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30/10/2008

Jean-Louis Kuffer, "Ceux qui songent avant l'aube"

Je relaie ici la publication chez Publie.net (édition numérique dont nous avons déjà parlé) de « Ceux qui songent avant l’aube » de Jean-Louis Kuffer (en lien ici à droite). Cela fait déjà un bon moment que JLK, comme on dit, nous gratifie sur son blogue de ces petits exercices de style. Chaque phrase, qui commence par « ceux qui », en appelle une autre et ainsi de suite.

Ce qui est amusant, c’est que tous les lecteurs de son blogue ont pu à leur guise glisser quelques phrases de leur choix dans les commentaires pour prolonger son exercice. Moi-même je m’y étais exercé ici. Et voici que ce qui n’était initialement qu’un jeu (en fait au départ c’est une technique qui est utilisée dans les ateliers d’écriture) devient un livre. Numérique, certes, mais livre tout de même, ce qui suppose éditeur et diffusion.

Du coup, on touche ici, à mon avis, à une des spécificités de ce type d’édition moderne : une interaction permanente entre les lecteurs et l’auteur. Celui-ci écrit d’abord pour les lecteurs de son blogue, cela prend de l’ampleur, puis devient un livre numérique, lequel sera essentiellement acheté par des blogueurs (en tout cas par des gens fréquentant assidûment Internet). L’auteur peut ensuite poursuivre à loisir la rédaction de son livre sur son propre blogue et ses lecteurs peuvent continuer à l’imiter dans leurs commentaires. Parallèlement, le livre numérique s’enrichira au fur et à mesure des nouveaux textes de l’auteur. On vit donc un peu le travail de création en quasi-direct et chacun (même si c’est une illusion) a un peu l’impression d’y participer.



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Michel Ragon, "Un si bel espoir"

Michel Ragon place l’action de ce roman dans le Paris du Second Empire, celui des grands travaux d’Haussmann, celui de l’argent et des fortunes vite faites. Je ne suis pas un fanatique des romans historiques, mais il se fait que j’aime bien la petite musique qui émane toujours de l’écriture de Ragon. Ici, il met en scène un architecte issu du peuple, rempli d’idées avant-gardistes et plein d’idéal. Tout de suite, le problème est posé, celui de l’appartenance sociale. Sortant des milieux défavorisés, c’est par son seul talent qu’il parvient à obtenir son diplôme, mais il demeure rejeté par les autres étudiants, tous bourgeois, qui ne voient pas en lui un des leurs. Dans la vie active, il en sera de même. Tous les beaux projets architecturaux qu’il avance seront refusés à tous les concours, mais réalisés aussitôt par les concurrents qui pillent ses travaux sans vergogne. Notre architecte restera pauvre et méprisé dans une société où l’argent et les relations familiales comptent davantage que le vrai talent (rien n’a changé, donc). Sa compagne et son seul ami le quitteront pour jouer le jeu, se faire appuyer politiquement et devenir scandaleusement riches.

Derrière ce faste de la haute société, se trouve le peuple, que l’on veut cacher. Haussmann rase les vieux quartiers populeux et insalubres, repousse les miséreux dans des banlieues plus éloignées et trace ses grands boulevards (ceux que nous connaissons aujourd’hui : Sébastopol, St Michel, etc.) en ligne droite, pour permettre aux charges de cavalerie d’être plus efficaces en cas d’émeutes.

Ces émeutes, qu’on sentait depuis trop longtemps contenues, elles éclatent avec la fin de l’Empire et c’est l’épisode de la Commune. On devine bien que Ragon est proche de cette colère, mais il trace des événements un tableau objectif (montrant l’illusion d’une telle démarche, le manque de préparation, l’incohérence du commandement) sans occulter non plus les tirs des Versaillais, ces soldats français que les Prussiens (qui assiégeaient Paris) ont laissés passer pour aller rétablir l’ordre dans un bain de sang.

La répression qui suivra la chute de la Commune sera terrible et notre héros, l’architecte, finira ses jours déporté en Nouvelle Calédonie.

Au-delà de l’histoire racontée, c’est donc la tendresse de Michel Ragon pour les gens simples et miséreux que l’on retrouve (tiens, n’est-il pas lui aussi issu d’un milieu modeste et n’est-il pas devenu docteur d’Etat ès lettres alors qu’il travaillait manuellement à quatorze ans ? Sans oublier qu’il fut un grand critique des mouvements architecturaux modernes). Tendresse par ailleurs doublée de révolte quand il croise le chemin des riches ou des parvenus qui méprisent et qui affament ces gens simples.

Notons aussi que Michel Ragon fut proche des milieux libertaires et anarchistes. Mais nous en reparlerons une autre fois, car ce point est trop important pour nous contenter de seulement le citer.

