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30/09/2008

La nef des fous

Sur la mer flottent des navires qui ne vont nulle part. Des capitaines désabusés en tiennent la barre, noyant dans l’alcool la certitude de n’arriver jamais à aucun port.
C’est à peine s’ils se souviennent d’où ils ont pu partir un jour. Il est vrai que c’était il y a plus de mille ans !

Pour passer le temps, ils contemplent les nuages et s’amusent à deviner, dans leurs masses cotonneuses, les formes les plus étranges. Voici qu’apparaît un éléphant fantastique avec sa trompe dressée et là une île merveilleuse avec ses cocotiers. Plus loin, ils croient voir des châteaux ultramarins ou bien encore le visage d’une femme qu’ils auraient pu aimer.

Quand ils sont las de ces jeux stériles, ils observent les dauphins qui, parfois, jaillissent des profondeurs pour se transformer en gerbes d’écumes et disparaître dans le néant de l’onde.
Soudain, un oiseau pousse un cri de désespoir et vient se poser, exténué, tout en haut du mât d’artimon. Aussitôt, on fait descendre les voiles afin d’immobiliser le bateau. En effet, il convient que se repose ce messager des dieux qui n’a traversé l’éther que pour en signifier toute la vacuité. L’arrêt peut durer deux heures comme deux ans, cela dépend de l’oiseau et des rêves qui hantent son sommeil.

Pour s’occuper, on descend dans la cale, où, dans de vieux coffres de pirates, s’entassent des livres incroyables. On lit alors les Mille et une nuits, Lautréamont ou bien ce poète fou qui voulait remonter des fleuves mystérieux. En cherchant bien, on trouvera le Cantique des cantiques, Aristote, Montaigne et même les récits qu’un poète fit du périple d’Ulysse sur la grande mer salée. Le livre peut être écrit en hébreux, en grec ou bien en un sabir étrange, cela n’a aucune importance car il se trouve toujours un marin pour en comprendre le sens. Il s’assoit habituellement à califourchon sur un vieux tonneau de vin et commence la lecture à haute voix. Les autres n’y entendent rien, mais peu importe. Ils se laissent bercer par la musique des mots et observent les variations qui s’opèrent dans le regard de celui qui lit. Ils tentent alors de deviner le sens de l’histoire mais ce qu’ils imaginent est souvent encore plus beau que ce que l’auteur a voulu dire.

A la fin de la lecture, qui dure généralement entre deux et quatre jours, un des marins remonte sur le pont pour voir si l’oiseau dort encore sur le mât d’artimon. Si c’est le cas, on recommence un autre livre, sinon, on lève les voiles et on repart.

La proue aventureuse fend les flots en silence et le soleil éternellement au zénith darde des rayons de feu, insupportables. Pour se rafraîchir, on boit du vin de palme ou du thé d’Arabie. Souvent, un marin sort de sa poche un vieux jeu de cartes ou des dés. On essaie aussitôt de tromper le destin et de voir si la chance peut tourner. Elle ne le peut pas, évidemment, alors, le vin aidant et l’ivresse gagnant petit à petit, on sort les couteaux et on sombre dans des combats inouïs.

Pendant ce temps, dans la cabine du capitaine, un perroquet sourd psalmodie des prières en latin.

Plus tard, bien plus tard, quand les plaies seront pansées et les morts jetés à la mer, on recommencera à regarder les nuages et on y cherchera le reste de ses espérances. Puis on rêvera des sables d’Abyssinie, des fleuves d’Amérique ou des plaines de Russie, bref de tous ces lieux qu’on n’atteindra jamais. Pour se consoler, on dira qu’il vaut mieux ne pas les visiter, afin de mieux pouvoir les imaginer.

Car vous l’aurez compris, sur cette nef des fous que n’auraient reniée ni Erasme ni Bosch, seul compte l’imaginaire, qui permet d’oublier une partie de la réalité. De toute façon celle-ci est éphémère et est appelée à disparaître, alors à quoi bon s’en préoccuper ? Seuls importent les rêves insensés et les songes les plus creux et quand le vin est bu et que les bouteilles sont vides et jetées à la mer, les marins se mettent à fredonner des chants incroyables, où il est question de femmes, de corps qu’on dénude, de parfums exotiques et d’extases infinies au creux de hanches souples.

Les plus vieux leur répondent par des refrains d’autrefois. Ils parlent des corsaires et de leurs combats brûlants à la verticale des tropiques, en un lieu étrange au large des Sargasses. On dit que là-bas existe une île entourée d’algues noires comme la mort et que ceux qui s’avancent dans ce marécage n’en reviennent jamais. D’autres prétendent que c’est là que vivent les sirènes à la peau dorée comme le blé et aux yeux aussi bleus que l’océan. Elles chantent d’une voix somptueuse et attirent à elles les marins enivrés d’amour et de musique sacrée. Celui qui n’est pas englouti par les algues visqueuses et qui parvient au rivage finit par se donner la mort devant tant de beauté. Les sirènes, alors, recouvrent son corps de branches de bananier et elles entament des chants funèbres qu’on entend parfois de très loin, les jours de tempêtes. On dit aussi qu’elles versent des larmes sur leur éternelle virginité et sur les plaisirs qui leur sont toujours refusés. Mais on dit tant de choses !

Quand enfin vient la nuit aux multiples étoiles, les marins se séparent. Les uns vont dormir dans la cale, qui sent bon le vieux tabac, tandis que les autres tendent leur hamac entre les mâts. Par habitude, le plus ancien des capitaines prend la barre, mais il est souvent le premier à s’assoupir, terrassé par l’âge, la chaleur et l’alcool. Cela n’a aucune importance puisque le bateau ne va nulle part et qu’aucune terre jamais n’apparaît à l’horizon. Les plus jeunes, eux, s’endorment lentement en contemplant la lune, aux formes troublantes et douces, et dont la clarté bleue se répand sur le pont en flaques de lumière. Ils ferment les yeux et rêvent des sirènes à la blanche poitrine; certains croient même entendre leurs chants mélodieux, mais ce n’est que le bruit monotone et obstiné de la houle qui frappe la carène du bateau maintenant livré à lui-même. Quant aux autres marins, ceux qui se sont réfugiés dans la cale, ils ont allumé une lampe tempête et écoutent, un peu inquiets, les craquements sourds des poutres et de la charpente. C’est le voilier tout entier qui gémit sous la pression des vagues nocturnes et on dirait que de fatigue et de lassitude il va s’ouvrir en deux et se livrer à la mer, couler dans les grands fonds et puis s’immobiliser tout en bas sur un lit de sable vierge et pur comme il en existait au commencement du monde.

Le vent s’est levé et le bateau file maintenant à vive allure, en aveugle dans la nuit noire. De gros nuages sont venus manger la lune et un éclair, suivi d’un roulement de fin du monde, illumine parfois les lointains incertains. Dans les bas-fonds, des monstres d’un autre âge se sont réveillés, beuglant des chants désespérés qui se répercutent dans l’onde. Bientôt la proue fend une masse informe d’algues noires. Les marins dorment. Ils ne savent pas que la mélodie qui hante leur sommeil est bien maintenant le chant des sirènes dont ils contemplent en rêve les corps nus et sveltes. Dans leur sommeil, ils entendront comme des musiques mystiques qu’on jouerait dans des églises sous-marines. Ils verront ou croiront voir les peuples de la mer agenouillés en extase tandis que l’officiante, toute de blanc vêtue, chantera a cappella des poèmes étranges et troublants, repris à contre-temps par un chœur de jeunes filles. A la fin, le blanc vêtement ne sera plus dans leurs songes qu’une voile de navire flottant à la dérive dans les grands vents océaniques tandis que les chants mélodieux se confondront avec le bruit du ressac sur une plage du bout du monde.

Restera le navire, ballotté par la houle et tanguant sous les roulis. A l’horizon, une lumière incertaine enflammera les nuages, qui sembleront brûler comme l’Alhambra à la chute des Almohade. Abû Abd Allâh As-Saghîr, une nouvelle fois, livrera Grenade et l’Histoire sera définitivement écrite dans le sang.

Puis la lumière apparaîtra, blanche sur la mer bleue et les marins qui se réveilleront croiront un instant avoir basculé dans un autre monde, tant le calme alentour sera impressionnant et le temps comme suspendu pour l’éternité.

Soudain, un oiseau criera dans le ciel nouveau et viendra se poser sur le mât d’artimon. Alors tout recommencera et aujourd’hui sera comme hier et demain comme aujourd’hui. Le soleil brillera et on jouera aux cartes ou on lira Homère et son éternelle Odyssée. Le voyage, semble-t-il, n’aura jamais de fin.

"Feuilly"

29/09/2008

Annie Ernaux, "Les Années"

A la demande de quelques lecteurs(trices), voici la note de lecture consacrée aux "Années" d'Annie Ernaux et parue autrefois dans le "Magazine des livres".

Annie Ernaux a déjà beaucoup parlé d’elle-même dans ses livres, pourtant on ne peut pas dire qu’elle se cantonne dans la stricte autobiographie dans la mesure où elle inscrit le récit de sa vie dans le monde qui l’entoure. Loin du narcissisme ou du repli sur soi, son intention est plutôt de saisir son époque en partant de son propre personnage ou inversement de se comprendre soi-même en se replaçant dans la grande histoire du monde.

