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22/02/2012

Une maison à la campagne (5)

Sept jours se passèrent ainsi. Tous les matins, la mère et ses voisines allèrent prier leur dieu respectif, mais cela ne modifia absolument rien au cours des choses. Pendant sept nuits le bol de potage et la miche de pain demeurèrent intacts devant la porte de la chambre, laquelle resta, elle,  hermétiquement close. C’était à désespérer. Si on mettait l’oreille contre cette damnée porte, on entendait généralement les pleurs d’Alasina. A la fin, le père lui-même vint écouter et d’entendre sa fille pleurer ainsi lui fendit le cœur. Il attendit encore un jour, puis, comme on n’entendait plus aucun bruit dans la chambre, il défonça la porte d’un coup d’épaule.

On le vit redescendre de l’étage avec le corps de sa fille dans les bras. La mère poussa un hurlement et faillit se trouver mal, mais un des fils fit remarquer que la jeune fille était seulement évanouie. On la coucha sur la table de la cuisine et on fit couler dans sa gorge une eau de vie forte et puissante, capable de réveiller un mort. Et en effet, Alasina se mit bientôt à tousser, tant ce breuvage était alcoolisé. Plus elle toussait, plus elle s’étranglait, mais au moins elle était revenue à elle et était bien vivante.  On l’installa ensuite confortablement dans l’unique fauteuil de la pièce et la mère prit la relève. Elle lui donna à manger une espèce de bouillon de poule dans lequel elle avait jeté des tranches de pain. Cela formait une sorte de bouillie épaisse et nourrissante, que la malade avalait par petites gorgées. Quand elle sentait qu’elle allait trop vite, la mère arrêtait et se mettait à parler à sa fille, tout en lui caressant les cheveux. Les hommes sortirent, préférant les laisser ensemble.  

Quand elle eut repris un peu de forces, au bout de quelques jours, tout le monde essaya à tour de rôle de dialoguer avec elle. Si son père lui expliqua ce qu’était l’honneur de la famille, ses frères, eux, mirent en avant la situation embarrassante où elle les mettait. En effet, si elle continuait comme elle le faisait, ils seraient quasi obligés de tirer en direction des Hoxha avec le gros fusil à sangliers. Qu’il y ait quelques morts de ce côté-là ne les tracassait pas outre mesure, il y avait déjà bien assez de vermines comme cela sur la terre, mais enfin pour la justice ce serait considéré comme un meurtre, ce qui voulait dire qu’ils seraient obligés d’abandonner la ferme et de partir se cacher dans les montagnes. C’était cela qu’elle voulait pour ses frères ? En faire des parias, des vagabonds, des bandits sans foi ni toit ? Elle devait donc bien réfléchir avant de s’engager dans cette voie car c’est toute la famille qu’elle allait faire voler en éclats.

La mère, de son côté, tenta de lui expliquer qu’elle ne connaîtrait jamais le bonheur avec un homme tel que ce Bukuran. Même si c’était un gentil garçon, ce qui restait à prouver car il appartenait tout de même à ce clan maudit, dont la réputation n’était plus à faire, même s’il était gentil donc, elle serait obligée, elle, de vivre enfermée du matin au soir dans leur grande maison sombre. En effet, il ne fallait pas s’imaginer qu’elle pourrait encore parcourir les rues du village comme elle l’avait fait jusqu’à présent. De peur de représailles à son encontre, les Hoxha allaient la séquestrer et elle perdrait jusqu’à la joie de vivre. En effet, en été, elle verrait tout le monde partir pour les champs et elle, elle devrait rester cloitrée en compagnie d’une vieille grand-mère gâteuse (car on disait que l’aïeule commençait à perdre la raison). Et le samedi, quand les hommes iraient boire un verre sur la place du village et que les filles iraient au bal, elle serait toujours là, dans cette grande maison sombre, à écouter les sornettes de l’ancêtre. C’est cela qu’elle voulait comme vie ? Alors oui, Bukuran était peut-être un gentil gars, mais après une année de ce régime-là, elle serait la première à demander le divorce. Or chez les Hoxha, on ne divorce pas, qu’elle se le tienne pour dit. Ces gens-là sont ce qu’ils sont, mais pour ce qui est de respecter les sacrements du mariage, il faut leur laisser cela, ils sont intransigeants. « Réfléchis bien, ma fille », continuait la mère. Sans compter qu’un jour ou l’autre tout cela allait finir dans le sang. Et qui retrouverait-on dans la poussière du chemin, une balle entre les deux yeux ? Son mari ou son frère, à moins que ce ne soit son père… Comment ferait-elle, après, pour vivre avec cela sur la conscience ?