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27/10/2008

Le regard poétique

Dans un ancien article (il y a tout juste un an), je me demandais si le fait de lire et d’écrire devait être considéré comme « une échappatoire, une percée décisive contre la bêtise ambiante » ou au contraire comme une « fuite en avant, un refuge, voire une régression ? » et j’ajoutais : « Un être normalement constitué a-t-il besoin de ce jeu qui consiste à vivre ou à créer des mondes imaginaires ? Un homme (une femme) adulte, en pleine maturité, est supposé(e) agir sur le monde qui l’entoure et non pas se complaire dans la fiction ou la poésie. »

Je n’ai toujours pas trouvé la réponse, encore qu’il me semble de plus en plus évident qu’écrire nous offre la possibilité d’accéder à autre chose, à un « je ne sais quoi » qui permet de rompre avec la banalité quotidienne. En ce sens, en mettant le doigt sur ce qui est vraiment important (du moins pour nous), la lecture comme l’écriture transcendent donc nos vies. Elles appartiennent donc bien de plein droit à notre existence et valent bien d’autres activités plus « concrètes », plus centrées sur les affaires du monde.

Mais si je reviens à ce vieil article et à la question qu’il posait, c’est que je viens de trouver chez Jaccottet un questionnement similaire :

On aura vu, dit-il, inopinément, à la dérobée, autre chose.
« On a commencé à le voir, adolescent ; si, après tant d’années (…), on le voit encore, est-ce pour n’avoir pas assez mûri, ou au contraire parce qu’on aurait tout de suite vu juste, de sorte qu’il faudrait inlassablement, jusqu’au bout, y revenir ?
Du moins quiconque écrit ou lit encore ce qu’on appelle de la poésie nourrit-il des intuitions analogues; tellement intempestives qu’il se prend quelquefois pour un dérisoire survivant. »
Philippe Jaccottet, Après beaucoup d’années, Poésie Gallimard, pages 189-190

Ainsi donc ce poète considère que c’était son premier regard d’adolescent qui était le bon, lorsqu’il a appréhendé le monde autrement et qu’il a tenté de synthétiser son expérience dans des poèmes. On sent aussi chez lui, lorsqu’il vieillit, comme une fatigue un peu lasse et il avoue parfois ne plus parvenir à s’extasier comme par le passé. Quand il parle comme cela, ce n’est pas, cependant, pour remettre en cause l’essence de son activité de poète mais bien pour regretter de n’avoir plus la force de pénétrer dans le secret des choses ni celle de relater le côté indicible du monde. Il approuve donc toujours dans l’absolu la démarche poétique mais avoue ne plus pouvoir se maintenir en permanence dans cet univers. Enfin, c’est lui qui le dit, car les poèmes qu’il continue à nous donner sont toujours remplis de ce mystère indicible qu’il semble être un des seuls à percevoir.




20:32 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : littérature

22/10/2008

Automne (3)

IMG_1114.JPG Feuilly 19.10.08


Texte fictif et de pure imagination, est-il besoin de le rappeler?


Mon amour,

Je t’écris cette lettre qui ne partira pas et qui restera dans mon tiroir. Je la conserverai précieusement sous clef et la relirai de temps en temps, en souvenir de nous et des agréables moments que nous avons passés ensemble. Il vaut mieux que tu ne la lises pas, car la nostalgie qui s’en dégage prouve que je t’aime encore, ce qui me met dans une position délicate. Il n’est jamais facile de dire à quelqu’un qu’on l’aime encore, tu en conviendras. De toute façon, je voudrais même te l’envoyer, cette lettre, que je ne pourrais pas, car j’ignore quelle est ta nouvelle adresse.

Voilà, je voulais juste te dire que je suis repassé par hasard par la petite place où nous avions l’habitude de discuter très longuement. Tu me diras qu’il n’y a jamais de hasard et c’est vrai, évidemment. Il se pourrait bien, en effet, que mes pas aient été guidés comme malgré eux vers cet endroit, où tant de paroles furent échangées, tant de promesses aussi, même si bien peu furent tenues. Les mots que nous avons prononcés sont pourtant encore gravés dans ma mémoire comme s’ils avaient été dits hier. En fait, c’était aux premiers beaux jours du mois de mai que nous avions commencé à nous rencontrer. Souviens-toi, nous étions encore des inconnus l’un pour l’autre à ce moment-là. Depuis lors, nous le sommes malheureusement redevenus.

Le vieux banc est toujours à sa place, sous le grand hêtre qui te plaisait tant, mais les oiseaux ne chantent plus et les bourgeons ont laissé la place aux feuilles jaunissantes. Les arbres sont dans toute leur splendeur et si tu passes non loin de là, tu devrais faire un détour, cela en vaut la peine. Quand le soleil donne sur le feuillage, on se croirait dans une grotte tapissée d’or et les rayons obliques qui pénètrent maintenant jusqu’au sol jouent sur les feuilles éparpillées à terre. C’est de toute beauté.


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C’est de toute beauté, mais c’est triste aussi car tu n’es plus là. Et je me dis que ces feuilles qui t’ont connue, toi et ton sourire troublant, vont disparaître à leur tour comme tu as disparu. Quelque part, elles constituaient pour moi comme des témoins discrets de nos rencontres. Tu te rends compte qu’elles ont assisté à toutes nos conversations et qu’elles connaissaient par cœur la couleur de tes yeux et la douce rêverie de ton regard ! Et les voilà anéanties, desséchées, emportées par le vent et foulées au pied. Encore quelques jours, au mieux quelques semaines, et elles auront disparu. Que restera-t-il, alors, de notre amour ? Il aura vécu et ne connaîtra aucun printemps.

