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07/03/2016

L'enterrement (fin)

Ils se remirent donc en route et atteignirent le sommet vers dix-huit heures, quand la nuit commençait à tomber. Il n’y avait rien, ici, tout était désert. On ne voyait que des montagnes enneigées et dénudées à perte de vue  et il n’y avait aucun bois pour s’abriter du vent qui recommençait à souffler. Que faire ? Avec les branches de sapin qu’on avait emportées dans le chariot on fit un dernier feu et on mangea le reste du jambon. Il n’y avait plus de pain. Pour le cheval, il n’y avait plus d’avoine non plus et impossible de dégager une épaisseur de neige d’un mètre pour essayer de trouver une pauvre herbe rabougrie. Il allait falloir continuer si on ne voulait pas mourir de faim et de froid. Norbert s’inquiétait beaucoup pour la jument, mais Marie n’allait pas très bien non plus. Heureusement, on entamait la descente et sur ce versant la neige semblait moins dense. Vers minuit, cependant, ils se retrouvèrent devant une congère. Le chemin était encaissé à cet endroit et la neige s’y était amoncelée. Il fallut dégager à la pelle pour que le chariot pût passer. Norbert était épuisé et plus il était fatigué, plus il s’énervait et  criait. Tout ça à cause de ce fichu beau-père qui aurait quand même bien pu mourir en été ! On n’arriverait jamais à temps ! Pour sûr que la messe serait à peine dite et le cercueil à peine déposé dans la tombe que les trois frères allaient se partager le magot. Fichue neige et fichu pays !

Une fois la congère franchie, ils continuèrent la descente, le cheval devant, tirant tant qu’il pouvait dans la neige, bien qu’il eût l’estomac vide, Nobert à ses côtés, qui l’injuriait copieusement, et Marie recroquevillée dans le chariot, qui claquait des dents et qui pleurait doucement. Au petit matin, ils arrivèrent près d’une habitation. Au moins ils étaient sauvés. Ils frappèrent à la porte de Théophile, qu’ils connaissaient bien, car il était du même village que Marie. Il les fit entrer tout de suite. Le problème, c’était le cheval. La pauvre bête n’en pouvait plus. Exténuée, mourant de faim, elle penchait la tête comme si elle allait elle aussi rendre l’âme. Impossible pourtant d’aller la conduire dans l’écurie. La couche de neige était si épaisse qu’il était impossible d’en ouvrir la porte.  Alors on ne fit ni une ni deux (après tout, entre paysans on se comprend) : on la fit entrer dans la cuisine où on l’attacha à la grande pompe à eau qui était près de l’évier. On lui donna de l’avoine dont elle se régala, puis on alla se réchauffer auprès du feu qui crépitait dans la cheminée. Théophile offrit une eau de vie de prune qu’il avait confectionnée lui-même. Inutile de dire qu’après deux verres, nos deux voyageurs tombèrent endormis dans les fauteuils. Vers midi, ils se réveillèrent. Leur hôte leur avait préparé une omelette géante avec des lardons. Comment refuser une telle hospitalité ? De toute façon, il était trop tard pour l’enterrement, qui était certainement terminé maintenant. Ceux qui avaient assisté à la cérémonie devaient être eux aussi en train de manger et de déguster jambons et pâtés, tout cela prélevé sur l’héritage évidemment ! Tant qu’à faire d’arriver en retard, mieux valait se restaurer et reprendre des forces. On discuta, on trinqua avec le vin de la vigne, puis on reprit de l’omelette, qu’on dégustait avec de grandes tranches de pain blanc. Après le repas, Théophile offrit du café avec un morceau de gâteau. D’où est-ce qu’il sortait cela, c’était un grand mystère... Puis on but encore quelques verres d’alcool de prune, pour la route. Seule Marie resta sobre, assise dans son coin, pensive et triste. Vers quinze heures, on reprit le chemin. On tira la jument hors de la cuisine et on attela le chariot. Il ne restait à parcourir que dix kilomètres en terrain plat et la neige commençait à fondre. Il aurait pu mourir un jour ou deux plus tard, le beau-père, cela aurait été quand même plus simple !  Théophile embrassa Marie et la prit affectueusement dans ses bras, tout en lui souhaitant bon courage, puis Norbert héla la jument e ton se mit en route.