Alasina écoutait, mais ne répondait jamais rien. Elle restait prostrée, muette, et passait des heures à regarder par la fenêtre, le regard vague. Elle n’avait plus rien de la jeune fille alerte et joviale que tout le monde avait connue et si un étranger était entré dans la maison, il l’aurait prise à coup sûr pour une retardée mentale, tant son manque d’énergie, son immobilisme et son regard fixe et triste semblaient faire partie intégrante de sa personnalité. Mais non, la pauvre Alasina était simplement malade. Malade d’amour à en mourir. Ce n’était pas nécessaire de lui interdire de sortir, elle n’y pensait même plus, ayant intériorisé cette défense qui lui était faite de rencontrer Bukuran. Mais quelle tristesse dans ses yeux ! Elle qui était la gaieté même et comme l’âme de la maison, il n’émanait plus d’elle qu’un désespoir terrible, qui petit à petit se communiqua aux autres membres de la famille. Les repas étaient devenus moroses, personne ne parlait plus et c’est à peine si on osait encore manger. Tout le monde se regardait par en-dessous et la gêne était bien palpable. Une fois la dernière bouchée avalée, les hommes se levaient et quittaient précipitamment la table, tout heureux de s’en aller bien loin dans les champs et de quitter cette maison où tout était maintenant morbide.

Une semaine entière se passa ainsi quand au matin du septième jour un étranger, dont le visage était caché par un grand chapeau, fut signalé sur la petite route qui montait vers la ferme. Le frère aîné prit aussitôt son fusil et attendit l’inconnu sur le pas de la porte. Quand le visiteur fut à deux cents mètres, il lui demanda ce qu’il voulait. L’autre releva la tête et on reconnut Bukuran. Il venait prendre des nouvelles d’Alasina. Il voulait savoir si elle était malade, ne l’ayant plus rencontrée depuis quelque temps. Pour toute réponse, un coup de feu fut tiré en l’air. L’écho s’en répercuta jusqu’aux bois qui couvraient les collines et le silence qui suivit fut impressionnant. Les deux hommes se regardèrent. La lutte n’était pas égale. L’un était chez lui et armé, l’autre avait les mains nues et n’était pas sur ses terres. Il ne pouvait donc que partir et c’est ce qu’il fit, non sans avoir signalé auparavant qu’au village une rumeur courait et qu’on disait qu’Alasina était séquestrée, qu’elle ne pouvait plus sortir. « Sache que ma sœur peut sortir librement » lui lança le frère, « mais toi par contre tu ne peux pas rentrer ici. Ce n’est pas ma faute si elle n’est plus amoureuse de toi. Retourne d’où tu viens et ne remets jamais plus les pieds dans le coin. Cela pourrait mal finir pour toi. » « Je ne te crois pas », lui répondit l’autre. « Pourquoi me menacerais-tu ainsi, si ta sœur n’était plus amoureuse de moi ? La vérité c’est que tu as peur qu’elle ne me suive. »  Pour toute réponse, le frère tira dans sa direction, faisant bien attention quand même à ne pas le toucher, car il ne faudrait pas que cet animal aille mourir ici, à deux pas de la ferme. La balle effleura les cailloux du chemin et là où elle était passée, on vit un petit nuage de poussière qui se dissipa aussitôt dans la grande lumière de l’été. Bukuran fit demi-tour sans se presser et tout en marchant, il dit qu’il reviendrait. Quand il entendit qu’on armait de nouveau le fusil, il ajouta : «Et ne va pas tirer sur un homme désarmé qui te tourne le dos. Tout le déshonneur en serait pour toi. » Le frère baissa son arme et rentra à l’intérieur, non sans avoir ajouté à l’intention du fils Hoxha que la prochaine fois, il tirerait, que l’adversaire soit de face ou de dos.

Dans la cuisine, son regard rencontra celui d’Alasina et il faillit avoir peur, tant il y vit de détermination, presque de la haine. Elle qui vivotait depuis des jours et des jours, voilà qu’elle se tenait là, dressée et bien droite, prête à riposter à la moindre attaque verbale. Son frère passa devant elle en haussant les épaules, mais sans oser proférer un seul mot. Il venait de comprendre que le véritable ennemi n’était pas Bukuran, mais sa propre sœur. Entre hommes, on pouvait se comprendre, et même si on réglait ses différends à coups de fusil, on parlait le même langage. L’un disait blanc et l’autre noir, c’était tout, mais en-dehors de cela, les mots utilisés avaient la même signification. Avec Alasina, c’était plus compliqué. L’adversaire était plus sournois puisqu’il habitait à l’intérieur de la maison. La cohésion du clan familial s’en trouvait ébranlée. Au lieu de faire bloc tous ensemble, il fallait au contraire se méfier d’un des membres du groupe. De plus, le discours que tenait ce membre était complètement irrationnel puisqu’il relevait de l’amour. Croire à l’amour ! Il n’y avait que les filles pour se monter la tête comme cela ! Certes, on pouvait éprouver de l’affection pour une personne de l’autre sexe, mais enfin, il fallait savoir garder les pieds sur terre et assurer d’abord ses moyens d’existence. Pour chacun des trois frères, la bonne tenue de la ferme passait avant les aventures sentimentales, ce qui ne voulait pas dire qu’ils n’avaient pas déjà troussé quelques filles en plein champ, derrière une haie, mais bon, ce n’était pas pour cela qu’ils avaient perdu la tête.