J’ignore où tu es partie, mon coeur et j’ignore même pourquoi tu es partie. Pourtant, quand on se retrouvait sur ce banc, il me semblait que tout était possible et que l’avenir était devant nous. Plus tard, dans ta chambre, c’était même devenu d’une évidence étonnante, tant la complicité de nos corps semblait ne jamais devoir cesser. Et ce voyage, t’en souvient-il ? Quand les jardins du Calife ne fleurissaient que pour nous… J’avais subrepticement cueilli une rose du parterre odorant et te l’avais offerte, comme on offre un parfum défendu. Puis le soir était descendu sur l’Alhambra, lentement. Nous nous étions si bien cachés que nous nous sommes retrouvés enfermés dans l’enceinte sacrée et toute la nuit nous avons parcouru le palais des Mille et une Nuits. A la fin, tu t’es arrêtée, épuisée. Tu t’es assise sur le rebord d’une fontaine et comme Shéhérazade, tu as commencé à raconter une histoire étrange, l’histoire de ta vie. L’aube se levait sur l’Albaicin, en contrebas, que tu parlais encore. Tu m’as souri, délivrée d’un lourd fardeau et tu t’es enfouie vers les portes qu’on venait d’ouvrir. Quand on s’est retrouvés, très tard dans la journée, on s’est juré un amour éternel. Tu te souviens ?

Et bien cet amour éternel, je le contemple ici. Assis sur ce banc froid, je regarde les feuilles joncher le gazon. Le vent les emporte ou les assemble en tas, au gré de son caprice. Il me semble être ces feuilles, privées de volonté, soumises au hasard et occupées à mourir.
Je t’aime mon amour.


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13:22 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (37) | Tags : poésie

21/10/2008

Automne (2)

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Feuilly 19.10.08


J’avais aimé ce jour où les bourgeons recouvrirent les branches de l’hiver. J’avais beaucoup aimé.

J’avais aimé aussi les giboulées d’avril, les orages de mai et même les brouillards nocturnes quand s’avança la lune rousse .

En plein juillet j’ai adoré le chant des cigales dans les forêts de chênes-lièges, les nuits torrides du Sud et le vert des châtaigniers.

Quand vint septembre, j’ai aimé le bruit de la pluie sur les vieux toits et les bourrasques de l’équinoxe. Puis les oiseaux migrateurs prirent leur envol et je les ai regardés former de grands « V » dans les ciels nuageux et entamer leur improbable voyage en lançant de grands cris.

J’ai adoré tout cela. Aujourd’hui, je te regarde, feuille jaune qui tombe en spirale. Qu’emportes-tu dans ta chute ? Quelle mémoire avec toi va mourir ? Tu fus belle pourtant dans ta jeunesse. Te voilà plus belle encore, parée de mille feux et pourtant tu vas disparaître et tu le sais. Pendant quelques jours encore, emportée sur le sol au gré du vent, tu tourbillonneras une dernière fois, jaune et féerique, avant que de mourir définitivement. Sous la pluie glacée, tu te décomposeras lentement, nous rappelant pendant des semaines que rien n’a de sens si ce n’est cette boue fangeuse et triste dans laquelle tu auras disparu. Comment dès lors, encore aimer l’automne ?


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00:11 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : poésie, automne

20/10/2008

Automne

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Feuilly, 19.10.08



L’automne est une saison de contrastes, aussi bien dans l’alternance des verts et des jaunes que dans la manière dont nous regardons cette saison, tantôt éblouis et admiratifs, tantôt nostalgiques et un peu tristes.

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Certains retardataires refusent l’inéluctable et affichent une dernière fois des couleurs qui se veulent optimistes mais nous savons tous que c’est un combat d’arrière-garde:

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Car le bel automne est là et bien là:

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Tel qu'en lui-même...

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Splendeur, affirmation de soi, éblouissement, dans la belle lumière d'octobre.


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Mais demain, que se passera-t-il demain?

01:07 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (10)

16/10/2008

Le chercheur d'étoiles

J’étais parti à la recherche d’une étoile qui n'aurait pas été morte.
On dit qu’il en existe encore quelques-unes, là bas, bien loin, quelque part entre la constellation du Centaure et celle d’Orion.
J’étais donc parti et je cherchais.
Ce fut un beau voyage, un bien beau voyage.

J’ai traversé des contrées étranges, des plaines immenses, des forêts enchantées et j’ai même vu des montagnes qui montaient jusqu’aux cieux. J’ai connu les pluies de l’hiver, quelque part dans un port de l’Atlantique et des climats torrides, plus au Sud, sur la terre calcinée de la vieille Castille. Là-bas, il y avait des châteaux fantastiques, dressés sur des pitons rocheux, des champs de blé vastes comme la mer et la poussière des siècles, emportée par le vent, dans la chaleur de midi.