Son livre « Les Années », qui vient de sortir en février (1), est certes admirable de ce point de vue. Non seulement il représente un véritable concentré de son œuvre, mais c’est toute notre époque qu’elle nous fait revivre avec elle. Les plus jeunes d’entre nous découvrirons « de l’intérieur » les années qu’ils n’ont pas vécues, quant aux autres, c’est le cadre dans lequel ils ont vécu qui resurgira sous leurs yeux à travers les mots de la narratrice. Les années cinquante, mai soixante-huit, l’élection de Mitterrand, l’an deux mille, etc. C’est l’Histoire des historiens qui est au rendez-vous, mais une histoire à laquelle nous avons nous-mêmes participé, si pas comme acteurs, au moins comme témoins directs.

Autobiographie donc, mais autobiographie impersonnelle, puisqu’elle nous concerne tous. Elle tente de retrouver l’état d’esprit de ces périodes déjà révolues, à travers des mots, des images, des rumeurs. Cependant, elle ne les aborde pas comme on le ferait dans un traité scientifique, avec des chiffres et des statistiques, mais au contraire elle le fait à partir du milieu social qui était le sien. C’est donc une image subjective qu’elle donne de la réalité, celle qui était la sienne, autrement dit celle des gens avec qui elle vivait. A travers ce regard sur les choses, on la sent évoluer. D’abord, elle est la petite fille sage qui capte des échos de la conversation des grandes personnes, lors de ces interminables repas de famille qui l’ennuient un peu. Puis, adolescente, elle commence à prendre ses distances avec ce même milieu familial en qui elle ne se reconnaît plus , avant de s’en éloigner définitivement une fois qu’elle est diplômée de l’université. Elle porte alors un autre regard sur le monde, un regard de jeune femme adulte. Mais la manière dont elle aborde l’actualité reflète ses opinons : elle est de gauche, défend le droit à l’avortement, etc. Regard subjectif, donc, et qui se veut tel, d’une personne responsable qui subit finalement les événements plus qu’elle ne les domine (sa joie à l’arrivée de Mitterrand, sa déception par la suite).

Le livre est émouvant car il relate aussi l’avancée inexorable du temps. Annie Ernaux nous raconte son divorce, le départ de ses enfants, l’amant qu’elle prend pour passer le temps, le retour de la droite au pouvoir (époque de la cohabitation, suivie par les années Chirac) qui provoque chez elle un découragement certain, et puis surtout le vieillissement qui vient couronner cette vie dont elle se demande finalement quel en aura été le sens. C’est un peu comme si elle tentait de mettre en forme son absence future, seule manière de « sauver quelque chose du temps où l’on ne sera plus jamais.» Regard lucide donc, qui nous concerne tous car nous nous sentons vieillir avec elle, en même temps qu’elle.

Dans ce livre, on comprend aussi à quel point ce sont les événements qui conditionnent notre vie. Par exemple, jeune, elle vivait dans la peur de tomber enceinte. Son existence aurait donc été différente si elle était née quinze années plus tard, au moment de la généralisation de la contraception et de la liberté sexuelle. Liberté bien éphémère, car bientôt le sida fera son apparition, obligeant les partenaires à prendre de nouveau des précautions. L’individu, avec sa sensibilité et ses besoins, subit donc un peu son époque (il existe souvent des écarts entre les désirs et la réalité), époque qui a son tour conditionne son être intérieur. C’est en ce sens que l’œuvre d’Ernaux est intéressante et ce livre-ci en particulier. Nous comprenons à quel point une biographie écrite en dehors de tout contexte historique et social n’a pas de sens. L’individu s’inscrit irrémédiablement dans son époque, qui le façonne qu’il le veuille ou non. La narratrice se veut donc modeste, puisqu’elle n’est finalement qu’un produit de circonstances extérieures (milieu social, culturel, etc.). D’un autre côté, c’est cette appartenance involontaire à l’Histoire qui la sauve en partie puisque cette Histoire perdurera dans la mémoire de l’humanité. Du coup, ce qui est à la base de son destin individuel, ainsi que tous ses souvenirs, passeront un peu à la postérité. Il se trouvera toujours quelqu’un pour étudier cette époque qui fut la sienne et à laquelle elle doit tout.

A la fin du livre, elle aborde sa conception de l’écriture. Elle explique comment, étudiante, elle espérait trouver un langage inconnu « qui dévoilerait des choses mystérieuses, à la manière d’une voyante. Elle imaginait aussi le livre fini comme la révélation aux autres de son être profond , un accomplissement supérieur, une gloire » (2). Plus tard, professeur de lettres dans un lycée, mère de famille, complètement absorbée par la vie active, ces rêves d’écriture et de révélation d’un monde ineffable l’ont quittée. Elle s’est contentée d’utiliser la langue de tous pour manifester sa révolte face à un monde qui ne lui plaisait pas. Le livre dès lors, était devenu instrument de lutte. Une fois pensionnée, le besoin s’est fait sentir de révéler ce qui a été, de le sauver de l’oubli : « plus que tout, maintenant, elle voudrait saisir la lumière qui baigne des visages désormais invisibles, des nappes chargées de nourriture évanouies, cette lumière qui était déjà là dans les récits des dimanches d’enfance et n’a cessé de se déposer sur les choses aussitôt vécues, une lumière antérieure. » (3) Il s’agit donc pour elle de sauver ce qui a été et qui déjà n’est plus (sauf dans sa mémoire à elle). Il s’agit aussi de préparer ce temps où elle ne sera plus, en livrant un témoignage sur son époque, afin que les générations futures puissent se rendre compte de ce qui a été et de ce qu’elle a été. Ce témoignage qu’elle veut transmettre peut faire référence à l’avènement de la pilule ou à mai soixante-huit, mais aussi à des expériences plus intimes, comme « le regard de la chatte noire et blanche au moment de s’endormir sous la piqûre » (4), cette chatte qu’elle enterrera dans son jardin en accomplissant pour la première fois ce geste d’enfouissement, ce qui lui donnera l’impression d’enterrer à la fois ses parents décédés, son amant mort et même d’anticiper sur son propre enterrement.

Un beau livre assurément, que ces « Années », qui fait réfléchir sur notre destinée, sur le temps qui passe, sur l’Histoire des hommes avec laquelle notre vie s’est mélangée un instant avant que tout ne termine dans un grand silence.

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Annie Ernaux, Les Années, Gallimard, 2008, 242 pages, 15,50 euros.
Op. Cit. page 240
Op. Cit. Page241.
Op. Cit. Page242.


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26/09/2008

Des lauzes, des laves et autres palis

Je m’étonnais dans la note précédente du fait que mon Grand Larousse de la langue française me donnait le terme « lave » comme synonyme de lauze, alors que celle-ci est habituellement en schiste ou en grès. Intrigué, j’ai poursuivi mes investigations et j’ai trouvé !

Le terme « lave» ne renvoie pas à une roche d’origine volcanique comme on pourrait le croire, mais à une pierre plate. Ce n’est pas de la nature de la roche dont il est ici question, mais de sa forme.

Le mot «lave » que nous employons habituellement pour désigner la pierre en fusion provenant des volcans vient de l’italien «lava » (d’après un mot sicilien provenant lui-même du latin « labes », « éboulement », d’après « labi », glisser) tandis que la lave dont nous parlons ici vient du latin médiéval lapida « pierre » provenant lui-même du latin lapis, lapidis. On sait que le «p» sourd et le «b» sonore sont en fait la même lettre et que ce « b » passe facilement au « v » (voir pays basque/pais Vasco). Lapida devient donc lapide puis labide, lavide et finalement lave, si on suit les enseignements de la linguistique diachronique.

De plus, pour les locuteurs, une certaine confusion a été possible entre le « v » de lave et le « u » de « lauze », ce qui tend encore à rapprocher les deux mots qui désignent tous deux une pierre (plate).

J’ai trouvé que dans les Vosges Saônoises, le terme lave désigne les pierres de grès utilisées en couverture. Plus épaisses, elles sont appelées dalles. Enfin, plus grosses encore et dressées pour faire des clôtures, elles portent le nom de palis.

Cette « lave » (au sens de pierre) a donné naissance à « lavière » (carrière dans laquelle on extrait le matériau) et «lavier » (personne qui l’extrait).

Mais revenons un instant à « palis ». Ce terme désignait au XII° siècle un « ensemble de pieux fichés dans le sol à des fins défensives» puis, par métonymie, chacun des pieux qui le constitue. Le mot vient de l’ancien français « pel » (avec un suffixe «is »), de la même famille que « pieu »

«Pieu », de son côté, vient du latin « palus » (poteau et même, par analogie, membre viril). Pal, palis, palissade sont bien de la même famille. « Pieu », nous dit le Robert historique, vient de l’ancien cas régime (accusatif en latin classique) au pluriel : « pels » (devenu « peus » puis « pius » et finalement « pieux ». Ce pluriel s’est imposé sur le cas régime singulier « pel » du fait que les pieux sont généralement utilisés en très grand nombre.

On ne confondra évidemment pas ce pieu (piquet) avec pieu (lit en langage populaire), lequel vient de peau (« piau »), le lit étant fait à l’origine de peaux de bêtes.

On ne le confondra pas non plus avec l’adjectif «pieux », du latin « pius » que l’on retrouve dans le domaine religieux.

