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28/01/2016

De Charles Perrault et de ses contes

Je viens de terminer la lecture des « Contes » de Charles Perrault. Les lecteurs fidèles de Marche romane se souviendront sans doute que le conte du Petit Chaperon rouge a déjà fait l’objet de plusieurs notes (ici, ici et même ici où je m'amusais à réécrire le conte). J’avais fait remarquer à l’époque que les versions populaires primitives de ce conte étaient beaucoup moins policées que celle de Perrault. Pour le dire autrement, leur côté direct et même carrément cru rendait la signification cachée du conte (le désir sexuel) beaucoup plus explicite. Finalement, j’en étais venu à accuser Perrault d’avoir falsifié une histoire qui appartenait depuis toujours au génie des peuples. Maintenant que je l’ai lu et que j’ai lu l’excellente introduction de JP Collinet (Université de Dijon), je me rends compte que les choses sont un peu plus complexes. En effet, le pauvre Perrault a dû affronter le vent de la critique à partir du moment où il a voulu faire imprimer des contes. Ces histoires que les grands-mères racontent aux petits enfants ne peuvent pas relever d’un genre littéraire ! D’autant plus que les partisans des Anciens, dans la fameuse querelle des Anciens et des Modernes, ont beau chercher, ils ne trouvent pas vraiment d’équivalent dans l’Antiquité. Point de lettres de noblesse pour les contes, donc, qui ne sont qu’un divertissement populaire et encore, uniquement destiné aux enfants. Fontenelle avait bien remarqué que le conte (comme l’opéra ou la lettre galante) était propre à son époque et n’avait pas d’équivalent antique, mais en plus il avait estimé que La Fontaine en avait définitivement fixé la formule. Ceci explique pourquoi les premiers contes de Perrault sont en vers (Grisélidis et Peau d’Ane). Pour nous, lecteurs modernes, cela nous semble un peu curieux et artificiel, mais c’était en fait le seul moyen trouvé par Perrault pour imposer le conte dans le domaine littéraire. Il a tenu aussi à lui donner une morale exemplaire, afin d’échapper à la critique habituelle, qui disait que ce genre était licencieux. L’héroïne Grisélidis, par exemple, en épouse soumise, accepte toutes les lubies méchantes de son mari avec résignation. Le conte ne peut donc être accusé de pervertir les femmes, comme certains avaient tendance à le croire.

Cet aspect moral et bienséant que j’avais donc tendance à reprocher à Perrault s’explique finalement pour des raisons historiques et de mentalité. Il n’y avait pas d’autre moyen pour l’auteur de s’exprimer s’il voulait écrire un conte. La Fontaine lui-même avait eu des ennuis avec ses « Nouveaux contes » et il avait dû renier « cet ouvrage infâme ». Il fallait donc être prudent. Mais il est clair que Perrault n’est pas La Fontaine et il n’excelle pas dans cet exercice versifié, qui n’a pas le côté pétillant de son illustre prédécesseur.

Il faudra donc attendre les contes suivants, en prose cette fois, pour que le talent de Perrault puisse vraiment s’exprimer. Cela n’empêchera pas la critique de se déchaîner. Il est vrai que le dictionnaire de l’Académie lui-même donnait du conte cette définition : « le vulgaire appelle conte au vieux loup, conte de vieille, conte de ma mère l’oie, conte de la cigogne, à la cigogne, conte de peau d’âne, conte à dormir debout, conte, jaune, bleu, violet, conte borgne, des fables ridicules telles que sont celles dont les vieilles gens entretiennent ou amusent les enfants ». Dans un tel contexte, oser écrire des contes et les faire imprimer, surtout quand on est membre de l’Académie française, demande un certain courage, on en conviendra.

Perrault répondra à ses détracteurs dans la préface de l’édition suivante. Il reprendra les passages qu’on lui reproche et arrivera à la conclusion que chacun critique un passage différent et que s’il écoutait tout le monde il ne resterait rien de son conte. Il en conclut qu’il y aura toujours quelqu’un pour critiquer quelque chose et qu’il vaut donc mieux ne pas tenir compte de ces avis divergents.

Petit à petit, cependant, les contes que Perrault publie sont appréciés par certains. L’abbé Dubos apprend ainsi à Pierre Bayle que « Chez le libraire Barbin s’impriment les contes de ma mère l’oie par M. Perrault » Il se croit cependant obligé d’ajouter, comme pour se justifier lui-même : « Ce sont là « bagatelles auxquelles il s’est amusé autrefois pour réjouir ses enfants. » En effet, à cette époque Perrault était veuf. De plus, un peu tombé en disgrâce, il avait perdu la quasi-totalité de ses charges. Il s’était donc replié sur la vie de famille et sur l’éducation de ses enfants. Comme quoi, on tient peut-être à cette circonstance personnelle le fait que Perrault soit allé puiser dans les contes enfantins pour en faire une œuvre littéraire de qualité. Quelque part, sans le savoir, il a peut-être sauvé de l’oubli tous ces contes populaires de la tradition orale, en les fixant définitivement dans une belle langue classique. Car si ces contes étaient encore bien présents dans la tradition orale du XVIIème siècle, qui dit qu’ils existeraient encore aujourd’hui, à l’ère d’Internet, des SMS et du téléphone portable ? De même que Lévi-Strauss a sauvé les mythes des populations amérindiennes en les transcrivant et en les analysant (voir les quatre tomes remarquables des « Mythologiques »), Perrault a sans doute sauvé les contes de notre tradition populaire.

Dès 1699, l’abbé de Villiers admirait le style naturel que Perrault avait su donner à ses contes, comparable « au style et à la simplicité des nourrices. » Or, comme il le remarque, les nourrices sont ignorantes. « Il faut (donc) être habile pour bien imiter la simplicité de leur ignorance ».