J’ai dormi à Venise, la belle cité qui dans l’eau se mire et cherche en vain dans un miroir le reflet de ce qu’elle fut. J’ai traversé Vérone, mais il était trop tard, Juliette déjà reposait dans son tombeau de marbre. J’ai vu Florence, ses dômes et ses musées et même San Gimignano, la ville aux mille tours, perdue dans son Moyen-Age.

Je cherchais toujours et je ne trouvais point.

Parfois je demandais aux personnes rencontrées si par hasard elles n’avaient pas croisé la route d’une étoile qui ne serait point morte, une étoile avec deux grands yeux songeurs et une belle chevelure de feu, comme ces longues traînées qu’on voit parfois la nuit au milieu du mois d’août.
Mais, personne n’avait rien vu, ni fille ni étoile et encore moins des traînées de feu. La nuit est noire répondaient-ils et les étoiles sont mortes depuis longtemps. Néanmoins je continuais à chercher.

Cela a pris du temps. Tellement de temps qu’entre-temps j’ai vieilli et qu’un beau jour je me suis retrouvé à mon point de départ. La vie déjà était finie et je n’avais pas trouvé l’étoile. Peut-être était-elle morte pendant que je la cherchais. Peut-être n’avait-elle jamais existé, si ce n’est dans mon imagination. Pourtant, il me semblait… Parfois je lève encore les yeux vers le ciel, entre le Centaure et Orion et je crois l’apercevoir. Mais à fixer ainsi la nuit trop longtemps mes yeux picotent et ma vue se brouille. L’âge sans doute. Probablement.
Tout me semble flou alors et je ne distingue plus rien.

Cela ne fait rien, ce fut quand même un bien beau voyage.
Restent les souvenirs.
Et le désir.

"Feuilly"

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18:16 Publié dans Poésie | Lien permanent | Commentaires (17) | Tags : poésie

15/10/2008

Quand les Normands encerclaient Paris

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C’est le 14 octobre 1066 que le duc de Normandie Guillaume le Bâtard remporte la victoire d’ Hastings. C’est par cette bataille que la langue française va se répandre en Angleterre et va donc influencer la langue anglaise, comme on l’a déjà dit ici.

Il est intéressant de souligner que Guillaume, de par ses ancêtres, n’était pas français à proprement parler puisqu’il descendait en fait de Rollon, un chef viking qui s'était établi 150 ans plus tôt à l'embouchure de la Seine. Belle ironie de l’Histoire, donc, qui a fait que ce soit à un «étranger » qu’incomba la tâche d’aller diffuser notre langue outre-manche. Voilà une leçon que certains feraient bien de retenir.

L’origine de cet ancêtre, Rollon, n’est pas très claire. Certains le disent danois, d’autres norvégien. Ce qui semble plus sûr, c’est qu’il s’est attaqué aux côtes de la Mer du Nord et de la Manche. Il aurait ainsi ravagé la Frise ainsi que l’embouchure du Rhin et de l’Escaut. On situe son arrivée dans la « Francia » vers 876. Il s’installe à l’embouchure de la Seine qu’il remonte en organisant des pillages. Ainsi, il aurait participé au fameux siège de Paris de 885-886.

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Statue de Rollon à Falaise









Cela faisait cinquante ans que la région comprise entre Paris et la mer connaissait ces attaques des hommes venus du Nord. Les faubourgs de Paris avaient d’ailleurs déjà été attaqués plusieurs fois, mais jamais l’île fortifiée de la cité. Cette fois-ci, cependant, les Vikings demandent l’autorisation de remonter la Seine plus en amont. Si cette faveur leur est accordée, la ville ne subira aucun dommage. Gauzlin, l’évêque de Paris, refuse et c’est le début des affrontements. Les remparts tiennent bon et les assaillants subissent de lourdes pertes. Pour se venger, ils pillent la région et décident de faire le siège de la capitale du royaume franc, lequel durera un an. A la fin, ayant reçu une importante somme d’argent de la part de l’évêque, Les vikings s’en vont conquérir la région de Bayeux.

La faiblesse des rois carolingiens à s’opposer efficacement aux Vikings leur sera fatale. En effet, le roi Charles III le Gros, qui revient de Germanie avec son armée (un peu tard), préfère à son tour payer une grosse somme d’argent plutôt que d’affronter militairement les envahisseurs. Il aurait même consenti à ce qu’ils remontent la Seine, contribuant ainsi à la mise à sac de la Bourgogne. Conséquence : il sera destitué peu après et les seigneurs français élisent comme roi le comte Eudes (le fils de Robert le Fort), qui lui s’était fait remarquer par ses prouesses pendant le siège de Paris.

Mais revenons à Rollon, qui semble donc bien avoir participé à ce fameux siège. Ce qui est sûr, c’est qu’il a conquis Bayeux et qu’il a pillé la Bourgogne. On sait qu’il a épousé (de force, ce qui nous fait réfléchir sur la triste destinée des femmes en temps de guerre) une certaine Poppa, fille du comte Béranger de Bayeux, que Rollon tua de ses propres mains. Il s’installe et commence à développer des alliances avec les autorités franques en place. On peut donc estimer que vers 910, il n’est plus le simple chef d’une bande de pillards, mais un seigneur établi sur ses terres.