Bref, la langue est un véritable roman. Je me souviens qu’enfant je passais des heures à feuilleter les illustrations du petit Larousse, passant sans fin d’une page à l’autre ou d’un thème à l’autre. Ce passe-temps constituait un véritable voyage dans l’espace (ah, ces pays tropicaux dont le nom déjà faisait rêver) ou dans le temps (Ramsès, Napoléon, Vercingétorix, etc.) Aujourd’hui, il me semble que la langue elle-même suffit déjà amplement à ce voyage sans fin. Ainsi nous sommes partis du lézard d’Angèle Paoli pour arriver aux palis en passant par les lauzes et les laves.

Mais je m’aperçois que j’ai été injuste envers ce sympathique animal en ne donnant pas l’étymologie de son nom (ne souriez pas). Lézard a remplacé le féminin « laisarde » plus fréquent en ancien français, lequel vient du latin « lacerta », le masculin « lacertus » désignant le muscle. Lequel « musculus » provient, comme chacun sait, de « mus », la souris (voir musaraigne), les Romains associant le mouvement du muscle sous la peau à celle d’une petite souris qui se déplacerait à cet endroit.

Mais j’arrête là mes recherches étymologiques, lesquelles pourraient se poursuivre indéfiniment si nous avions plus de temps (de « tempus, temporis ». Non, je blague, là).

24/09/2008

Les lauzes

Dans un de ses billets, consacré à l’automne qui arrive, Angèle Paoli parle des lauzes.

« Je me chauffe au soleil, sur le fil du lézard. Qui file sa trajectoire sur les lauzes. »

Ce terme « lauze » ne m’était pas inconnu, mais je l’avais un peu perdu de vue. Évidemment, ici, il est surtout amené par sa sonorité, proche de celle de lézard, mais le sens aussi est respecté, puisque la lauze désigne la pierre plate que l’on utilisait dans le Sud de la France pour faire les toits.

Le terme a une orthographe incertaine (lauze, lause ou même lose) et, curieusement, il n’est repris sous aucune des trois formes dans mon Petit Robert et je ne l’ai trouvé que dans le Grand Larousse de la langue française en sept volumes.

Le mot provient de l’ancien provençal « lauza », lui-même issu du gaulois « lausa », qui signifiait dalle. Au XVI° siècle, on le retrouve dans l’expression « pierre lause » Il s’agit bien d’une pierre plate détachée par lits et utilisée comme dalle ou pour couvrir les bâtiments. Manifestement, la pierre en question doit être du schiste et pourtant le dictionnaire donne le terme « lave « comme synonyme. Il précise aussi que dans la région de Saint-Étienne, la lauze désigne un grès houiller micacé.

Le Robert historique, toujours aussi précieux, précise que l’usage de la lauze s’étendait de la Provence à la Lorraine et que le terme a été utilisé par Stendhal (il est vrai qu’il était originaire de Grenoble et qu’il n’a fait là que reprendre un régionalisme, peut-être à son insu). Ceci dit, pour ce qui est de l’origine du mot, Alain Rey nous renvoie, via le gaulois, à un mot inconnu d’origine préceltique et probablement non indo-européen. On ne peut être plus vague, mais finalement ces origines obscures, qui remontent à la nuit des temps, ont elles aussi leur charme.

Ce qui est étonnant, cependant, c’est que ce terme, qui a bien transité par le gaulois, n’ait finalement survécu que dans la partie méridionale du pays. Le massif armoricain et le massif ardennais connaissaient pourtant aussi ce genre de toiture faite de pierres entrecroisées. Quel nom leur donne-t-on dans ces régions ? J’avoue que je l’ignore.

En cherchant sur Internet, je trouve ceci sur un site professionnel d’ardoisiers :

Aussi appelée "ardoise de montagne",
la lauze est le produit rustique par excellence,
brut de clivage, épais, il résiste à tout.
Adaptée aux conditions extrêmes, la lauze fera merveille
l'hiver dans les zones très enneigées, ainsi que l'été
pour conserver la fraîcheur d'une maison en pierre.

Son aspect de pierre naturelle permet une intégration
harmonieuse dans le paysage.




L’explication réside peut-être dans le fait que le Midi est resté plus authentique par certains côtés que le Nord et que l’habitat traditionnel y a perduré d’autant plus facilement qu’il offrait des avantages (résistance au poids de la neige en montagne et fraîcheur pour les étés torrides des plaines).

Remarquons que notre mot losange vient lui aussi du gaulois « lausa », pierre plate, dalle. Par la suite, c’est la forme géométrique de ces pierres qui a prévalu et le mot est d’ailleurs devenu masculin au XVIII° siècle sous l’influence du genre des autres noms désignant des formes géométriques (carré, rectangle, etc.).

Quand je consulte le Robert historique pour le mot losange, je m’aperçois qu’il se montre aussi perplexe que moi. Il dit en effet que le terme viendrait du gaulois « lausa » , ce qui, sémantiquement, semble satisfaisant comme explication, mais il signale le problème géographique, le mot étant surtout limité à l’aire provençale et franco-provençale. Du coup, certains linguistes ont émis l’hypothèse d’une origine orientale avec l’arabe « lawzinag », mot désignant un gâteau (d’après lawz, amende). En réalité rien ne permet de retracer l’évolution du mot et le sens de gâteau, attesté en français au XIV° siècle, pourrait n’être qu’une analogie de forme avec le losange. Des spécialistes, cependant, veulent voir une origine arabe commune pour les mots « losange » (au sens de gâteau), «lasagne » et son synonyme provençal « lauzan. »

Nous voilà bien loin des toitures en pierre et plus loin encore du lézard du poème qui paressait au soleil.

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12:19 Publié dans Langue française | Lien permanent | Commentaires (19) | Tags : lauze

22/09/2008

"Une Femme" d'Annie Ernaux

Je termine le livre Une Femme qu’Annie Ernaux a écrit à la mort de sa mère (atteinte de la maladie d’Alzheimer) pour tenter de faire revivre celle-ci et de l’immortaliser par l’écriture au moment précis où elle disparaît définitivement. L’auteure espère ainsi, par ce biais, retrouver le lien qui l’unissait à cette mère, mais aussi tracer le portrait de cet être qui a existé en dehors d’elle (en dehors, donc, de la relation mère/fille). Inconsciemment, donc, Annie Ernaux se retrouve d’un côté dans la position de la petite fille qui évoque ses souvenirs mais aussi d’un autre côté dans celle d’une mère puisque c’est elle, par ses mots, qui redonne naissance à la défunte. Ce livre, qu’elle mettra un an à écrire, est donc une sorte d’accouchement. Il s’agit de donner le jour à un personnage dont elle n’a connu finalement qu’un des aspects et de tenter de le faire revivre en étant fidèle au contexte historique dans lequel s’est déroulée sa vie.

Le début commence comme dans l’Etranger de Camus par une phrase forte : « Ma mère est morte le lundi 7 avril à la maison de retraite de l’hôpital de Pontoise, où je l’avais placée il y a deux ans. » (p.11)

Tout est déjà dit par cette simple phrase. On perçoit la déroute de l’auteure suite à cet événement dramatique mais aussi sa culpabilité latente d’avoir dû placer sa mère quand celle-ci avait perdu la raison.

Le livre retrace donc le parcours de cette mère, qui vivait en Normandie, dans un milieu modeste (ouvrier), mais qu’elle tentera de quitter en s’élevant un peu socialement (petit commerce). C’est elle qui poussera sa fille Annie à faire des études, à « s'en sortir » mais en faisant cela elle la fera passer de l’autre côté de la barrière, dans le monde bourgeois et cultivé où elle-même n’aura jamais accès. D’un côté, donc, elle sera fière du parcours de son enfant, mais de l’autre, cet enfant, elle l’aura perdu car elle ne la comprendra plus vraiment (et réciproquement).

L’écriture a finalement un rôle cathartique pour Annie Ernaux :

« Il fallait que ma mère, née dans un milieu dominé, dont elle a voulu sortir, devienne histoire pour que je me sente moins seule et factice dans le monde dominant des mots et des idées où, selon son désir, je suis passée. » Alors qu’Annie, adolescente, fuyait sa mère (dont elle ressentait cruellement le côté populaire au point d’en éprouver une certaine honte) elle va pourtant l’accueillir chez elle lorsque celle-ci sera âgée (mais en retrouvant cette impression d’être épiée dans son comportement d’intellectuelle). A la fin, lorsque la démence sera là, elle l’aura perdue une nouvelle fois, mais c’est la mort, évidemment, qui scellera l’adieu définitif :

« Je n'entendrai plus sa voix... J'ai perdu le dernier lien avec le monde dont je suis issue. »

Car si Annie Ernaux se sent coupable envers sa mère (de l’avoir reniée socialement et d’avoir dû la placer), elle éprouve également un certain malaise vis à vis de sa classe d’origine : elle ne la comprend plus et s’y sent mal à l’aise, mais elle n’oublie pas qu’elle en est issue et qu’une partie d’elle-même puise donc ses racines là. La disparition de la mère coupe donc définitivement les ponts avec un monde révolu. D’où la nécessité d’écrire tout cela pour retrouver la paix intérieure.

