciemment au crible de son jugement futur. Ainsi elle m’avait longuement écrit au sujet de ma toile « Soleil couchant », toile dont elle avait analysé les moindres détails, surtout la touffe de lavande dont on devinait les pourtours à l’avant plan. Et bien, croyez-le ou pas, dans les autres toiles que j’ai peintes depuis, j’ai chaque fois inséré cette touffe de lavande, dans laquelle elle voyait comme la quintessence du monde (des couleurs atténuées par le crépuscule et une senteur bien réelle mais qu’on ne faisait qu’imaginer à partir de la toile). Cette lavande représentait pour elle la vérité dissimulée qu’il importait de conquérir.

Elle me faisait aussi lire les poètes, que je croyais pourtant connaître mais que j’ai redécouverts à travers ses commentaires. Baudelaire, bien sûr, mais aussi Rimbaud et Jaccottet. A la fin, je ne peignais plus en reproduisant la réalité que je voyais mais en m’inspirant des poèmes qu’elle m’avait fait lire. On pouvait dire que j’étais sous son influence mais le contraire était vrai aussi. Je lui parlais de peintres dont elle ignorait à peu près tout et elle se documentait à leur sujet, avant de les aborder dans ses longs et judicieux commentaires.

Nous en étions là dans ce qu’il convient d’appeler notre relation quand un jour, sans raison, je ne reçus aucun message. J’en fus étonné, mais pas vraiment inquiet. Après tout, je ne savais pas grand chose de sa vie et elle pouvait fort bien avoir eu un empêchement. Les jours suivants, ce fut le même silence et aucune réponse ne me parvint malgré les nombreux courriels que je m’étais mis à lui envoyer. Là, il se passait vraiment quelque chose d’anormal. Après une semaine, j’écrivis à Google, puisque son adresse de messagerie était sur Gmail.com. Or voilà qu’on me disait qu’il n’y avait rien sous son nom, absolument rien, aucune archive, le vide. Ma chère Yseut s’était volatilisée. J’eus beau envoyer des copies de mes anciens courriels, avec son pseudo et son adresse mail, ils ont tout vérifié, il ne subsistait aucune trace.

(à suivre)


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00:44 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, nouvelle

07/06/2008

Sur les "fautes" de Flaubert

Flaubert, on le sait, est un homme qui travaillait et retravaillait ses textes. Jamais content de la forme obtenue, il raturait, puis raturait encore. Après ce labeur épuisant, il se mettait à déclamer sa prose tout haut, en hurlant dans ce qu’il appelait son « gueuloir ». C’est à l’épreuve de l’oralité qu’il décidait si le rythme et la musicalité de ses phrases étaient satisfaisants.

Pour Flaubert, comme pour Maupassant d’ailleurs, il n’y a qu’une bonne façon de dire une chose. Mais si l’écrivain qu’il était se devait de trouver le mot juste, il ne pouvait pas toucher à la syntaxe. Celle-ci, immuable, appartient à la collectivité. Selon cette conception, l’écrivain est un homme qui maîtrise à la perfection la langue commune.

Le problème commence lorsque cet écrivain se permet une déviance. Emploie-t-il un terme avec une acceptation un peu particulière ou trouve-t-il une tournure quelque peu singulière, qui s’écarte de la norme habituelle, et aussitôt lecteur est sur ses gardes. La liberté d’un écrivain comme Flaubert s’arrête là. Il peut jouer avec la langue, mais il ne peut jamais aller trop loin. Voilà donc sans doute pourquoi Flaubert raturait à l’infini. C’est qu’il était persuadé qu’il n’y avait qu’une manière de tourner sa phrase afin que celle-ci exprimât au mieux sa pensée. Plus tard, au contraire, des écrivains comme Proust penseront qu’ils peuvent utiliser la syntaxe comme moyen de singulariser leur style, de le rendre unique et donc d’affirmer leur personnalité via leur style propre.

