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03/03/2016

L'enterrement (suite)

Ainsi en alla-t-il. A huit heures du matin, le couple était en route sur les petits chemins des Cévennes. Le trajet fut long, fort long. C’est que la jument était vieille et n’allait pas très vite. Elle peinait dans les côtes, qui étaient nombreuses, mais dans les descentes ce n’était pas mieux car elle avait tendance à freiner des quatre fers, sentant le poids du chariot derrière elle. Il faisait froid. Dans les vallées, c’était encore supportable, mais sur les plateaux dénudés, une bise glaciale venait transpercer les pauvres voyageurs. Le premier soir, ils firent halte dans une petite auberge, tant ils étaient transis de froid. Le lendemain, à six heures, ils étaient de nouveau sur les routes. L’obscurité était totale et c’était à se demander comment la jument parvenait à trouver son chemin. Il n’aurait plus manqué que de verser dans le fossé ! Norbert ne voulait même pas y songer, car il comptait bien être à temps pour l’enterrement, non seulement parce que cela ne se faisait pas d’arriver le lendemain à ce genre de cérémonie, mais surtout parce qu’il comptait bien se battre pour que sa femme obtienne une partie de l’héritage. «Heureusement que je suis là »,  lui disait-il, « sans cela tu te ferais plumer. Tes frères sont des vautours et ils prendront prétexte qu’ils sont fermiers pour emporter tout le matériel agricole : les charrues, les chevaux, les herses, tout y passera. Et s’ils vendent les vaches, tu n’auras rien du tout, pas un franc, car ils le feront en cachette. » Mais Marie se taisait. Elle se taisait et son regard portait au loin, vers l’horizon où là-bas le corps du père devait reposer dans son cercueil, installé sur des tréteaux au milieu de la cuisine. Rien que  de penser aux grands rideaux noirs qu’on avait dû tendre partout, son cœur se serrait. Elle s’en moquait bien de ces histoires d’héritage dont Norbert lui rebattait les oreilles depuis qu’ils étaient partis. Tout ce qu’elle voyait, c’était que son père était mort, son père qu’elle avait tant aimé. Elle se revoyait petite fille, le suivant partout, et même adolescente, il y avait eu entre eux une complicité incroyable. Elle se souvenait encore du jour où il lui avait montré l’endroit secret où il cachait ses billets de banque. C’était dans la grande horloge en pied qui trônait près de l’âtre. Il avait ouvert la petite porte en bois qui abritait le mécanisme d’horlogerie et lui avait désigné l’enveloppe glissée dans un coin, gonflée de billets de banque. L’horloge qui était finalement le seul meuble convenable de la maison et dont on était si fier qu’on lui faisait sonner non seulement les heures, mais aussi les demies et les quarts, rien que pour le plaisir d’entendre son beau bruit sonore. Et puis aussi, il fallait bien le dire, pour que les visiteurs se rendent bien compte de la présence de ce meuble distingué, qu’on ne trouvait habituellement que dans les maisons des riches.

Distraitement, sans même y réfléchir, Marie laissa tomber ces mots : « C’est dans l’horloge que papa cachait tous ses sous. J’étais la seule à le savoir. » Norbert arrêta la jument d’un coup sec et regarda sa femme, éberlué.

– Tu es certaine de ce que tu dis ?

- Oui, il me faisait tellement confiance qu’il m’avait montré sa cachette. On était très proches, tu sais.

- Eh bien moi, elle me plaît bien ton horloge, tiens. Si tu ne reçois rien comme héritage, réclame au moins l’horloge, on n’aura pas tout perdu. Finalement, j’ai drôlement bien fait de prendre le chariot !

Il faisait presque nuit quand ils arrivèrent au col des trois pendus. En plein jour, la vue était superbe. D’’ici, on pouvait apercevoir derrière soi Saint-André de Lancize et devant, à une bonne vingtaine de kilomètres, Saint-Germain-de-Calberte. Mais bon, il faisait nuit et on ne voyait rien du tout. Ils se mirent à descendre lentement la pente qui menait dans la vallée. Ils avaient à peine fait un kilomètre quand la neige s’est mise à tomber. D’abord quelques flocons épars et puis bientôt une neige drue, faite de gros flocons humides qui collaient au visage et aux troncs des arbres. Satané pays. Et eux qui avaient décidé de ne pas s’arrêter, histoire de gagner du temps et aussi de ne pas trop dépenser en louant encore une fois une chambre chez l’habitant ! De toute façon, même s’ils l’avaient voulu, c’était impossible, il n’y avait pas la moindre demeure à vingt lieues à la ronde.