En lisant ce livre, je me demandais dans quelle catégorie il convenait de le ranger. Car finalement, écrire sur ses parents, est-ce déjà de la littérature ou bien est-ce que cela relève du journal intime ? A un certain moment, l’auteur donne elle-même la réponse :
« Ce que j’espère écrire de plus juste se situe sans doute à la jointure du social et du familial, du mythe et de l’histoire. Mon projet est de nature littéraire, puisqu’il s’agit de cherche rune vérité sur ma mère qui ne peut être atteinte que par des mots. (C’est-à-dire que ni les photos, ni mes souvenirs, ni les témoignages de la famille ne peuvent me donner cette vérité.) Mais je souhaite rester, d’une certaine façon, au-dessous de la littérature. » (p. 23)

Annie Ernaux considère donc que le fait d’utiliser les mots rattache d’emblée son travail à la littérature (tout en insistant sur le fait qu’il y a une part personnelle importante qui fait qu’elle reste un peu en dessous).

Evidemment, si elle s’était juste contentée de retracer pour elle seule un portrait de sa mère, on n’aurait pas pu qualifier son livre de littéraire. Mais elle va au-delà de la peinture individuelle en replaçant cette mère dans son contexte historique et social :

« J'essaie de ne pas considérer la violence, les débordements de ma mère comme seulement des traits personnels de caractère, mais de les situer aussi dans son histoire et sa condition sociale. Cette façon d'écrire, qui me semble aller dans le sens de la vérité, m'aide à me sortir de la solitude et de l'obscurité du souvenir individuel, par la découverte d'une signification plus généreuse. »

Petite fille, elle a donc connu sa mère avec certains traits de caractère qu’elle a crus lui être propres. Adulte, elle se rend compte qu’une bonne partie de ce caractère était lié à l’appartenance à une classe sociale bien définie (parler fort, déplacer les objets en faisant du bruit, etc.). Ecrire tout cela dépasse donc le simple compte-rendu individuel et permet d’atteindre une vérité plus générale. C’est en ce sens, à mon avis, que ce livre appartient de plein droit à la littérature.

Mais une fois ce point acquis, qui rassure l’écrivain, un autre doute surgit, qui concerne la petite fille que fut Annie :

« Mais je sens que quelque chose en moi résiste, voudrait conserver de ma mère des images purement affectives, chaleur ou larmes, sans leur donner un sens. »

En livrant sa mère aux lecteurs, elle la sauve de l’oubli mais elle en fait aussi un personnage quasi public, qui ne lui appartient plus vraiment. Autre paradoxe de l’écriture…

Finalement, demeure le problème de savoir dans quelle catégorie on va placer ce livre, puisque c’est bien de la littérature.

« Ceci n’est pas une biographie, ni un roman naturellement, peut-être quelque chose entre la littérature, la sociologie et l’histoire."

Comme quoi, rien n’est simple quand on se met à écrire pour clarifier ses pensées et exorciser ses démons.


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18/09/2008

Le cerf-volant (souvenir d'enfance)

« Regarde les oiseaux », avait dit le père. «Tu vois comme ils volent vite et haut ? Regarde les oiseaux, ils sont la liberté. Ils vont où ils veulent, dans le grand ciel bleu, aussi légers que des ballons et aussi rapides que des avions. Si tu veux, si tu parviens à lire tout seul, à la fin de l’année scolaire, je t’offrirai un cerf-volant. »

« Qu’est-ce que c’est, un cerf-volant ? » avait demandé l’enfant.

« Un cerf-volant », avait dit le père, « c’est un objet en toile, très très léger et qui vole comme les oiseaux. Tu le tiens par une corde, pour ne pas le perdre et tu le lances dans le grand vent. Il va monter, monter, de plus en plus haut, comme les oiseaux. Ensuite, si tu veux qu’il bouge, dans le grand ciel bleu, tu te mets à courir et lui il te suit, tout là-haut. Ou bien, si tu veux qu’il fasse des zigzags, tu bouges ton poignet pour donner du mouvement à la corde et lui, là-haut, tout là-haut, il va bouger dans tous les sens comme un fou, comme s’il éclatait d’un grand rire. »

L’enfant avait regardé le père et avait souri.

Un grand silence s’était fait et tous les deux, le grand et le petit, contemplaient le ciel et les oiseaux qui virevoltaient.

« Je sais déjà lire un petit peu… », avait hasardé l’enfant timidement.

« Non », dit le père », « cela, ce n’est pas encore lire. Pour le moment, tu parviens à déchiffrer un certain nombre de lettres, mais tu ne les connais pas encore toutes. Et puis tu mets trop de temps pour comprendre un mot. Non, lire ce n’est pas cela. C’est quand tu prends un texte que tu n’as jamais vu et que tu es capable d’en comprendre le sens d’une traite, sans hésitation et de le lire à haute voix. »

« Mais, si je n’ai jamais vu ce texte avant et si je ne l’ai pas étudié en classe, comment pourrais-je le lire ? » questionna l’enfant, apeuré.

« Justement », dit le père », « c’est cela savoir vraiment lire : c’est être capable de lire à voix haute et sans hésitation un texte que tu n’as jamais vu et puis surtout tu dois en comprendre le sens, sinon cela ne sert à rien. »

« Ce n’est pas grave », dit l’enfant, malicieux, « car à la fin de l’année, j’aurai étudié en classe tout mon livre de lecture et je connaîtrai toutes les histoires. »

« Non », dit le père, « je ne suis pas d’accord. Cela, c’est tricher. Moi, je te donnerai le journal du jour et tu me liras la première page. Si tu parviens à le faire, tu auras ton cerf-volant. »

L’enfant réfléchit un long moment.
« Marché conclu », dit-il, en relevant la tête. « A la fin de l’année, je saurai lire dans le journal. »
Et ils s’en allèrent en regardant le grand ciel bleu et les oiseaux qui y dessinaient comme des lettres mystérieuses.


===================



Plus tard, bien plus tard, sur la plage de juillet, l’enfant tenait dans sa main un cerf-volant. Il le regardait attentivement. Comme il était beau, avec ses couleurs vertes et jaunes. On aurait dit un perroquet des tropiques ! Dans le ciel, les mouettes blanches criaient en tournant tandis que les noirs cormorans plongeaient dans la mer houleuse. L’enfant, lui, ne les voyait pas. Il ne voyait rien d’autre que son cerf-volant. C’ est qu’il était vraiment beau, il n’y avait pas à dire, avec ses bords bien cousus et sa forme effilée. Et comme il était léger ! On n’avait aucun mal à le porter et même on pouvait le tenir entre le pouce et l’index sans sentir son poids. C’était vraiment un cerf-volant fait pour planer très haut.

Mais voilà, si l’enfant le regardait tellement, c’est parce qu’il étai beau, certes, mais aussi parce qu’il se demandait comment il allait s’y prendre pour le faire voler. A ses pieds, il y avait une bobine de ficelle enroulée autour d’un bâton de noisetier que le père était allé couper exprès. Et de la ficelle, il y en avait beaucoup, des dizaines et des dizaines de mètres, afin que le bel oiseau puisse monter très très haut dans le grand ciel bleu. Le problème, c’est que si on déroulait la ficelle au fur et à mesure, le cerf-volant ne montait pas assez vite et il tombait lamentablement. Par contre, si on déroulait une grande longueur de ficelle, c’est celle-ci qui allait s’étaler dans le sable humide que la mer venait juste de quitter. Après, elle restait là à terre, comme un grand serpent mort et il fallait un bon quart d’heure pour la rembobiner sur son morceau de noisetier. Inutile, après cela, d’essayer de l’utiliser de nouveau, tant elle était lourde de toute l’eau et de tout le sel qu’elle avait bu.

L’enfant en était donc là, son cerf-volant dans une main et son bâton de noisetier dans l’autre, avec cette fameuse ficelle diabolique enroulée comme un serpent maléfique. Il ne savait plus que faire. Il ne voyait ni la mer, ni la plage, ni le grand ciel bleu, ni les mouettes qui la-haut tournaient inlassablement, mais seulement ce beau cerf-volant qui lui avait coûté tant d’efforts et qui refusait de décoller. Oh, il ne demandait pas l’impossible, l’enfant ! Tout ce qu’il aurait voulu, c’était simplement qu’il s’envole un petit peu, rien qu’un petit peu et qu’il ne reste pas toujours là dans sa main, comme un perroquet ridicule.

Car dans le ciel, il y avait d’autres cerfs-volants, qui eux non seulement avaient décollé, mais qui en plus planaient à des hauteurs inimaginables. Ils étaient si haut, ces cerfs-volants-là, qu’il fallait lever la tête très fort et presque se faire mal au cou pour les apercevoir, là-bas, tout au bord du soleil. Et les enfants qui les guidaient n’avaient aucun mal, semblait-il. Ils se contentaient de tenir leur ficelle distraitement, sans se soucier de rien et là-haut, dans le grand ciel bleu, leur cerf-volant leur obéissait. S’ils allaient à gauche, il allait à gauche, s’ils allaient à droite, il allait à droite et s’ils restaient immobiles, à regarder la mer ou à parler avec des copains, il restait bien tranquille à les attendre.

Il faut dire qu’ils étaient déjà grands, ces enfants-là et qu’ils devaient s’y connaître en cerfs-volants ! Rien qu’à les voir, on avait compris qu’il y avait intérêt à leur obéir. Le petit, lui, avec ses sept ans, restait là à regarder son jouet qui ne voulait rien faire de ce qu’il aurait voulu qu’il fasse. Par contre, pour ce qui était de se planter la tête la première dans le sable, ça, il s’y connaissait !