Cela ne l’empêche pas de continuer de guerroyer, mais vers 910 il échoue à prendre Chartres. C’est à ce moment que Charles le Simple (roi carolingien de la Francie occidentale) négocie avec lui le traité de Saint-Clair-sur-Epte (911), qui permet à Rollon de s’installer définitivement dans une partie de la Neustrie (autour de Rouen). La condition de la cession de ces terres (le futur duché de Normandie) était que Rollon empêche l’arrivée d’autres envahisseurs nordiques. Le roi carolingien agit donc comme avaient agi avant lui les derniers empereurs romains. Eux aussi avaient dû accepter l’installation de barbares à leurs frontières et même sur leurs territoires et eux aussi avaient demandé en échange que les nouveaux venus garantissent les frontières de l’empire, que les légions romaines ou gallo-romaines ne parvenaient plus à défendre.

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Pour bien montrer qu’il a changé de camp, Rollon se fait baptiser en 912. Il rétablit même la vie monastique et les moines qui avaient fui la contrée reviennent avec leurs reliques. Maintenant, sur le plan politique, la question est de savoir s’il se comporte en prince chrétien ou en chef barbare. On pourrait aussi se demander quelle langue on parlait à cette époque dans le duché de Normandie et qui la parlait. On peut supposer que la population locale (gallo-romaine) n’avait pas disparu (ou était revenue à la fin des conflits) et qu’elle continuait à s’exprimer dans son patois local qui commençait à se distinguer du latin. L’aristocratie elle, devait être d’origine viking et parlait probablement une langue nordique. Tout ce que l’on sait, c’est que Rollon partage les terres entre « ses chevaliers et des étrangers » (faut-il comprendre entre les chefs Vikings et d’anciens nobles gallo-romains ?) Par ailleurs, la toponymie actuelle de la Normandie prouve bien une présence importante des peuples nordiques dans cette région. Il est clair aussi que le patois roman qui était parlé en Normandie a subi directement l’influence de ces parlers germaniques (voir plus tard, le français parlé par un écrivain comme Wace, qui cumule tout de même un certain nombre de traits spécifiques à sa région, tout comme les textes picards d’ailleurs, qui auront eux aussi leurs particularités propres, qui les distinguent du parler d’Ile de France.)

C’est donc ce patois roman teinté de germanismes que Guillaume, ce descendant des Vikings, va exporter vers l’Angleterre. Ce « français », qui sera parlé pendant quelques siècles par l’aristocratie anglaise, va à son tour influencer la langue anglaise parlée elle par le peuple. Comme quoi l’histoire est un éternel recommencement.

On sait par ailleurs que de nombreux anglicismes actuels réintroduisent dans notre langue des mots dont l’origine remonte en fait à cet ancien patois roman de Normandie alors qu’ils avaient disparu entre-temps en français de France.

Exemples :
- budget de l'ancien français « bougette » (petite bourse portée à la ceinture)
- caddie (de l'ancien français « cadet », chariot tiré à bras utilisé pour transporter de menus objets.
· challenge, de l'ancien français « chalenge ou chalonge » : contestation en justice ou par les armes, dispute.
· gentleman, partiellement de l'ancien français « gentil », homme d'ascendance noble
· humour (ancien français: « humeur », substance aqueuse.
· marketing ancien français: marchié, marchiet (accord, marché, lieu de marché)
· record (de l'ancien français: « record », souvenir; recorder: se rappeler, réciter par cœur.
· Etc. etc



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11/10/2008

"Chez Bonclou" de Bertrand Redonnet

On sait qu’il est toujours très difficile de trouver un éditeur qui veuille bien s’intéresser à votre cas. Avec Internet, il existe maintenant des sites qui proposent des textes d’écrivains connus ou moins connus, textes qu’il suffit alors de télécharger, soit gratuitement comme chez Feedbooks, soit en payant comme chez Publie.net.

Jean-Jacques Nuel avait parlé sur son blogue de son expérience chez Feedbooks (ici et ici). Quant à Publie.net, il suffit d’aller voir le site de François Bon pour comprendre de quoi il s’agit.

Mais mon propos aujourd’hui n’est pas d’analyser les avantages et les inconvénients de ce système d’édition électronique mais plutôt de parler d’un des textes que l’on peut y trouver, à savoir «Chez Bonclou et autres toponymes » de Bertrand Redonnet.

Pour les habitués de ce blogue, Bertrand n’est pas un inconnu puisqu’il vient régulièrement déposer des commentaires et que l’on trouve son site en lien ici à droite. Dès lors, je ne puis prétendre à une critique objective car il est toujours difficile de juger le texte d’une personne que l’on connaît (même si c’est par l’intermédiaire d’Internet) et dont on apprécie par ailleurs les qualités. Mais cela ne fait rien, Baudelaire lui-même ne revendiquait-il pas une critique d’humeur, forcément partiale, mais qui avait l’avantage de dire clairement ce que l’on pensait ? De son côté, un auteur préfère souvent une critique sincère qui prouve qu’on a lu son texte avec attention plutôt que des phrases toutes faites comme on en trouve trop souvent dans la presse, lesquelles ne visent qu’à faire vendre un livre que le journaliste a à peine effleuré. Rien de semblable ici, donc, mais un regard qu’on sait déjà amical avant que ne commence la lecture.