Ils marchèrent ainsi une bonne partie de la nuit. Marie était emmitouflée à l’arrière du chariot et on ne voyait même plus sa figure. Peut-être dormait-elle, mais ce n’était pas certain, car le froid était bien vif. Pour se réchauffer, Norbert marchait parfois à côté du cheval. Pauvre bête, de la neige durcie recouvrait toute sa tête et c’était à se demander si elle voyait encore le chemin. Plus le temps passait et plus on descendait vers le fond de la vallée, plus la couche de neige s’épaississait. Il faut dire que le flanc de la montagne était situé face au vent et exposé comme il l’était, c’est ici que la couche de poudreuse devait être la plus impressionnante. En moins d’une demi-heure, celle-ci avait déjà atteint vingt bons centimètres. C’était à ne pas y croire ! Même dans les Cévennes, on n’avait jamais vu ça ! Si ça continuait ainsi toute la nuit, il ne faudrait même pas espérer atteindre le deuxième col.

Et en effet, quand ils arrivèrent en bas dans la vallée, il fallut s’arrêter. Le cheval, qui avait de la neige jusqu’aux genoux, n’en pouvait plus et il refusa d’avancer. On se mit à l’abri comme on put derrière quelques sapins rabougris et il fallut bien attendre. Il devait être quatre  heures du matin et le froid piquait comme une lame de rasoir. S’ils restaient là sans bouger, ils seraient morts avant d’arriver à l’enterrement, c’était certain. Norbert alla couper quelques branches de résineux et décida de faire un feu. Le comble, c’est qu’il y parvint ! On détela le cheval pour qu’il reprît des forces et qu’il pût s’abriter derrière les arbres. Quant à Marie à et son mari, assis devant le feu, emmitouflés dans l’unique couverture, ils se serrèrent l’un contre l’autre et finirent par s’endormir.

Quand ils se réveillèrent vers huit heures, le jour pointait à peine à l’horizon. Un calme impressionnant enveloppait la campagne. On n‘entendait aucun bruit et on se serait cru sur une autre planète. Le vent était tombé et il ne neigeait plus, c’était déjà ça. Norbert ralluma le feu et donna un peu d’avoine à la jument.  Ensuite, lui et Marie mangèrent quelques tranches de pain à la confiture. Quand ils eurent terminé, le soleil se levait derrière les montagnes dans un ciel bleu d’une pureté incroyable. Tout était blanc autour d’eux et il était difficile de reconnaître le paysage. Il allait falloir bouger s’ils ne voulaient pas mourir de froid. Par précaution, on jeta quelques branches de sapin dans le chariot et on tenta de se remettre en route. On n’avait pas fait cent mètres, que déjà le cheval peinait dans la montée. Que faire ? Laisser tout là et continuer à pied ? Il n’y fallait même pas songer : vu la distance qu’il leur restait à parcourir, jamais ils n’arriveraient à temps pour l’enterrement. Il fallait juste espérer que l’autre versant serait moins enneigé et que le cheval retrouverait alors un rythme plus rapide. En attendant le pauvre n’en pouvait plus. De le neige plus haut que les genoux, il s’arc-que-boutait de toutes ses forces, mais n’avançait guère. On descendit du chariot, mais cela n’allait pas beaucoup mieux. Il fallut se résoudre à pousser. Quand on lui disait d’avancer, la pauvre jument faisait un effort et progressait d’un ou deux mètres. Derrière, les deux fermiers l’aidaient comme ils pouvaient, mais la hauteur de neige était telle et la pente était si forte, qu’après cinq mètres il leur fallait s’arrêter, épuisés. Comme trois bons kilomètres devaient les séparer du col, ils allaient y passer la journée. Norbert commençait à s’énerver. On était déjà le troisième jour et l’enterrement avait lieu le lendemain dans la matinée. L’héritage de Marie allait leur passer sous le nez ! Mais il eut beau s’énerver sur la pauvre jument, celle-ci ne pouvait pas donner davantage que ce qu’elle donnait. Vers midi, on fit une pause car Marie n’en pouvait plus non plus. Le visage rouge, buriné par le vent, les lèvres bleues, elle était méconnaissable. On fit une halte et on mangea un peu de jambon fumé avec le reste du pain. La ration d’avoine diminuait aussi. Ils n’avaient pas le choix : il fallait franchir ce col à tout prix et en tout cas avant la nuit.

 

Littérature

00:05 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (4) | Tags : littérature

Commentaires

On mesure la distance avec le tout internet d'aujourd'hui...

Ici deux êtres vont au-devant de la mort sans certitude...

En tout cas ton texte explose d'images.

Écrit par : Michèle | 04/03/2016

On est loin d'Internet, en effet.

Écrit par : Feuilly | 04/03/2016

Je précise pourquoi j'ai pensé à Internet : à quelqu'un qui ne voulait pas voir un proche rongé par la maladie (le sachant de toute façon très entouré ), sa famille a envoyé une photo par téléphone. Ici le couple se met en marche pour un enterrement qui n'aura peut-être pas lieu.

Écrit par : Michèle | 05/03/2016

Bon, je comprends mieux, maintenant. Ici, il a fallu envoyé un messager qui a mis trois jours pour arriver. C'est sûr qu'avec un téléphone, même classique, c'eût déjà été plus facile.

Écrit par : Feuilly | 05/03/2016

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