C’est alors que le père intervint, grave et sérieux, devinant sans doute toute la détresse de son fils. Il se mit à lui expliquer un tas de choses sur la technique à employer et pour se montrer plus compréhensible, il joignit l’acte à la parole, tirant sur la corde, lâchant du lest, marchant, courant, bref tentant l’impossible pour que décolle enfin de damné cerf-volant qui évidemment ne voulait toujours rien entendre. Vexé et piqué au jeu, le père se mit en devoir de réussir. Vous pensez bien, quelque part il y allait de son prestige ! Alors, les minutes passèrent, puis d’autres et encore d’autres. L’enfant, à la fin, commençait à s’ennuyer lorsqu’il remarqua des coquillages qui s’étaient incrustés sur les rochers de la falaise. N’y tenant plus, il laissa là le père et son cerf-volant, préférant s’agenouiller dans le sable mouillé pour contempler de plus près ces étranges créatures. Il se mit même à les compter, effleurant du bout des doigts leurs coquilles rugueuses et coupantes. Il fut parcouru d’un frisson.

Mais un cri de joie interrompit soudain son observation. C’était le père qui avait enfin réussi l’impossible : à une hauteur vertigineuse, le cerf-volant décrivait de larges cercles concentriques, n’en finissant plus de prendre de l’altitude. Ebahi, rempli d’admiration, l’enfant avança la main pour prendre la ficelle et pouvoir enfin jouer avec son cadeau. Hélas, c’est à ce moment précis qu’une bourrasque imprévue vint tout compliquer. Le pauvre cerf-volant virevolta sur lui-même tant et si bien qu’il tira brusquement sur la corde trop fine qui cassa net.

Alors le père et le fils virent s’envoler dans le grand ciel bleu le bel oiseau de toile, aussi léger qu’un ballon et aussi rapide qu’un avion. Il était libre et il en profitait, traînant derrière lui un morceau de ficelle inutile. Déjà il survolait la mer et bientôt il ne fut plus qu’un point à l’horizon, de plus en plus petit et finalement il disparut. Découragé, retenant ses larmes, le petit s’assit par terre, au milieu du restant de corde qui, sur le sable, dessinait comme de grandes lettres incompréhensibles.

« Je t’en achèterai un autre », dit le père confus. Mais l’enfant n’entendait rien. Il fixait sur le sable ces grandes lettres qui ne voulaient rien dire, si ce n’est, peut-être, tout le malheur du monde.

"Feuilly"

16/09/2008

"Palestine" d'Hubert Haddad

Né à Tunis en 1947, Hubert Haddad à vécu son enfance a Ménilmontant. A vingt ans, il a fondé une revue de poésie le Point d'être, influencée par le surréalisme. Ecrivain (poète, romancier, nouvelliste, dramaturge et essayiste), il vit essentiellement des ateliers d'écriture qu’il anime dans les écoles mais aussi dans les hôpitaux et les prisons. D’origine à la fois juive et berbère, ce Français de l’immigration ne pouvait que se pencher un jour ou l’autre sur ses origines. Cela nous a donné ce très beau livre qu’est Palestine, où le conflit bien connu du Moyen-Orient est retracé sur un mode quasi poétique et dans une approche d’une grande humanité.

Le héros est un officier israélien qui tombe dans une embuscade. Il va perdre la mémoire et se retrouver du côté palestinien, vivant au jour le jour toutes les humiliations imposées à la population par Tsahal, qui défend, elle, les colonies juives de peuplement en Cisjordanie.

Rien que pour comprendre ce qu’est la vie quotidienne dans cette partie du monde, ce roman vaut la peine d’être lu car on découvre par l’intermédiaire du héros la difficulté de se déplacer (barrages militaires improvisés, chekpoints, etc.) ou même de survivre (maisons détruites en représailles, construction du mur, etc.). Pour ce qui est de ce côté « documentaire » et « reportage », Haddad me fait penser à Jasmina Khadra qui, dans son roman « L’Attentat », nous décrit aussi des situations particulièrement difficiles.

Mais « Palestine » est bien autre chose qu’une simple description de la réalité, c’est un livre rempli de symboles. Ainsi, c’est après avoir été jeté dans une tombe que le héros renaît à sa nouvelle vie et qu’il devient palestinien. Dès lors, il passe de son statut d’officier (à la situation relativement aisée) à celle d’un paria ne possédant rien, même plus sa mémoire. Belle métaphore pour désigner le peuple palestinien tout entier, à qui on ravit chaque jour un peu plus la terre et qui sombre dans la pauvreté et la misère. Son seul salut, c’est justement cette mémoire qu’on voudrait lui enlever et qui lui permet de se souvenir de son passé et donc de résister aux tentatives de l’occupant, lequel essaie de faire disparaître sa culture (villages rasés, maisons détruites, oliviers coupés, etc.). Le héros, lui, a perdu ses souvenirs judaïques et c’est avec un cœur neuf et sans préjugés qu’il découvre la triste vie quotidienne de ce peuple voisin du sien contre lequel il combattait encore le matin même.

Le voilà devenu Nessim, frère de Falastìn, étudiante anorexique, et fils d’Asmahane, veuve aveugle d’un responsable politique abattu dans une embuscade.

La cécité de la vielle dame est elle aussi tout un symbole. Sans doute préfère-t-elle ne plus voir les horreurs de la vie quotidienne depuis qu’on lui a tué son mari. Sa fille Falastin, jeune fille frêle et attachante, joue un peu le rôle d’une nouvelle Antigone en s’occupant de sa vieille mère. On notera que le mythe d’Œdipe est inversé puisque ici l’aveugle est une vieille femme et non plus un homme jeune. De plus elle n’a tué personne (au contraire on a tué son mari) involontairement mais c’est délibérément que les Israéliens assassinent son peuple. Loin de se laisser conduire sur les chemins, comme Œdipe guidé par l’antique Antigone, Asmahane reste cloîtrée dans sa maison et ne sort plus (symbole de l’enfermement de la Cisjordanie par le mur et Tsahal). Elle en sort tellement peu qu’elle y trouvera la mort le jour où l’armée vient raser l’immeuble car, étant aveugle, elle n’a évidemment pas pu lire l’ordre d’évacuation.

Si Asmahane est aveugle, sa fille est anorexique et refuse de se laisser vivre. Ainsi, elle n’a plus ses règles, malgré ses vingt ans, ce qui la plonge dans une stérilité qui renvoie elle aussi à celle, symbolique, de tout son peuple. D’ailleurs, d’une manière générale, de nombreux protagonistes ont un handicap. Ainsi un jeune berger devenu porteur d’eau boîte suite à une balle reçue dans la jambe. Qu’il s’agisse donc de voir, de se déplacer ou de procréer, tous ces actes qui font une vie normale semblent devenus impossibles.

A la fin du livre, Nessim est séparé de Falastin dont il est probablement amoureux (elle est la seule personne qui lui ait apporté un peu de douceur dans ce monde de fous où tout n’est que violences et brimades). Désemparé, il finit par se faire embrigader par des terroristes qui lui proposent d’aller se faire exploser à Jérusalem. Il accepte pour en finir, ne trouvant finalement aucun goût à la vie qu’il mène, laquelle n’a aucun sens. A la dernière minute, cependant, la mémoire lui revient mais c’est pour apprendre la mort de son frère (notons que le frère d’Hubert Haddad vivait à Hébron et qu’il est venu se suicider à Ménilmontant). On devine qu’il va se suicider avec la charge explosive qu’il porte sur lui, mais en ayant soin de ne faire aucune victime.

Beau portrait donc, dans ce livre, du peuple palestinien, pris entre radicalisme et résignation, entre Hamas et Fatah. La fatalité surtout domine, plus que la colère. On n’espère plus vraiment que la situation puisse évoluer, mais on reste sur place tout de même, par principe, par habitude, par respect de sa propre culture. Le lecteur vit tout cela de l’intérieur, comme s’il était l’un de ces personnages et c’est peut-être ce qui rend le livre si attachant et si humain. Le style de l’auteur est celui d’un poète. Il suffit de voir comment il décrit les levers de soleil pour comprendre que le regard qu’il porte sur cette terre est tendre. La présence de Falastin offre un contraste saisissant entre la barbarie du monde et la douceur intérieure de son être. Au fil des pages elle devient vraiment attachante et pour un peu le lecteur en deviendrait aussi amoureux que le héros a pu le devenir. C’est que malgré sa fragilité, tout repose sur les épaules de la jeune fille (s’occuper de sa mère, soigner Nessim, aider les enfants à aller à l’école en longeant les colonies juives, d’où on leur jette souvent des pierres, etc.). Alliant douceur et détermination, elle vit dans un monde de rêves (encore la poésie), un monde bien à elle qu’elle s’est créé et qui lui permet de ne pas voir l’horreur de la situation présente. On pourrait dire qu’elle s’échappe par l’imaginaire et c’est sans doute ce que Nassim aime en elle.

Un beau livre donc, que je qualifierais de reportage poétique et qui nous fait découvrir des hommes et des femmes, des soldats et des civils, des jeunes et des vieux, des aveugles et des voyants, des Arabes et des Juifs, des quasi-morts et des vivants. Un livre à lire, assurément.