Ce texte, qui fait 118 pages tel qu’il est proposé (en grands caractères assez espacés pour faciliter la lecture à l’écran) mais qui en ferait environ une bonne soixante selon la présentation classique, parle de toponymie. Sujet érudit, me direz-vous ? Et bien non. Il ne faut point chercher ici un dictionnaire exhaustif des noms de lieu de votre région ni même espérer y trouver des arguments scientifiques prouvant que tel nom de village ou de lieu-dit provient bien d’un étymon latin et non d’un étymon celte. C’est qu’il ne s’agit point du travail d’un savant philologue mais d’un poète des mots (ou d’un poète tout court). L’auteur, en effet, s’est amusé à émettre plusieurs hypothèses quant à l’origine de quelques toponymes.

Il traite, comme c’est normal, des régions qu’il connaît, à savoir en gros le Poitou (département des Deux-Sèvres et un peu le Sud de la Vendée) qui est à l’origine de tout puisque c’est le pays de son enfance et la Pologne puisqu’il y vit actuellement (suite à ces hasards de la vie qui n’en sont jamais vraiment et qu’il vous racontera lui-même un jour s’il en a envie). A partir donc de quelques noms de villages, il envisage différentes hypothèses, par l’entremise de dialogues imaginaires entre les villageois, ce qui rend la lecture agréable et même ludique. Chaque participant propose son explication quant à l’origine du toponyme. Le ton monte, on s’affronte et à la fin on comprend qu’on ne découvrira jamais la vérité, enfouie au plus profond de l’Histoire la plus reculée.

Ce qui nous intéresse, en tant que lecteur, c’est cette remontée dans le passé, à la recherche des origines (car les lieux où nous sommes nés sont fondateurs) car dire les lieux, c’est dire d’où on vient donc dire qui nous sommes. Mais derrière cette démarche pour ainsi dire existentielle, il y a dans ce texte une réflexion sur la langue et ses possibilités.

Oléron est-elle l’île aux parfums (insula oleorum) ou l’île aux larrons ? Cela fait une belle différence. En remontant aux origines du nom nous renouons avec nos ancêtres, tous ces gueux et tous ces manants qui ont habité ces terres avant nous et qui les ont nommées, déformant le latin qu’ils maîtrisaient mal ou pas du tout pour créer sans le savoir notre belle langue française. « La magie des mots passe le flambeau toujours intact, loin par-delà les hommes. Les mots sont des monuments » nous dit l’ami Bertrand. Comprenez aussi : les hommes passent, les mots demeurent. Car derrière les phrases de ce texte, je sens poindre les questions existentielles. La recherche du mot originel, c’est aussi la recherche des origines et du paradis perdu. Nous ne faisons que passer, transmettant aux générations suivantes ces toponymes dont nous avons nous-mêmes hérité. Belle réflexion sur le temps qui passe donc, comme ces fleuves, qui n’en finissent pas de couler (quand ils ne s’immobilisent pas dans les marais du Poitou)

« Car les fleuves sont comme le temps et comme les mots, éternels et de passage. En les regardant bien, en fait, ils ne bougent pas. Ils vont. Pour matérialiser la fuite, capter leur éphémère, il suffit de jeter un bout de bois et de le suivre des yeux. Sans cela, rien ne bouge devant nous que de l’éternel et rien ne bougera devant les yeux des hommes de l’an quatre mille cent et même au-delà. C’est en cela peut-être que réside mon effroi du temps et de la mort promise au bout et que je m’accroche à ces mots impérissables, des milliards de fois prononcés, jamais les mêmes cependant. C’est en eux qu’on peut puiser une goutte d’éternité. »

Et c’est comme cela tout du long, le poète continuant à s’interroger sur les mots, mais aussi sur l’Histoire. Un toponyme comme «Les Alleuds» provient-il des terres libres octroyées aux serfs par les seigneurs du Moyen-Age ou bien sont-ce les terres que les conquérants germaniques se sont octroyées au dépend des paysans celtes ? Cela fait une belle différence pour celui qui habite cet endroit. Est-il le descendant d’un chef de guerre qui s’imposa par la force ou d’un paysan qui lutta pour sa liberté ?

Je ne vais pas ici passer en revue tous les toponymes étudiés, ce serait déflorer le sujet. Que celui que cela intéresse y aille voir par lui-même ! Il n’y trouvera pas de réponses à ses questions, mais il repartira au contraire avec plus de questions encore. Mais n’est-ce pas le propre des livres de nous faire réfléchir ?

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08/10/2008

Solitude (ceux qui...)

Petit clin d'oeil à JL Kuffer, qui nous gratifie souvent sur son site de ce genre d'exercice.