Ce soir-là, autour de la table, l’ambiance fut différente. Alors que les autres jours on était plutôt dans la morosité, cette fois-ci l’atmosphère était surtout électrique et tendue. Chacun s’observait et on se demandait qui allait commencer les hostilités. L’orage couvait, les nuages s’amoncelaient, l’air devenait étouffant, mais rien ne se passait. On savait qu’à la moindre remarque Alasina allait sauter à la gorge de son frère. La mère essayait de cacher sa peur en s’affairant comme elle pouvait avec les plats et les casseroles, tandis que le père serrait les dents tout en triturant de plus en plus vite la cuillère avec laquelle il était supposé manger sa soupe.

C’est à peine si on toucha au repas. Tout le monde se leva de table en même temps et chacun alla vaquer à ses occupations. Alasina, elle, tournait littéralement en rond, comme un fauve prêt à bondir. A la fin, elle finit par aller s’enfermer une nouvelle fois dans  sa chambre. Ce fut un soulagement car on avait peur qu’elle prenne la décision de traverser tout le village pour aller se rendre chez les Hoxha. Ce n’était plus possible, il fallait trouver une solution au plus vite.    

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17/02/2012

Une maison à la campagne (4)

Le lendemain, lors du repas du soir, les pendules ont vite été mises à l’heure. C’est le père qui a commencé et les trois frères ont continué. Qu’elle fréquente qui elle veut, qu’elle tombe enceinte à la rigueur, qu’elle se marie avec un vieux, un pauvre ou un riche, peu importait, c’était son affaire. Mais fréquenter le fils Hoxha, ça ce n’était pas possible. C’était même tout à fait interdit. Cela faisait plus d’un siècle que la guerre était déclarée entre les deux familles. On ne savait plus très bien ce qui avait déclenché les hostilités, mais on se souvenait très bien de toutes les vacheries récentes qu’on avait dû subir. La jument retrouvée morte au milieu de son champ, les bornes des terrains déplacées en pleine nuit, et jusqu’au hangar à foin qui avait brûlé un jour d’orage. Certes, il n’y avait pas de preuves comme quoi l’incendie n’était pas naturel, mais il n’y avait pas de preuves contraires non plus. Et puis on n’avait pas à évoquer toutes ces affaires. On ne côtoyait pas les Hoxha, point final et si par malheur on les croisait, on détournait la tête et on crachait par terre.

Voilà qui était dit et bien dit et on n’en aurait plus reparlé si la semaine suivante on n’avait pas aperçu Alasina qui parlait avec  Bukuran derrière la haie de l’église. Ca c’était trop. On lui refit la morale et on durcit un peu le ton. Rien n’y fit car quinze jours plus tard un voisin la vit embrasser son amoureux au cimetière, derrière une tombe ! En plus, c’était le caveau des Hoxha ! Est-ce qu’elle croyait déjà faire partie de leur famille pour aller se recueillir ainsi au cimetière sur leurs ancêtres ? Qu’elle arrête tout de suite, aucun mariage n’était possible avec ces gens-là et si jamais l’envie lui en prenait, il était clair que les noces finiraient dans un bain de sang.

Le lendemain de cette altercation, la mère prit sa fille à l’écart et tenta de lui expliquer ce qu’on pouvait tolérer et ce qu’on ne pouvait pas. On pouvait pardonner l’amour, on pouvait pardonner le désir, mais pas avec un Hoxha. A la limite, si elle tombait enceinte d’un autre, un brave gars du pays qui l’épouserait aussitôt, hé bien on ne lui en voudrait pas trop. Mais fréquenter Bukuran, là c’était impossible. « Mais maman, je l’aime ! » hurla Alasina. « Je sais, ma fille, je sais, j’ai connu la force de l’amour avant toi, mais pourtant il va bien falloir changer de cible. On ne te demande pas de ne pas aimer, on te demande d’en aimer un autre. » « Mais c’est impossible ! C’est lui que j’aime, lui, rien que lui ! » La mère ne dit plus rien mais tout en épluchant des carottes pour la soupe, elle versa quelques larmes silencieuses, les premières qu’elle versait, peut-être, depuis que sa fille était née. C’est qu’elle savait que la situation était inextricable. Elle connaissait bien la demoiselle et elle savait que celle-ci ne céderait jamais. Mais le père et les frères non plus ne céderaient pas. L’auraient-ils même voulu qu’ils ne le pouvaient pas. Il y avait eu trop de différends avec les Hoxha et tout le village avait  les yeux braqués sur eux. Laisser traîner les choses, ne pas les arrêter tout de suite, c’était déjà une faute. Les gens y verraient une manière d’accepter tacitement cet amour, ce qui en d’autres termes revenait à faire la paix et donc à capituler devant les Hoxha. Certains, plus méchants, diraient même que dans leur famille sans honneur on n’hésitait pas à vendre les enfants pour sceller une paix honteuse. En un mot, on reconnaissait ses torts et pour se faire pardonner on offrait en pâture la chair tendre d’une jeune fille de vingt ans. Voilà assurément ce qu’on allait dire dans le village, si cette histoire sentimentale ne s’arrêtait pas bientôt.

