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08/06/2008

Sans nouvelles d'elle.

Toute ressemblance avec des personnes existantes…

C’est un lundi que j’ai reçu sa première lettre. Etrange. Je ne la connaissais pas mais elle disait qu’elle était passée à la galerie et qu’elle avait apprécié mes peintures. Ma foi, cela fait toujours plaisir, mais j’avais beau faire un effort de mémoire, je ne parvenais pas à me souvenir que quelqu’un fût passé récemment. En fait, je travaille surtout à l’arrière du bâtiment, c’est là que se trouve mon atelier et toutes mes toiles en chantier. Quand un visiteur se présente au magasin, ce qui est assez rare, il faut bien le reconnaître, j’entends la sonnette et je vais jeter un coup d’œil, non sans m’être essuyé les mains au préalable, car la peinture, vous pouvez me croire, cela coule partout. Cette semaine il y avait bien eu quelques copains qui étaient passés et puis Michèle, pour l’exposition à la Cité, mais en dehors de cela, rien. Ma correspondante avait dû entrer et faire sa visite sans que je ne m’aperçoive de rien. Dommage.

Je n’y pensais plus quand j’ai reçu une deuxième lettre. Cette fois, il s’agissait d’une vraie analyse de mes toiles et surtout de celle que j’avais intitulée « Soleil couchant ». Elle y passait tout en revue, le ton des couleurs, les jeux d’ombre, la composition du paysage, les effets produits, et cela dans une missive qui ne faisait pas moins de cinq pages. Diable ! Si les critiques d’art et les journalistes pouvaient être aussi élogieux et surtout aussi bavards, je serais un peu plus connu. Ce n’est pas que je ne le sois pas, mais personnellement les mondanités m’ennuient or, c’est bien connu, pour réussir dans ce milieu, il faut se montrer : aller aux vernissages des collègues, serrer des mains, bavarder avec quelques députés, parler politique avec un ministre, lancer une galanterie à la femme d’un attaché culturel (sans aller trop loin, bien entendu, juste ce qu’il faut pour être sympathique et ne pas se faire oublier). Hélas, toutes ces réceptions m'agacent profondément et je préfère de loin rester seul avec mes pinceaux plutôt que de me gaver de petits fours tout en buvant du Martini.

Tout cela pour dire que si je ne suis pas un inconnu dans mon domaine, loin de là (j’ai tout de même quelques belles expositions à mon actif), je ne suis pas une célébrité non plus. En fait, je suis plus reconnu que connu, voilà la vérité. Il peut certes arriver qu’un critique mentionne mon nom dans un de ses articles, mais c’est plus pour se faire valoir lui, en étalant sa culture, que pour me valoriser en me consacrant une page entière. D’où mon étonnement, il faut bien l’avouer, en recevant cette deuxième lettre, qui constituait une véritable analyse de fond de mon œuvre.

Lorsque arriva le troisième courrier, je dois admettre que je l’attendais et même avec une certaine impatience. Le contenu était semblable au précédent, mais son auteur élargissait le champ de ses investigations à l’ensemble de la peinture contemporaine. Je n’avais jamais rien lu d’aussi percutant et d’aussi captivant. De plus, la dame me donnait son prénom : Yseut (avait-elle son Tristan ?), son adresse (un petit village des Pyrénées orientales) et même son adresse de messagerie (laquelle allait s’avérer fort utile). Ceci dit, comment, habitant si loin de mon antre, avait-elle pu passer par la galerie et voir mes tableaux, ça c’était une véritable énigme. J’avoue, cependant, que je ne me suis pas torturé les méninges avec ce problème : cela faisait partie du mystère général qui entourait Yseut, tout comme ses lettres, sa sagacité d’analyse ou le ton quasi affectueux qu’elle employait sans me connaître. Nous, les artistes, nous sommes comme cela, pas rationnels pour un sous. J’aurais dû me poser des questions ou tout au moins être étonné, mais non, j’acceptais que l’étrange fasse irruption dans mon existence sans me formaliser outre mesure. Il y avait là un petit côté insolite qui n’était pas pour me déplaire et qui, avouons-le, renforçait le charme qui émanait des lettres de la belle Yseut.

Enfin, je ne savais pas du tout si elle était belle, mais je ne pouvais l’imaginer autrement. Et puis je me suis dit que si elle m’avait donné son adresse de messagerie, c’était évidemment pour que je l’utilise. Ne pas le faire aurait été un crime : j’ai donc transmis le soir même un fichier de quatre pages (police Arial 9), dans lesquelles je manifestais mon contentement d’avoir « rencontré » une personne aussi sensible et aussi douée pour parler de la peinture.

Il s’ensuivit une correspondance régulière pendant plusieurs mois. J’écrivais et je recevais au moins deux messages par jour, quand ce n’était pas trois. Les sujets traités tournaient toujours autour de la peinture, mais derrière ce thème, on sentait poindre les questions existentielles. C’est que l’art, il faut bien l’avouer, n’est souvent qu’un moyen d’accéder à autre chose, en l’occurrence une vérité cachée que nous imaginons exister quelque part sans bien savoir où elle se trouve ni même si elle existe. Yseut, elle, ne peignait pas, non, mais elle écrivait. Oh, elle n’était pas publiée, mais on sentait que l’écriture était pour elle un besoin vital et qu’elle constituait pour elle un moyen de se connaître et de connaître le monde. La parole, disait-elle, il n’y a que cela de vrai. Nommer, c’est créer et créer, c’est toucher au divin. Quand elle s’exprimait de la sorte, elle éveillait en moi des échos insoupçonnés. C’est que quelque part, comme tous les peintres qui se respectent, je ne suis finalement qu’un manuel. Je travaille avec mes doigts, je mélange les peintures, je les étale sur la toile, je me bats avec elles et en bout de course, si tout se passe bien, j’arrive à créer un univers, un peu comme un maçon qui parvient à réaliser une maison en partant de rien. Yseut, elle, était davantage dans la réflexion théorique, mais ses mots que je lisais me faisaient découvrir une vérité que je connaissais bien : une vérité enfouie au plus profond de moi, une vérité qui se concrétisait dans mes peintures mais que j’aurais été bien incapable d’exprimer de vive voix.