Solitudes.


Ceux qui sont assis dans le fond de la classe et qui attendent que le cours se termine en regardant distraitement par la fenêtre.
Ceux qui savent qu’on les attend de pied ferme à la récré et qu’il n’y aura personne pour les défendre.
Ceux qui savent que ce soir à la maison, on mangera la même chose qu’hier.
Ceux qui savent que le père est parti et qu’il ne reviendra plus.
Ceux qui savent qu’il n’y a jamais personne à qui se confier.
Ceux qui savent où la mère s’en va tous les soirs dans sa belle robe.
Ceux qui pensent que dans une pareille situation, voler devrait être un peu permis.
Ceux qui ont été rejetés par le chef de la bande et qui restent là à arpenter les rues.
Ceux qui savent que les filles préfèreront toujours les autres.
Ceux qui savent qu’il vaut mieux ne rien dire quand le patron a décidé.
Ceux qui attendent que l’amour vienne à eux et qui attendent fort longtemps.
Ceux qui s’avancent dans les matins d’hiver pour consulter les offres d’emploi de l’Assedic.
Ceux qui savent qu’un boulot pareil ne rapporte pas grand chose.
Ceux qui épousent une aussi paumée qu’eux.
Ceux qui se demandent ce qu’il faut faire avec un bébé qui hurle.
Ceux qui ne comprennent pas pourquoi elle est partie après un an de mariage.
Ceux qui reprennent le chemin des Assedic puisque le patron les a virés.
Ceux qui s’ennuient la journée en regardant la télévision.
Ceux dont la télévision a rendu l’âme et qui ne peuvent pas en acheter une autre.
Ceux qui ne savent plus ce qu’ils attendent.
Ceux qui vont boire un verre histoire de voir du monde.
Ceux qui ne sont pas futés et qui ne comprennent pas qu’on leur propose un coup foireux.
Ceux qui se font pincer à leur première tentative de braquage.
Ceux qui n’aiment pas les gendarmes mais qui ne savent pas pourquoi.
Ceux qui ne comprennent rien à ce que raconte le juge du Tribunal.
Ceux qui se demandent ce qu’ils font dans cette prison où ils sont plus seuls que jamais.
Ceux qui regardent leurs draps et qui se demandent si on pourrait en faire une corde.
Ceux qui se retrouvent enterrés dans une ville qui n’est pas la leur.
Ceux qui n’ont jamais compris qu’une chose, c’est qu’ils ont toujours été seuls.

12:20 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (13) | Tags : ceux qui...

05/10/2008

Alvaro Mutis "Et comme disait Maqroll el Gaviero"

Nous avons déjà parlé d’Alavaro Mutis et de son oeuvre en prose. Je termine maintenant le recueil de ses poèmes et je reste ébahi par l’intensité atteinte. C’est un petit livre (265 pages dans l’édition Poésie/Gallimard) si l’on considère qu’il renferme l’œuvre de toute une vie, à savoir les poèmes écrits de 1947 à 1986, mais c’est un grand livre si l’on regarde les thèmes traités et l’émotion ressentie.

Les titres des différents sous-recueils sont déjà tout un programme et donnent une bonne idée de la personnalité de l’auteur et de ses angoisses existentielles :

- Les éléments du désastre
- Les travaux perdus
- Inventaire des hôpitaux ultramarins
, etc.

Colombien il passa sa première jeunesse en Europe où son père était diplomate, puis retourna dans son pays. Toute sa vie il conservera cette double culture, cette double appartenance, avec le sentiment d’être partout un exilé, quel que soit le côté de l’Atlantique où il se trouvait.

Exil (extrait)

Et c’est alors que je pèse tout ce que j’ai perdu dans mon exil,
que j’en mesure la solitude irrémédiable.
À cette part de la mort anticipée
apportée par chaque heure, chaque jour d’absence
que je remplis de choses et d’êtres
dont la condition étrangère me pousse
vers la chaux définitive
d’un rêve qui rongera ses propres vêtements
faits d’une écorce de matières
transplantées par les ans et l’oubli
.

Il sera fasciné par les grands fleuves colombiens descendant de la cordillère. Lorsqu’ils sont en crue, ils transportent les choses les plus invraisemblables : des troncs d’arbres, des toitures de maisons, des cadavres d’animaux, etc. tandis que leurs eaux jaunes et tumultueuses emportent tout sur leur passage. Ces fleuves représentent pour le poète la fuite du temps qui irrémédiablement nous entraîne vers le néant. Mais paradoxalement ils sont aussi source d’apaisement, comme si, par leur mouvement continu, ils semblaient donner un sens à la vie et comme si, par leur démesure même, ils nous faisaient accepter l’inéluctable.

La solitude est évidemment un thème qui revient fréquemment et la femme, si elle est désirée, est cependant souvent absente :

Je suis venu t’appeler
sur les falaises.
J’ai lancé ton nom
et seule l’écume vorace et passagère
de la mer m’a répondu.
Sur le désordre éternel des eaux
vogue ton nom
comme un poisson qui se débat et qui fuit
vers le lointain immense.
Vers un horizon
de menthe et d’ombre
navigue ton nom
errant sur l’océan de l’été.
Avec la nuit qui tombe
Reviennent la solitude et son cortège
De rêves funèbres.