Certes, il y avait déjà du merveilleux dans d’autres œuvres du XVIIème siècle (le Grand Cyrus de Madeleine et George de Scudéry comporte paraît-il des éléments surnaturels et légendaires, mais je ne l’ai pas lu. Il est vrai qu’il comporte 7.485 pages…), mais il a fallu Perrault pour concentrer dans les contes ce merveilleux et lui donner ses lettres de noblesse. Evidemment, pour que cela fût possible, il a bien dû se plier aux exigences de la morale de son temps. Plutôt que le critiquer pour cela, soyons-lui reconnaissants de ces belles histoires qu’il nous a laissées.

 

Charles Perrault, contes

Commentaires

Il est amusant de constater que Perrault a eu des ennuis avec la critique pour la bienséance des contes. Ceci me fait songer à une censure opérée un moment donné (années 60) sur des bandes dessinées belges pour la jeunesse (Buck Danny). J'ai l'intention d'en faire un article prochainement.

Écrit par : christw | 29/01/2016

@ christw : la critique contemporaine des ouvrages qui par la suite sont devenus des classiques laisse rêveur. Qu'on pense aux ennuis rencontrés par Flaubert avec Madame Bovary. Mais c'est la preuve en fait que ces ouvrages apportaient un sang neuf au moment où ils sont sortis. Même chose en peinture quand l'impressionnisme, le fauvisme ou le cubisme ont fait leur apparition.

Écrit par : Feuilly | 29/01/2016

Belle analyse, en effet, du "phénomène Perrault" que tu fais là.
Et je m'en rends compte, en te lisant, que je n'ai jamais lu les contes dans leur totalité.

Écrit par : bertrand | 29/01/2016

Et je me rends compte, voulais-le dire...
Heureusement que je n'ai pas écrit : " et je me rends conte que je n'ai jamais lu les comptes dans leur totalité ! :)))) "

Écrit par : bertrand | 29/01/2016

Les plus anciennes traces connues du conte sont "Le conte des deux frères" (conte égyptien) et "Gilgamesh".

Le conte est par essence oral et le passage à l'écriture a coïncidé avec la focalisation sur la dimension infantile (enfantine ?). Et du coup on a réduit les contes à leur destination aux enfants. On a fait des contes populaires des "contes de nourrice".

Aujourd'hui le conte est un art de la scène au même titre que le théâtre. Au milieu des années 70, il y avait en France moins de dix conteurs artistes professionnels. Aujourd'hui il y en a près de cinq cents.
Yannick Jaulin, pour n'en citer qu'un et que Bertrand connaît.

Deux livres de base sur le conte:
"Poétique du conte" de Nicole Belmont (Gallimard)
"Le roman des contes" de Catherine Sevestre (Ledis éditions).
Je connais le premier, pas le second.

Écrit par : Michèle | 29/01/2016

...Et Jean Jacques Epron :)))

Écrit par : bertrand | 29/01/2016

@ Bertrand : ne te tracasse pas, dans l’ascenseur de mon ministère, on a bien écrit « Cour des contes, troisième étage », ce qui me permet de rêver un peu tous les matins.

@ Michèle : oui, le conte des deux frères (conte égyptien), je l’ai lu (édition Corti, un livre dont il fallait découper les pages) et il m’a semblé fort moderne, finalement.

En figeant le conte par l’écriture on aurait donc fait « des contes populaires des contes de nourrice » ? En effet, mais pourquoi ? Parce qu’il a fallu les rendre plus convenables et qu’ayant perdu une partie de leur piquant il ne restait plus qu’une merveilleuse histoire (et une histoire merveilleuse) qui plaisait aux enfants ?

Sur les contes, je n’ai lu que « La morphologie du conte » de Vladimir Propp. Ca date (la publication – 1928- et la lecture –vers 1982-). Il me reste à découvrir l’incontournable « Psychanalyse des contes de fée » de Bruno Bettelheim.

Écrit par : Feuilly | 30/01/2016

A mon avis le livre de Bettelheim date un peu. Je ne sais pas si tu y apprendras grand -chose.

Par contre je lirais volontiers le conte des deux frères chez Corti. J'espère le trouver.
Quand tu dis que tu viens de finir les contes de Perrault qu' as-tu lu exactement ? Peux-tu nous donner la référence du livre ?

Écrit par : Michèle | 30/01/2016

Mais dans la collection Folio, tout simplement. Livre acheté d'occasion, donc édition de 1981 (imprimé en 97) tandis qu'aujourd'hui dans l'édition de 1999, la préface est de Nathalie Froloff


La Marquise de Salusses ou la Patience de Griselidis
Peau d'âne
Les souhaits ridicules
La Belle au bois dormant.
Le Petit Chaperon rouge
La Barbe bleue
Le Maître chat ou le Chat botté
Les Fées
Cendrillon ou la Petite Pantoufle de verre (« verre » étant la graphie exacte utilisée dans l'édition originale de 1697)21
Riquet à la houppe
Le Petit Poucet
Et en annexe : Le Miroir ou la métamorphose d’Orante, la Peinture, le Labyrinthe de Versailles.

Écrit par : Feuilly | 30/01/2016

Merci.

Je suis en train de regarder la collection Merveilleux chez Corti et je tombe sur cette parole de Pascal Quignard:

"Il y a au fond du conte, continuant de rêver, en état de rébellion à l'état pur, en état de splendeur à l'état pur, un jadis animal aussi intraitable que l'enfant incorrigible." Pascal Quignard, à propos de la sortie des contes de Grimm.

Écrit par : Michèle | 01/02/2016

Incontournable Pascal Quignard:))

Écrit par : Feuilly | 02/02/2016

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