Enfin, ici, il ne s’agissait pas de parler mais de lire, puisque c’était une correspondance virtuelle que j’avais sous les yeux. C’est cela qui était fascinant en fait. Si j’avais eu Yseut devant moi, il aurait fallu s’exprimer oralement et traduire par des paroles ce monde indicible dans lequel nous pénétrions chaque jour plus avant. Or, cela n’aurait pas été possible, sans que je sache bien pourquoi. Ici au contraire, par la magie des mots, nous parvenions insensiblement à nous dévoiler l’un à l’autre et la peinture ne m’apparaissait plus que comme un prétexte pour atteindre une autre vérité, que je que je qualifierais d’ontique. Comprenez-moi bien, je n’étais pas amoureux d’Yseut, mais ce qu’elle écrivait me renvoyait à une réflexion existentielle. Nous étions deux êtres humains face à face, en train de se demander leur raison d’être sur cette terre. Si nous parlions de nous, c’était moins de nos individualités propres que de notre appartenance à une espèce commune. Nos propos tournaient donc autour du destin et de ce qu’il convient de faire de sa vie. Fallait-il laisser des traces de son passage ? Moi qui en laissais avec mes peintures, j’avais tendance à dire que non et elle qui s’exprimait à travers des mots éphémères, elle affirmait le contraire.

Mais je ne vais pas vous raconter le détail de tous nos échanges, ils furent si longs et si fournis que cela deviendrait fatigant de vouloir les résumer et pour ainsi dire impossible. Tout ce qu’il faut retenir, et vous l’avez déjà compris, je crois, c’est qu’Yseut m’était devenue indispensable. Je vivais à travers ses yeux et tout ce que je réalisais, je le passais inconsciemment au crible de son jugement futur. Ainsi elle m’avait longuement écrit au sujet de ma toile « Soleil couchant », toile dont elle avait analysé les moindres détails, surtout la touffe de lavande dont on devinait les pourtours à l’avant plan. Et bien, croyez-le ou pas, dans les autres toiles que j’ai peintes depuis, j’ai chaque fois inséré cette touffe de lavande, dans laquelle elle voyait comme la quintessence du monde (des couleurs atténuées par le crépuscule et une senteur bien réelle mais qu’on ne faisait qu’imaginer à partir de la toile). Cette lavande représentait pour elle la vérité dissimulée qu’il importait de conquérir.

Elle me faisait aussi lire les poètes, que je croyais pourtant connaître mais que j’ai redécouverts à travers ses commentaires. Baudelaire, bien sûr, mais aussi Rimbaud et Jaccottet. A la fin, je ne peignais plus en reproduisant la réalité que je voyais mais en m’inspirant des poèmes qu’elle m’avait fait lire. On pouvait dire que j’étais sous son influence mais le contraire était vrai aussi. Je lui parlais de peintres dont elle ignorait à peu près tout et elle se documentait à leur sujet, avant de les aborder dans ses longs et judicieux commentaires.

Nous en étions là dans ce qu’il convient d’appeler notre relation quand un jour, sans raison, je ne reçus aucun message. J’en fus étonné, mais pas vraiment inquiet. Après tout, je ne savais pas grand chose de sa vie et elle pouvait fort bien avoir eu un empêchement. Les jours suivants, ce fut le même silence et aucune réponse ne me parvint malgré les nombreux courriels que je m’étais mis à lui envoyer. Là, il se passait vraiment quelque chose d’anormal. Après une semaine, j’écrivis à Google, puisque son adresse de messagerie était sur Gmail.com. Or voilà qu’on me disait qu’il n’y avait rien sous son nom, absolument rien, aucune archive, le vide. Ma chère Yseut s’était volatilisée. J’eus beau envoyer des copies de mes anciens courriels, avec son pseudo et son adresse mail, ils ont tout vérifié, il ne subsistait aucune trace.

(à suivre)


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00:44 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature, nouvelle

Commentaires

Ah du suspens... ! Vivement la suite.
J'ai adoré le "Arial 9" ;-)

Écrit par : Cigale | 08/06/2008

Ah! Ah! Voilà qui est particulièrement accrocheur et qui en plus, me fait pas mal sourire !!!

:---)))

Écrit par : Pivoine | 09/06/2008

Je découvre ce texte...
Il est d'une grande sensibilité, je ne savais pas que tu étais si près des sentiments, des émotions d'un peintre....
Je suis complètement sous le charme, il me rappelle quelqu'un ce peintre !!!

Écrit par : Débla | 18/09/2009

Et pourtant, peintre ne suis pas ... Si ce n'est à travers les mots.
Mais c'est vrai que cete petite nouvelle me tient particulièrement à coeur.

Écrit par : Feuilly | 18/09/2009

Les commentaires sont fermés.