On trouve aussi de belles réflexions sur la littérature elle-même :

Chaque poème est un oiseau qui fuit
le lieu marqué par le fléau.
Chaque poème est un habit de mort
Sur la cire mortelle des vaincus
par les places et les rues inondées.
(…)
Chaque poème est un fracas
de voiles blanches qui s’écroulent
dans le rugissement glacé des eaux.
Chaque poème envahit et déchire
L’amère toile d’araignée de la lassitude.
Chaque poème naît d’une sentinelle aveugle
Qui lance au gouffre sans fond de la nuit
Le mot de passe de son malheur


Cette image de la sentinelle aveugle est absolument époustouflante. Une sentinelle, c’est bien un soldat qui est aux avant-postes et qui assure la protection des autres. Il est le premier à voir le danger. Le poète, de par sa position, perçoit donc ce que les autres n’aperçoivent pas ou ne comprennent pas. Il est là pour sonner l’alarme avec ses mots. Mais il est aussi aveugle (comme le vieux devin chez Homère, qui prédit l’avenir et voit donc ce que les autres ne voient pas). Cette cécité peut donc se comprendre de deux manières. Soit le poète est infirme (et tout homme l’est face à l’existence) et bien qu’il n’ait rien vu il compose tout de même son poème, lequel sera rempli de ses seuls pressentiments et de ses angoisses, soit comme chez Homère il a un don de voyance (« et j’ai cru voir ce que l’homme a cru voir » disait Rimbaud) bien que dans la vie courante il soit peu clairvoyant (et alors c’est l’albatros de Baudelaire avec ses ailes de géant qui l’empêchent de marcher).

Mutis est donc d’abord un poète avant d’être un romancier. C’est sur le tard, d’ailleurs, qu’il écrira son oeuvre en prose, en partant du personnage de Maqroll le gabier qui était déjà au centre de ses poèmes. Notons aussi que c’est comme romancier que la notoriété lui est venue, preuve une fois de plus que le message poétique passe difficilement tant auprès des éditeurs que des jurys des prix littéraires (il obtiendra le Médicis étranger pour son roman « La neige de l’Amiral »)

Donc, Mutis est avant tout poète, mais il ne cache pas que pour lui la poésie est ineffable. Elle tente de dire l’essentiel, mais ne fait jamais que l’approcher. Cet essentiel, c’est la condition humaine, bien entendu. Car Mutis est hanté par la mort et il est donc un adepte de la désespérance. Cette dernière implique lucidité, incommunicabilité et solitude. Se tenant toujours en marge, ne jugeant pas, Mutis observe les hommes et leur agitation quotidienne. Ils ne semblent pas s’apercevoir qu’ils sont mortels et vaquent à leurs petites occupations. Le poète, lui préfère se réfugier dans l’imaginaire et suivre son héros sur les routes désertes des Andes (où des trains à l’abandon restent immobilisés au bord des précipices – tout un symbole) ou le long des grands fleuves. Toujours, cependant, il dépasse l’instant présent et l’anecdotique pour nous élever par la réflexion et la lucidité. Ses descriptions de l’Alhambra de Grenade ne sont pas simplement un hommage à la beauté architecturale de ces lieux, c’est aussi une réflexion sur l‘Histoire, sur la chute des empires et finalement sur la destinée des hommes. Dans cet Alhambra, il croit encore entendre les pas des sentinelles arabes, ce qui amène le lecteur à une réflexion sur la fuite du temps et la vanité du monde. Mais la vanité, ce sont aussi ces touristes qui visitent en troupeau ces lieux sacrés et qui ne comprennent rien à leur dimension tragique ni au fait qu’ils sont devenus le porte-parole de la mémoire des siècles. A Cordoue, Mutis croit sentir subitement la présence de ses ancêtres et il a enfin l’impression, pour un instant, d’être enfin de quelque part, lui l’éternel exilé.

Notons encore le rythme de sa phrase, qui est exemplaire. Qu’elles soient en prose ou en vers, elles déroulent leur cheminement avec souplesse et nous font parvenir là où elles voulaient nous mener. Je salue au passage le travail exemplaire du traducteur François Maspéro (celui des éditions du même nom) qui est parvenu à nous rendre cette respiration naturelle dans le texte français. C’est assurément un tour de force.

Si je devais résumer Mutis en un mot, je dirais que j’ai surtout retenu ces mondes imaginaires qu’il crée à partir d’un seul mot, comme cette nuit qui s’avance et établit son royaume :

La nuit avançait pour établir ses domaines
faisant taire tout bruit éteignant toute rumeur
qui ne soient ceux de ses ténèbres répandues
de ses galeries tortueuses de ses lents labyrinthes
par lesquels elle progresse en se jetant contre les molles parois
où rebondit l’écho des paroles et des pas du passé
et flottent s’approchent et s’éloignent des visages
dilués dans la suie impalpable du rêve

etc. etc.

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