Puis, voilà qu’en 1919 survient un débat qui a embrasé le pays et qui concernait les « fautes » de Flaubert. Ce fut une révolution. Subitement on semblait se rendre compte que ces grands écrivains qu’on avait toujours admirés n’avaient pas toujours respecté scrupuleusement les normes grammaticales. Ils s’étaient permis des écarts que les élèves des lycées ne se permettraient pas. Ils avaient donc trahi la langue et dès lors ils ne pouvaient plus être ceux qui en garantissaient la pureté. Ce fut un choc.

D’un autre côté, quelqu’un comme Proust défendra Flaubert, en disant que ses « fautes » étaient voulues et qu’il s’agissait en fait pour lui de se forger un style propre. C’est donc le rapport à l’écriture s’est modifié ainsi que le rapport entre la grammaire et la littérature. On ne demande plus à l’écrivain de respecter les normes mais d’être original. Il lui faut donc explorer les possibilités de la grammaire plutôt que de la respecter.

C’est ce problème qui est analysé dans mon article « Sur les fautes de Flaubert » paru dans La Presse littéraire.


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06/06/2008

Flaubert et son dictionnaire (suite et fin)

Mer : n’a pas de fond. Image de l’infini. Donne de grandes pensées.
Mercure : tue la maladie et le malade.
Minuit : limite du labeur et des plaisirs honnêtes. Tout ce que l’on fait au-delà est immoral.
Moulin : fait bien dans un paysage.
Moustique : plus dangereux que n’importe quelle bête féroce.
Musique : adoucit les mœurs. Exemple : la Marseillaise.
Oasis : auberge dans le désert.
Optimiste : équivalent d’imbécile.
Ouvrier : toujours honnête quand il ne fait pas d’émeutes.
Poésie (la) : est tout à fait inutile. Passée de mode.
Pucelle : ne s’emploie que pour Jeanne d’Arc et avec Orléans.
Rime : ne s’accorde jamais avec la raison.

05/06/2008

Flaubert et son dictionnaire

Pour agrémenter notre journée, voici quelques citations extraites du Dictionnaire des idées reçues de Flaubert.


Bible : le plus ancien livre du monde.
Bouchers : sont terribles en temps de Révolution.
Epoque (la nôtre) : tonner contre elle. Se plaindre de ce qu’elle n’est pas poétique. L’appeler époque de transition, de décadence.
Etagère : indispensable chez une jolie femme.
Facture: toujours trop élevée.
Faubourgs : terribles dans les Révolutions.
Gothique : style d’architecture portant plus à la Religion que les autres.
Hippocrate : on doit toujours le citer en latin, parce qu’il écrivait en grec.
Homère : n’a jamais existé. Célèbre par sa façon de rire.
Hystérie : la confondre avec la nymphomanie.
Idéal : tout à fait inutile.
Imbéciles : ceux qui ne pensent pas comme vous.
Imprimerie : découverte merveilleuse. – A fait plus de mal que de bien.
Littérature : occupation des oisifs.
Livre : quel qu’il soit, toujours trop long.


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Par ailleurs, si vous aimez ce genre de réflexions courtes et incisives, faites un tour par le blogue de Bertrand Redonnet, vous ne le regretterez pas.


04/06/2008

A vau-l’eau

Nous avons commencé l’autre jour à nous pencher sur l’origine des expressions et nous avions parlé de « trempé comme une soupe ». Une autre expression dont on ne perçoit plus tout le sens, c’est « à vau-l’eau ». Ce mot « vau » sera mieux compris si on le remet au pluriel : vaux, que l’on retrouve dans la tournure «par monts et par vaux ». Vaux, c’est donc le pluriel de val (voir « Le dormeur du val » de Rimbaud). Dans la langue courante, on lui préfère habituellement le terme « vallée », sauf dans des dénominations comme le Val de Loire ou le Val-d’Oise. Notons aussi le mot « aval » qui désigne le côté vers lequel descend un cours d’eau (par opposition à amont). D’amont en aval, c’est donc partir d’une position élevée pour se diriger vers la vallée.