Quand ils arrivèrent enfin près de la ferme, tout était calme et on ne remarquait rien d’anormal. Pour tout dire, il n’y avait aucune activité. Curieux. L’enterrement ayant eu lieu à dix heures du matin, toute la parenté aurait-elle déjà quitté les lieux ? Ce n’était pas possible, certains avaient dû venir de loin, eux aussi, et ils ne devraient logiquement repartir que demain, après avoir logé sur place. A moins que la belle-mère n’eût organisé le déjeuner pour les invités dans la salle paroissiale… Oui, c’était sans doute cela, ils devaient tous être là-bas. Marie et Norbert regardèrent la maison. Comme tout semblait triste et vide, subitement. Dans l’étable, une vache beugla longuement. Sans doute n’avait-elle pas reçu sa ration de foin quotidienne ou peut-être même que personne n’était venu la traire ce matin. On peut comprendre, les jours d’enterrement, plus rien n’est respecté. Norbert détacha le cheval et le conduisit à l’écurie. Marie le suivit en se frottant les yeux avec son mouchoir. Elle attendit que son mari eût terminé de donner à manger à la jument car elle ne se sentait pas la force d’entrer seule dans le corps du logis. Elle savait que la première chose qu’elle verrait, en ouvrant la porte, ce serait le fauteuil vide de son père, près de la cheminée. Il ne serait plus là, comme autrefois, à l’accueillir avec son grand sourire, chaque fois qu’il la voyait. Elle se rendait compte subitement qu’elle avait été la préférée de ses enfants, sans doute parce qu’elle était la seule fille. Elle se rendait compte aussi à quel point ils avaient été complices dans le passé. Evidemment, depuis qu’elle était mariée et qu’elle habitait loin, ils ne se voyaient plus que deux ou trois fois par an. Pourquoi n’était-elle pas venue plus souvent le saluer ? Malgré elle, des larmes emplissaient ses yeux et elle avait beau les essuyer, elles revenaient sans cesse. Norbert, tout occupé avec le cheval, la regardait à la dérobée, un peu agacé par tant de sensiblerie. Ben oui, quoi, le beau-père était mort, mais il avait son âge aussi. Beaucoup n’arrivaient pas à soixante-quinze ans. Certes, il aurait encore pu vivre dix ans, vingt, même, mais c’était comme cela, la vie décidait pour nous.

Ils quittèrent l’écurie et se retrouvèrent dehors. Il faisait de nouveau froid et on sentait que la neige avait cessé de fondre. Elle allait tenir plusieurs jours, la garce, ce qui ne faciliterait pas le chemin du retour. En attendant, il fallait bien se décider à entrer. S’il n’y avait personne, ils iraient directement jusqu’à la salle paroissiale, derrière l’église. Norbert secoua ses grosses chaussures contre le seuil et ouvrit la porte, suivi par Marie, toute tremblante d’émotion. Incroyable ! Dans le fauteuil près de la cheminée, le père était là, tranquillement assis. En entendant le bruit de la porte, il ouvrit des yeux étonnés, puis, reconnaissant sa fille, il sourit largement et se leva lentement, en s‘appuyant sur l’accoudoir. Norbert eut à peine le temps de retenir Marie, qui venait de s’évanouir.

On la transporta dans le fauteuil où elle revint à elle après une minute. Puis il fallut bien s’expliquer et justifier cette visite inhabituelle. On avait appris pour l’accident, la chute sur le seuil, la commotion, alors oui, on était venus parce qu’on était inquiets. Par ce temps, oui… C’était Pierre, le fils de la ferme de l’Almoine, qui était passé à la maison et qui avait raconté que cela semblait grave. Non, on n’avait pas hésité malgré la neige. Après tout, en hiver, on n’avait pas grand-chose à faire dans une ferme. Et en été on n’avait jamais le temps, alors, voilà… On s’était dit qu’une petite visite ferait plaisir. Comment ? Est-ce qu’ils n’avaient pas eu froid en route ? Oh non, tout s’était bien passé. Ils avaient le chariot et Marie était bien emmitouflée sous les couvertures. Et le passage des cols ? Non, sans problème. Oh, il y avait bien eu un peu plus de neige au sommet, mais il leur en aurait fallu davantage pour les arrêter. La preuve, ils étaient ici.

Puis Mélanie, la mère de Marie entra, un peu crispée car elle ne savait pas ce qu’ils avaient bien pu dire à son vieillard de mari, mais quand elle comprit que celui-ci n’avait rien deviné sur le motif réel de leur visite, elle parut rassurée. Elle expliqua qu’elle se chargeait provisoirement de nourrir les bêtes et de traire les vaches, afin que le malade se reposât un peu. Mais celui-ci grogna et jura ses grands dieux que demain ou mercredi au plus tard il serait d’attaque. Il prit sa fille à témoin : c’était quand même un peu fort ! Pour une petite chute de rien du tout on le tenait cloitré au coin du feu. Un homme n’était pas fait pour cela, sacrebleu !

Le soir, lors du repas autour de la grande table, on parla beaucoup du temps passé, lorsque Marie était enfant. Celle-ci, assise à côté de son père, rayonnait d’une joie évidente. A minuit moins cinq, la grande horloge sonna douze coups. Il en avait toujours été ainsi : dans la famille, on était toujours un peu en avance. Pendant que les autres poursuivaient leur discussion, Norbert jeta sur l’horloge un regard noir, tout en se demandant comment il ferait le jour où il lui faudrait l’emporter sur son chariot.

 

Littérature

00:05 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (5) | Tags : littérature

Commentaires

Superbe !
Tu es un très bon raconteur d'histoires. Et j'aime vraiment beaucoup celle-là.
J'aime bien: "Norbert s’inquiétait beaucoup pour la jument, mais Marie n’allait pas très bien non plus." :)

Écrit par : Michèle | 07/03/2016

Content que cela plaise :))

Écrit par : Feuilly | 07/03/2016

Moi aussi, en cette journée du 8 mars, je trouve que la santé de la jument est plus importante que celle de Marie :))

Écrit par : bertrand | 08/03/2016

J'ai volontairement mis les deux sur le même plan, ce qui correspond bien à une certaine mentalité paysanne que j'ai connue :))

Écrit par : Feuilly | 08/03/2016

Tout à fait et ça va bien avec le personnage de Norbert...

Écrit par : bertrand | 09/03/2016

Les commentaires sont fermés.