Mais que faire ? Puisqu’il semblait impossible de convaincre Alasina de renoncer à cet amour coupable, il ne restait plus que deux solutions : ou bien lui faire quitter le village et l’emmener bien loin, à l’autre bout du pays, ou bien l’enfermer purement et simplement ici à la ferme. Dans ce dernier cas, cela revenait à la cloîtrer dans l’écurie, comme la chienne Sarah quand celle-ci était en chasse. La mère revoyait l’image de la pauvre bête qui ne pensait qu’à s’échapper et qui devait rester là, couchée sur sa paillasse tachée de sang. Un jour, elle avait profité d’une seconde d’inattention et s’était enfuie par la porte entr’ouverte. En fait d’amour, on l’avait retrouvée dix jours plus tard dans un fossé, tuée d’une balle en pleine poitrine. Encore un coup des Hoxha, probablement ! Alors, à l’idée d’enfermer sa propre fille, la mère en avait des sueurs froides car elle savait qu’elle aussi ferait tout  pour s’échapper.  Et Dieu seul savait comment tout cela finirait.

Le soir à table, le ton monta, c’était inévitable. A la fin, Alasina, accablée de reproches, quitta la pièce précipitamment et se refugia dans sa chambre, effondrée et en larmes. La mère voulut aller lui parler, mais elle s’était enfermée à clef. « Laisse-la donc » hurla le père. « Qu’elle boude dans son coin, cela lui donnera le temps de réfléchir et elle finira peut-être par comprendre que ce ne sont pas les gars qui manquent au pays. Qu’est-ce que tu veux, c’est son premier amour, elle est butée, mais avec le temps ça lui passera. Laisse-la là-haut quelques jours et tu verras qu’elle deviendra plus raisonnable. Dans une semaine, elle l’aura oublié son Bukuran. »

La mère fit oui de la tête, mais elle savait au fond d’elle-même que jamais sa fille ne céderait. Avait-elle cédé, elle, quand elle avait voulu épouser son mari contre la volonté de ses parents ? Bien sûr que non, et ils avaient dû finir par s’incliner. Bon, il est vrai que les deux familles n’étaient pas en guerre, tandis qu’ici, la situation semblait vraiment sans issue…

Alasina resta enfermée trois jours et trois nuits. Pendant tout ce temps, sa mère déposa plusieurs fois un peu de potage et une grosse miche de pain devant la porte de sa chambre. Elle le faisait de nuit, quand les hommes dormaient, afin qu’ils ne remarquassent rien. A l’aube, quand elle repassait devant la porte, tout avait disparu. Au moins la petite ne se laissait pas mourir de faim, c’était déjà bon signe.      

Et en effet, au matin du troisième jour, elle réapparut au petit-déjeuner. Malheureusement, ses frères, au lieu de ne rien dire, se crurent intelligents en ironisant : « Tiens, le faim fait sortir le loup du bois ? », dit le premier. « Oh, mais tu as bonne mine, tu aurais pu t’enfermer beaucoup plus longtemps, finalement » ricana le second. « Pas trop longtemps quand même » susurra le troisième, « sinon elle serait devenue tellement maigre que même le fils Hoxha ne voudrait plus d’elle ! » Alasina les regarda sans rien dire puis sans toucher au bon pain chaud qui sortait du four, elle se dirigea vers la porte. « Où est-ce que tu vas ? » hurla aussitôt le père. « Je vais chez mon amoureux, lui au moins il me donnera à manger ! » répondit-elle la tête haute.

La gifle retentit aussitôt comme un coup de fusil. C’était bien la première fois, en vingt ans, que le père giflait sa fille. Mais quelle tête de mule, aussi ! A son âge elle devait comprendre que l’honneur et le sens de la famille passaient avant tout. Sur ce, les hommes partirent travailler dans les champs, laissant sur la table les bonnes tranches de pain qu’ils n’avaient même pas terminées.

Alasina pleurait, appuyée contre le mur de la maison. Sa mère essaya bien de lui parler, mais elle ne l’écouta pas et alla de nouveau s’enfermer dans sa chambre. Le double tour de clef retentit dans la maison avec un bruit sec. Cette fois la guerre était déclarée pour de bon au sein de cette famille autrefois si unie.

Tout en vaquant à ses occupations ménagères, la mère repensait à tout ce qui s’était passé au cours de ces années. Elle revoyait sa vie autrefois, auprès des garçons encore enfants. Puis la naissance de la petite et la manière touchante dont elle avait été accueillie, rien que parce que c’était une fille. Il lui semblait encore les voir tous jouer ensemble, quand ses garçons devenus de grands adolescents se bousculaient pour pouvoir porter Alasina sur leurs épaules. Et voilà que toute cette complicité, tout cet amour, était gâchés à cause de ce fils Hoxha. Comme toujours le malheur devait venir de ce côté-là, il fallait croire que c’était écrit dans les cieux.