Cet « aval » n’a évidemment rien à voir avec le terme aval (de l’arabe hawâla en passant par l’italien avallo) qui désigne l’engagement par lequel une personne s’engage à payer un effet de commerce en cas de défaillance du débiteur principal. Cette personne sera donc appelée donneur d’aval.

Mais revenons à notre val (au sens premier). Aller à vau-l’eau signifie donc qu’on suit un cours d’eau vers son aval, qu’on est emporté par celui-ci et donc entraîné vers l’embouchure. C’est encore dans ce sens que Rabelais employait l’expression. De là, on est passé assez logiquement au sens figuré pour signifier qu’un projet échappe au contrôle de celui qui l’a conçu.

La tournure « Par monts et par vaux » signifie quant à elle « de tous côtés ». Elle suppose une idée de mouvement dans tous les sens, à la fois vertical (montée/descente) et horizontal (par les verbes aller ou voyager qui accompagnent généralement l’expression).

Notons encore qu’autrefois « monts et vaux » était synonyme de « monts et merveilles ». Promettre monts et merveilles, c’est promettre des avantages considérables, des choses merveilleuses. Chez Froissart, « des monts » signifiait d’ailleurs « une grande quantité, beaucoup de » (cf. des tas de). On aurait pu se contenter de dire « promettre des merveilles », mais par un procédé rhétorique d’intensification, on a préféré insister en employant deux termes plutôt qu’un (comme dans « bel et bien », « peu ou prou », « sains et sauf », etc.)


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03/06/2008

De l'édition

Qu’apprend-on de neuf, aujourd’hui, dans le monde de l’édition ? Rien qui intéresse les amoureux de littérature, malheureusement et seuls les financiers vont dresser l’oreille. Voici ce dont il s’agit :

La société Editis, qui contrôle notamment Plon, Robert Laffont, XO, First et les dictionnaires Le Robert (et qui avait été achetée en mai 2004 au groupe Lagardère pour 660 millions d'euros), vient d’être revendue avec un gain de 500 millions d'euros au groupe espagnol Planeta.
Editis, numéro deux du secteur en France derrière Hachette (Lagardère), emploie 2.600 salariés et contrôle plus de 40 maisons d'édition.
Depuis 2004, Editis avait acheté le spécialiste du best-seller (XO), les éditions First ou le Cherche Midi. Le résultat d'exploitation s'est accru, nous dit-on, de 60% pour atteindre 93 millions d'euros.

Planeta, quant à lui, souhaite développer l'enseignement à distance (e-learning) et se placer sur le marché des livres et encyclopédies numériques. Il possède déjà 40 maisons d'éditions qui publient plus de 5.000 auteurs (chiffre d'affaires de 2,5 milliards d'euros). Il possède aussi une participation dans la chaîne Antena 3. Il est aussi présent en Colombie, où il a acquis le contrôle du groupe El Tiempo.

Nous ne pouvons que rester muets devant ces chiffres, ces fusions, ces rachats et ces ventes. Quel intérêt ces gens portent-ils aux livres qu’ils vont vendre ? Aucun, bien entendu. Pour eux le livre est un produit comme un autre, qu’il s’agit de commercialiser afin d’en tirer un maximum de bénéfice.

Je suis bien sombre en ce qui concerne l’avenir de l’édition. Devant un tel déferlement, les petites maisons ne vont pas résister bien longtemps, or nous savons tous que ce sont surtout elles qui osent encore publier des auteurs inconnus. Les grands groupes, on l’aura compris, préféreront privilégier des écrivains déjà établis, dont le chiffre des ventes ne suscite aucune inquiétude. On n’édite que ce qui se vend et donc on ne publie que ce qui se lit déjà. Loin de proposer aux lecteurs des ouvrages originaux, on travaille à l’envers. On sonde d’abord le public pour repérer ses besoins et on demande ensuite aux auteurs de répondre à cette attente.