Hubert Hadad, « Palestine », Zulma, mai 2007, 156 pages, 16,50 euros.

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15/09/2008

Perte de mémoire

Dans la ville, il y a des chiens qui errent, le jour
à la recherche d’on ne sait quoi.
Il y a des hommes aussi,
qui marchent, marchent et marchent encore.
Dans la ville il y a un fleuve
qui traverse en silence
et encore des routes, des voitures et des trains.
Dans la ville il y a des enfants
qui jouent sur les places publiques
et leur ballon, parfois, traverse la chaussée
comme les souvenirs traversent ma mémoire.
J’erre dans la ville
et je regarde les enfants.
Je fus l’un d’eux, autrefois, sur la place publique.

Dans la voiture, je roule au hasard
sur les routes de la grande ville.
Je roule sans rien dire
et je regarde les gens qui marchent
qui marchent et qui marchent encore.
Voici le pont au-dessus du grand fleuve.
Je le traverse, cherchant je ne sais quoi.
Dans le soir qui tombe, on ne distingue plus rien,
ni les hommes ni le pont ni les enfants.
Pourtant je fus l’un d’eux, sur la place publique,
autrefois, dans la grande ville
que le fleuve traversait en silence.
Les souvenirs s’estompent avec la nuit qui vient.
Je m’arrête. Passe un chien qui erre,
à la recherche d’on ne sait quoi.

= = = = = = = = = = = =

Il y a toujours eu des chiens dans cette ville étrange,
hirsutes, agressifs, menaçants.
Souvent ils se battaient, sur les places publiques
et nous nous sauvions sur la chaussée,
laissant là notre ballon.
Parfois, même, nous traversions le pont
et en silence contemplions le grand fleuve
jusqu’à ce que s’estompe notre peur
ou que vienne la nuit.

Mais plus tard, tu fus là,
quelque part dans la foule.
Nous nous donnions rendez-vous sur les bancs d’une place publique.
Les enfants jouaient au ballon
et les chiens se sauvaient apeurés
en nous entendant rire

Parfois, nous nous promenions le long du fleuve
et regardions le pont où là-haut passaient les voitures et les trains
jusqu’à ce que le soir tombe et qu’on ne distingue plus rien.
Alors nous revenions par la ville où dans le silence des hommes marchaient et marchaient, .
inlassablement.
Nous nous disions au revoir, sur la place publique
et je gardais longtemps en mémoire le goût de ton baiser apeuré.

Un soir, un homme t’a regardée et t’a suivie.
Tu t’es enfuie dans la nuit.
Il y avait partout des chiens, hirsutes, menaçants, agressifs,
c’est du moins ce que tu m’as dit.

Puis je ne t’ai plus revue.


= = = = = = = = = = = = = = = ==

Ce soir, je roule lentement dans les rues de la ville.
Il n’y a plus d’enfants, ni de ballon.
Plus d’hommes non plus, même pas sur les places publiques.
Il n’y a plus personne,
sauf les chiens qui errent et qui parfois se battent
et puis bien sûr le fleuve, qui coule en silence.

Il fait noir et je ne sais plus ce que je suis venu faire ici.
Les souvenirs se sont évanouis quand la nuit est venue.
Il ne reste que l’angoisse et la peur des chiens publics.
Sur le pont je me suis arrêté dans le silence.
Je regarde le fleuve qui coule en contrebas,
traversant la ville.
On dit que c’est de là que tu as dû te jeter dans le vide
fuyant on ne sait quoi.
Mais les hommes qui marchent et qui marchent racontent tant de choses!
Agressifs, menaçants, ils disent n’importe quoi, sur les places publiques.
Moi j’ai oublié et je ne me souviens plus.
Il y a longtemps de cela, dans la grande nuit.

Sur le pont, je descends de voiture.
Hirsute, le chien me regarde, menaçant.
J’ai peur.
En contrebas coule le fleuve.
C’est la seule chose que je sais encore.

"Feuilly"

14:35 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (1) | Tags : poésie

12/09/2008

12 septembre

Le 12 septembre 1940, près du village de Montignac, dans le Périgord noir, un chien se faufile dans une crevasse, au-dessus de la Vézère. Il est poursuivi par quatre adolescents, qui découvrent ainsi la grotte de Lascaux. Ils en parlent à leur instituteur, lequel alerte l’abbé Henri Breuil, un grand spécialiste de la préhistoire.

Le site est classé « Monument historique » dès 1940 et fera partie en 1978 de la liste du Patrimoine mondial établie de l'UNESCO.
On sait que le site fut rapidement en danger, suite à la présence des visiteurs (gaz carbonique). En 1963, le ministre des Affaires culturelles André Malraux décide de le fermer, ce qui entraîna la construction d’une copie (Lascaux II) ouverte en 1983.

Ce que j’ignorais, c’est que le site initial est toujours en danger et que ces dernières années de nouveaux champignons ont proliféré. Leur apparition est due à un déséquilibre au niveau de l'aération et à la multiplication des différents traitements utilisés. C’est ainsi que des moisissures (taches noires) sont venues dégrader les peintures et que l'UNESCO envisage de déclarer le site «chef-d'œuvre en péril».
Qualifiée de «Sixtine de la préhistoire», la grotte de Lascaux comporte différentes «salles» qui s'étirent sur 250 mètres de galeries et un dénivelé de 30 mètres. En tout, ce sont plus de mille figures que nos ancêtres nous ont léguées.

Reste à savoir quel but ceux-ci ont poursuivi en réalisant ces peintures. La théorie de «l'art pour l'art» semble peu probable, même si elle s’accorde bien avec notre mentalité contemporaine. S’agit-il d’un rituel lié à la chasse ? Peut-être. Le reflet de pratiques chamanistes ? Sans doute. Il suffit de relire les « Mythologiques « de Lévy-Strauss pour se rendre compte à quel point les peuples primitifs étaient fascinés par les animaux, dont ils se sentaient proches, finalement et dont ils essayaient de récupérer la force à leur profit. Le chamanisme, par des incantations, des gestes déterminés et des paroles rituelles répétées des centaines de fois, conduit l’individu (le « prêtre ») à un état second, lui permettant de rentrer en contact avec les « esprits ». L’usage de drogues est également fréquent et les images entrevues en rêve au cours de ces hallucinations pourraient bien être à l’origine des scènes reproduites sur les parois de Lascaux.

Que représentent, finalement, les animaux de la grotte ? Une sorte de pensée symbolique ? Dans ce cas la représentation animalière serait le moyen trouvé pour incarner la divinité ou en tout cas une approche du sacré qui ne laisse pas indifférent. Cela suppose chez nos ancêtres une réflexion sur leur destinée et sur la mort. Il y a 12.000 ans, l’être humain se demandait donc déjà ce qu’il pouvait bien faire sur cette terre et il tentait d’élargir sa sphère d’action (forcément fort limitée) grâce à la pensée magique, laquelle lui ouvrait un monde étrange et fantastique, un monde de rêves et de cauchemars, un monde d’après la mort ou d’avant la vie, comme on veut.

On peut voir dans une telle démarche (propre à tous les peuples primitifs à un certain moment de leur développement, rappelons-le) l’origine de toutes les religions. Certains y verront la preuve de la véracité de ces dernières, s’appuyant sur le fait que dès ses origines l’homme fut un animal religieux. D’autres au contraire diront que les religions proviennent d’un besoin inhérent à l’homme, un besoin de savoir et de se rassurer. Le fait que nos ancêtres aient développé ce comportement chamanique prouve simplement que celui-ci répondait à un besoin et donc que les religions actuelles, si elles sont plus élaborées, ne sont que l’aboutissement de ce comportement irrationnel. Chacun choisira la thèse qui lui convient.

Les représentations de Lascaux pourraient être aussi liées au mythe de la fécondité ou à d’autres mythes dont nous ne saurons jamais rien, ces populations ne disposant pas de l’écrit et ayant disparu à jamais.

Manifestement, une part de la fascination que nous éprouvons pour Lascaux provient de ce mystère qui l’entoure. Comme les temples antiques nous attirent en partie parce qu’ils sont en ruine (ce qui nous permet d’imaginer les monuments complets et de réfléchir à l’aspect éphémère des cultures qui nous ont devancés, extrapolant du même coup sur le sort de notre propre destinée), ces sites préhistoriques nous fascinent parce qu’ils soulèvent finalement plus de questions qu’ils ne donnent de réponses.

Evidemment, nous nous plaisons à imaginer que c’est dans ces grottes que l’art a pris naissance. Car par delà toutes les approches sacrées ou chamaniques, il n’en reste pas moins vrai que le fait de parvenir à représenter des animaux relève déjà d’une démarche artistique et que cela suppose la maîtrise d’une certaine technique. Bien plus, les scènes représentées prouvent que ces hommes qui nous ont devancés étaient capables d’imagination et que cette imagination répondait à une recherche d’idéal et d'harmonie.