Ce malheur, elle le gardait tellement en elle qu’il finit par l’étouffer. En plus, elle était désespérée en voyant que sa fille refusait désormais la nourriture déposée devant sa porte. Alors, elle alla consulter quelques voisines. Toutes regrettaient que la situation se fût envenimée à ce point, mais en gros toutes donnaient tort à Alasina. Une fille se doit d’obéir à son père, justement parce que c’est une fille. Si ce père avait décidé que ce n’était pas là un bon mariage, il fallait obéir et rompre la relation amoureuse sur-le-champ. Et c’était d’autant plus nécessaire que le différend qui opposait les deux familles remontait à l’aube des temps. Il fallait choisir son camp. Si Alasina choisissait celui des Hoxha, elle serait répudiée par les siens, c’était logique. Quand la mère entendit tous ces propos, qu’elle n’avait vraiment pas envie d’entendre, elle prit peur pour de bon. Elle voyait déjà sa fille perdue pour toujours si jamais elle choisissait l’autre parti.

Les commères, se rendant compte qu’elles y étaient allées un peu fort, proposèrent d’aller prier Dieu. Ce n’était pas toujours très efficace, mais cela n’avait jamais fait de tort à personne. Les unes iraient se recueillir à la mosquée, tandis que les autres, en bonne chrétiennes orthodoxes qu’elles étaient, iraient prier dans la petite église qui se trouvait à l’entrée du village et dont la porte peinte en bleu semblait être le reflet du ciel de ce début d’été. 

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13/02/2012

Une maison à la campagne (3)

Que faire ? Je n’allais quand même pas le laisser là, ce livre tombé du ciel, que quelqu’un avait pris la peine de protéger des outrages du temps ! Il me semblait qu’on l’avait entreposé à cet endroit rien que pour moi, pour que je le découvre un jour comme aujourd’hui, dans cette partie inhabitée de la maison. Alors j’ai déposé la clef au fond du coffre, que j’ai bien refermé, puis j’ai retraversé le grenier, évitant tant bien que mal quelques toiles d’araignées. Enfin, j’ai éteint la lumière. La quasi-obscurité qui suivit m’a surpris. En me retournant, j’ai vu qu’un timide rayon de lune filtrait par la tabatière et éclairait une partie du plancher. C’était un halo bleuâtre, qui donnait aux choses assemblées là un caractère un peu mystérieux et énigmatique. J’ai poussé derrière moi la vieille porte, qui, de nouveau, a grincé sur ses gonds et, en tâtonnant, je suis redescendu par l’escalier comme j’ai pu. Arrivé sur le palier du premier étage, j’ai enfin pu faire de la lumière. Elle m’a semblé si forte que j’en ai cligné des yeux.

Une fois au salon, je me suis servi une bière spéciale, brassée par des moines trappistes (enfin, c’est ce que l’on dit sur l’étiquette), je me suis installé dans un fauteuil, et j’ai ouvert le fameux livre.  Comme son titre l’indiquait, c’était un recueil de nouvelles, toutes écrites par des auteurs différents. Une sorte d’anthologie, en quelque sorte. L’éditeur, « Les Cahiers du Sud », m‘était complètement inconnu et la date de publication, 1903, me plongeait déjà dans une autre époque. L’auteur du premier texte, un certain Marin Rivière, m’était tout aussi  inconnu. Enfin, on verrait bien… Et c’est ainsi que j’ai lu d’une traite cette longue nouvelle qui comportait plus de cinquante pages :

« Il était une fois, dans un village reculé d’Albanie, une famille pauvre qui avait trois enfants, trois garçons forts et robustes. Ils étaient encore jeunes, mais déjà ils aidaient le père au travail des champs, surtout les deux plus âgés. C’est alors que la mère tomba enceinte une quatrième fois. Quatre enfants !  Quatre grands gaillards pour conduire les bœufs au labour ou rentrer le foin dans le fenil ! C’est les voisins qui allaient être jaloux ! Avec une telle main-d’œuvre gratuite, la ferme allait s’étendre, c’était certain.

Les mois ont commencé à passer et l’hiver est venu. La mère restait souvent près de la fenêtre à regarder la neige tomber sur la forêt toute proche. Elle ne disait rien, mais posait parfois une main sur son ventre pour tenter d’entrer en contact avec le petit être qui était en elle. Mais il était trop tôt encore, l’enfant était trop petit et elle ne sentait rien. Rien qu’une impression étrange, inhabituelle, comme si cet être avait été plus fragile que les trois autres qu’elle avait déjà portés. Elle  garda pour elle ce secret et ne dit rien aux hommes, qui ne comprennent de toute façon rien à ces choses-là.

Deux mois passèrent encore et un matin qu’elle était venue comme toujours s’asseoir à sa fenêtre, elle vit des primevères et des jonquilles qui pointaient leur tête dans le pré près de la maison. Le printemps arrivait et elle en fut heureuse. Machinalement, elle posa la main sur son ventre, comme elle en  avait pris l’habitude et là, ô surprise, elle sentit l’enfant qui bougeait ! Quelle joie ! Il naîtrait au tout début de l’été, en pleine fenaison, quand les hommes seraient partis faucher dans les grandes prairies à l’entrée du bois, celles qui sont arrosées par la rivière et qui donnent cette herbe si tendre et si verte dont les vaches raffolent.