J’ai un peu honte de venir parler de tout cela ici. Ces chiffres sont tellement éloignés de nos centres d’intérêt et de notre amour pour les livres ! Aborder un tel sujet après une note sur la disparition de Dominique Autié peut sembler plus qu’incongru. Pourtant, il disait toujours qu’il croyait encore à un avenir pour l’édition. Il lui semblait percevoir comme un frémissement annonciateur d’un renouveau. Pour lui, en marge de ces grands groupes financiers qui traitent les livres comme s’il s’agissait de vulgaires boîtes de conserve, de petits éditeurs, fiers de leur métier, devraient bientôt refaire surface. Conscients du fait que le livre relève du domaine du sacré, amoureux de la littérature et des beaux ouvrages, ils devraient d’ici peu proposer une alternative intéressante à ces grands groupes dont la production est pour le moins stéréotypée. C’est du moins ce qu’il disait sur son blogue et nous avons tous eu l’occasion de dialoguer avec lui sur ce sujet. Personnellement, je reste très pessimiste, mais lui, qui était du métier, l’était beaucoup moins et je suppose qu’il savait de quoi il parlait. Puisse l’avenir lui donner raison. En attendant, il n’est plus là pour nous rassurer et nous restons bien seuls à contempler ces chiffres de ventes et ces courbes de croissance exponentielles. Bref, il nous manque déjà, lui et son authentique amour des livres.

01/06/2008

Dominique Autié

J’apprends avec tristesse la disparition, à 59 ans, de Dominique Autié (voir blogue en lien ici à droite). Homme du Nord venu s’établir à Toulouse, il aura consacré sa vie au livre. Fils et petits-fils d’ouvriers typographes, éditeur, il avait dirigé les éditions Privat avant de fonder sa propre maison (InTexte), avec sa compagne Sylvie Astorg.

Comme auteur, il avait publié des essais (Approches de Roger Caillois, Privat) puis des romans (Le clavier bien tempéré et surtout Le Bec dans l’eau aux éditions Phébus).

Personnellement, c’est comme blogueur que je l’ai connu. Son site a toujours été d’une grande qualité et s’il ne répondait pas forcément aux commentaires qu’il m’est arrivé de laisser (avec parcimonie, car je ne voulais point rompre le charme qui émanait de ses textes), il lui arrivait souvent d’envoyer un petit mot en privé, remerciant avec gentillesse qu’on ait bien voulu le lire et réfléchir à ses paroles.

Pour lui, la place de l’éditeur était sur Internet, cela ne faisait pas l’ombre d‘un doute.

Outre le livre qu’il m’avait un jour envoyé (« La ligne de Sceaux »), j’ai surtout apprécié ses commentaires sur la grotte de Gargas. C’était un amoureux des livres, non seulement de leur contenu, mais aussi de tout ce qu’ils représentent. D’un tel homme on peut dire assurément que c’était un esthète.

Il a contribué à la parution de L’Ensemble conventuel des Jacobins de Toulouse de Maurice Prin, livre qui lui tenait autant à cœur que la restauration du site lui-même. Il adorait comme moi la défunte collection zodiaque, consacrée entre autre à l’art roman. C’était un mystique dans le sens où il savait ce que le terme sacré voulait dire, en art comme dans la vie. Moi qui suis athée, il m’est arrivé de me laisser porter par ses commentaires sur la lecture de la bible, trouvant dans ses mots comme un apaisement. C’est qu’il était à la recherche de plus de vérité.

Il était aussi formateur en BTS édition et en Master à l’université de Toulouse-Le Mirail.

Dominique, je ne sais assurément pas où tu peux bien être maintenant, mais ce qui est sûr c’est que tu nous manqueras, toi et ton blogue, dans lequel on n’entrait que sur la pointe des pieds, comme dans les anciennes bibliothèques.


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