Et puis il y a autre chose qui joue encore dans notre fascination pour ces hommes qui représentent l’enfance de l’humanité. A travers eux, nous désirons comprendre les origines de notre espèce sur le plan culturel, mais aussi finalement notre propre origine. Remonter ainsi l’histoire, n’est-ce pas remonter à sa propre enfance ? Et la grotte, ce lieu clos qui enferme tous les mystères, ne renvoie-t-elle pas à la perfection du ventre de la femme enceinte, cet utérus où chacun de nous, qu’il le veuille ou non, s’ouvrit à la conscience ? Tenter de percer les mystères de Lascaux, c’est tenter de découvrir le secret de la grotte et c’est donc essayer de comprendre le mystère de notre propre création.



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14:52 Publié dans Histoire | Lien permanent | Commentaires (10) | Tags : lascaux

Lumière

Les objets existent-ils en eux-mêmes ou bien sont-ils dépendants de la lumière qui les éclaire ? La question peut paraître ridicule et pourtant… Prenez un bâtiment de belle pierre jaune et postez-vous devant lui aux premières lueurs de l’aube. Un éclairage discret et tendre fera sortir progressivement de l’ombre ce qui l’instant d’avant n’était qu’une masse sombre. C’est un moment unique où les choses semblent naître pour la première fois, dans l’éblouissement du monde. Le temps s’est arrêté et doit durer toujours. Pendant ces minutes magiques, nous touchons à l’éternité : la vie est revenue, belle et magnifique dans sa simplicité même. Le vent s’est tu ou bien il sait se montrer discret. Les choses sont là, livrées à nos regards, essentiellement là, comme si elles ne devaient jamais plus disparaître. Le grain de la pierre est doux à notre regard, prolongeant sans le savoir les rêves de notre nuit, qu’il ne convient pas de quitter trop vite. D’ailleurs les hommes dorment encore et vous êtes seul en ce lieu, jouissant du spectacle, conscient qu’il n’existe que pour vous. Le monde vous appartient dans le grand silence qui englobe tout. Vous profitez de l’instant, le sachant par expérience éphémère et fragile.

Puis quelque part un oiseau a crié. Ce fut un cri bref, mais c’est le signal du départ. Bientôt un congénère lui répond, puis un autre. Plus loin, une grive se risque à un premier chant. Devant vous le bâtiment est plus présent que jamais et les moindres détails en sont maintenant visibles. Un chat traverse la pelouse, à quelques pas de vous, indifférent à votre présence, mais vous surveillant pourtant du coin de l’œil. De quelle chasse mystérieuse revient-il ? Lui seul le sait, mais il ne vous le dira pas. Le port altier, la démarche fière, il passe superbement, dédaignant votre présence.

Dans la rue voisine, une première voiture vient de démarrer, rompant tout le charme. Vous reviendrez plus tard, après l’heure de pointe, si peu propice à votre observation. C’est le bon moment pour le petit déjeuner et il vous suffit de descendre la rue, guidé par l’odeur délicieuse des croissants à peine sortis du four ou des baguettes encore en train de cuire. A la recherche du temps perdu, vous replongez dans votre enfance, quand vous regardiez le grand pétrin brasser la pâte et que les grillons, profitant de la chaleur du fournil, crissaient de contentement.

A dix heures précises, vous revoici devant le bâtiment. Bien éclairé, il en impose par sa masse, rendue encore plus impressionnante par les dizaines de passants qui longent sa façade, petites fourmis occupées à vaquer à leurs occupations. Ne soyez pas distrait par leur présence, vous n’êtes pas là pour eux, mais pour observer les variations de la lumière sur la belle pierre jaune de l’édifice. Installez-vous sur un banc, au milieu de la pelouse, aussi loin que possible de la chaussée et de sa circulation. Pour mieux apprécier l’évolution de la lumière, il vaut mieux ne pas regarder tout le temps. Prenez donc un livre et absorbez-vous dans votre lecture.

Quand le soleil sera au zénith, vous constaterez que les ombres auront disparu. Le bâtiment, maintenant, existe moins par sa masse que par ses couleurs, si vives et si tranchantes dans la grande chaleur de l’été. En principe le trottoir devrait être désert à cette heure, les employés étant partis déjeuner dans les petits restaurants du quartier. Fermez votre livre en ayant soin de remettre le signet à la dernière page lue et rapprochez-vous. En regardant à raz de la façade, vous verrez un brouillard de chaleur s’échapper des pierres brûlantes, déformant les blocs pourtant carrés et faisant gondoler tout l’édifice. Le soleil est partout et notre bâtiment ne se singularise plus vraiment de ses voisins. La même lumière étincelante uniformise la scène et c’est la ville entière qui semble brûler sous un soleil assassin.

Attendez que les employés soient revenus à leur travail pour aller vous sustenter. Vous trouverez les restaurants presque déserts. J’en connais un la-bas qui possède un petit jardin ombragé. Vous serez bien tranquille pour poursuivre votre lecture en savourant un rosé bien frais. A cette heure, le personnel est occupé à tout remettre en place et vous pouvez être assuré qu’il ne viendra pas vous déranger.

Ensuite, faites un petit tour en ville sans trop vous attarder et revenez à dix-sept heures à votre poste d’observation. Maintenant, des ombres obscurcissent une grande partie de la façade, révélant le grain de la pierre par contraste. Ces blocs que vous croyiez jaunes sont maintenant presque orange, là où le soleil éclaire encore. De plus, loin d’être lisses, ils laissent apparaître des défauts jusque là insoupçonnés. En sont-ils moins beaux ? Non, car ces aveux de faiblesse nous les rendent sympathiques et nous pensons à ces artisans qui les ont taillés voilà plus de cent cinquante ans, sans machines aucunes, avec seulement un marteau dans une main et un burin dans l’autre. Quelle vie fut la leur ? C’est un grand mystère. Tout ce que l’on peut dire d’eux avec certitude, c’est qu’ils sont morts. Leur existence a-t-elle eu un sens à leurs yeux ? Nul ne pourrait le dire, même pas le bâtiment derrière vous, que l’ombre a maintenant gagné et qui semble lui aussi vouloir disparaître. Oui, de ces hommes qui ont vécu ici, il ne reste finalement que ces pierres taillées. C’est déjà cela, on ne pourra même pas en dire autant de nous…

Tâchez, pour vous occuper, de rendre visite à un ami, histoire de vous changer un peu les idées. Si c’est une amie, c’est encore mieux, car il est des moments propices, à la tombée du soir, pour faire des confidences ou pour en écouter. Il faut savoir écouter, de temps à autre, surtout si c’est une amie qui vous est chère et qu’elle s’inquiète dans sa solitude.

Avec elle, vous repasserez mine de rien devant le grand bâtiment, complètement dans l’ombre maintenant, tandis que, derrière, l’horizon invisible scintille de mille feux, renforçant encore l’impression de masse que donne l’immeuble. Ne vous attardez pas trop, car peut-être que votre compagne n’est pas sensible à la chute du jour et qu’elle préfère trouver un café calme pour continuer à vous dévoiler qui elle est vraiment. Ne la contrariez par, car elle a besoin de parler et ses confidences sont plus importantes que le crépuscule qui rougeoie au-dessus de l’immeuble.

Pourtant, quand vous reviendrez tout à l’heure, après avoir dîné, vous repasserez une dernière fois devant le grand immeuble. Prenez du recul et entraînez votre compagne jusqu’au petit banc au milieu de la pelouse. S’il fait trop sombre, n’hésitez pas à lui donner la main, elle appréciera votre sollicitude et vous, vous serez subitement heureux sans savoir pourquoi.

Une fois assis sur le banc, vous constaterez (et vous le lui ferez remarquer tout de même) qu’on ne distingue plus que la masse de l’immeuble, lequel pourrait aussi bien être devenu une cathédrale ou un temple aztèque. En effet, le nuit venue, tous les détails se sont estompés comme s’ils n’avaient jamais existés. Il vous appartient donc d’imaginer ce que vous voulez pour justifier la présence de cette pyramide de pierres qu’on ne fait que deviner et qui n’affirme vraiment sa présence que par la chaleur qui se dégage de ses pierres, chaleur que vous sentez se répandre jusqu’à vous. Pour distraire votre compagne et pour la rendre heureuse un bref instant, vous lui parlerez du château des mille et une nuits et de cette princesse qui racontait des histoires jusqu’à l’aube pour ne pas mourir. Ou alors, vous décrirez les cités que vous avez vues en Espagne, quand les nuages d’orage bouchaient l’horizon de noirceurs inquiétantes tandis que le soleil donnait en plein sur les remparts de Tolède. Elle vous écoutera parler des contrastes entre la nuit et la lumière et si elle a une âme d’artiste, elle vous approuvera. A ce moment, si le cœur vous en dit, vous pourrez l’embrasser, lentement d’abord, puis plus fougueusement ensuite. Si par hasard le chat du matin repasse, avec son air hiératique, il y a de fortes chances pour que vous ne remarquiez même pas sa présence.

"Feuilly"

00:49 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (8)

05/09/2008

Mise au point

J’ai donc bien réfléchi et même longuement.

Ce blogue, qui m’a apporté beaucoup, ne me satisfait plus en l’état où il se trouve. Il y a à cela plusieurs raisons.