Un soir, au dîner, le père prit la parole. Tout en coupant une tranche de pain (ce bon pain préparé avec la farine de froment de la ferme, que sa femme, ce matin-même, avait cuit dans le four en pierres qui jouxtait  la maison) il s’exclama, en contemplant le ventre de son épouse : « C’est pas tout cela, comment est-ce qu’on va l’appeler notre petit gars ? C’est qu’il faudrait bien lui trouver un nom ! Le temps presse, il sera bientôt là. Comment est-ce qu’on va l’appeler ? Drajash ? Ermir ? Prekatar ? »

Alors, la mère, un peu craintive tout de même, lui répondit : «Ne te tracasse pas pour le prénom, tu auras le choix. » « Et comment cela, j’aurai le choix? » rugit le père. « C’est que cette fois ce n’est pas un garçon que je porte », murmura  la  mère. « Comment cela, ce n’est pas un gars ? C’est quoi alors ? » « C’est une fille », répondit la mère, toute tremblante, avec pourtant comme un petit sourire de satisfaction au coin des lèvres. Une fille ? Ils se regardèrent tous. Ben ça alors, personne n’avait jamais pensé à cela… Une fille… Dans leurs yeux, la mère vit passer comme une sorte de tendresse.  C’était gagné. La petite  était déjà acceptée. Une présence féminine dans la maison, après tout, cela ne ferait pas de mal ! Un peu de douceur, un peu de tendresse… On n’y était pas trop habitués, à vrai dire, mais pourquoi pas, finalement, cela ne devait pas être désagréable… Ils se regardèrent tous les quatre, le père et les trois fils, puis éclatèrent d’un grand rire franc. Une fille ! Ca alors !

« Et comment sais-tu que c’est bien une fille ? » demanda le père à sa femme. « Je le sais, je le sens, c’est tout. » « Comment ça, tu le sens ? » « Oui, je le sens. La grossesse est différente des autres fois et le bébé est bien plus petit, bien plus fragile. Il faudra être gentil avec lui quand il sera né, hein ! » Elle regarda tous ses hommes à tour de rôle et elle vit qu’elle pouvait avoir confiance. Ils étaient enchantés et la petite serait la reine de la maison.

En juin, comme elle l’avait prévu, la mère donna donc le jour à une petite Alasina, qui devint vite le centre d’intérêts de  toute la famille. Quand ils revenaient des champs les garçons allaient l’embrasser dans son berceau et le père n’était pas le dernier à la prendre dans ses bras et à la cajoler.

Les années passèrent. Le bébé était devenu une enfant joueuse et câline. A la maison, l’atmosphère avait changé. Les voisins, qui venaient souvent rendre une petite visite de courtoisie, l’avaient remarqué eux aussi. L’espèce de rusticité qui avait régné dans ce foyer pendant des années avait disparu comme par enchantement. Maintenant, on ne criait plus, on parlait ; on ne se fâchait plus, on dialoguait ; on ne disait plus de gros mots ou en tout cas on en disait beaucoup moins ; on ne mettait plus les pieds sur la table en fumant sa cigarette mais on se tenait dignement, les jambes croisées. Bref, en un mot la petite fée qu’était Alasina était parvenue sans le savoir à transformer ces âmes rustres de paysans. Bien sûr les garçons l’avaient initiée aux jeux de balles et aux courses dans les bois. Bien sûr il arrivait encore que les frères réglassent leurs comptes à grands coups de poings derrière la grange, pour rétablir par la force quelque vérité contestée. Bien sûr si, dans la cour, le coq se mettait en travers du chemin de quelqu’un, il se retrouvait immédiatement sur le tas de fumier, projeté là par un grand coup de pied… Mais enfin, d’une manière générale, on pouvait dire que la vie s’était comme adoucie depuis la naissance d’Alasina. L’ambiance générale restait un  peu rustre, mais les angles étaient maintenant arrondis.

La mère était heureuse comme jamais elle ne l’avait été. Certes elle était bien fière de ses garçons et elle aurait donné sa vie pour eux, mais la présence de cette fille qui avait bouleversé son quotidien l’enchantait. Malgré la différence d’âge, elles se confiaient de petits secrets, des secrets de femmes, même, bien que la petite n’eût encore que dix ans. Il est vrai qu’on était à la campagne et qu’on vivait fort proches des animaux. Le secret des origines de la vie n’en était plus un depuis fort longtemps pour Alasina. C’est qu’elle avait vu des dizaines de fois l’étalon monter la jument et la chienne Sarah se sauver de l’écurie pour courir après tous les mâles quand elle était en chasse. Elle savait donc comment on faisait les bébés et elle savait aussi que les filles, parfois, perdent du sang, mais qu’il ne fallait pas s’inquiéter avec cela. L’amour, le désir et le sang faisaient partie des choses naturelles et si on ne pouvait pas en parler devant les garçons, on pouvait le faire entre femmes. Car Alasina se voyait déjà comme une petite femme. Et elle n’avait pas tort car elle était très éveillée et à onze ans elle eut ses premières règles.

