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13/01/2014

De la manière de conserver le pouvoir

Je poursuis mes lectures et je tombe sur cet extrait, qui me semble dans la suite logique du texte précédent, qui traitait des moyens employés par certains hommes pour arriver au pouvoir. Il s’agit ici de réfléchir à la manière dont ils s’y prennent pour conserver ce pouvoir une fois qu’ils s’en sont emparés. L’auteur n’est plus Platon, cette fois, mais Etienne de la Boétie, l’ami de Montaigne. Voici ce qu’il écrit dans le « Discours de la servitude volontaire »  :  

Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien ! Vous vous laissez enlever sous vos yeux le plus beau et le plus clair de votre revenu, vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres !

Vous vivez de telle sorte que rien n’est plus à vous. Il semble que vous regarderiez désormais comme un grand bonheur qu’on vous laissât seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis, mais certes bien de l’ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu’il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-mêmes à la mort. Ce maître n’a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n’a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu’il a de plus, ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D’où tire-t-il tous ces yeux qui vous épient, si ce n’est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper, s’il ne vous les emprunte ?

Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous, qui ne soit de vous-mêmes ? Comment oserait-il vous assaillir, s’il n’était d’intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire, si vous n’étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-mêmes ? Vous semez vos champs pour qu’il les dévaste, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ses pilleries, vous élevez vos filles afin qu’il puisse assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu’il en fasse des soldats dans le meilleur des cas, pour qu’il les mène à la guerre, à la boucherie, qu’il les rende ministres de ses convoitises et exécuteurs de ses vengeances. Vous vous usez à la peine afin qu’il puisse se mignarder dans ses délices et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez afin qu’il soit plus fort, et qu’il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et de tant d’indignités que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles les sentaient, vous pourriez vous délivrer si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir.

Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l’ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir, et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre.

Sarlat, maison natale de La Boétie

littérature

00:06 Publié dans Littérature | Lien permanent | Commentaires (9) | Tags : littérature

Commentaires

Ah ! Sarlat ! :)

La seule issue à la colonisation c'est de ne pas s'anonymiser, ne pas être invisible. Le grand marché actuel se nourrit de l'anonymat et de l'interchangeabilité. Il suffit de se vouloir irremplaçable, "nominativement concerné" et, chacun irréductible, de s'ajouter...

Écrit par : Michèle | 13/01/2014

Quand je dis "il suffit" c'est façon de parler. Car il reste la réalité des faits :)

Écrit par : Michèle | 13/01/2014

Ce qu'il y a d"époustouflant dans ce texte, c'est sa modernité. Passent et passent les siècles, la problématique sociale est toujours la même !

Écrit par : Bertrand | 13/01/2014

@ Michèle : il suffit, oui...
@ Bertrand : c'est bien parce que je l'ai trouvé plus que moderne que j'ai mis ce texte ici. Rien ne change...

Écrit par : Feuilly | 13/01/2014

Un grand classique, là, que vous nous apportez, cher Feuilly. Grand texte sur la servitude naturelle, cette incompréhensible volonté d'être esclave, cette nécessité maladive du Père, ou du Patriarche, cette nausée de la peau, ce bon vieux rapport sado-maso si bien mis en lumière par Fassbinder, et aussi dans les rapports ordinaires.
Spinoza n'avait pas compris non plus l'assassinat des Frère de Wit et la mort de la démocratie (l'ultimi Barbarorum) par des Hollandais qui réclamaient avec la pugnacité de gladiateurs ivres leurs doux fers et le son mélodieux du fouet orangiste. Qu'il est doux en effet de souffrir et d'aimer celui qui vous torture! Quelle jouissance victimaire!

Ceci dit, ce n'est plus tout à fait la même chose actuellement : c'est pire. Les moyens de contrôle et d'aliénation ont démultiplié les possibilités d'identification et d'asservissement. Si l'histoire se répète, elle organise son axe autour de la répétition de la Différence (cf Nietszche - je sais jamais l'ordre du s, z c, impossible de jamais m'en souvenir), Deleuze...). L'histoire se répète dans une différence qualitative : les forces d'oppression seront plus rudes encore que par le passé. Mais, normalement les forces d'opposition aussi.
Il ne faut cependant rien espérer, c'est décevant l'espoir, s'il foire, ou alors aveuglant lorsqu'il se réalise. L'espoir, c'est le principe d'organisation sadique du maître.-))

Écrit par : cléanthe | 13/01/2014

@ Cléanthe : la servitude naturelle, oui. Ce besoin d’un chef pour diriger la meute doit remonter à la préhistoire, quand nous n’étions guère plus que des animaux au milieu d’autres animaux (encore, que, quand on regarde les peintures de Lascaux…). La différence avec les animaux, c’est que si ce chef de meute y trouvait son compte (être le loup le plus fort, posséder les femelles, etc.), il devait aussi assurer la sécurité et la cohésion du groupe. En cas de défaillance, il était aussitôt remplacé. Chez les humains, au contraire, on voit que nombre de dictateurs ou de dirigeants travaillent avant tout pour eux et se soucient peu du bien-être du peuple qu’ils dirigent. Pourquoi dès lors ce peuple le les destitue-t-il pas ?

Écrit par : Feuilly | 14/01/2014

Pire, puisque le peuple destitue parfois (et assassiner comme les frère De Wit) ceux qui désire le protéger et le libérer. Alors que des gens comme Hitler, Franco, Staline, etc. étaient tous trois soutenus par une marge assez importante de la population, une société mise en coupe réglée par la haine et la terreur. La peur. La peur pour sa vie, celle de ses enfants, de ses amis, de sa femme.
L'être humain est une sale bête (mais si l'on accepte ça, il faut s'y inclure, tous des drôles de coco, la nuance tient dans le degré d'intensité) qui poursuit souvent son intérêt comme la manifestation de sa préservation singulière ou alors qui voit souvent ce qu'il faudrait faire et qui pour cette raison fait bien entendu le contraire. Il y a bien sûr d'exceptionnels individus, des résistants, des héros. C'est sûr, et ils prennent leur valeur sur ce fond de désespoir humain. ( Euh pour savoir si on est un héros, bon, il faut être dans la situation je crois :personnellement je crois pas que j'en suis vraiment un, je suis même sûr que non).
L'humanité a mis ses prédateurs dans ses zoo, a massacré le reste. Il ne reste plus qu'un seul de ses prédateurs, le plus dangereux : qui peut savoir si dans les codes génétiques n'est pas inscrite la disparition de l'humanité par elle-même ?

Écrit par : cléanthe | 14/01/2014

@ Cléanthe : le combat de ces héros, malheureusement, est souvent détourné par d'autres.

Écrit par : Feuilly | 14/01/2014

Des résistants ont été fusillés à la libération. Des collabos ont reçu des médailles.
Papon est devenu le Maître Intérieur. Pragmatique d'états, real-politik, béance entre ethique et politique, dissociation qui semble toujours d'ailleurs avoir eu lieu.
Pas propres, les mains sales.

Écrit par : cléanthe | 14/01/2014

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