- Tout d’abord, il me semble avoir fait le tour des sujets que je voulais aborder. Bien entendu, je pourrais, pendant des années, continuer à parler de l’actualité ou du monde de l’édition, mais en fait je ne ferais plus que me répéter. Les malheurs de l’univers sont éternels et je n’en finirai plus de regretter l’absence d’un état palestinien ou de pourfendre le néolibéralisme mondial qui vise à nous asservir aux lois du marché. De toute façon cela ne servira à rien, puisque rien ne changera. Quat aux lecteurs qui viennent ici, s’ils viennent, c’est qu’ils sont plus ou moins d’accord avec mon point de vue (ou alors ils ne viennent plus) et donc je ne leur apprends rien ni ne leur apporte rien.

- A côté de cela, ce blogue est un peu victime de son succès (succès tout relatif comparé à d’autres). Récemment, le nombre de commentaires a singulièrement grimpé et de manière exponentielle. C’est très agréable de vous lire tous, mais tout cela appelle des réponses (sinon il n’y a pas de dialogue, or c’est un peu la raison même des blogues, non ?). Il se fait que je n’ai matériellement pas le temps de gérer ces commentaires, travaillant à temps plein. Tant qu’il n’y en avait que deux ou trois, cela allait, mais maintenant la longueur des commentaires et leurs réponses dépasse celle de mes notes. Or mon but était d’écrire et non de parler. Non que ces débats ne soient pas intéressants, bien au contraire, mais j’ai peur de me retrouver enfermé dans un système où, pour une note de trois lignes on va commencer à discutailler pendant trois jours. Je le répète, c’est intéressant en soi, mais personnellement je n’ai pas le temps pour gérer cela. De plus, ce qui me plaisait ici, c’était d’écrire (et écrire oblige à réfléchir et à structurer ses idées, donc cela permet de les rendre plus claires à commencer pour celui qui écrit). Etant solitaire par nature, je n’ai pas la passion des débats. Il se trouve que le temps consacré aux débats, s’il vous oblige aussi à réfléchir et à frotter votre pensée à celle des autres, est aussi du temps perdu pour votre prochaine note. Pour le dire encore autrement, je préfère méditer dans le silence et proposer de temps à autre la synthèse de mes réflexions plutôt que de me transformer en animateur sur une place publique. Tout ceci n’est évidemment pas un reproche aux différents intervenants (encore qu’il s’est trouvé ces derniers temps une certaine commentatrice particulièrement prolixe, suivez mon regard…) et ce que nous avons partagé était intéressant, mais je souhaiterais me recentrer davantage, ce qui nous amène au point suivant.
- En fait, je souhaiterais me concentrer sur les aspects strictement littéraires. En effet, je me rends compte que depuis que je tiens ce blogue je n’écris absolument plus rien pour moi. J’entends par-là des réflexions personnelles ou des textes de fiction. Mon point de vue est sans doute égoïste, mais comme disait l’autre, c’est le mien. Vous me direz que cela ne sert à rien d’écrire si on n’est pas publié et c’est vrai. Mais je répondrai d’une part que cela me fait plaisir ( ce qui est déjà un motif suffisant en soi) et d’autre part que venir m’énerver ici sur la situation internationale ou les pitreries de Sarkozy n’apporte rien à personne non plus.

-Internet est une activité essentiellement « chronophage ». Car il n’y a pas que son propre blogue à tenir, il y a aussi tous les sites amis que l’on va visiter. Certes, c’est intéressant, mais une nouvelle fois c’est au détriment d’autres activités, ne serait-ce que la lecture, car en effet là aussi on se met à écrire des commentaires puis des commentaires sur les commentaires. Bref, la journée et la soirée sont passées quand on a à peu près fini et il ne reste plus beaucoup de temps si on veut se pencher sur Sophocle ou sur Hubert Haddad. Donc, là aussi je vais essayer de réduire mes activités, non pas que je ne vous lirai plus, mais je vais essayer de limiter mes commentaires (cela va être dur tout de même).

-Ce blogue « Marche romane » ne fermera pas et restera sous sa forme actuelle (avec ses archives toujours consultables). Je continuerai à venir déposer des textes de temps à autre, mais cela sera plus rare, au gré de mon humeur et certainement pas une fois pas jour. Je m’efforcerai de ne parler que de littérature (ce qui exclut déjà tous les ressentiments à l’égard du monde de l’édition ou les réflexions sur les romans commerciaux de la rentrée). Quand je dis littérature, ce pourrait être l’approche d’un écrivain ou le commentaire d’un de ses textes, voire quelques textes de mon cru, pourquoi pas. Je voudrais trouver dans tout ceci une sorte d’apaisement. Ce site devrait être un lieu de calme où on vient se promener une fois de temps en temps, un peu comme on fait une promenade en forêt ou quand on visite une vieille église romane. Or, je pressens que cela n’aurait plus été possible à court terme si j’avais laissé les choses aller plus avant. Cela allait déraper et ce blogue n’aurait plus vraiment été le mien.

- Voilà. Forcément le nombre de lecteurs va diminuer en flèche, mais je ne suis pas un fanatique des statistiques. Vient qui veut. Tout cela n’est pas lié à vous, chers lecteurs, mais à ma nature personnelle, plutôt ombrageuse et solitaire. On ne se refait pas.



10:53 Publié dans Blogue | Lien permanent | Commentaires (19) | Tags : blogue

03/09/2008

Que doit-on dire ou ne pas dire dans un blogue?

Quel est le sens de tout ce que l’on dit sur nos blogues ? Nous parlons, nous nous exprimons, (cela fait du bien, il n’y a pas à dire), parfois nous râlons (cela fait encore plus de bien,) nous avons des lecteurs (et même de plus en plus), nous pouvons d’ailleurs échanger des idées avec eux (ce qu’un écrivain n’a pas toujours l’occasion de faire, finalement). Et puis après ? Tout cela forme une masse de mots importante, qui vogue au gré d’Internet et dont on suit mal les aboutissements.

Qu’écrit-on sur ces blogues ? Certains y parlent de leur vie privée ou de leurs soucis (ils courent vite le risque d’être lynchés par quelques âmes malveillantes), d’autres, comme moi, y parlent plus de sujets qui leur tiennent à cœur (en quoi ils se dévoilent à peu près autant puisqu’en disant ce qu’ils aiment, ils disent ce qu’ils sont et donc qui ils sont). Cependant, l’absence de référence à leur vie quotidienne, voire à leur état civil, peut entraîner à son tour des confusions car chaque lecteur voit ce qu’il a envie de voir dans ce qu’il lit. Ecrire participe donc à notre insu à un brouillage de pistes qu’on n’avait pas voulu. Ecrire serait donc mentir ? Ecrire dans la discrétion serait finalement mentir par omission ?

Et puis écrire sur des sujets extérieurs à notre personne, c’est bien (l’édition, l’actualité, les livres lus, etc.) mais n’est-ce pas là, finalement, une activité qui relève du bavardage ? Une sorte de café du commerce un peu plus relevé parce que les thèmes choisis sont réputés culturels ? Et si on parle de soi, de ses doutes existentiels, qui pourra comprendre ? Chacun a sa propre expérience et le dialogue qui s’instaurera alors pourra bien ressembler à un dialogue de sourds. Pourquoi dès lors en parler ? N’y a-t-il pas là quelque chose d’incommunicable, un je ne sais quoi d’inaccessible qui fera que nous resterons tous des étrangers les uns pour les autres ? Ne vaudrait-il pas mieux se taire, replonger dans ses livres et y chercher des réponses à nos questionnements ? Tenter un dialogue entre un auteur inconnu (peut-être même décédé il y a des siècles) et nos propres positions ? Continuer seul notre cheminement en sachant que de toute façon notre solitude est la seule certitude que nous ayons, que cette solitude nous accompagnera notre vie durant et qu’à l’ultime moment elle manifestera toute sa puissance ?

Pourquoi parler (je n’ai pas dit pourquoi écrire, car on peut écrire pour soi, de manière cathartique), pourquoi vouloir échanger si tout est incommunicable ? Pour échanger vraiment, il faudrait exposer son être profond. Ne le faire qu’à moitié a-t-il un sens ? Non. Le faire entièrement non plus (pourquoi se livrer ainsi à la curiosité du public ?). Ne pas le faire, c’est se replier sur soi. Alors ? Que peut-on dire dans un blogue ? Ou est la limite entre le public et le privé ? Pourquoi voulait-on être lu ? Pour exister, manifestement. Mais existe-t-on plus si on est lu ? Sans doute. Disons qu’on a alors fait porter une partie du fardeau sur les autres. On a l’impression d’être compris, on se sent moins seul pendant un instant. Et après ?

Finalement, on en dit toujours trop ou jamais assez. Pourquoi demeurer dans cet entre-deux ? N’est-ce point là un signe de médiocrité ? Pourquoi s’exprimer, alors, si on ne parvient pas à aller jusqu’au bout ? Il aurait fallu dire plus que de vagues impressions, lesquelles ne servent qu’à dessiner les contours de notre pensée, à appâter le public, sans jamais donner de solution. La solution, ce serait de pouvoir dire qui on est (sur un plan existentiel, j’entends), mais il semble bien que cela soit impossible, nous ne pouvons pas aller aussi loin (soit par pudeur, soit parce que les mots nous manquent, soit parce qu’on ne sait pas toujours qui vient lire et qu’on n’a pas envie de se dévoiler devant des inconnus). Alors pourquoi écrire sur un blogue ? Le silence ne serait-il pas préférable ? Plus digne, en quelque sorte…


01:11 Publié dans Blogue | Lien permanent | Commentaires (21) | Tags : blogue