Avec sa mère, il n’y avait pas de honte à évoquer ces sujets et elle fut bientôt au courant de tous les petits secrets du village. Pendant que les hommes  étaient aux champs ou occupés à traire les vaches, elles papotaient à deux pendant des heures, tout en préparant le repas du soir.  Elle apprit ainsi que Drenusha, la voisine, avait trompé son mari avec le garçon de ferme. On ne pouvait pas lui jeter la pierre car le mari rentrait ivre quasiment tous les soirs, tandis que le garçon de ferme était un beau gars bien robuste et d’une tendresse à faire craquer toutes  les filles. Elle avait appris aussi, Alasina, que l’autre voisine, Fortiana, avait avorté car le bébé qu’elle portait n’était pas de son mari. Quant à la jeune Gjethina, elle avait avorté aussi car à quatorze ans sa mère n’avait pas voulu qu’elle gardât l’enfant qui poussait dans son ventre. Il est vrai qu’on ne savait pas trop si le père était le garde-chasse de Monsieur ou Monsieur lui-même et que dans tous les cas jamais Gjethina ne serait admise dans le château comtal, qui se dressait sur la falaise surplombant le grand fleuve. Mieux valait donc faire partir l’enfant et oublier cette histoire.

Et le temps passa encore un peu. Alasina eut seize ans, puis dix-sept et enfin elle eut vingt ans. Vingt ans ! C’est un âge qui fait rêver. C’est un âge en tout cas où on tombe facilement amoureuse et c’est ce qui arriva, évidemment, car Alasina était belle, fort bien faite et d’un naturel agréable. La première fois qu’elle alla au bal au village voisin, elle rencontra donc l’amour. C’était dans la nature des choses. Fort bien sauf qu’elle alla s’enamourer de Bukuran, le seul des fils Hoxha qui n’était pas encore marié. Enfin, il y avait au moins cinquante gars dans les environs, dont la moitié au moins lui avait fait la cour durant ce bal et voilà que c’est le fils Hoxha qu’elle était allée choisir !


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06/02/2012

Une maison à la campagne (2)

J’ai donc monté l’escalier de bois séculaire, qui craquait sous mes pas. Tout en haut, la vieille porte a émis un gémissement étrange quand je l’ai poussée, comme si elle avait voulu avertir de ma présence les ombres du temps passé qui devaient encore vaguement flotter en ce lieu. A tâtons, j’ai cherché l’interrupteur. C’était un ancien modèle qui datait d’avant toutes les guerres et qui était constitué d’une petite tige métallique qu’il fallait basculer pour donner le contact. Des fils électriques étranges, d’un autre âge et gainés de toile, en sortaient. Ils allaient ensuite se perdre dans les poutres maîtresses, où ils pendouillaient comme des lianes avant d’aller rejoindre l’unique ampoule de ce lieu. Celle-ci éclairait à peine tant elle était sale et recouverte de poussière. C’est donc quasiment à tâtons que je me suis avancé vers la tabatière qui s’ouvrait sur la nuit. Là haut, tout là-haut près de la voie lactée, quelques étoiles brillaient dont j’ignorais tout, même le nom. Le temps et l’espace… Le temps, symbolisé ici par toutes ces vieilles reliques du passé qui s’entassaient le long des murs et l’espace infini, dont on ne devinait la profondeur que par l’existence de ces étoiles perdues au fin fond de l’univers. Quel sens avait notre vie, face à tout cela ? Entraînés avec notre planète qui n’en finissait pas de s’enfoncer dans le vide intersidéral, nous tentions de vivre notre petit présent. Illusion souveraine puisque celui-ci se transformait aussitôt en passé, autrement dit en souvenirs, dont les armoires boiteuses et les boîtes empilées au hasard dans ce grenier résumaient bien le côté dérisoire.

Au hasard, j’ai un peu regardé ce qui traînait là, sur le plancher. Une barate pour faire du beurre, des seaux métalliques troués, un hérisson destiné à ramoner les cheminées, tout couvert encore de suie. Un vieux porte-manteau auquel pendaient des vestes démodées, attaquées par les mites. Un cadre en bois, dont l’aquarelle avait été retirée, un miroir brisé, dont des éclats jonchaient encore le sol, des boîtes en carton remplies d'on ne savait trop quels objets désormais inutiles. Dans un coin, une garde-robe bancale attira mon attention. Quand je voulus l’ouvrir, je m’aperçus qu’elle était fermée et que la clef avait disparu. Elle conserverait donc à jamais ses secrets et c’était peut-être  mieux ainsi. A quoi bon, en effet, remuer le passé et faire revivre les souvenirs de personnes que je n’avais jamais connues ? Ce qu’elles avaient vécu leur appartenait en propre. Des rêves et des illusions, elles en avaient sans doute eus comme chacun d’entre nous et comme nous en avaient concrétisé bien peu. Devenues vieilles, elles s’étaient remémoré, le soir au coin du feu, le peu qu’elles avaient finalement réalisé et qu’elles enjolivaient et amplifiaient à dessein afin de ne pas sombrer dans le désespoir le  plus noir. Comme cela, s’inventant des exploits auxquels elles avaient fini par croire, elles avaient atteint un âge avancé avant de finalement s’éteindre et de disparaître à jamais, ne laissant de leur passage que cette armoire fermée à clef que plus personne n’ouvrirait jamais.

Dans un autre coin, des jouets d’enfant étaient entassés les uns sur les autres. Un petit vélo à trois roues, des poupées aux cheveux clairsemés, un cheval en bois à qui il manquait une patte, des patins à roulettes sans roulettes, une ferme en bois, avec une vache et un mouton dessinés sur le mur, une roue de bicyclette tordue, des gants de boxe troués et, plus insolite, un collier de chien avec sa laisse.

Qu’étaient devenus les enfants qui avaient joué avec tout cela ? Vivaient-ils encore seulement ? Pourtant ils avaient été heureux ici, enfin je crois. J’essayais d’imaginer de jeunes garçons faisant des courses de vitesse avec leurs patins à roulettes, sur la petite route devant la maison. Assise près de la porte d’entrée, leur sœur coiffait inlassablement la même poupée pendant des heures. De l’écurie, une autre fille, déjà adolescente, sortait en tenant un jeune chien en laisse. L’animal était fou de joie à l’idée de partir en promenade et il aboyait de contentement. Toute la scène était là devant mes yeux, nette et précise. Qu’étaient-ils tous devenus ? Quand j’avais acheté la maison, celle-ci était déjà presque en ruine, ce qui fait remonter la naissance de ces enfants très loin dans le temps. Ils devaient être nés, si mes calculs étaient bons, entre 1870 et 1890. Leurs parents avaient connu l’époque de Napoléon III et la défaite de Sedan. Ils devaient en parler, le soir  au coin du feu et le grand-père, s’il était encore vivant, évoquait lui l’époque glorieuse de l’autre Empereur, le vrai, celui d’Austerlitz, de Marengo et d’Iéna. Celui aussi, hélas, de Waterloo. Et les enfants écoutaient tous ces récits et petit à petit ils les incorporaient à leur mémoire. Plus tard, à leur tour, ils en reparleraient avec leurs propres enfants, déformant sans le vouloir la vérité première, qui avait de toute façon déjà été déformée par ceux qui l’avaient racontée.

Où étaient-ils, aujourd’hui ces enfants ? Tous étendus au cimetière, bien entendu. A supposer que l’un d’entre eux eût survécu jusqu’à cent ans, ce qui était pour le moins improbable, il serait mort de toute façon depuis au moins vingt ans, si pas trente. Et en pensant à cela, je regardais cette pile de jouets qui les avaient rendus heureux un certain temps, avant qu’ils ne s’en détachent pour entrer dans la vie adulte. Alors, ils avaient travaillé, ils avaient aimé et puis ils étaient morts. Voilà. Ca se résume à peu de choses, finalement, la vie des hommes.

Un peu nostalgique et déprimé, je suis allé inspecter l’autre coin du grenier. Tout en tâtonnant dans la demi-obscurité, je pensais à ma relation avec ma compagne, qui m’apportait tant. Et pourtant  un jour on parlerait de nous au passé et tout ce que nous aurions vécu resterait à jamais inconnu ou apparaîtrait comme vain et dérisoire. On ne pouvait rien y changer…

Arrivé enfin dans le coin le plus obscur, j’ai dû me pencher pour voir ce qui se cachait tout au fond, contre les tuiles. C’était un coffre ! Un gros coffre en chêne brut, comme on en voyait encore au XVII° ou XVIII° siècle. Je l’ai tiré vers moi comme j’ai pu, afin de le contempler plus à loisir. Qu’est-ce qu’il était lourd ! J’ai dû m’y reprendre à plusieurs fois avant de pouvoir en ouvrir le couvercle qui, heureusement, n’était pas verrouillé. Devinez ce qu’il y avait à l’intérieur ? Un gros livre et une clef. J’ai d’abord cru que cette clef ouvrait la garde-robe, vers laquelle je me suis aussitôt précipité, mais non. Cette clef n’ouvrait rien du tout. Je me retrouvais donc avec une armoire hermétiquement close qui garderait à jamais ses secrets et une clef inutile, qui n’ouvrirait plus jamais rien. Déçu, je suis revenu vers le coffre et me suis emparé du livre. C’était un gros volume relié en cuir, couvert de poussière. A la lumière pâlotte de l’ampoule, je suis quand même parvenu à en lire le titre, après avoir essuyé la couverture avec ma main : « Nouvelles impossibles ».

Littérature

07:00 Publié dans Prose | Lien permanent | Commentaires (18) | Tags : littérature